Aux Éditions du monde nouveau (p. 55-60).

vi

OÙ LE CAPITAINE LE BURIC
VEUT FAIRE SAUTER LE DIABLE


La Centauresse était parée pour naviguer vers les pontons. Déjà, sa proue pointait dans cette direction.

Le capitaine Le Buric revint vers le groupe formé autour du chevalier. Relevant bien haut la tête, qu’il portait d’habitude légèrement penchée, il se bourra les narines de tabac et dit :

— Messieurs, nous serons bientôt les prisonniers de ces démons. Cela ne vous effraie pas ?

— Pardon, pardon, interrompit Onésime Pintarède, je ne fanfaronne pas, moi. Je voudrais bien être ailleurs. Étudier la faune et la flore dans une contrée sauvage, tant que l’on voudra. Mais, crédié ! se voir pour ainsi dire happé par un monde où, visiblement, tout dépasse la science et l’expérience, ce n’est pas rassurant du tout. Comme le proposait le père Loumaigne, il aurait fallu s’en aller et ne revenir qu’avec l’escadre du Roy.

— Vous avez raison, fit le capitaine. Pour moi, si je tremble sous ma vieille écorce, c’est parce que nous nous trouvons hors de toute affaire humaine. Ces diablesses à l’entrée du port, cette ville femme, ces longues limaces noires qui nous cernent et vomissent la foudre, tout cela indique trop que sont outrepassées les limites de la nature et de la simple humanité. J’en suis à me demander si tout ceci ne serait point qu’un songe maléfique, une étrange fantasmagorie.

Le lieutenant Tamarix tira de sa bouche la belle pipe hollandaise qu’il préférait :

— Dépaysés, surpris, ahuris nous le sommes tous, c’est certain. Mais quoi d’étonnant à cela ? Ce monde-ci ne ressemble pas au nôtre, j’en conviens. C’est un pays tout de même où il y a de la terre, des arbres, des hommes et des femmes, sans doute ; un pays trop civilisé pour qu’y règne la sauvagerie. Qui sait, nous y serons peut-être portés en triomphe. Peut-être aussi nous regardera-t-on comme des bêtes curieuses. Quoi qu’il en soit, on se tirera sains et saufs de cette aventure, à tout prendre rassurante, en dépit de certaines bizarreries qui dépassent notre judiciaire.

— Je le crois aussi ! certifia Dyonis de Saint-Clinal.

— Et moi, je répète, s’entêta Le Buric, que nous sommes sortis de la terre et que La Centauresse navigue dans l’autre monde. Qui sait, peut-être avons-nous fait naufrage et sommes-nous en route pour l’Enfer, que nous avons sans doute bien mérité les uns et les autres.

À ce moment, le capitaine Le Buric roula un poing sur son front, s’arcbouta, et l’on aperçut alors, dans ses gros yeux larmoyants, une expression allant de l’inquiétude la plus vive à l’égarement. Et sa voix rude aussi changeait : on eût dit qu’elle sortait d’un trou profond.

— Il y a des chauves-souris dans les voiles. Voyez, regardez au bonnet de cacatois cette face camarde qui ricane. Une main de squelette pêche des âmes avec un fil hameçonné. La cale est pleine d’un rire infernal… Et ces machines qui nous cassent la tête de leur aile tournante… l’escadrille du diable ! la voilà, la voilà…

Le vieux marin prononça des paroles encore plus incohérentes devant ses compagnons atterrés, autant par la démence de ses propos que par celle des regards. Enfin, Le Buric revint par ces paroles à quelque chose de plus intelligible :

— Priez ! P. Loumaigne, priez pour vous, pour nous tous qui sommes outres pleines de péchés !

Le maître de manœuvre vint informer le commandant d’une dérive légère. Le vieux loup de mer reprit aussitôt son regard lucide. Le chevalier qui l’observait eut l’impression que le capitaine venait de passer, sans transition, d’une personnalité dans une autre. Il le vit s’éloigner d’un pas tranquille avec le bas officier et donner posément ses ordres. À son front perlaient des gouttes de sueur.

