Aux Éditions du monde nouveau (p. 61-73).

vii

LE COMBAT DES MASCULINES
ET DES VÉNUSIENNES


Depuis quelques instants une fraicheur venait de l’île. Les vaguelettes rebroussées semblaient galoper vers le large. Déjà mollissait la marche de La Centauresse.

— Il va souffler fort vent debout, dit le maître de manœuvre à un camarade. Ce sera tout un aria d’accoster à ces pontons. Nous n’avons presque plus assez de place pour louvoyer.

Sans tarder, le sifflet du capitaine commanda de prendre des ris. Agiles comme singes, les gabiers grimpèrent dans la mâture pour se percher ensuite chacun à sa vergue.

Après cette première impression de courant d’air un rapide souffle de terre se leva, contre lequel, haut dans le ciel, luttaient de grands oiseaux blancs.

Il fallut trousser entièrement les voiles, ce qui donna un certain air déplumé à La Centauresse, de plus en plus secouée par la houle.

Le bateau fumant approchait seul, maintenant. Le porte-voix revint pour ordonner :

— Donnez vos amarres. La vigie vous prendra en remorque. Gouvernez en suivant.

Juste à ce moment, trois coups de canon tirés de la colline enfoncèrent profondément le silence. La rumeur que l’on percevait un instant auparavant devenait une sarabande de bourdonnements de plus en plus rapprochés.

Le porte-voix prononça ces mots solitaires, exclamations sans doute de celui qui l’embouchait :

— Mascouliné ! Mœchiné !

— Que faut-il entendre ? demanda vivement Dyonis au père Loumaigne.

Le révérend déclina à part lui Masculinus, Mœchus, Mœcha puis répondit :

— Je crois que l’on a dit : Les Masculines ! les Adultères !

Et il ajouta en soupirant :

— Seigneur, quelle est donc la moralité de ces gens-là ?

Des bateaux pareils aux myrmidons franchissaient la passe des Anadyomènes à toute vitesse. Instantanément, ceux qui cernaient La Centauresse se formèrent en ligne par tribord. Les câbles de cuivre se hérissèrent comme les crins des bêtes mauvaises. En quelques secondes, des éclairs violents, suivis de longs jaillissements bleuâtres, se croisèrent dans la rade. Les sirènes hurlaient dans la Cité de Vénus. Des collines environnantes se projetaient des gerbes de feu, suivies de grondements sonores. Les boulets transversaient l’espace de leur susurrement courbe. L’on voyait les bandes d’oiseaux qui fuyaient, d’un vol épouvanté, vers l’intérieur de l’île. Au loin se balançait la gerbe de fumée du volcan.

Prise dans un tourbillon provoqué par les décharges électriques La Centauresse vira poupe arrière, comme une toupie. La capitaine Le Buric, enflammé, sa tignasse rousse au vent, sifflait des ordres précipités. La voilure se rouvrait, bien offerte au vent arrière. Ainsi le navire des Marseillais s’élança à toute allure vers la passe que l’on dut démasquer rapidement devant d’énormes mastodontes blindés, arrivant par files, deux par deux, et forçant la mer avec puissance. Ensuite, les vaisseaux écrasants se formèrent en ligne de bataille, face à l’arrière port, vers lequel ils lançaient de leurs canons monstrueux d’effroyables décharges sur les vaisseaux cuirassés adverses accourant au combat.

— Bataille ! bataille ! hurla Le Buric, possédé cette fois par le démon des combats. Bataille ! Montjoie-Saint-Denis !

Et, sans autre réflexion probablement que celle de son instinct, il rangea La Centauresse en ligne avec les vaisseaux formidables et fit tirer ses trois caronades de tribord. Ainsi sans savoir ni pourquoi ni comment, la goëlette s’était mise du parti des titaniques agresseurs.

Des essaims d’oiseaux mécaniques se levaient sur la Cité de Vénus, ainsi baptisée par les Marseillais et dont Venusia était le nom véritable. Tous avançaient à la rencontre des mêmes appareils qui venaient du côté de la mer.

En un instant le ciel fut empli de crépitements saccadés, Les grands condors se poursuivaient avec une rage folle. Certains d’entre eux laissaient tomber des bombes longues et noires qui éclataient avec un formidable fracas au ras de l’eau. Des boulets en forme de pain de sucre arrivaient en mugissant et fouillaient profondément la mer. De chaque côté le combat déchaînait des forces fracassantes. De formidables coups de gong, rapides et multipliés, heurtaient brutalement la voûte du ciel et martelaient impitoyablement l’organisme humain. Les marins de La Centauresse se bouchaient les oreilles avec de l’étoupe. On eût dit que des géants dérochaient le ciel et y provoquaient de vastes écroulements.

