Éditions Édouard Garand (60p. 43-46).

XV

L’ÉCHARPE ROUGE.


La cabane de Mathurin n’était plus qu’un monceau de cendres chaudes desquelles montait une fumée blanche que dissipait aussitôt le vent. Car le vent, qui durant une heure environ, s’était considérablement amolli, reprenait de plus belle. Seulement, il ne soufflait plus du même point. Avant, il avait rugi en accourant à toute volée du Sud-Est ; maintenant il s’élançait de l’Ouest lointain. Les marins, qui connaissent assez bien les caprices du dieu antique Éole, auraient pu dire : « Bon, ce vent de l’Ouest, à la veille de l’aurore, va nous amener du beau temps ! » D’autant mieux, auraient-ils pronostiqué ainsi, que la pluie avait cessé. La nuit devenait plus blanche, ou plutôt elle était devenue grise, signe de l’approche de l’aurore.

Québec, après l’émoi que lui avait causé l’incendie, s’était replongée dans le sommeil.

La cité n’ignorait qu’une chose : ce drame bizarre et terrible à la fois qui s’était déroulé en quelques minutes au gibet de la rue Sault-au-Matelot.

À ce propos, bien des gens qui étaient accourus sur le lieu de l’incendie et qui avaient travaillé ferme pour protéger les bâtiments voisins, trop tard qu’il était pour sauver la bicoque de Mathurin le Bourreau, s’étaient grandement étonnés de n’avoir pas vu là Mathurin. Quelques-uns avaient pensé qu’il avait tout simplement péri dans le feu. D’autres s’étaient dit qu’il devait être ivre-mort dans quelque taverne, car on savait que Mathurin avait coutume de se soûler chaque fois qu’il avait exécuté un malandrin. Oui, mais il aurait bien pu s’enivrer chez lui au lieu d’avoir préféré une taverne. Plusieurs citadins étaient d’avis que le corps calciné de Mathurin était là sous ces cendres fumantes, et demain, lorsque les cendres seraient refroidies, on trouverait ses os. Naturellement, nul ne le prenait en pitié. On disait bas à l’oreille :

— Eh bien ! que voulez-vous, il est mort comme il a vécu !

Si la ville, haute et basse, avait repris sa tranquillité, et si le sommeil paraissait régner de toutes parts, il était encore des citadins, dans la ville basse du moins, qui ne dormaient pas encore et qui semblaient contraints de passer debout le reste de cette nuit agitée.

Parmi ces citadins infortunés, on pouvait compter d’abord le mendiant Brimbalon et Flandrin Pinchot.

Le premier, après avoir vu tomber le trappeur sous les coups de cette jeune femme qu’on avait nommée « la princesse » faute de savoir son nom, avait vite pris ses jambes à son cou. Puis, après avoir vu la lueur d’incendie s’élever au-dessus des toits de la ville, il avait repris sa course du côté de son taudis, croyant que le feu y était. Brimbalon, quelques minutes plus tard, fut inondé par un flot de joie en découvrant que c’était la bicoque de Mathurin le Bourreau qui flambait et non la sienne. Avec les autres citadins accourus sur les lieux, le mendiant travailla pour sauver de l’incendie les constructions voisines. Puis, lorsque la cambuse de Mathurin eut été consumée, il pensa au trappeur. Le mendiant était bien fâché qu’un si malheureux accident fût survenu, car de ce fait il manquait sa fortune. Il se dit :

— Il faut, tout de même, que j’aille voir si mon trappeur est mort pour tout de bon.

Il se dirigea immédiatement vers la maison de Lucie sur la rue du Palais. À un arpent de la maison il buta sur un corps humain étendu dans une flaque de boue. Et c’était un homme qui gémissait et se lamentait à tous les saints du Ciel. Brimbalon n’eut pas de peine à reconnaître la voix du trappeur. Il se pencha sur lui et demanda :

— Eh bien ! eh bien ! mon ami trappeur, on est donc encore de ce monde ?

— Ah ! père Brimbalon, je pense bien que je vais mourir ! Pour l’amour du Ciel ! donnez-moi asile, et que je meure, au moins, à côté d’un bon feu et d’un carafon bien rempli !

— Mon garçon, laisse-moi te dire de suite qu’on n’implore jamais en vain la pitié et la générosité du père Brimbalon. Tu auras le feu et le carafon. Voyons ! peux-tu te lever et marcher ?

— Aidez-moi d’abord à me lever. Je pense que je pourrai marcher ensuite.

— Alors, ta blessure n’est pas mortelle ?

— Avec un carafon ou deux je pourrai peut-être m’en tirer pas trop mal.