Aucun incident ne marqua les instants qui suivirent. Maître Pintarède nommait au père Loumaigne les palmiers qui formaient un bois frais et luisant sur les hautes pentes de la côte ouest : lataniers, coryphas, cocotiers, cycas. Ce qui l’étonnait à l’extrême, c’était d’apercevoir, admirablement étagés sur les montagnes les hautes silhouettes des Araucaria excelsa. Ce conifère n’avait encore été signalé que dans les Andes de l’Amérique du Sud.

Cependant La Centauresse approchait du but.

Un bateau, petit comme une flûte et qui portait en son milieu une cheminée fumante, avançait vers la goélette, traînant après elle de grandes barcasses.

Le myrmidon de fer se décocha de nouveau vers le navire des Marseillais. Le Buric, voyant cela, s’empara du porte-voix. Celui du myrmidon, une fois arrêté, commanda :

— Capitaine de La Centauresse, quand vous serez entre les deux bouées bleues, tout l’équipage, tous les passagers devront descendre à bord de nos embarcations.

— Moins le quart et le service ! objecta Le Buric.

— Tout le monde. Le capitaine seul attendra notre inspection.

— Mais…

— S’il reste un seul homme, nous vous coulons !

— Sacré tonnerre ! hurla le capitaine, hors de lui, notre navire ne peut être abandonné ainsi. Dans aucun port du monde cela n’est exigé. Nous ne saurions accepter des ordres contraires aux usages de la marine. Nous sommes sous pavillon du Roi de France et le Roi de France sait venger les affronts faits à son pavillon.

— Les ordres sont donnés, reprit le porte-voix. Si vous ne jetez point l’ancre à hauteur de nos embarcations, nous vous pulvérisons. Ce ne sera pas long. Dixi !

Le myrmidon filait déjà, laissant derrière lui un sillage droit comme une raie tracée par un bon laboureur.

Tout en grommelant, le capitaine Le Buric commanda une manœuvre. Puis, s’adressant au père Loumaigne qui lisait son bréviaire pour calmer l’agitation de son esprit :

— Je ferai sauter le diable, moi, je vous le promets !

— Ah bah !

— Ah bah ! oui, mon père, le diable.

— Et comment ?

— Dans une poêle, la poêle à la mère Nicolas.

— Capitaine Le Buric, je ne comprends pas.

Le vieux marin gloussa de rire. Apercevant le maître artilleur :

— Géromet, ordonna-t-il, faut mettre la mèche à un baril de poudre. Sans observation, allez.

Le marin courut exécuter l’ordre.

— Quoi, malheureux ! s’écria le P. Loumaigne, vous voulez faire sauter La Centauresse !

— Oui, mon père, et le diable avec ! Ah ! ah ! on rira…

— Je suis heureux, reprit habilement le Jésuite, de vous entendre plaisanter ainsi. Cela me rassure.

— Je ne plaisante pas, père profès. Je vous ferai tous descendre dans les embarcations de Satan, tous, sauf l’Onésime Pintarède qui sera attaché au grand mât. Et je mettrai l’étincelle aux poudres. Vous verrez un beau feu d’artifice et le diable dans sa fournaise. Par la Sainte-Barbe, on rira !

Le capitaine alluma sa pipe, cracha plusieurs fois en égarant ses regards dans le vide.

— Il est fou ! dit à part lui le révérend père. Il ne manquait que cela ! Dieu nous ait en sa sainte garde.

Le chevalier et le lieutenant Tamarix, à l’écart écoutaient une rumeur lointaine et qui semblait venir du ciel.

Maître Onésime Pintarède, la bouche en cœur, arrivait avec son bel habit ponceau et ses lunettes cerclées d’or.

Et le soleil, cependant, commençait à teindre l’horizon du couchant de l’or liquide et du rouge saturnien des grands crépuscules d’été.