Éditions Édouard Garand (60p. 32-33).

X

LES DÉCEPTIONS DE MAÎTRE JEAN.


Maître Jean, comme on l’a vu, avait trouvé la femme de Flandrin seule. De suite il avait remarqué que les yeux de la Chouette étaient rougis et légèrement humides, et, sans en deviner et moins encore en demander la cause, il pensa qu’elle avait pleuré.

Elle demeurait fort surprise de voir paraître le vieillard à pareille heure.

— Qu’est-ce que vous cherchez donc par cette nuit qu’il fait ? demanda-t-elle.

— C’est ton mari que je cherche. Je désire lui demander un service. Il est donc absent ?

— Oui… une corvée supplémentaire au Château qu’il m’a dit.

— Pour toute la nuit ?

— Non, pour une couple d’heures. Si vous voulez vous asseoir et l’attendre, il sera de retour vers les quatre heures.

— Vers les quatre heures… J’aimerais mieux le voir de suite, j’ai besoin de lui à l’instant.

— Si vous alliez au Château…

— Ah ! bien non. Il ne fait plus bon pour moi par là, se mit à rire doucement Maître Jean en se remémorant sa mésaventure du matin. Je reviendrai, Chouette, je reviendrai peut-être.

— Mais vous ne repartez pas comme ça… vous êtes tout trempé par la pluie ?

Non… il n’y a de trempé que mon manteau. Demain, je le ferai sécher. Bonne nuit, Chouette… je reviendrai peut-être.

Très intrigué par cette absence de Pinchot, le vieillard s’en alla, pensant :

— Quelle corvée, je me demande, peut-il bien avoir au Château ? Est-ce que Lemaillou se serait absenté de son poste par hasard ?

Et Maître Jean se demandait encore, perplexe :

— Diable ! diable ! comment, seul que je suis, vais-je reprendre à Mathurin mon pendu que j’ai dépendu ? Voyons ! il faut que je trouve un moyen…

Toujours pensif et méditant, il reprenait le chemin de l’impasse où il arriva au bout de cinq minutes de marche rapide. Mathurin chantait toujours, et cette fois Maître Jean entendit ce couplet :


On file chanvre d’abord,
Puis on l’étire et l’allonge.
On le croise, tord, et retord,
Puis on l’humecte et l’éponge,
On le tape pas trop fort.


Maître Jean approchait sans bruit du volet clos, lorsque soudain ses yeux crurent voir une silhouette humaine qui, sans bruit également, quittait l’unique fenêtre de la cambuse et s’éloignait. Le vieillard n’eut que le temps de se coller au mur d’une baraque voisine pour y demeurer immobile. La silhouette humaine passa à deux pas de lui. Puis, l’instant d’après, cet homme inconnu prenait par la gauche la ruelle qui allait aboutir à la rue Sault-au-Matelot.

— Voyons ! se dit Maître Jean, ai-je eu la berlue ! Est-ce que cet homme de haute taille ne serait pas Flandrin ? Ma foi, autant que j’ai pu voir dans ces ténèbres, j’ai reconnu sa taille et sa démarche. Je veux m’en assurer. J’ai le temps d’ailleurs : Mathurin tisse toujours et il en aura bien pour une autre heure à tisser et à chanter.

Il partit aussitôt sur les pas de l’inconnu. Il ne le voyait pas, mais lorsque le vent tombait un peu, il pouvait entendre le bruit de ses pas dans les flaques d’eau de la chaussée. On ne voyait plus nulle part aucune lumière. Les cabarets et tavernes étaient clos et leurs volets fermés aux devantures. La nuit était maintenant d’un noir d’encre, et pour diriger ses pas par les rues de la ville il fallait avoir de bons yeux ou connaître parfaitement sa voie.

Maître Jean avait à nouveau perdu son sourire. Depuis un moment et sans savoir pourquoi il avait comme le sentiment qu’un drame terrible, dont il allait être spectateur ou acteur, se déroulerait là quelque part dans ces ténébreuses ruelles qui lui paraissaient comme les immenses vertèbres de quelque monstre énorme.

— Oui, se disait-il non sans une certaine appréhension et tout en suivant à une faible distance son inconnu ; oui, j’ai ce pressentiment bizarre que cette nuit sera une nuit terrible. Mais tout à coup l’inconnu tourna sur sa gauche et parut prendre la direction de la haute-ville.

— Voyons ! se dit Maître Jean, si cet homme est Flandrin, s’en va-t-il au Château ? Et serait-il vrai qu’il eût là quelque nocturne corvée ? Je serais bien curieux de savoir de quelle nature peut être cette corvée supplémentaire !

