L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 10
CONVERSATION X.
DU SORT DES PAUVRES.
Dans notre dernier entretien, vous m’avez fait sentir les suites fâcheuses d’une population excédante. Elles m’ont péniblement affectée. J’ai été dès-lors constamment occupée à examiner comment on pourrait les prévenir, et faire en sorte que les moyens de subsistance s’élevassent au niveau de la population, plutôt que de laisser la population descendre au niveau des subsistances. Quoique nous n’ayons pas les mêmes ressources territoriales qu’en Amérique, nous possédons cependant des terres en friche, qui, si on les mettait en culture, donneraient de nouveaux produits.
Vous oubliez que le travail est limité par le capital, et qu’on ne peut pas employer plus d’ouvriers qu’on ne peut en entretenir. Ils vivent au jour le jour ; et si on ne leur fournit pas le nécessaire, on n’en obtiendra jamais rien. Tous les ouvriers que le capital du pays peut nourrir étant déjà mis en activité, la seule question qui se présente à résoudre est celle-ci : Vaut-il mieux les employer sur une terre déjà cultivée, ou sur des terres neuves, qu’il s’agit de rompre et de défricher ? Sur ce point, le plus sage est sans doute de s’en rapporter au jugement des cultivateurs ; car il n’est pas moins de leur intérêt que de celui de l’ouvrier, d’obtenir le plus grand produit. Jusqu’à un certain terme, on a trouvé plus avantageux d’appliquer le capital à améliorer la culture des terres anciennes, qu’à le répandre sur les nouvelles ; parce que le sol des terres incultes est pauvre, ingrat et requiert de grandes avances pour en obtenir quelque retour. Souvent cependant il y a assez de capitaux pour ces deux emplois ; et nous avons vu, ces dernières années, non-seulement partout de grandes améliorations dans l’agriculture du pays, mais un nombre considérable de communaux enclos et mis en culture.
Vous allez me trouver inconséquente ; mais je ne peux m’empêcher de voir avec regret enclore les communaux. C’est la seule ressource des cultivateurs pauvres pour nourrir le petit nombre de maigres bestiaux qu’ils élèvent. Permettez que je vous cite encore mon auteur favori : « Où donc, » dit Goldsmith, « où se réfugiera le pauvre, pour échapper à l’orgueilleux voisin qui le presse de toutes parts ? S’il va sur une terre commune, faire brouter à son troupeau quelque maigre pâturage, les enfants de l’opulence se moquent de ces terres abandonnées et bientôt le pauvre est chassé de sa chétive commune[1]. »
Il faut vous souvenir qu’en économie politique nous n’admettons pas l’autorité des poètes. Si au lieu d’un petit nombre de maigres bestiaux, une commune, lorsqu’elle est enclose, peut engraisser un plus grand nombre de belles pièces de bétail, vous conviendrez que c’est un accroissement de moyens de subsistance, et que le pauvre ne peut manquer d’en profiter, quoique d’une manière moins directe. Il faut des ouvriers pour enclore ces terres communes et les cultiver ; les petits cultivateurs du voisinage sont chargés de ce travail, et cette demande de bras tourne immédiatement à leur avantage. Non-seulement ils reçoivent une indemnité pour la perte de leur droit de commune, mais ils trouvent, dans les nouveaux acquéreurs du sol, des acheteurs pour les bestiaux que la commune ne peut plus nourrir. Quand la commune de Finchley fut enclose, on la divisa entre les habitants de la paroisse ; les pauvres cultivateurs et les petits marchands ou gens de métier vendirent leur morceau de terrain aux propriétaires en état de les acheter, qui se trouvèrent ainsi en avoir assez pour que ce fût la peine de les enclore et de les cultiver. Il arriva de la sorte que les plus pauvres furent amplement dédommagés de la perte de leur droit de commune, par la vente de leurs lots respectifs.
Mais si la culture des terres en friche ne peut être pour nous un moyen de nourrir une population excédante, quelle difficulté y a-t-il à envoyer ceux qui ne trouvent point d’occupation chez eux, dans des pays où on en trouve plus aisément, où il y a une plus grande demande de travail ? Ou pourquoi ne fonderait-on pas de nouvelles colonies dans les parties de l’Amérique qui sont encore vacantes ?
