L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 18
CONVERSATION XVIII.
DU COMMERCE.
Nous avons dit que le commerce était une des manières d’employer le capital pour en tirer un revenu ; et nous avons attendu pour en observer les effets d’avoir acquis quelque connaissance de la nature et de l’usage de la monnaie. Nous pouvons donc examiner maintenant la manière donc le commerce enrichit les individus, et augmente la richesse d’un pays.
Ceux qui engagent leurs capitaux dans le commerce font office d’agents ou d’entremetteurs entre les producteurs et les consommateurs des fruits de la terre ; ils les achètent des premiers et les vendent aux derniers ; c’est par les profits de cette vente que le capital ainsi employé donne un revenu.
Il y a deux classes d’hommes distinctes qui s’occupent de commerce ; les marchands en gros, qui achètent les marchandises, brutes ou ouvrées, de ceux qui les produisent ; elles marchands en détail, qui les achètent en moindre quantité des marchands en gros, pour les distribuer au public selon la demande qu’on leur en fait.
Le commerce sans contredit doit apporter un revenu à ceux qui y emploient leurs capitaux ; mais je ne comprends pas comment il contribue à la richesse du pays : car ni les marchands en gros ni les marchands en détail, ne produisent quoi que ce soit de nouveau ; ils n’ajoutent rien au fonds général de la richesse, ils ne font autre chose que distribuer ce que les autres ont produit. Il est vrai que les commerçants forment une partie considérable de la communauté ; mais si leurs profits sont pris dans la poche de leurs concitoyens, ils peuvent faire fortune sans que le pays en soit enrichi.
Le commerce augmente la richesse nationale, non en donnant de nouveaux produits bruts, comme l’agriculture, ni en travaillant les matériaux bruts, comme les manufactures ; mais il donne une valeur additionnelle aux marchandises, en les transportant des lieux où elles abondent aux lieux où elles manquent ; en leur procurant une distribution plus étendue, il anime l’industrie agricole et manufacturière.
Voulez-vous dire que les marchands, en gros ou en détail, encouragent les fermiers et les manufacturiers à multiplier leurs productions, en trouvant pour ces productions de nouveaux acheteurs ?
Oui. Vous sentez qu’il serait impossible qu’une ville ou un district pût produire les diverses espèces de marchandises que requiert sa consommation ; il faut pour cela des terrains, des climats différents, et différentes sortes de talents, et d’industries. Il y a des terres propres aux grains ; d’autres aux pâturages ; certaines villes sont célèbres par leurs manufactures de coton, d’autres par leurs fabriques de draps. Chaque lieu donc a certaines marchandises en excès, et manque de quelques autres. C’est là ce qui rend nécessaire un système d’échanges, non-seulement entre individus (comme nous l’observions en parlant de l’origine du troc), mais encore entre les villes et entre les pays les plus éloignés.
Maintenant, l’office des marchands est d’échanger le surplus du produit d’un lieu contre celui d’un autre lieu. Un homme qui fait le commerce d’une marchandise particulière s’occupe de découvrir dans quels lieux cette marchandise abonde et se vend au plus bas prix ; dans quels lieux elle est rare et chère ; puis il s’assure de la manière la moins dispendieuse de la transporter de l’un à l’autre.
En cela le marchand consulte son propre intérêt ; puisqu’en achetant au prix le plus bas et vendant au prix le plus haut, il doit faire le plus grand profit.
Sans doute ; mais par une sage et bienfaisante dispensation, il se trouve qu’en consultant son propre intérêt, il fait le bien de la communauté. En s’empressant de faire passer les marchandises au marché où elles se vendent cher, les négociants les envoient à ceux qui en éprouvent le besoin : plus le prix est élevé, plus la demande qu’on en fait est urgente ; c’est parce qu’elles manquaient qu’elles sont devenues chères ; et les négociants, qui en ont approvisionné le marché, n’ont pas seulement satisfait les besoins des acheteurs, mais de plus ils ont finalement produit une baisse dans le prix.