Le capitaine Le Buric écumait de joie. Le délire de la poudre le mettait dans une surexcitation satanique. C’était toute sa démence pour le moment. Il avait fait hisser le pavillon de guerre, car La Centauresse appartenait à cette catégorie de navires de commerce, que le roi pouvait incorporer à sa flotte de combat. C’est pourquoi la goëlette possédait en tout temps quelques spécimens de canons qui devaient constituer son armement de guerre.

— Bataille ! bataille ! continuait de crier Le Buric, tout en activant le branle-bas.

Le chevalier haletait, déchiré, morcelé, écharpé par les détonations, les explosions, les chocs brisants sur les flancs d’acier des vaisseaux. Mais il suivait vaillamment le capitaine Le Buric qui ne le dissuadait pas de son imprudente bravoure.

Le lieutenant Tamarix commandait aux caronades, noir de poudre, tout à son rôle. Il était magnifique. Remis de sa première surprise, maître Onésime Pintarède lui-même venait de risquer une apparition sur le pont, nazillant des yeux, si l’on peut dire, et observant la bataille avec un comique effarement. Le père Loumaigne, toujours serein, majestueux, portait aux canonniers des cruches d’eau acidulée et priait pour le salut du navire.

Maintenant, les grands oiseaux mécaniques venus du large se rencontraient avec ceux partis de la Cité de Vénus. Mêlée tournoyante. Chasse des appareils les uns contre les autres avec de vertigineuses voltiges dans l’azur. L’acharnement inouï, de ce combat donnait l’impression d’une méchanceté terriblement agressive et impitoyable. Une bombe tombée du ciel, grosse comme un sac de farine, fit son plongeon et explosa à côté de La Centauresse. La goëlette craqua dans toute sa membrure et toucha le flot de la bande.

Ahuris, heurtés dans une sorte d’étonnement catastrophique, les Marseillais haletaient avec un tapage épouvantable dans l’estomac et un douloureux resserrement de l’épigastre. En même temps l’odeur de la poudre, la violence du sang leur faisaient désirer un anachronique abordage, le sabre ou la hache au poing.

Du vaisseau le plus proche, une embarcation fut mise à l’eau. Elle se rapprocha ostensiblement de La Centauresse. De nouveau un porte-voix parla, cette fois en espagnol :

— Marins étrangers, manœuvrez vers la passe et mettez le cap ensuite quart sud-ouest. Nous voulons vous sauver. Amigos somos ! sommes amis, Un de nos navires vous conduira en lieu sûr. Vite ! vite ! car votre bateau de bois se trouve à la merci du moindre projectile. Une seule décharge électrique vous mettrait en feu. Vous êtes des nôtres. Là-bas, les Vénusiennes vous tueraient tous.

Le père Loumaigne traduisait au fur et à mesure.

— Dites-leur ordonna Le Burie quand ce fut fini, que nous aurions voulu combattre jusqu’au bout, mais que nous obéissons, sans différer, à l’ordre donné.

Et il ajouta :

— Par la Sainte Vierge ! nous ne sommes que des moustiques parmi ces géants !

Le vent de terre donnant toujours, La Centauresse s’éloigna rapidement des anadyomènes, protégée par les vaisseaux formidables qui tonnaient sans relâche. Un grand appareil de l’air vint se briser sur la digue avec un bruit craquant d’arbre écrasé. Au large et en arrière de la jetée, trois vaisseaux, encore plus imposants que ceux qui barraient la passe de la rade, lâchaient des rafales épouvantables. D’ailleurs, cette bataille bizarre atteignait maintenant, semblait-il, son maximum de violence. Le crépitement des oiseaux dans le ciel rageait et le roulement de tonnerre produit par les canons s’immensifiait en un vaste orage, sillonné d’éclairs, et d’ondes électriques. Comme La Centauresse passait en arrière de la ligne formée par les trois cuirassés, le capitaine Le Buric observa que chacun était protégé par une sorte de chemise en treillis de fer qui semblait descendre plus bas que la quille.

— Étrange ! étrange ! murmura-t-il ; oui, vraiment, nous ne sommes que des moussaillons, cadédi !

