L’Île de la raison/Acte II
Acte II
modifierScène première
modifierFONTIGNAC, BLAISE, SPINETTE
Ils entrent comme se caressant.
Viens donc, qué je t’embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d’une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi : en un mot ; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure.
Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas : mais j’avoue qu’aujourd’hui mon cœur est bien disposé pour toi ; je te dois autant que tu dois à Blaise.
Les biens mé pleuvent donc dé tous côtés.
Pargué ! j’ons bian de la satisfaction de tout ça : j’ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie ; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian : et velà trois malades qui sont devenus médecins ; car vous êtes itou médeceine envars les autres, Mademoiselle Spinette.
Hélas ! je ne demande pas mieux que de leur rendre service.
Ah ! jé lé crois ; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n’a qué faire dé récommandation.
Ça est admirable ! Comme on deviant honnêtes gens avec cette raison !
Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l’âmé.
Et la mienne est si bian reposée !
La raison est un si grand trésor.
Morgué ! ne le pardez pas, vous ; ça est bian casuel1 entre les mains d’une fille.
Je vous suis bien obligée de l’avertissement.
Alle me charme, Monsieu de Fontignac ; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes.
Jé m’estimérais bien fortuné dé l’être autant qu’elle.
Encore ? un Gascon modeste ! oh ! queu convarsion ! Allons, ou êtes purgé à fond.
Scène II
modifierMÉGISTE, FONTIGNAC, BLAISE, SPINETTE, LE MÉDECIN
Messieurs, voilà un de vos camarades qui m’a demandé en grâce de vous l’amener pour vous voir.
Eh ! où est-il donc ?
Jé né l’aperçois pas non plus.
Me voilà.
Ah ! je voyais queuque chose qui se remuait là ; mais je ne savais pas ce que c’était. Je pense que c’est noute médecin ?
Lui-même.
Allons ! mes amis, il faut tâcher de le tirer d’affaire.
Eh ! Mademoiselle, je ne demande pas mieux ; car en vérité, c’est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays.
Né comptez pas l’estimé dé ces fous.
Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre ?
Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici ?
Non ; mais mon bien, que deviendra-t-il ?
Queu pauvreté avec son bian ! c’est comme un enfant qui crie après sa poupée. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velà garni pour son été et pour son hivar ; le voilà fourré comme un manchon. Vous varrez, vous varrez.
Dites-lui ce qu’il faut qu’il fasse pour redevenir comme il était.
Voulez-vous que ce soit moi qui le traite ?
Sans douté ; l’honnur vous appartient ; vous êtes lé doyen dé tous.
Eh ! morgué, pus d’honneur, je n’en voulons pus tâter ; et je sais bian que je ne sis qu’un pauvre réchappé des Petites-Maisons.
Rémettons donc cet estropié d’esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté.
Moi, Messieurs ! c’est à moi à me taire où vous êtes.
Eh ! mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre.
Oh dame, il faut que l’humilité marche entre nous ; je nous mettons bas pour rester haut. Ça vous passe, mon mignon ; et j’allons, pisque ma compagnée l’ordonne, vous apprenre à devenir grand garçon, et le tu autem2 de voute petitesse : mais je vas être brutal, je vous en avartis ; faut que j’assomme voute rapetissement avec des injures : demandez putôt aux camarades.
Oui, votre santé en dépend.
Quoi ! tout votre secret est de me dire des injures ? Je n’en veux point.
Oh bian ! gardez donc vos quatre pattes.
Mais essayez, petit homme, essayez.
Des injures à un docteur de la Faculté !
Il n’y a ni docteur ni doctraine ; quand vous seriez apothicaire.
Voyons donc ce que c’est.
Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maître Blaisé, et l’écoutons.
Premièrement, faut commencer par vous dire qu’ou êtes un sot d’être médecin.
Voilà un paysan bien hardi.
Hardi ! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fâcher, étiez-vous en ménage, aviez-vous femme là-bas ?
Non, je suis veuf ; ma femme est morte à vingt-cinq ans d’une fluxion de poitrine.
Maugré la doctraine de la Faculté ?
Il ne me fut pas possible de la réchapper.
Avez-vous des enfants ?
Non.
Ni en bien ni en mal ?
Non, vous dis-je. J’en avais trois ; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans.
Peste soit du docteur ! Eh ! de quoi guarissiez-vous donc le monde ?