L’émigration est sans doute une ressource pour une population excédante ; mais c’est une ressource à laquelle les individus n’ont recours qu’avec répugnance ; et que d’ordinaire les gouvernements découragent par la pensée qu’elle tend à les affaiblir.
Il serait peut-être disconvenable d’encourager une émigration considérable ; je n’entendais parler que d’offrir un asile au dehors à ceux qui au dedans ne peuvent pas vivre.
Sous un gouvernement équitable, il est peu à craindre que l’émigration passe jamais cette limite. L’attachement de tout homme à son pays est naturellement si fort, il y a tant de liens de parenté et de société à rompre avant de le quitter, qu’on ne s’y détermine pas sur de légers motifs. Un auteur profondément versé dans la connaissance du cœur humain a dit : « La seule bonne loi contre les émigrations est celle que la nature a gravée dans nos cœurs. » Sur ce sujet, je citerai volontiers l’auteur du Village abandonné : « Ô Dieu ! quels chagrins obscurcirent le jour qui les appelait à quitter les lieux de leur naissance[2]. »
D’ailleurs, les difficultés contre lesquelles une colonie d’émigrants est appelée à lutter, avant de pouvoir effectuer son nouvel établissement ; les peines qu’elle éprouve, jusqu’au moment où elle est en état de se suffire à elle-même pour sa subsistance, sont tellement décourageantes, que la nécessité seule peut engager les hommes à aller s’établir sur de nouvelles terres incultes.
Joignez à cela qu’il faut un capital pour cette entreprise comme pour toute autre ; les colons doivent être pourvus d’instruments d’agriculture et de ceux de quelques autres arts ; il faut leur fournir des aliments et des vêtements, jusqu’à ce qu’ils puissent se procurer par leur travail ces objets de première nécessité.
En supposant donc l’émigration pleinement libre, tandis que souvent elle ne l’est pas, peu de gens y auraient recours, excepté ceux qui ne peuvent pas, dans leur pays, trouver de quoi vivre. Mais si elle était portée au point de laisser à ceux qui seraient restés des moyens faciles de subsistance, bientôt elle cesserait d’elle-même ; la facilité d’élever des enfants et d’entretenir une famille comblerait en peu de temps le vide opéré dans la population.
Il y a quelques émigrations très-préjudiciables à la richesse et à la prospérité d’un pays ; mais ce ne sont pas celles qui sont occasionnées par la pauvreté ; ce sont les émigrations dues aux rigueurs exercées par quelques gouvernements arbitraires envers certaines classes d’hommes. L’intolérance religieuse a produit les plus considérables. Telle fut celle des Protestants qui quittèrent la France à la révocation de l’édit de Nantes. C’étaient des hommes habiles et laborieux ; ils portèrent leurs arts en Allemagne, en Prusse, en Hollande, en Angleterre, et privèrent la France de sujets utiles. L’Espagne ne s’est jamais relevée du coup que lui porta l’expulsion des Maures, sous Ferdinand et Isabelle ; et tous les trésors de l’Amérique n’ont pu compenser cette perte.
Mais pour revenir à la population de l’Angleterre, plus nous sentons l’impossibilité où nous sommes de pourvoir aux besoins d’une population excédante, plus nous devons profiter des moyens qui peuvent prévenir un mal sans remède. Tel est entr’autres le soin de répandre l’instruction dans la classe inférieure du peuple ; car cela ne peut manquer de leur donner plus de prévoyance.
Mais je pense que vous ne voulez pas qu’on enseigne aux ouvriers l’économie politique ?
Non ; mais je voudrais que l’on tâchât de donner à la génération naissante une éducation, qui fit non-seulement des hommes moraux et religieux, mais des hommes laborieux, frugals, prévoyants. Plus on est instruit, et mieux on calcule les conséquences de ses actions : c’est l’enfant ou le sauvage, qui ne vit que pour le moment présent ; ceux que l’instruction reçue a accoutumés à penser, réfléchissent sur le passé et portent leurs regards sur l’avenir. L’éducation produit la prudence, non-seulement en donnant à l’intelligence quelque étendue, mais en adoucissant les sentiments, en inspirant de l’humanité, en développant les affections bienveillantes. Le rustre inconsidéré se marie sans prévoir, ou sans redouter les maux auxquels il va vouer sa femme et ses enfants ; celui qui sent le prix d’une vie douce et décente, évite de se plonger, lui et tout ce qui lui est cher, dans l’abîme de l’indigence.