Dans la furie de la bataille, Dyonis oseillait entre l’enthousiasme et l’effroi. Pourtant il était toujours brave et présent sur le pont, où le père Loumaigne promenait sa belle carrure. Encore une fois, Onésime Pintarède, ébranlé, redescendait vers les profondeurs du vaisseau.

L’embarcation approchait toujours de La Centauresse en faisant des signaux avec un pavillon. Le lieutenant Tamarix comprit qu’un messager désirait monter à bord. On descendit l’échelle. Escalade périlleuse. Néanmoins, un jeune marin sortit de la chaloupe et grimpa avec une souple agilité. Tamarix et le chevalier aidèrent l’envoyé de la flotte inconnue à franchir le bastingage. Ô surprise ! on s’aperçut alors que le jeune marin était une femme bronzée, merveilleusement découplée, avec des yeux longs fendus, et dont les prunelles fauves paraissaient sensiblement plus grandes que celles même des Arlésiennes. À son annulaire brillait un rubis. Elle était vêtue de drap bleu et coiffée d’un béret marqué par un insigne en or.

Le lieutenant Tamarix était sidéré. Plusieurs fois il brisa son regard contre celui de la marinière.

Les Marseillais béaient devant la première créature vue de près dans ce monde étrangement dramatique et puissant. Extraordinaire était leur surprise de se trouver dans un pareil moment en présence d’une Vénus vivante, avec un double bouclier de seins durs bombant le maillot et quelque peu foudroyante du regard.

Sans se troubler, l’envoyée demanda dans un français pénible, mais intelligible, le commandant du vaisseau.

Le capitaine Le Buric salua militairement.

L’envoyée s’inclina, rendit un salut pareil et s’acquitta immédiatement de sa mission.

L’un des buts du grand combat, dit l’envoyée, était de délivrer La Centauresse, des Vénusiennes qui auraient tué tous ses passagers et détruit entièrement le navire. L’armée à laquelle elle appartenait voulait, au contraire, sauver les étrangers. « Nous sommes les amies de l’homme, nous, les « Masculines », comme disent nos ennemies. Sachez que les Vénusiennes tiennent en esclavage nos frères mâles. Tout cela vous sera expliqué plus tard. Vous serez les premiers représentants des mondes lointains que nous ayons jamais vus. Nous voulons apprendre beaucoup de choses de vous. Jamais un navire n’a approché de notre île sans être détruit corps et biens en pleine rade. Aucun pas étranger n’a foulé notre sol. Nous sommes des révoltées contre les lois inflexibles qui rendent l’homme esclave et la femme souveraine dans la Terre de Vénus. Il nous semble que les grandes vérités morales que nous attendons nous viendront de vous. Il est donc important que nous vous sauvions. Pour cela, naviguez vers le cap qui se trouve à l’horizon. Vous le doublerez. Je resterai, d’ailleurs, à votre bord pour les signaux à faire et pour vous piloter. Nos « électriques » accompagneront votre vaisseau à distance, avec des dragueurs contre les sous-marins. Une fois doublé le cap, vous serez sauvés. Le plus difficile est fait, d’ailleurs. En route ! conduisez-moi à votre poste de quart. »

Incident comique, cependant que le capitaine, le lieutenant et le chevalier accompagnaient la « Masculine » vers le gouvernail, maître Pintarède, montrant sa face ahurie par la trappe de l’étambot, demanda :

— Point de malheur ?…

— Non, répondit le père Loumaigne, toujours indulgent, mais quelle bataille ! La terre et les cieux en sont ébranlés. Il semble qu’on entende s’écrouler des montagnes.

Une brise de joie et d’espoir soufflait sur La Centauresse. L’équipage se rendait compte que le navire sortait d’un enfer de guerre comme jamais homme d’Europe n’en avait vu. Les matelots aussi, du reste, en approchant de l’île fantastique, avaient subi les appréhensions superstitieuses de leur capitaine. L’événement qui se produisait à bord, tout en laissant place encore à l’imprévu et au merveilleux, prenait donc pour tous un caractère plus rassurant.

Déjà quelques galéjades provençales provoquaient des rires. Un matelot de l’Estaque disait, les yeux tournés vers la bataille tonnante :

Y a dé pébré et dé safran, digo ! Dis, il y a du poivre et du safran. Mé p’ancara ll’a bouillabaïsso ! mais pas encore la bouillabaisse !…

Juste à ce moment d’optimisme général, la trombe mugissante d’une trajectoire plongea sur le milieu de La Centauresse, dont une explosion brutale éparpilla les fragments dans une gerbe de fumée et de feu.