Vous avez beau dire, j’étais plus couru qu’un autre.
C’est que c’était pour la darnière fois qu’on courait. Eh ! ne dites-vous pas qu’ou êtes riche ?
Sans doute.
Eh mais, morgué, pisque vous n’avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d’être médecin. Encore est-ce, quand c’est la pauvreté qui oblige à tuer les gens ; mais quand en est riche, ce n’est pas la peine ; et je continue toujours à dire qu’ou êtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls.
Mais enfin…
Cadédis, bous né tuez pas mieux qu’il raisonne.
Assurément.
Ah ! je m’en vais. Ces animaux-là se moquent de moi.
Il n’a pas laissé que d’être frappé, il y reviendra.
Scène III
modifierBLECTRUE, FONTIGNAC, BLAISE, SPINETTE
Ah ! voilà l’honnête homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumière. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras.
Oh ! je lui ai déjà rendu mes grâce.
Et moi, je les rends aux dieux de l’état où vous êtes. Il ne s’agit plus que de vos camarades.
Je venons d’en rater un tout à l’heure ; et les autres sont bian opiniâtres, surtout le courtisan et le phisolophe.
Pour moi, j’espère que je ferai entendre raison à ma maîtresse, et que nous demeurerons tous ici ; car on y est si bien !
Je me proposais de vous le persuader, mes enfants ; dans votre pays vous retomberiez peut-être.
Pargué ! noute çarvelle serait biantôt fondue. La raison dans le pays des folies, c’est comme une pelote de neige au soleil. Mais à propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue : tantôt, en passant, j’ons rencontré une jeune poulette du pays, tout à fait gentille, ma foi, qui m’a pris la main, et qui m’a dit : vous velà donc grand ! Ça vous va fort bian ; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir ; et pis : mon biau garçon, regardez-moi ; parmettez que je vous aime. Ah ! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris ; ce n’est pas moi qui baille les parvilèges, c’est moi qui les demande. Et pis vous êtes venu, et j’en avons resté là. Qu’est-ce que ça signifie ?
Cela signifie qu’elle vous aime et qu’elle vous en faisait la déclaration.
Une déclaration d’amour à ma parsonne ! et n’y a-t-il pas de mal à ça ?
Nullement. Comment donc ? c’est la loi du pays qui veut qu’on en use ainsi.
Allons, allons, vous êtes un gausseux.
Monsieur Blectrue aime à rire.
Non, certes, je parle sérieusement.
Mais dans lé fond, en France céla commence à s’établir.
Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes ! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle ?
D’ordinaire effectivément ellé n’est pas robuste.
Morgué ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses à la renvarse.
Que deviendra la faiblesse si la force l’attaque ?
Adieu la voiture3 !
Que deviendra l’amour, si c’est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d’en surmonter les fougues ? Quoi ? vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes ! Et si elles y succombent, qu’avez-vous à leur dire ? C’est vous en ce cas qu’il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d’amour ! Allez mes enfants, ce n’est pas la raison, c’est le vice qui les a faites ; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l’on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n’y servît qu’à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre.
Morgué ! les femmes n’ont qu’à venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire.
Je vous avoue que j’aurai bien de la peine à m’accoutumer à vos usages, quoique sensés.
Tant pis, je vous regarde comme retombée.
Hélas ! Monsieur, actuellement j’en ai peur.
Eh ! morgué, faites donc vite. Venez à repentance ; velà voute taille qui s’en va.
Oui, je me rends ; je ferai tout ce qu’on voudra ; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m’aimer, je vous en prie sérieusement.
Vous êtes bien pressante.
Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue ; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d’éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maîtresse gémit ; permettez que je travaille à la tirer d’affaire ; je veux lui parler.
Laissez-moi vous aider itou.
Je vais de ce pas dire qu’on vous l’amène.
Et moi, dé mon côté, jé vais combattré les vertigés dé mon maître.
Scène IV
modifierBLAISE, SPINETTE
Tatigué, Mademoiselle Spinette, qu’en dites-vous ? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci ! Cet amour qu’il faut qu’on nous fasse, à nous autres hommes, qu’il y a de prudence à ça !
Tout me charme ici.
Morgué ! tenez, velà cette fille qui m’a tantôt cajolé, qui viant à nous.
Scène V
modifierSPINETTE, BLAISE, UNE INSULAIRE
Ah ! mon beau garçon, je vous retrouve ; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous êtes.