Je suis heureuse de vous entendre dire que l’instruction peut produire de si heureux effets, puisqu’il en résulte que le zèle pour l’éducation des pauvres, qui a éclaté dans le cours de ces dernières années, est du plus heureux augure. Quelques années encore, et il sera impossible peut-être de trouver un enfant, qui ne sache pas lire et écrire.
Les plus grands avantages, religieux, moraux et politiques, peuvent être espérés de cette ardeur générale en faveur de l’instruction des pauvres. L’éducation est le seul moyen d’opérer, dans les mœurs du peuple, une amélioration décidée et considérable. Il est difficile, impossible peut-être, de changer les habitudes des hommes faits, dont le caractère est formé et dès longtemps fixé ; les préjugés de l’ignorance, qui se sont affermis aven l’âge, ne céderont pas à des impressions nouvelles ; mais la jeunesse et l’innocence prennent les formes que l’on veut leur donner. Indépendamment des écoles et des divers établissements d’éducation, il y en a d’une autre nature, et qui sont particulièrement destinés à inculquer des leçons de prudence et d’économie. Les membres de ces utiles institutions (connues sous le nom de sociétés de bénéfice, et sociétés amicales[3], au moyen d’une légère contribution chaque mois, accumulent un fonds, qui leur est d’un grand secours en temps de maladie ou d’adversité. Ces sociétés se sont répandues dans tout le pays, et pour en sentir l’avantage il suffit de comparer, dans les temps malheureux, ceux qui ont part à de tels établissements et ceux du même district, qui n’ayant pas cet avantage, retombent à la charge de leur paroisse ou ont recours à la charité des particuliers. Les premiers se distinguent par un air de propreté, par des habitudes laborieuses, par leur frugalité, par le respect qu’ils se portent à eux-mêmes et les égards qu’ils ont pour les autres ; comme, dans les cas fâcheux, ils vivent encore du fruit de leurs anciens travaux, ils conservent une honorable fierté et une noble indépendance de caractère ; tandis que les autres, dès que les circonstances deviennent pénibles, sont en proie à la misère, et offrent le spectacle de la plus dégoûtante malpropreté ; mécontents des secours de leur paroisse qu’ils trouvent insuffisants, ils se laissent aller trop souvent à des moyens d’y suppléer illégitimes et criminels. Il y a plus d’un siècle que ces sociétés ont été instituées ; elle ont été encouragées par le gouvernement et par les particuliers, et se sont ainsi fort multipliées. J’oserais assurer que votre prudent jardinier Thomas est membre de quelqu’une d’elles.
Il est vrai ; et celle à laquelle il s’est attaché jouit de quelques avantages particuliers, parce que la plupart des gens aisés du voisinage y ont souscrit ; afin qu’ayant plus de fonds et par là même plus de moyens de secours, elle offrit aux pauvres plus d’attrait.
C’est là une manière d’exercer la charité vraiment excellente ; car elle vous assure que vous secourez non-seulement des pauvres dans le besoin, mais des pauvres laborieux. Un plan semblable fut adopté il y quelques années, dans un village voisin de Londres, et a eu le plus grand succès. Divers moyens avaient été mis en usage par les charitables habitants de ce lieu pour le soulagement des pauvres ; et les riches avaient tant fait pour eux que les pauvres ne sentaient presque pas le besoin de travailler ; ceux des paroisses voisines, attirés par ces libéralités, étaient accourus en foule ; et bientôt, malgré toutes leurs largesses, les riches s’étaient vus de nouveau entourés de misère. Convaincus enfin qu’ils créaient la pauvreté, et voulant la soulager, ils résolurent de changer de système. Ils établirent des sociétés pour recevoir et faire profiter les épargnes des pauvres laborieux ; et les sommes que ci-devant ils distribuaient en aumônes furent souscrites dans ces sociétés, de manière à procurer d’amples secours à ceux de leurs membres qui tombaient dans le besoin. Le résultat de ce nouveau plan fut que les pauvres inactifs se retirèrent, et que les industrieux furent dans l’aisance, en sorte que le village prit un nouvel aspect, et que l’indigence et la misère en furent presque entièrement bannies.