Les narines encore saisies par une odeur âcre, l’ouïe et la vue bouleversées, le chevalier Dyonis de Saint-Clinal, pris dans un remous d’eau, s’aperçut qu’il nageait instinctivement. Le mouvement régulier de ses membres remit un peu de suite dans ses pensées. À quelques brasses de lui, l’avant et l’arrière de son navire coupé par le milieu achevaient de sombrer. Des débris dansaient sur l’eau verte avec des paquets d’écume.

Un tronçon de mât, entraîné par un courant, passait à quelques brasses de lui. Il donna ce qui lui restait de forces pour l’atteindre. Lorsqu’il s’y fut cramponné, d’un dernier effort il se hissa jusqu’à ce que le madrier se trouvât sous les aisselles. Alors le chevalier se laissa emporter, l’esprit brisé par le désastre.

Au loin, les vaisseaux tonnaient foujours comme entre des parois de fer. Le grand soleil rouge s’immergeait à moitié dans la mer, sous l’horizon vulcanien du couchant. Une bombe venue du ciel tomba près du jeune explorateur et fit passer sur lui une lourde masse d’eau salée. À partir de ce moment, étreignant toujours son épave, Dyonis flotta, à demi évanoui.

Lorsque le chevalier reprit ses sens, il gisait sur une grève de sable, la tête appuyée à son tronçon de mât. Le reflux l’avait laissé là, le corps à demi recouvert de sargasses. Il se dressa d’un bond, étonné de se trouver seul dans la nuit noire. Toute l’astronomie du ciel austral scintillait dans le bleuté sombre des espaces silencieux. Il voyait la Croix du Sud, le Centaure, le Navire, le Scorpion, le Grand-Chien, la tremblante Canopus, et il se cherchait encore lui-même. Lorsqu’il se fut réidentifié en sa personnalité et avec les circonstances, le jeune homme, encore un enfant par le cœur, se prit à sangloter, tremblant de froid, les dents claquantes. Il voyait, engloutis dans l’océan impitoyable, ses maîtres, le capitaine Le Buric, le beau lieutenant Tamarix, tout son équipage de choix. Il s’accusait de cette catastrophe, de même que sa détresse lui paraissait être la conséquence de sa vaine curiosité géographique. Que n’était-il resté comme ses frères, là-bas, dans la douce Provence, à l’abri du château d’If !

Le bruit déferlant des vagues annonçait le retour de la marée. Tout obscurci de son malheur, les yeux encore pleins de larmes, Dyonis gravit la côte, fuyant la mer phosphorescente qui revenait dans la conque de sable.

Une fois à l’abri, son premier soin fut de scruter le large et d’écouter l’espace. Plus un bruit de bataille. L’obscurité partout. Il était seul, cette fois, face au destin !

Que faire ? Rien pour le moment. Dormir surtout. Dyonis chercha une place chaude entre les rochers chauffés par la chaleur du jour. Des amas de fucus secs grésillaient sous ses pas. Il en fit un tas, y mit le feu avec son briquet, alluma même une pipe, son tabac n’ayant pas été mouillé dans sa soubreveste de cuir. Lorsque ses habits furent séchés, il s’endormit en songeant à Robinson Crusoë dans son île. Il ne se réveilla qu’au matin, à l’aurore.

Devant lui la plaine marine était vide et blanche sous la tiède naissance du jour. Aucun débris de La Centauresse, nulle épave de la bataille navale. Au loin, les Anadyomènes montraient à peine leur tête au ras des flots. Instinctivement, Dyonis s’éloigna en sens inverse de la Cité de Vénus. Une forêt commençait à une demi-lieue de l’endroit où il se trouvait. La forêt est le refuge des errants et des hommes traqués. Le chevalier courut y chercher un asile provisoire. Toutefois, il resta à la lisière la plus rapprochée de la côte toute la journée, se nourrissant de bananes et d’oranges qu’il put se procurer dans une plantation voisine. Il attendit, en observation dans les hautes branches d’un goyavier géant, il ne savait trop quel évènement favorable. Il lui fallait, en outre, un peu de repos et de réflexion avant d’agir. Au reste, il somnola une partie de la journée dans la paix des grands arbres et dans la solitude du soleil et de l’océan. Blotti dans une fourche puissante, il rêva même que le capitaine Le Buric, goguenard, lui disait :

— Hé quoi ! gabier, tu prends des ris à la cime des arbres !

Et ces paroles firent naître un sourire dans son repos endolori.