Croyez-vous que les fabricants fussent en état de vendre leurs ouvrages en aussi grande quantité qu’ils font, sans l’intervention des commerçants ? Sans cette intervention, Manchester serait réduite à distribuer ses cotons ouvrés dans l’enceinte de ses murs ou dans les environs de la ville même, au lieu de satisfaire, comme elle fait, aux demandes de toute l’Angleterre et des parties les plus éloignées des États-Unis d’Amérique.
Le commerce encourage l’industrie, en second lieu, en procurant les marchandises à plus bas prix. Le négociant, qui les transporte en grandes masses, les amène au marché chargées de frais de transport moins considérables, et peut par conséquent les vendre au consommateur à des termes plus favorables, que si celui-ci était obligé de les faire chercher dans le lieu où on les produit.
Cependant les choses s’achètent en général à meilleur marché là où elles sont fabriquées ?
Il est vrai ; mais si vous joignez au prix d’achat celui du transport par chaque particulier, vous verrez qu’en tout elles reviennent plus cher. Si nous n’avions d’autre moyen de nous procurer du charbon, que d’envoyer un chariot à Newcastle, quoique le charbon nous coûtât moins d’achat qu’à Londres, rendu ici, il nous coûterait davantage, à cause des frais de charriage. Les négociants, qui font de grandes affaires, suivent un système régulier pour le transport de leurs marchandises, et par-là en diminuent beaucoup les frais. Le charbon est transporté par eux sur les vaisseaux en différents ports de mer, d’où il est conduit sur des bateaux dans l’intérieur du pays, partout où le transport par eau peut se faire.
Il serait non-seulement très-coûteux, mais aussi très-incommode, d’être oblige de faire venir des lieux éloignés ce dont on a besoin. S’il fallait envoyer acheter des couteaux et des fourchettes à Scheffield ; à Leeds, un habit ; à Norwich, un châle ; — ou sans aller si loin, s’il fallait faire chercher à la campagne le blé, la viande, le foin, en un mot, tous les produits agricoles ; tout cela nous reviendrait beaucoup plus cher, qu’en l’achetant dans les magasins et dans les boutiques.
Mais en admettant que le commerce, par cela même qu’il facilite la distribution des marchandises, en augmente la consommation, je n’entends pas comment il accroît la richesse d’un pays : il augmente le bien-être et les jouissances ; mais il me semble, que c’est la dépense, et non la production, qu’il encourage.
Augmenter le bien-être et les jouissances d’un pays est le but final où tend la richesse nationale ; le commerce, en favorisant la consommation par le bas prix auquel il offre les marchandises, n’engendre pas la prodigalité chez le consommateur, mais encourage l’industrie du producteur à augmenter l’approvisionnement. Une réduction dans le prix met les marchandises à la portée d’un plus grand nombre de personnes, et par-là augmente la demande que l’on en fait ; celui qui ne pouvait porter qu’un surtout de toile peut, quand les marchandises baissent de prix, porter un bon habit ; celui qui ne pouvait se faire qu’un habit par an peut, sans excès de luxe, s’en faire deux.
Cette augmentation de demandes aiguillonne l’industrie du fermier et du fabricant, et ils s’enrichissent en satisfaisant à ce qu’on attend d’eux. Leur consommation augmente avec leur richesse ; car les besoins croissent avec les moyens d’y satisfaire, et en ajoutant à son revenu on ajoute presque toujours à sa dépense. Le fermier a en plus grande abondance de quoi satisfaire aux demandes du manufacturier ; le manufacturier, aux demandes du fermier ; en sorte que chacun est en état de donner et de recevoir un plus grand nombre de choses en échange. Ces échanges, il est vrai, se font par l’entremise des marchands, et au moyen de la monnaie ; mais ce n’en sont pas moins des échanges effectifs de marchandises, tout comme si le manufacturier donnait directement au fermier des vêtements en échange pour des vivres. L’augmentation des choses vénales affecte de la même manière toutes les classes de la société. Le propriétaire de terres voit croître sa fortune par l’augmentation de ses rentes, que l’état prospère de l’agriculture permet au fermier de lui payer ; et la condition de l’ouvrier est améliorée par la hausse de ses salaires, qui est l’effet d’une demande de travail croissante. En un mot et pour présenter l’effet dans son ensemble, comme la quantité des marchandises est accrue, chaque consommateur, qui a quelque part au produit, ne peut manquer de trouver cette part accrue.