Il s’est formé dernièrement en Écosse un établissement plus avantageux encore à la classe pauvre, et que l’on s’empresse de multiplier en Angleterre. « L’objet de cette institution, dit le Journal d’Édimbourg, n°. 49, est d’ouvrir aux classes inférieures du peuple un dépôt pour leurs petites épargnes, avec un intérêt raisonnable pour chaque mois, et pleine liberté de retirer tout ou partie à volonté, en tout temps ; facilité que les banques ordinaires ne peuvent point offrir. Cet établissement se nomme caisse d’épargne. »
Ces institutions donnent à l’industrie le plus grand encouragement, parce qu’elles assurent la propriété du pauvre laborieux. Que de fois un homme actif et industrieux, après avoir accumulé une petite somme, s’est laissé tenter par un billet de loterie, par une table de jeu, par quelque spéculation hasardée, ou l’a prêtée à un faux ami, sans parler du risque de vol ! Si l’on parvient à établir des caisses d’épargne en différents districts d’Angleterre, où les pauvres puissent déposer sans difficulté les petites sommes qu’ils gagnent, avec un modique intérêt, qui soit pour eux un motif de plus à le faire, ces malheurs seront évités, et il y aura lieu d’espérer que l’influence des habitudes de prudence élèvera insensiblement le pauvre au-dessus de la ressource avilissante de l’assistance paroissiale ; qu’elle permettra quelque jour d’abolir la taxe des pauvres, taxe qui pèse si durement sur la classe moyenne, et qui produit, à ce qu’on assure, plus de pauvres qu’elle n’en soulage.
Voilà que je n’entends pas.
Comme le pauvre sait que sa paroisse est tenue de pourvoir à ses besoins, il redoute moins l’indigence, que s’il devait souffrir tous les maux qu’il s’attire. Quand un jeune homme se marie sans être en état de nourrir sa famille par son travail, et sans avoir fait aucune épargne pour les cas d’accident ou de maladie, il compte sur sa paroisse, comme sur une ressource qui ne peut lui manquer. Un ouvrier dissipateur sait que, s’il dépense au cabaret le salaire de son travail, au lieu de l’employer à l’entretien de sa famille, le pis qui puisse en arriver est que sa femme et ses enfants aillent à la maison des pauvres. Ainsi l’assistance de la paroisse devient la vraie cause des maux qu’elle fait profession de guérir.
Il me semble qu’elle encourage la plus fâcheuse espèce de pauvreté, celle qui est l’effet de la paresse et de la mauvaise conduite.
La plus pernicieuse des conséquences qu’entraînent de tels établissements, est qu’ils font baisser le prix du travail ; ce que le capitaliste paie, à titre de taxe des pauvres, diminue nécessairement le salaire de ses ouvriers ; car si la taxe n’existait pas, le capital du pays serait beaucoup plus considérable, et par conséquent la demande de travail et la récompense du travail seraient plus grandes. Cet établissement fait en faveur des pauvres n’a d’autre effet que de distribuer sous forme d’aumônes, et trop souvent à des fainéants et à des libertins, la richesse qui devrait être la récompense de l’active industrie. Si le montant de la taxe des pauvres était ajouté au capital circulant du pays, l’ouvrier indépendant gagnerait de quoi vivre mieux lui et sa famille, et sans recourir à une ressource qui le dégrade, il pourrait encore pourvoir, par ses économies, aux besoins de la maladie et de la vieillesse.
Quand on proposa d’établir en France une taxe des pauvres, le comité de mendicité la rejeta ; et à cette occasion s’exprima ainsi au sujet de celle d’Angleterre :
« Cet exemple est une grande et importante leçon pour nous, car indépendamment des vices qu’elle nous présente, d’une dépense monstrueuse, et d’un encouragement nécessaire à la fainéantise, elle nous découvre la plaie politique de l’Angleterre la plus dévorante, qu’il est également dangereux, pour sa tranquillité et son bonheur, de détruire ou de laisser subsister. »
Mais que faire ? On ne peut pas laisser le pauvre mourir de faim, lors même qu’il est fainéant et vicieux.