Brimbalon sourit largement. Cette déclaration « ante mortem » du trappeur le réjouissait au suprême.

— Tant mieux que tu en reviennes, je t’y aiderai d’ailleurs de mon mieux, dit-il. Vois-tu, mon ami, trappeur, il ne faut pas perdre de vue, et à cette heure moins que jamais, que nous avons, avant de mourir, une fortune à réclamer et un droit de jouir de cette fortune aussi longtemps que possible.

Ce disant, le mendiant aidait son ami trappeur à se remettre sur ses pieds. Et lui, le trappeur, tout en geignant, tout en continuant à implorer les secours du Ciel, réussissait assez bien à se maintenir sur ses jambes cagneuses. Peu après, les deux compères se mettaient en route en titubant, Brimbalon supportant le trappeur dont les jambes paraissaient avoir été tissées de laine. Le Ciel — tant imploré par le trappeur — leur fut clément : ils purent atteindre sans autre inconvénient la cambuse du mendiant. Là, il fut constaté que la dague de Lucie n’avait pas fait un aussi grand dommage qu’on aurait pu le penser dans l’épiderme et la chair du trappeur. C’était insignifiant, ainsi que le déclara avec conviction Brimbalon qui paraissait s’y connaître.

— Si, ami trappeur, dit-il, tu n’as pu te rendre ici de tes seuls moyens et forces, c’est que tu t’imaginais être plus dangereusement blessé et meurtri que tu ne l’es en réalité. Je connais ça. Tout mendiant qu’on est, on possède de quoi dans sa caboche, si l’on n’a rien, bien malheureusement, dans son escarcelle. Voyons ! je vais te panser cette égratignure. Tu sais, comme moi, que les femmes ne font jamais d’autres choses, dans ces affaires-là, que des égratignures. Elles ne s’y entendent point. Je vais te dire, entre nous, que les femmes ne sont tout au plus bonnes qu’à marmicher dans le peautre. Ça fait zou-zou et zi-zi, ça larmoie, ça rechigne, ça se plaint, et ça laisse la soupe brûler. Non, mon ami trappeur, on ne me la colle pas comme ça à moi…

Et Brimbalon, après avoir déshabillé à moitié son compagnon, lavait le sang qui avait coulé en abondance, et d’un linge sale, sur lequel au préalable il avait appliqué quelque onguent de sa fabrication probablement, il fit un pansement grossier, si l’on veut, mais solide. Tant et si bien que, quinze minutes après, les deux compères s’attablaient devant une cruche bien remplie et buvaient jusqu’à l’ivresse complète.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quant à Flandrin Pinchot, il faut d’abord revenir au drame de la potence, c’est-à-dire quelques minutes après que Flandrin fût tombé sous les coups de poignard de son amante qu’il n’avait pu ni voir ni reconnaître.

On se rappelle comment la jeune femme avait été sauvée de la pendaison par Maître Jean. On se souvient aussi comment Louison Pinchot, qui cherchait son père par la ville, était accouru, tout comme Maître Jean, aux cris poussés par celle que le vieillard avait si inespérément reconnue pour sa fille.

Louison, en voyant cette femme étrange se dresser et tendre vers lui ses bras, avait été saisi d’effroi, surtout lorsque cette jeune femme inconnue lui avait crié « Louis ! » avec l’idée de regagner bien vite le domicile de ses parents adoptifs.

Et, de fait, il approchait la maisonnette, lorsque soudain le rayon de son falot éclaira devant lui un homme qui, dans les flaques d’eau et la boue, se traînait péniblement sur les mains et les genoux. De suite Louison reconnut son père adoptif.

— Papa ! papa ! cria-t-il en accourant et tout saisi par la pire des angoisses.

— Louison ! Louison ! mon enfant… gémit Pinchot lourdement, je suis blessé… blessé à mort peut-être ! Aide-moi, veux-tu ?… Nous arrivons à la maison, n’est-ce pas ?

— Oui, nous arrivons. Mais il y a encore un peu de chemin à faire. Attendez… je vais courir pour aller demander l’aide de maman. À deux, je pense, il sera plus facile de vous soutenir.

Il partit à toute course.

Cinq minutes après, Louison revenait avec sa mère adoptive, laquelle, tout essoufflée et tout inquiète, s’agenouilla près de son mari.

— Ah ! mon Dieu ! s’était-elle écriée en apercevant Flandrin allongé dans une flaque d’eau, j’avais eu le pressentiment qu’il t’arriverait quelque chose, et c’est pourquoi j’ai envoyé Louison à ta recherche.

