Augustin Côté & Cie (p. 16-24).


III

Première concession de l’Île d’Orléans


L’auteur de l’Essai sur l’Île d’Orléans, p. 6, affirme qu’elle faisait d’abord partie de la seigneurie de Beaupré, et qu’elle fut concédée par la compagnie de la Nouvelle-France au sieur Castillon, le 15 janvier, 1636. Nous allons essayer d’éclaircir ce point.

Antoine Cheffault, sieur de la Regnardière, d’abord avocat au parlement de Paris, demeurant en la paroisse de Saint-Jean-en-Grève, rue Sainte-Croix de la Bretonnière, plus tard secrétaire de la compagnie de la NouvelleFrance, et résidant à Québec, vers 1663, fut le premier concessionnaire de la terre ou seigneurie appelée de Beaupré, parce qu’on y avait remarqué des prairies très étendues vers le Cap-Tourmente et en deçà. Le gouverneur du temps, monsieur de Montmagny, fut chargé de le mettre en possession de cette grande étendue de terre. Aux termes de ses lettres de concession, il était obligé d’y établir, tous les ans, un certain nombre de familles. Mais il essaya en vain d’amener de France une colonie afin de mettre en culture son vaste domaine. L’entreprise ne réussit pas ; ses affaires mêmes en souffrirent ; il négligea Sa Seigneurie, et fut de plus obligé de s’en défaire, après avoir vainement tenté de la faire exploiter par une association de marchands. Voilà ce que constatent les documents que nous avons sous les yeux.

Le sieur Jacques Castillon, bourgeois de Paris, demeurant rue de Monceaux, paroisse Saint-Gervais, (voir le Mercure Français, tome XIV, p. 246,) fut un des premiers associés de la compagnie de la Nouvelle-France, et, pour promouvoir l’œuvre de la colonisation avec plus de célérité, il prit, en effet, en concession, l’Île d’Orléans, au bureau de la compagnie, le 15 janvier, 1636. (Mémoires des Commissaires, tome V, page 88.) Ni l’un ni l’autre de ces titres de concession ne fait mention de l’union de la seigneurie de Beaupré à celle de l’Île d’Orléans ; bien loin de là, les deux concessionnaires prennent chacun un titre séparé et distinct, le même jour.

Cependant, plus tard, MM. Cheffault et Castillon ayant formé une société, avec six autres bourgeois de Paris, savoir : François Fouquet et Charles de Lauzon, conseillers d’État ; Berruyer, écuyer, sieur de Manselmont, Rogé Duhamel et Juchereau[1], pour l’exploitation des terres et forêts de ces seigneuries, le faible profit, qui en provenait annuellement, était partagé en huit parts. Olivier le Tardif, jeune homme, originaire de Honfleur, sous-commis, qui, dès 1624, servait de truchement à Champlain, — Voir Voyages de Champîain, t. II, chap. 2 ad calcem, — était, en 1650, agent et procureur de la compagnie de Beaupré, qui possédait alors les deux seigneuries de Beaupré et d’Orléans. Enfin, en 1653, Jean de Lauzon était « procureur de la compagnie et en baillait les terres. »

Ces fiefs avaient reçu leurs noms des premiers propriétaires de l’Île et des personnes qu’ils s’étaient associées et que nous avons mentionnées plus haut. Dès qu’ils eurent acquis, de la compagnie du Canada, la propriété de l’Île et de la seigneurie de Beaupré, MM. Cheffault et Castillon déclarèrent, par acte du 29 février, 1636, qu’ils avaient obtenu cette concession pour eux-mêmes et pour MM. François Fouquet et autres ci-dessus mentionnés. C’est cette compagnie de Beaupré et d’Orléans qui, par ses agents et procureurs, concéda les premières terres dans les différentes circonscriptions, seigneuries ou fiefs, que chacun des propriétaires secondaires avait désignés sous des noms de familles qui faisaient revivre en la Nouvelle-France le souvenir de lieux chers à ces grands seigneurs ou à ceux qui s’y rendaient pour y faire des établissements.

On a vu que les premiers associés n’entrevoyant plus les gros profits qu’ils avaient espérés de l’établissement de ces grands domaines, renoncèrent à leurs droits de 1662 à 1668, en faveur de Monseigneur de Laval. Déjà plusieurs des propriétaires primitifs avaient vendu leurs parts ou les avaient aliénées pour des considérations diverses.

Lorsqu’en 1662, au mois de février, Monseigneur de Laval acheta du sieur Julien Fortin de Belle-Fontaine un huitième de la propriété de la seigneurie de Beaupré et de l’île d’Orléans, celui-ci déclara l’avoir acquise de Charles de Lauzon, écuyer, seigneur de Charny.

En 1664, au mois d’août, Sa Grandeur l’évêque de Pétrée acheta, moyennant la somme de 2,400 livres tournois, de MM. Aubert de Lachenaye et Charles Bazire, marchands de la dite ville de Québec, un quart de la seigneurie de Beaupré et de l’île d’Orléans. Il est dit que ces messieurs représentent Jean Rozée de Saint-Martin, fils de Jean Rozée, un des premiers associés de MM. Cheffault et Castillon. Cependant, dans l’acte de société, du 29 février 1636, Jean Rozée ne représentait qu’un huitième de la propriété.

La veuve de François Fouquet avait fait donation, aux Dames de l’Hôtel-Dieu de Québec, de son huitième de la seigneurie qu’elle avait reçue de son mari. Plus tard, le sieur Charles Aubert de Lachenaye acheta cette propriété et la revendit, en août 1664, à Mgr  de Laval. Le même bourgeois vendit, aussi le même jour, à mon dit Seigneur de Pétrée, un autre huitième de cette seigneurie qu’il avait acquis du sieur Olivier Le Tardif, déjà mentionné.