Je commence à comprendre l’avantage général du commerce. Celui de détail doit avoir les mêmes bons effets. Il serait fort incommode aux riches, et impraticable aux pauvres, d’acheter les choses dont ils ont besoin en aussi grandes masses que les vendent les marchands en gros. S’il n’y avait pas de bouchers, par exemple, chaque famille se verrait forcée d’acheter du fermier un mouton ou un bœuf tout entier.
Le commerce de détail est une des plus utiles subdivisions du travail. Rien de plus désirable pour les pauvres, qui vivent de leurs salaires du jour ou de la semaine, que d’avoir la faculté d’acheter leurs vivres en aussi petite quantité qu’ils veulent.
J’ai cependant éprouvé souvent un vif regret de voir le haut prix auquel les classes inférieures du peuple sont obligées d’acheter leur combustible, leurs chandelles, leurs épiceries et tout ce dont ils se pourvoient dans les petites boutiques ; tandis que les classes supérieures, qui peuvent acheter les mêmes choses en plus grandes masses, les ont à meilleur marché, en les prenant chez des marchands qui font des affaires moins circonscrites.
Observez que, s’il n’y avait pas de petites boutiques, les classes inférieures seraient réduites à la plus extrême détresse ; or ceux qui tiennent ces boutiques ne peuvent pas vendre de petites portions de la valeur peut-être d’un denier sterling, sans être payés de la peine que leur cause un tel trafic. Jamais leurs profits ne peuvent être exorbitants, parce que la concurrence les ramènerait bientôt à leur juste mesure.
Mais en vendant de très-petites quantités à plus haut prix, ils doivent faire des profits plus forts que le taux commun ; comment accordez-vous cela avec ce niveau commun des profits dans tout emploi du capital ?
En comptant tout le gain qu’ils font au-dessus des profits ordinaires du capital, comme des salaires, c’est-à-dire, comme une indemnité pour leurs travaux personnels. Plus est petit le capital qu’un homme emploie, plus est grand le rapport de ses salaires aux profits de son capital. Un homme qui vend des oranges dans les rues, a appliqué peut-être un capital de 20 ou 80 shellings à l’achat des marchandises dont il fait le commerce ; les profits de ce capital, au taux ordinaire, seraient deux ou trois shellings par an. Mais s’il ne colportait pas des oranges pour les vendre, il travaillerait comme ouvrier, et gagnerait peut-être deux shellings par jour à titre de salaire ; il faut donc que chaque homme gagne ces deux shellings par jour, ou 626 shellings par an à vendre ses oranges en sus des profits de son commerce. Tous ses gains néanmoins passent sous le nom de profits, parce que ces sortes de distinctions ne se peuvent faire qu’en théorie.
Tous les commerçants donnent leur temps et leur attention à leurs affaires. Ne devrait-on pas considérer une partie de leurs gains comme étant le prix de leur travail personnel, prix qui doit se proportionner à l’étendue et à l’importance de leurs affaires ?
Sans contredit ; mais le rapport de ce prix aux profits de leur commerce est très-petit, en comparaison du rapport du salaire aux profits, dans le petit trafic d’un simple ouvrier, tel que notre vendeur d’oranges. Un négociant, qui se fait par son commerce un revenu de 5 000 liv. st. par an, s’il s’engageait comme commis, n’obtiendrait probablement pas un salaire de 500 liv. st. Ainsi son salaire ne surpasserait pas la dixième partie de ses profits ; tandis que les salaires du vendeur d’oranges seraient plus de 200 fois les profits de son capital.
Un autre avantage, résultant, pour le fermier et le fabricant, de la vente de leurs marchandises aux marchands, est le prompt retour du capital qu’ils ont employé pour les produire ; car ils en reçoivent le prix du marchand beaucoup plus tôt qu’ils n’auraient pu le faire s’ils avaient été obligés de le recevoir peu à peu des consommateurs.