— Ma pauvre Chouette… ma bonne et excellente Chouette geignit Pinchot, tu ne peux pas savoir… on a voulu m’assassiner !

— Hein ! t’assassiner ? Mais qui ça ?

— Des malandrins, des voleurs… que sais-je ? Il faisait si noir que je n’ai pu les voir. Mais qu’importe ! je tiens quelque chose qui me les fera peut-être retrouver.

Il montrait l’écharpe qu’il avait tirée de sa poche. Mais le falot ne jetait pas assez de clarté pour qu’on pût bien voir l’objet.

— C’est bon, nous verrons cela à la maison, dit la jeune femme. Viens, mon Flandrin… Louison et moi allons te soutenir.

Il ne fallut que quelques minutes pour atteindre le logis.

Là, Flandrin tomba lourdement sur un siège. Sans perdre de temps inutile, sa femme le déshabilla pour mettre à nu la blessure et juger de sa gravité. Elle fut contente, et Flandrin aussi, de constater que la blessure était peu profonde et qu’elle n’avait aucune gravité. Seulement, Flandrin avait perdu pas mal de sang, et l’épuisement qui en était résulté le contraindrait à garder la maison une dizaine de jours pour le moins.

La jeune femme lava la blessure et le sang et fit un bon pansement avec des linges blancs préalablement imbibés d’un baume cicatrisant. De suite après l’opération, Flandrin se sentit mieux.

Alors seulement la jeune femme songea à l’écharpe que Flandrin avait glissée dans une de ses poches. Elle prit l’écharpe et s’écria aussitôt avec surprise :

— Une écharpe de soie rouge… et parfumée !

Elle laissa peser sur son mari un regard chargé de soupçons et de reproches.

Flandrin ne put s’empêcher de rougir et se troubler, croyant que sa femme devinait son secret. Pourtant, il essaya de retrouver une contenance, et il demanda, la voix pas bien sûre :

— Y a-t-il dessus un nom… une initiale ?

— Oui… souffla la jeune femme dans un hoquet… il y a une lettre majuscule… un L… Tiens ! regarde toi-même !

Flandrin, au reste, reconnaissait trop bien l’écharpe de son amante. Sa colère et sa jalousie le firent s’oublier. Il se dressa d’un bond, brandit un poing menaçant et cria :

— C’est elle… c’est elle qui m’a poignardé ! Oh ! la coquine de coquine…

Il éclata aussitôt d’un rire atroce, chancela et s’abattit lourdement sur le plancher…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit heures du matin avaient sonné depuis plusieurs minutes, lorsque Flandrin sortit de son évanouissement. Non sans surprise il se vit couché sur son lit. Mais dans la maison personne ! Et Flandrin s’étonne de se voir seul. Où est la Chouette ?…

Quant à Louison, Flandrin se dit que l’adolescent a dû prendre le chemin du collège. Mais la Chouette, elle, où est-elle ?

Et le petit qui n’est pas là ?

À moins que sa femme ne soit allée quérir un chirurgien ? Car Flandrin se sent très mal. Il a là, au bas de la nuque, une grande douleur. Il entend au dehors mille rumeurs qui se croisent en tous sens.

Il se lève avec difficulté et non sans gémir, et il marche en titubant vers une fenêtre toute pleine de soleil.

Que se passe-t-il donc dans la ville ?

Il peut voir des gens — hommes, femmes et enfants — courir dans la direction de la rue Sault-au-Matelot.

Oui, il doit se passer quelque chose d’extraordinaire. Flandrin est bien curieux de savoir. Mais il ne peut aller plus loin que cette fenêtre, tant ses forces épuisées le supportent mal. Et puis, il sent qu’à demeurer là trop longtemps il va s’abattre sur le plancher.

Il décide de regagner son lit en attendant que sa femme revienne.

Il va, plus titubant… Mais là, son regard vient de se poser sur la table, et sur cette table il aperçoit un papier. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Avec de grands efforts il marche jusqu’à la table.

Oui, c’est un papier… et un papier sur lequel il y a quelque chose d’écrit.

Voyons voir !… Et Flandrin lit… mais à mesure qu’il passe sur les mots il chancelle davantage…

« Flandrin, dit le billet, tu m’as trompée pour l’amour d’une autre. Je n’ai plus de confiance en toi et je sens que je ne pourrai plus t’aimer. C’est pourquoi je m’en vais avec mon petit. Que Dieu te pardonne, Flandrin ! Je te laisse Louison, car j’ai peur de mes seuls moyens de ne pouvoir suffire à sa subsistance et à son instruction. Ne cherche pas à savoir où je vais. »
TA FEMME.

Flandrin tombe lourdement sur un siège et se met à pleurer.