L’homme inconnu, en effet, gagnait la haute-ville. Après vingt minutes de marche, les deux hommes, l’un suivant toujours l’autre, arrivèrent sur la place du Château Saint-Louis tout aussi obscure que les rues de la Ville. Seulement, là, devant la porte cochère, Maître Jean découvrit les deux fanaux allumés d’une berline qui stationnait et paraissait attendre des voyageurs. Les fanaux décrivaient un léger cercle de clarté.

— Tiens ! se dit Maître Jean, je parie que Son Excellence part en voyage cette nuit… Ah ! ça, mais où diable s’est niché l’homme que je suivais ?

Maître Jean promenait dans l’obscurité des regards surpris, car il ne voyait plus la silhouette de l’inconnu.

Le vieillard, n’osant pas approcher davantage de la porte cochère, demeura en observation dans la noirceur. Sans cesse son esprit était tourmenté par cette pensée et ce désir de retrouver sa fille ou, tout au moins, de savoir ce qu’elle était devenue. Il pensait aussi à l’homme qui, seul, pouvait le renseigner, c’est-à-dire le malandrin qu’il avait dépendu et que Mathurin le Bourreau allait d’une corde nouvelle rependre avec le jour suivant.

Le vent diminuait avec la décroissance de la nuit. La pluie se changeait en une sorte de vapeur ou de brouillard. Maître Jean en ressentit quelque satisfaction, car depuis un moment il sentait que son manteau trempé s’alourdissait sur ses épaules.

Le vieillard demeura au guet dix minutes sans que rien autour de lui bougeât. Puis, il crut entendre des voix humaines venant de la cour du Château, et il s’étonna fort que l’une de ces voix eut la résonnance de la voix d’une femme. Peu après, en effet, dans le cercle de lumière tracé par les fanaux de la voiture il distinguait assez nettement la silhouette d’une femme qu’un homme accompagnait. La femme murmura quelques paroles à voix basse et monta dans la berline. Tout cela ne dura que l’espace de deux ou trois minutes, puis la voiture s’ébranla et partit au pas de l’attelage dans la direction de Maître Jean.

Lui s’écarta vivement du chemin que paraissait suivre la voiture, et chercha à s’enfoncer au plus épais de l’obscurité. Bientôt la berline passa à une faible distance de l’endroit où il se trouvait. Mais là, et Maître Jean sursauta d’étonnement, un homme sortit tout à coup du rideau de noirceur et courut à la berline en appelant d’une voix assez forte :

— Lucie ! Lucie !….

L’homme accourait dans la clarté des fanaux, et la berline s’arrêtait. Maître Jean vit l’homme et le reconnut : c’était Flandrin Pinchot ! C’était incroyable… Puis la portière de la berline s’ouvrait et Pinchot montait près d’une jeune femme, ainsi que le pensa, du moins, l’ancien boulanger. Il crut même que cette jeune femme était blonde et belle.

La voiture s’éloigna et pendant cinq minutes on put entendre le roulement sonore sur le pavé de la rue Saint-Louis. Maître Jean demeurait figé dans sa stupeur.

— Le malheureux Flandrin… murmura-t-il… Ah ! voilà donc sa corvée supplémentaire ! Oh ! si la pauvre Chouette savait…

Le vieillard sentit son cœur se crisper d’angoisse et de douleur, car, disons-le, il s’était accoutumé depuis longtemps à aimer Flandrin et sa femme comme ses enfants. La découverte qu’il venait de faire lui faisait autant de mal qu’elle en aurait pu faire à la femme du malheureux Flandrin. Mais que faire ? Certainement, Maître Jean n’irait pas conter la chose à la Chouette, et tout en son tréfonds il souhaitait que la jeune femme ignorât toujours la galanterie de son infidèle époux.

Oui, mais le vieillard avait autre chose à faire qu’à s’attendrir et à déplorer les fredaines secrètes de Flandrin. Le temps passait et il lui fallait agir avant que Mathurin n’agît le premier.

— Il va donc falloir me passer de Flandrin, se dit Maître Jean, et agir seul. C’est bien, j’agirai. Je n’ai peut-être que le temps, aussi, de retourner à la baraque de Mathurin. Pourtant, si je passais chez moi pour y prendre une arme… sait-on jamais ce qui peut survenir ? Je n’aurai qu’à me presser davantage.

Sur ce, le vieillard se dirigea d’un pas leste vers son logis peu éloigné.