Non, sans doute ; et de plus la femme et les enfants d’un très-mauvais sujet sont souvent les innocentes victimes de sa conduite vicieuse. Il y a d’ailleurs fréquemment des malheurs accidentels, qu’aucune prudence humaine n’a pu prévenir ; pour ces cas-là, on ne pourrait supprimer les établissements de secours, sans produire la plus cruelle détresse. Je ne sais à ce mal d’autre remède, que l’influence lente et graduelle de l’éducation ; en éclairant les esprits, on améliore les habitudes ; ce moyen relèvera les basses classes, et les empêchera de tomber dans cet état extrême de dégradation qui éteint tout sentiment d’indépendance et de dignité.
Mais, hélas, que d’années avant que ces heureux effets se fassent sentir ! Je suis impatiente de voir se répandre partout de tels bienfaits. Mais les progrès en ce genre sont si lents et si bornés, qu’il y a peu de chance de vivre pour en être témoin.
Vous manqueriez peut-être le but si vous vouliez trop tôt l’atteindre. L’empereur Joseph II entreprit une fois de transformer subitement un mauvais gouvernement en un bon ; et en usant pour cela de mesures violentes et arbitraires, sans égards pour les habitudes et les mœurs du pays, pour les préjugés et l’ignorance de ses sujets, au lieu de les engager à coopérer avec lui, il excita chez eux un esprit d’opposition et de mauvaise volonté ; et finit par les laisser à peu près au point où il les avait pris. Je ne saurais trop vous répéter, que tout perfectionnement graduel est préférable et presque toujours de plus longue durée, que celui qui est l’effet d’une révolution violente.
Mais de toutes les manières de faire la charité, les aumônes distribuées sans choix sont la moins judicieuse. De telles aumônes encouragent la paresse et la ruse ; elles donnent à la fainéantise et au vice le pain qui devrait être le prix du travail. En offrant à la mendicité une récompense assurée, elles dressent les hommes à ce métier, aussi régulièrement que l’on peut les dresser à tout autre. C’est ce qui devient plus sensible dans les pays catholiques, où l’on envisage généralement l’acte de faire l’aumône comme un devoir religieux ; et surtout dans les villes où il y a des couvents et des établissements richement dotés, qui répandent sans choix des dons considérables.
Townsend dit, dans son Voyage d’Espagne, « que l’archevêque de Grenade eut une fois la curiosité de compter le nombre des mendiants à qui il distribuait chaque jour du pain à sa porte. Il trouva que les hommes étaient au nombre de 2000, et les femmes de 3024, mais celles-ci une autre fois étaient au nombre de 4000.
Léon, privée de commerce, est entretenue par l’église. Les mendiants abondent dans toutes les rues, tous nourris par les couvents et au palais de l’évêque. Là ils vont déjeuner, ici ils trouvent à dîner. Outre la nourriture, ils reçoivent, de deux jours l’un, à Saint-Marc, les hommes un farthing, les femmes et les enfants un demi-farthing. C’est sur ce fonds qu’ils vivent, qu’ils se marient, et perpétuent leur misérable race. S’il était possible de bannir la pauvreté et la misère par quelque autre moyen que le travail et l’assiduité, la bienfaisance pourrait impunément le tenter, distribuer sans distinction des vêtements à ceux qui en sont privés, des aliments à ceux qui ont faim, des logements à ceux qui en manquent. Mais le malheur est, que cette bienfaisance sans choix est une prime à l’indolence, à la prodigalité et au vice. »
Tout cela est vrai ; mais vous conviendrez qu’il est extrêmement pénible de passer, aussi souvent qu’on le fait dans les rues, devant des objets de pitié, et de ne pas leur donner quelque légère assistance.