J’en sis fort ravi aussi. Quant à l’égard du biau garçon, il n’y a point de ça ici.
Pour moi, vous me paraissez tel.
Vous voyez bian qu’alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau ? Je sis d’avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais ?
Assurément.
Souvenez-vous bian que je n’y saurais que faire. (À Spinette.) Je sis bian sévère, est-ce pas ?
Eh quoi ! me trouvez-vous si désagréable ?
Vous ! non… Si fait, si fait. C’est que je rêve. Morgué ! queu dommage de rudoyer ça !
Maître Blaise, la conquête d’une si jolie fille mérite pourtant votre attention.
Oh ! mais il faut que ça vianne ; ça n’est pas encore bian mûr, et je varrons pendant qu’à m’aimera ; qu’alle aille son train.
Aimer toute seule est bien triste !
Ma sagesse n’a pas encore résolu que ça soit divartissant.
Voici, je pense, quelqu’un de vos camarades qui vient ; je me retire, sans rien attendre de votre cœur.
Là, là, ma mie, vous revianrez. Ne vous découragez pas, entendez-vous ?
Passe pour cela.
Adieu, adieu. J’avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j’en ai honte. Adieu.
Scène VI
modifierLA COMTESSE, SPINETTE, BLAISE
Eh bien ! que me veut-on ? Ô ciel ! que vois-je ? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle ? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse.
Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s’agit ici que d’un petit raccommodage de çarviau.
Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n’étions petits que parce que nous manquions de raison ; et ils croyaient juste : cela s’est vérifié.
Quelles chimères ! est-ce que je suis folle ?
Eh oui ! morgué, velà cen que c’est.
Moi, j’ai perdu l’esprit ! À quelle extrémité suis-je réduite !
Par exemple, j’ons bian avoué que j’étais un ivrogne, moi.
Ce n’est que par l’aveu de mes folies que j’ai rattrapé ma raison.
Bon, bon, attrapé ! Faut qu’alle oublie sa figure ! Velà un biau chiffon pour tant courir après ! qu’à pleure sa raison tornée, velà tout.
Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j’en ai après vous, ma chère maîtresse ; mais je me suis rendue.
Pendant qu’un manant comme moi porte l’état d’une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d’animal, une damoiselle de la cour ?
Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour.
Mes larmes m’empêchent de parler.
Velà qui est bel et bon ; mais il n’y a que voute folie qui en varse : voute raison n’en baille pas une goutte, et ça n’avance rian.
Cela est vrai.
Ne vous fâchez pas, ce n’est que par charité que je vous méprisons.
Mais de grâce, apprenez-moi mes folies !
Eh ! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition ? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là, citez-m’en une.
Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse.
Et la beauté ?
Ça fait les femmes si sottes !…
À votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse ?
Madame, vous comptez si bien, que ce n’est pas la peine que je m’en mêle.
Ce n’est pas pour des preunes qu’ou êtes si petite. Vous voyez bian qu’on vous a baillé de la marchandise pour voute argent.
De l’orgueil, de la sottise et de l’étourderie !
Oui, ruminez, mâchez bian ça en vous-même, à celle fin que ça vous sarve de médeçaine.
Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi ; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites.
Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez près du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d’en avoir une bonne tapée.
Aidez-vous, Madame ; songez, par exemple, à ce que c’est qu’une toilette.
Attendez. Une toilette ? n’est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, où il y a des flambiaux, de petits bahuts d’argent et une couvarture sur un miroir ?
C’est cela même.
Oh ! la dame de cheux nous avait la pareille.
Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d’outils pour votre visage qui était sur la vôtre ?
Des outils pour son visage ! Est-ce que sa mère ne li avait pas baillé un visage tout fait ?
Bon ! est-ce que le visage d’une coquette est jamais fini ? Tous les jours on y travaille : il faut concerter les mines, ajuster les œillades. N’est-il pas vrai qu’à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper ? Encore n’en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez ; car, quoique ce fût un regard doux, il s’agissait aussi d’y mêler quelque chose de fier : il fallait qu’un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur ; cela n’est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux : tantôt le doux étouffait le fier. On n’a pas la balance à la main ; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N’allais-je pas répéter toutes vos contorsions ? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d’étourderie et de noblesse dans mes regards. J’en possédais plus d’un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n’avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l’esprit : il faut qu’il m’ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre.
Ah !