Supposons un manufacturier de coton, qui applique un capital de mille livres sterling à l’emploi de ses ouvriers et qui vende les produits de son travail à un marchand en gros pour 1 100 liv. st. Avec cet argent, il remet immédiatement ses hommes et ses moulins en activité. Si, au lieu de vendre en gros, il vendait lui-même en détail, il gagnerait peut-être 1 300 liv. st. au lieu de 1 200 ; mais comme son argent lui rentrerait très-lentement, et lui et ses ouvriers resteraient nécessairement longtemps inoccupés.
Pour le fermier, de tels délais deviendraient ruineux, s’il ne pouvait pas vendre sa récolte à temps, pour donner à sa ferme la culture nécessaire au succès de la récolte suivante.
Pour éviter de telles extrémités, le fermier et le fabricant seraient obligés l’un et l’autre de diviser leur capital en deux parties, d’employer l’une à la production ou à la fabrication des marchandises et l’autre à leur vente. Aux occupations de l’agriculture et des manufactures, ils se verraient forcés d’ajouter celle du commerce, complication également nuisible à chacune de ces entreprises. Le commerce est une des divisions économiques du travail ; s’il emploie un certain nombre d’hommes à faire circuler et à distribuer les produits de la terre, c’est afin que ceux qui sont occupés à obtenir ces produits et à les fabriquer, puissent employer tout leur capital, tout leur temps, tous leurs talents, à leurs occupations respectives. Il faut remarquer aussi qu’aucune de ces divisions n’est prescrite par la loi ; qu’elles n’existent que par le libre choix des parties intéressées, et qu’elles n’ont été adaptées qu’en vue de leur intérêt mutuel.
Mais s’il est avantageux de séparer le commerce des autres branches d’industrie, il est à désirer d’autre part que ses opérations soient facilitées autant qu’elles peuvent l’être, afin que l’agriculture et les manufactures ne soient pas privées d’un trop grand nombre d’ouvriers, et afin que les marchandises soient portées au marché, avec la moindre dépense possible. Des routes bonnes et nombreuses et des canaux navigables répondent fort bien à ce but, parce qu’à l’aide de ces ouvrages, les productions du pays sont portées dans les divers marchés avec facilité et promptitude ; la facilité et la promptitude économisent le temps et le travail ; et l’économie du temps et du travail produit la baisse des prix.
S’il n’y avait point de routes, le fermier n’ayant aucun moyen d’envoyer ses récoltes au marché, ne produirait que ce qui pourrait être consommé dans sa famille, et peut-être par un petit nombre de voisins ; il faudrait qu’il se contentât pour se vêtir des toisons de ses moutons et des peaux de ses bestiaux ; car il ne pourrait pas se procurer d’ouvrages fabriqués. Le sort du manufacturier ne serait pas meilleur ; le marché pour la vente de ses marchandises ne serait pas moins limité.
Dans cet état de choses, il n’y aurait eu ni villes ni manufactures, parce qu’elles n’auraient pu être pourvues des produits de la campagne, qui sont encore plus nécessaires à leur existence, que les ouvrages fabriqués dans les villes ne le sont aux fermiers. C’est le surplus des produits de la campagne qui paie les ouvrages faits des villes, et le surplus des ouvrages faits des villes paie les produits de la campagne. Plus donc il y a de commerce entre la campagne et la ville, plus il y a d’encouragement à l’industrie de l’une et de l’autre.