Je ne puis blâmer ceux qui cèdent à un sentiment d’humanité ; compatir aux maux de nos semblables et chercher à les soulager est une des premières leçons que nous donne la nature : mais nos actions doivent être dirigées par le bon sens et non par un aveugle instinct de compassion. Nous devrions nous faire un devoir de nous assurer si celui qu’il s’agit de soulager est réellement dans le besoin ; et proportionner ensuite nos charités, non pas uniquement à sa pauvreté, mais à ce qu’il nous paraît mériter. Nous devrions faire beaucoup plus pour une famille laborieuse que d’inévitables accidents ont réduite à la pauvreté, que pour des hommes qui se sont mis dans le besoin par leur faute. Quand nous viendrons au secours de ceux-ci, nous devrions nous prescrire d’offrir en même temps une petite récompense à quelqu’individu des classes laborieuses, choisi dans notre voisinage parmi ceux qui se distinguent par leur bonne conduite et leur activité. Ce serait un moyen de contrebalancer l’effet pernicieux des assistances accordées à la paresse et soustraites en quelque sorte à l’industrie.
Mais les avantages et le bien-être que le travail procure sont sa récompense naturelle ; et il semble inutile de lui en chercher une autre.
Cela serait inutile en effet, s’il fallait beaucoup d’efforts pour y parvenir. Mais quand un ouvrier laborieux voit que la famille de son voisin paresseux est aussi bien pourvue que la sienne ; que la main de la charité répand près de lui ce qu’il ne peut gagner qu’à la sueur de son front ; il peut en naître du mécontentement, et quelque diminution d’activité. Lors donc que nous encourageons tacitement la paresse en soulageant les maux qu’elle produit, nous décourageons l’industrie laborieuse, si elle se voit négligée. La valeur d’une récompense pécuniaire croît par cela même qu’elle est accordée comme une marque d’approbation ; loin d’exciter un sentiment de dépendance humiliante, de telles récompenses font une impression tout opposée et qui tend à élever et à ennoblir le caractère ; celui qui les reçoit sent que son mérite est reconnu et qu’il est favorablement jugé par ceux que les pauvres estiment et respectent. De tels sentiments, en donnant plus d’activité pour le travail, y répandent de la douceur. Par ce moyen, si les secours donnés aux malheureux et les récompenses accordées aux pauvres qui les méritent marchent toujours de front, les unes feront, pour prévenir la pauvreté, autant que les autres pour la soulager.
Je fus témoin, l’été dernier, d’une manière d’améliorer le sort des pauvres laborieux, dans laquelle le système des récompenses fut très-heureusement employé. Une pièce de terre fort étendue fut divisée en jardins par un grand propriétaire du comté d’Hertford, pour ceux de ses ouvriers qui avaient des cabanes sans qu’aucune terre y fût attachée. Il leur loua ce terrain au bas prix de six deniers sterling par an pour chaque portion. Ces jardins étaient assez grands pour fournir abondamment des légumes aux familles de ces ouvriers, et pour les occuper eux-mêmes pendant leur temps de loisir. Mais ils ne l’étaient pas assez pour les distraire de leur travail journalier, et pour les tenter d’en vendre le produit. Afin d’exciter encore plus leur activité, ce même propriétaire distribue annuellement trois prix à ceux dont les jardins sont trouvés dans le meilleur état. Cette manière judicieuse de récompenser le travail a eu le bon effet de faire naître un esprit d’émulation parmi ceux de ces jardiniers rivaux, dont les possessions n’étant séparées que par un étroit sentier, sont plus faciles à comparer.
C’est là sans doute un excellent plan ; les heures de loisir que ces ouvriers auraient probablement passées au cabaret sont employées à produire une provision additionnelle de bonne nourriture ; et l’argent qu’ils auraient mis à boire est mis en réserve pour un meilleur emploi. Il peut devenir le commencement d’un petit capital, et procurer avec le temps à l’ouvrier et à sa famille un certain degré d’indépendance.
- ↑
Where then, ah where shall poverty reside,
To scape the pressure of continuons pride!
If to some common’s fenceless limit’s stray’d,
He drives his flock to pick the scanty blade,
Those fenceless fields the sons of wealth divide,
And even the bare worn common is deny’d. - ↑
Good heaven ! what sorrows gloom’d that parting day
That call’d them from their native walks away. - ↑ Benefit clubs and Friendly societies.