Queu tas de balivarnes ! Velà une tarrible condition que d’être les yeux d’une coquette !
Et notre ajustement ! et l’architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré ! et le choix des rubans ! Mettrai-je celui-là ? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci ; je crois qu’il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit ; le blanc, il m’affadit le teint. Que mettra-t-on donc ? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu’elles sont ! La coquetterie reste dans la disette ; elle n’a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche ; les bras tombent de fatigue, il n’y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève : voilà cette tête en état : voilà les yeux armés. L’étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu’on l’aime ? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah ! le beau coup, si on pouvait l’attraper !
Mais de cette manière-là, vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu’ou êtes comme des fusils.
À peu près, mon pauvre Blaise.
Ah ciel !
Elle se lamente. C’est la raison qui bataille avec la folie.
Ne vous troublez point, Madame ; c’est un cœur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n’ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance : qui sont-ils ces gens-là ? de quelle maison ? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi ? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs ; cet air altier avec lequel on prend sa place ; cette évaluation de ce que l’on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci ? Ne fera-t-on que saluer celle-là ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l’on va détruisant d’un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu’ils étaient gras ? Vous n’accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l’empêchait d’être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers ? ils devenaient hagards. Étaient-ils doux ? les voilà bêtes. Étaient-ils vifs ? les voilà fous. À vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces ? ah ! la bamboche ! Était-elle grande et bien faite ? ah ! la géante ! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d’une femme sur des médisances que l’on augmente en les combattant, qu’on ne fait semblant d’arrêter que pour les faire courir, et qu’on développe si bien, qu’on ne saurait plus les détruire.
Arrête, Spinette, arrête, je te prie.
Pargué ! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en même temps. Queu bouffon que ce grand monde ! Queu drôle de parfide ! Faudrait, morgué ! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là. Toutes sortes d’acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n’ont pas d’amiquié pour une face ; une coquetterie qui n’a pas de quoi vivre avec des couleurs ; des bras qui s’impatientont ; et pis de la vanité qui leur dit : courage ! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar ; et pis une balance pour peser cette marchandise : qu’est-ce que c’est que tout ça ?
Achevez, maître Blaise ; cela vaut mieux que tout ce que j’ai dit.
Pargué ! je veux bian. Tenez, un tiers d’œillade avec un autre quart ; un visage qu’il faut remonter comme un horloge ; un étourdi qui viant voir ce visage ; des femmes qui vont à la chasse après cet étourdi, pour tirer dessus ; et pis de la poudre et du plomb dans l’œil ; des naissances qui demandont la maison des gens ; des bourgeoises de comparaison saugrenue : des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras ; un arpent de taille qu’on baille à celle-ci pour un quarquier qu’on ôte à celle-là ; de l’esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon cœur. Y en a-t-il encore ? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie ; ça la fera rire.
Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison.
Spinette, il me dessille les yeux ; il faut se rendre : j’ai vécu comme une folle. Soutiens-moi ; je ne sais ce que je deviens.
Ah ! Spinette, m’amie, velà qui est fait, la marionnette est partie ; velà le pus biau jet qui se fera jamais.
Ah ! ma chère maîtresse, que je suis contente !
Que je t’ai d’obligation, Blaise ; et à toi aussi, Spinette !
Morgué ; que j’ons de joie ! pus de petitesse ; je l’ons tuée toute roide.
Ah ! mes enfants, ce qu’il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c’est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse !
Je vous l’avais promis, et si vous m’en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer ; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes.
Comment, une femme ? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace.
Ne craignez rien ; j’ai retrouvé la raison ici ; je n’en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût ?
Rian que des guenilles. Premièrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné.
Très aimable, et je l’ai remarqué.
Il ne vous sera pas difficile d’en être aimée.
Tenez, il viant ici avec sa sœur.
===Scène VII=== LA COMTESSE, SPINETTE, BLAISE, PARMENÈS, FLORIS
Que vois-je ? Ah ! mon frère, la jolie personne !
C’est pourtant cette bamboche de tantôt.
C’est ma maîtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue.
Quoi ! vous, Madame ?
Oui, Seigneur, c’est moi-même, sur qui la raison a repris son empire.
Et mon petit mâle ?
On travaille à li faire sa taille à ceti-là : le Gascon est après, à ce qu’il nous a dit. .
Je voudrais bien qu’il eût le même bonheur. Et vous, Madame, l’état où vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié.