L’histoire nous apprend que, dans les pays anciennement cultivés, il n’y a jamais eu d’amélioration considérable dans la culture des terres, sans un progrès remarquable dans l’état des manufactures et du commerce. Adam Smith va même jusqu’à dire, que « dans la majeure partie de l’Europe, le commerce et les manufactures des villes, au lieu d’être l’effet de la culture et de l’amélioration des campagnes, en ont été l’occasion et la cause. »
Mais comme les formes des gouvernements, ainsi que les mœurs et les coutumes de nos barbares ancêtres, ont toujours entravé la marche de la richesse et de la civilisation en Europe, l’ordre naturel y a souvent été renversé, et des villes se sont élevées, non comme du surplus de richesse des campagnes, mais comme des citadelles où les peuples pouvaient trouver un asile contre l’oppression de leurs supérieurs et les incursions hostiles de leurs voisins. C’est sur les États-Unis d’Amérique, qu’il faut tourner nos regards pour observer l’effet naturel des progrès de la richesse et de la civilisation ; là, nous verrons les habitations des fermiers répandues dans tout le pays, et les villes bâties seulement à l’époque où la culture était déjà fort avancée.
En faisant valoir les avantages qui résultent de la facilité des transports, il ne faut pas oublier que la terre convertie en chemins est enlevée à la culture. Si l’on pouvait calculer la quantité de grains et de foin que les routes, mises en culture, « auraient pu produire, ou trouverait peut-être que quelques-unes ont occasionné plus de perte que de gain.
Ôter de la terre à la culture, pour la donner aux chemins, me semble un procédé analogue à celui d’enlever à l’agriculture des ouvriers, pour les donner au commerce.
Dans les deux cas le résultat est le même. Car on ne peut douter que l’effet général des routes et des canaux ne soit d’augmenter le produit du pays. Si nous devons aux marchands les avantages du commerce, les routes et les canaux sont les instruments avec lesquels ils le font. S’ils étaient privés de ce moyen, leurs opérations seraient fort circonscrites ; il n’y aurait de commerce que dans les ports de mer et le long des rivières.
Les frais de transport de Liverpool à Manchester par le canal du Duc de Bridgewater, sont de six shellings par tonne, tandis que le charriage par terre en coûte quarante.
S’il y avait eu une rivière d’une de ces villes à l’autre, les frais de transport auraient été moindres encore qu’ils ne le sont par le canal.
Je vous demande pardon ; il est rare qu’une rivière soit uniformément navigable ; elle fait d’ailleurs toujours plus ou moins de circuits ; enfin là où le courant a beaucoup de force, on ne peut pas la remonter, et c’est ce qui arrive souvent aux rivières d’Amérique. Avant que le canal de Bridgewater fût construit, la manière ordinaire de transporter les marchandises consistait à suivre le cours de la Mersea et de l’Irwell ; il en coûtait douze shellings par tonne, précisément le double de ce qu’il en coûte par le canal. Macpherson observe que « cette entreprise hardie et patriotique du Duc de Bridgewater est récompensée par un vaste revenu, provenant des transports par eau et de ses mines de charbon, qui auparavant ne donnaient aucun produit ; mais tout le pays à l’entour gagne au moins une livre pour chaque sou que l’on paie au Duc. »
Ceci me rappelle une circonstance d’un petit voyage fait en famille au pays de Galles. Nous admirions une jolie fontaine qui donne de l’eau à un village ; et nous apprîmes du propriétaire de l’auberge que c’était lui qui l’avait fait construire ; qu’il avait fait venir l’eau d’une source éloignée, où auparavant on allait la puiser. Chaque famille lui payait annuellement une petite somme pour avoir droit de s’en servir, et il s’excusait beaucoup de ne pas la céder gratis, alléguant les dépenses qu’avait nécessitées cette entreprise. Mon père lui dit, qu’il était convaincu que la spéculation était encore plus avantageuse au village qu’à lui-même ; que, comme les habitants avaient l’option d’aller chercher leur eau comme ci-devant, le parti qu’ils prenaient de payer, pour s’en éviter la peine, prouvait assez qu’ils pouvaient mieux employer leur temps ; et en effet les informations que nous prîmes nous firent voir que, depuis l’établissement de cette fontaine, le village avait été constamment en prospérant. Non-seulement il était devenu plus riche, mais on y avait acquis des habitudes de propreté, qui avaient influé utilement sur la santé des villageois.
Il y a trois espèces de commerce ; le commerce intérieur, le commerce extérieur, et le commerce de transport.