Ce Le Tardif n’était pas un des huit associés pour l’établissement de l’Île ni de la Seigneurie de Beaupré, mais il avait acheté, de MM. Cheffault et ses associés, la part d’un des co-propriétaires qui se refusait de contribuer aux déboursés que nécessitaient les dépenses pour divers travaux, quand il en était requis par les gérants.

Charles Duhamel, probablement fils de Jacques Duhamel, l’un des seigneurs primitifs associés à MM. Cheffault et Castillon, vendit aussi la part qui lui revenait de la succession de son père, probablement un huitième, à Mgr  de Laval, le 20 août 1664. Cette vente fut négociée pareillement par M. Aubert de Lachenaye.

Enfin, c’est en 1668, au mois de février, que la veuve de Sr Georges Berruyer, Dlle Denyse Langlois, vendit au même prélat la part de son époux. Le même jour, Sa Grandeur avait aussi acheté de Sr Antoine Cheffault ses droits, propriété et prétentions sur le dernier huitième des seigneuries de Beaupré et d’Orléans. L’acte en fut conclu et passé à Paris, entre les vendeurs sus-mentionnés et les procureurs de l’Évêque.

Le peu de succès que rencontrèrent leurs efforts, avait ainsi décidé tous les associés à vendre leurs parts, les uns après les autres. Mgr  de Laval, le nouvel acquéreur, en dota de suite le Séminaire de Québec, qu’il fondait vers cette même époque. C’est à peu près aussi dans le même temps que cet entreprenant et zélé pontife fondait, à Saint-Joachim, une école, où les enfants des colons qui voulaient se livrer à l’agriculture, apprenaient, avec la lecture, l’écriture et le calcul, la manière de cultiver les terres, d’exploiter les bois de construction et même quelques autres métiers. (De la Tour, Mémoires, etc.)

L’Île d’Orléans fut bientôt occupée. Cette assertion, les écrivains la justifient par un extrait de la Relation des RR. PP. Jésuites, année 1663, que nous reproduisons :

« L’Isle d’Orléans est remarquable par sa grandeur, ayant plus de quinze lieues de tour. Elle est abondante en grains, qui y viennent de toutes sortes, et avec tant de facilité que le laboureur ne fait que gratter la terre, qui ne laisse pas de lui donner tout ce qu’il veut ; et cela durant quatorze ou quinze ans continuels, sans avoir reposé. »

Puis à la fin du paragraphe suivant, l’auteur, le Révérend Père Jérôme Lalemant, ajoute :

« Cette belle Isle d’Orléans continue à se peupler d’un bout à l’autre… »

Quelques extraits du Journal des Supérieurs de la maison des Jésuites de Québec, plus explicites encore, trouvent naturellement leur place ici.

Sous la date du 22 juin 1646, on y lit : « Le Père Barthélémy Vimont va, à l’isle d’Orléans, choisir des prairies pour les deux maisons religieuses. »

14 janvier, 1648. — « Le Rév. Père de Quen est de retour de la mission de Beauport, du Cap Tourmente et de l’Isle d’Orléans. Il y trouve environ 240 communiants. »

3 juillet, 1653. — « Bénédiction de la chapelle de l’Isle d’Orléans, sous le vocable de la Visitation de la Bienheureuse Vierge Marie, par le Révérend Père Jérôme Lalemant. »

4 novembre, 1665. — « L’Évêque va en visite à l’Isle d’Orléans. »

Déjà, en 1662, il avait visité la côte de Beaupré. Et, probablement, il revint à la ville épiscopale en passant par l’île d’Orléans. L’intendant Talon, qui déploya un si grand empressement à faire défricher et à multiplier les établissements en Canada et notamment à Québec et dans ses environs, n’eût garde de négliger l’île d’Orléans. Aussi, du recensement général de 1666, il appert que si la population de la ville était de 1655 personnes, elle atteignait le chiffre de 471 dans l’Isle. Le Rév. Père de Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France tome III, page 67, donne à l’Île d’Orléans quatorze lieues de tour. Avant lui, Boucher, dans son Histoire Naturelle et véritable du Canada, lui avait assignée une étendue plus grande. Voici comment il s’exprime ;

« Une lieue au-dessous de Québec, la rivière se sépare en deux, et forme la belle isle qu’on appelle Isle d’Orléans. Elle a environ dix-huit lieues de tour, dans laquelle il y a plusieurs habitans. »

Remarquons que le capitaine Boucher écrivait en 1663 :

« Les terres y sont bonnes, ajoutait-il, il y a aussi quantités de prairies le long de ses bords… »

Jacques Cartier lui assignait des bornes encore moins acceptables : dix lieues de long sur cinq de large !…

La Hontan, qui n’est pas des mieux renseignés, lui donne sept lieues de long sur trois de large ! Et il ajoute, dans ses Mémoires de l’Amérique, tome Ier, lettre 3e, « que cette île appartient à un fermier-général de France, qui en retireroit mille écus de rente, s’il la fesait valoir lui-même ; …qu’elle est toute entourée d’habitations et qu’il s’y recueille toutes sortes de grains. » Notons que La Hontan écrivait en 1684.

Le colonel Bouchette, dont les travaux sont si précieux, dans sa Topographie du Canada, publiée en 1815, donne à l’île d’Orléans vingt milles en longueur, sur cinq de largeur. Cependant, si nous ouvrons son autre grand ouvrage, Topographical Dictionary, de 1830, il n’accorde à la même île que dix-neuf milles et demi en longueur, sur cinq et demi en largeur.

  1. Juchereau était alors à Paris, mais il était passé en Canada dès 1634 ; il y revint et y mourut à l’âge de 90 ans.