J’allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci.
Vous ne pouvez, ma chère amie, nous faire un plus grand plaisir ; et si la modestie permettait à mon frère de s’expliquer là-dessus, je crois qu’il en marquerait autant de joie que moi.
Doucement, ma sœur.
Non, Prince, votre joie peut paraître ; elle ne risquera point de déplaire.
Eh ! morgué, à propos, ce n’est pas comme ça qu’il faut répondre ; c’est à li à tenir sa morgue, et non pas à vous. C’est les hommes qui font les pimbêches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu’il en fera.
Comment ? je ne l’entends pas.
Madame, c’est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiège ; c’est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue.
L’homme ici, c’est le garde-fou de la femme.
La pratique de cet usage-là m’est bien neuve ; mais j’y ai pensé plus d’une fois en ma vie, quand j’ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes.
Ainsi, ma chère amie, si vous aimiez mon frère, ne faites point de façon de lui en parler.
Oui, oui, cela est extrêmement juste.
Cela m’embarrasse un peu.
Prenez garde, j’ai pensé retomber avec ces petites façons-là.
Comme vous voudrez.
Mon frère, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu’elle est étrangère, et qu’elle mérite plus d’égards qu’une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse.
Je sis discret itou, moi.
Et moi aussi, et je sors.
Allons voir si voute petit mâle de tantôt est bian avancé.
Je le souhaite beaucoup. Adieu, chère belle-sœur.
Scène VIII
modifierLA COMTESSE, PARMENÈS
Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma sœur vous donne, et de l’amitié qui commence si bien entre vous deux.
Je n’ai rien vu de si aimable qu’elle, et… toute sa famille lui ressemble.
Nous vous sommes obligés de ce sentiment ; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier.
Hem ! oui.
De quoi s’agit-il, Madame ? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre ? Il n’y a personne ici qui ne s’empresse à vous être utile.
Vous avez bien de la bonté.
Parlez hardiment, Madame.
Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres.
Sans doute que les nôtres vous paraissent préférables ?
Je suis pénétrée de leur sagesse ; mais…
Quoi ! Madame ? achevez.
J’étais accoutumée aux miennes, et l’on perd difficilement de mauvaises habitudes.
Dès que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tôt.
Cela est vrai, et personne ne m’engagerait plus vite à y renoncer que vous.
Voyons, puis-je vous y aider ? Je me prête autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore.
Vous la nommez bien ; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même ?
Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons.
Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l’a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n’être pas encore bien affermie.
Eh ! quelles sont-elles ? Donnez-m’en seulement l’idée ; aidez-moi à savoir ce que c’est.
Si j’avais de l’inclination pour quelqu’un, par exemple ?
Eh bien ! cela n’est pas défendu : l’amour est un sentiment naturel et nécessaire ; il n’y a que les vivacités qu’il en faut régler.
Mais cette inclination, on m’a dit qu’il faudrait que je l’avouasse à celui pour qui je l’aurais.
Nous ne vivons pas autrement ici ; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu’un ?
Oui, Prince.
Il y a toute apparence qu’on n’y sera pas insensible.
Me le promettez-vous ?
On ne saurait répondre que de soi.
Je le sais bien.
Et j’ignore pour qui votre penchant se déclare.
Vous voyez bien que ce n’est pas pour un autre. Ah !
Cessez de rougir, Madame ; vous m’aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vôtre.
Vous êtes aussi généreux qu’aimable.
Et vous, aussi aimée que vous êtes digne de l’être. Je vous réponds d’avance du plaisir que vous ferez à mon père quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l’état où vous êtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, Madame. Vous et les vôtres, vous m’appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie ; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici ; mon nom est Parmenès, et l’on ne m’en donne point d’autre. On a bien de la peine à détruire l’orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait ? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu’il n’y a point de justice contre leurs défauts.
Scène IX
modifierPARMENÈS, LA COMTESSE, FONTIGNAC
Ah ! Madame, je vous réconnais ; mes yeux rétrouvent cé qu’il y avait dé plus charmant dans lé monde ! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j’ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j’emmène Madame ; l’esprit dé son frère fait lé mutin, il régimbe ; sa folie est ténace, et j’ai bésoin dé troupes auxiliaires.
Allez, Madame, n’épargnez rien pour le tirer d’affaire.
Il y aura dé la vésogne après lui ; car c’est une cervelle dé courtisan.