Le commerce intérieur comprend celui qui se fait dans le pays, soit dans l’intérieur des terres, soit de côte à côte ; l’extérieur est celui par lequel on échange les marchandises du pays contre celles des pays étrangers ; le commerce de transport consiste à transporter des marchandises d’un pays étranger dans un autre pays étranger. Bornons quant à présent nos observations au commerce intérieur.
Ce commerce-là doit être le plus avantageux au pays, parce qu’il encourage l’industrie du peuple même qui l’habite.
Mais qu’importe que nos ouvriers travaillent pour nous ou pour les étrangers ? Si nous exportons des marchandises anglaises, nous recevons en échange, et pour la même valeur, des marchandises étrangères ; en sorte que les ouvriers étrangers travaillent également pour nous en retour.
Mais le commerce intérieur a l’avantage d’employer une plus grande partie de notre capital. Comme le commerce consiste en échanges, il y faut toujours deux capitaux employés à l’achat des marchandises à échanger. Dans le commerce intérieur ces deux capitaux nous appartiennent, et s’emploient l’un et l’autre à l’achat de marchandises britanniques, qui sont le produit d’ouvriers britanniques, ce qui soutient et alimente leur industrie.
Dans le commerce extérieur, il n’y a qu’un de ces capitaux qui soit à nous ; l’autre est étranger. Quand, par exemple, la quincaillerie de Birmingham est échangée contre les cotons de Manchester, le pays fait un bénéfice par les profits des capitaux des deux parties intéressées. Mais si le marchand de Birmingham envoie ses marchandises en France pour les échanger contre des batistes, notre pays ne fait un bénéfice que par les profits d’une des parties ; ceux que fait le marchand français enrichissant son propre pays.
Et il aurait été à souhaiter que ce second capital fût anglais plutôt qu’étranger, non-seulement à cause du capital, mais aussi en faveur des ouvriers qu’il emploie.
Un autre avantage du commerce intérieur est qu’il donne de plus prompts retours du capital, ce qui est un moyen de plus d’animer l’industrie. Plus est voisin le marché où le commerçant vend ses marchandises, plus son capital rentre vite, et plus vite aussi il est en état de recevoir de nouveaux produits du fermier et du fabricant. Si un marchand de Londres commerce avec Sheffield ou Manchester, son capital peut lui revenir en quelques semaines ; s’il commerce avec l’Amérique ou les Indes Orientales, il peut se faire qu’il l’attende pendant une et deux années, ou davantage. Plus donc le marché est voisin, plus est grand le nombre des achats et des ventes que ce marchand peut faire en un temps donné. Un capital de 1,000 liv. st., par exemple, pourrait, dans le commerce intérieur, rentrer une fois par mois, et permettre au marchand d’acheter, dans le cours d’une année, pour 12,000 liv. st. de marchandises ; tandis que, s’il fait ses envois dans l’Inde, il se passera probablement deux ans avant qu’il ait le retour de son capital. Dans le premier cas donc, un capital de 1,000 liv. st. donnerait 24 fois plus d’encouragement à l’industrie que dans le second.
Vous ne voulez pas dire que dans le premier cas les profits soient vingt-quatre fois plus grands ?
Non assurément. La concurrence, comme vous savez, tend perpétuellement à égaliser les profits du capital, de quelque manière qu’il soit employé. Ainsi les profits se proportionnent à la lenteur de la rentrée du capital ; il faut calculer à l’année et non pour chaque époque de ces rentrées.
La longue durée des retours ne dépend pas tant de ce que le commerce est à l’étranger, que de ce qu’il se fait avec un pays éloigné ; car le capital pourrait revenir plus vite de Calais ou de Dunkerque que d’Édimbourg ou de Cork ?
Cela est vrai ; combien donc n’est-il pas à regretter que des jalousies et des dissentions viennent si souvent empêcher ou restreindre le commerce entre les nations voisines, tandis qu’il pourrait, sans cela, se faire avec de si grands avantages réciproques ! Mais nous réserverons pour un autre entretien ce que nous avons à dire du commerce extérieur.