Augustin Côté & Cie (p. 10-16).

II

ARRIVÉE DE CARTIER DANS L’ÎLE




La première mention qui est faite de l’Île d’Orléans dans l’Histoire des Voyages de Jacques Cartier, est à l’occasion de son arrivée entre l’Île et la côte du Nord, lors de son second voyage, en 1535. Nous ne ferons que reproduire intégralement, pour la satisfaction du lecteur, la page du Journal de l’intrépide voyageur. (Second Voyage ; chapitre II.) « Le septième du dit mois (septembre 1535,) nous partîmes de la dite isle (l’Île aux Coudres), pour aller à mont le dit fleuve, et vîmes quatorze isles, (île aux Grues, île aux Oies, île Madame, etc.,) qui étaient distantes de la dite île aux Coudres de sept à huit lieues, qui est le commencement de la terre et province de Canada : desquelles il y a une grande d’environ dix lieues de long et cinq de large, où il y a gens demeurant qui font grande pêcherie de tous les poissons qui sont dans le dit fleuve, selon les saisons, de quoy sera fait ci-après mention. Nous estans posés, et à l’ancre, entre icelle grande isle et la terre du Nord, fûmes k terre et portâmes les deux hommes que nous avions pris le précédent voyage, et trouvasmes plusieurs gens du pays, lesquels commencèrent à fuir, et ne voulant approcher jusqu’à ce que les deux hommes commencèrent à parler… et lorsqu’ils eurent connaissance d’eux, commencèrent à faire grande chère, dansans et faisans plusieurs cérémonies, et vinrent partie des principaux à nos bateaux, lesquels nous apportèrent force anguilles et autres poissons, avec deux ou trois charges de gros mil (blé-d’inde), qui est le pain duquel ils vivent en la dite terre, et plusieurs gros melons… »

Et, plus loin, il ajoute :

« … Et fûmes, outre le dit fleuve, environ dix lieues, costoyans la dite isle, et au bout d’icelle trouvasme un affourg d’eau fort beau et plaisant. »

Selon quelques écrivains du siècle dernier, — et cette assertion a été répétée par ceux de nos jours, — Roberval aurait fait revenir Cartier sur ses pas, pour commencer un établissement dans l’île d’Orléans ; mais, selon d’autres, cette rencontre aurait eu lieu à Saint-Jean de Terreneuve, et c’est là qu’il se serait agi de faire des constructions[1]. Voici sur ce point le témoignage d’un contemporain de Champlain.

Dans la Relation d’un voyage fait par le capitaine Daniel, de Dieppe, en 1629, rapportée à la fin de l’ouvrage, Voyages de Champlain, tome II, p. 362, on lit :

« … En l’an 1541, il (Jacques Cartier) fit un autre voyage comme lieutenant de messire Jean-François de la Roque, sieur de Robert-Val, qui estait lieutenant-général au dit pays, ce fut son troisième voyage où il demeura. Ne pouvant vivre au pays avec les sauvages qui estaient insupportables il s’en délibéra de s’en retourner au printemps, ce qu’il fit en un vaisseau qu’il avait réservé, et estant le travers de l’isle de Terreneuve, il fit rencontre du sieur de Robert-Val, qui venait avec trois vaisseaux, l’an 1542. Il fit retourner le dit Cartier à l’isle d’Orléans, où ils firent une habitation, et y estant demeurés quelque temps l’on tient que Sa Majesté le demanda pour quelques affaires importantes, et cette entreprise, peu à peu, ne sortit aucun effet, pour n’y avoir apporté la vigilance requise"

Au livre III, chap. 24, du Ier vol. des Voyages de Champlain, on lit :

« Nous rangeasme l’île d’Orléans, du costé du sud, distante de la grande terre une lieue et demie, et du coté nort demie lieue, contenant de long six lieues, et de large une lieue ou lieue et demie par endroits. Du costé nort, elle est fort plaisante par la quantité de bois et de prairies qu’il y a, mais il est fort dangereux d’y passer, pour la quantité de pointes de rochers qui sont entre la grande terre et l’Île, où il y a quantité de beaux chesnes et de noyers en quelques endroits, et à l’embouchure des vignes et autres bois comme nous en avons en France. »

Jacques Cartier avait d’abord nommé cette île Bacchus, et c’est lui-même qui, dans un voyage subséquent, en 1537, l’appela Isle d’Orléans. Le sieur de Robertval la désigne aussi sous ce nom en 1542. Plus tard, Champlain donna à une autre île la dénomination de l’Isle de Bacchus. Il savait bien que le nom d’Isle d’Orléans avait prévalu, et, dans ses écrits, il n’en parle que sous ce dernier titre. (Voir tome II, livre II, chapitre 8, des Voyages de Champlain :)

« Le 1er  août, 1624, est arrivé à Québec, le sieur de Caën, et, le 4, il fut au Cap Tourmente, qui lui avait été donné par monseigneur de Montmorency, avec l’Isle d’Orléans et quelques autres îles adjacentes[2]. »

Les naturels appelaient cette île Baccalaos, dit Lahontan ; cependant, ce n’était pas là son vrai nom. D’ailleurs, on trouve que cette appellation était commune aux îles de Terreneuve, du Cap-Breton et à d’autres ; mais on lit quelque part qu’elle était appelée Minigo, par les indigènes, Ekti-me-nonk, c’est-à-dire la grande Île. Plus tard, 1651, lorsque les Hurons s’y établirent, croyant échapper aux persécutions de leurs cruels et perfides ennemis, les Iroquois, elle fut appelée Île Sainte-Marie. (Voir Relations des Jésuites, année 1661, page 9, édition de Québec.)

C’est probablement cette circonstance qui a porté à dédier à Dieu, sous l’invocation de la bienheureuse vierge Marie, la première chapelle qui fut construite en ce lieu. Nous lisons encore dans des mémoires du temps, entre autres, dans un Plan général des Paroisses on Missions, fait en 1686, qu’elle s’appelait Isle Saint-Laurent. C’est sous cette dénomination qu’elle fut érigée en comté et ce titre lui a été longtemps conservé dans les actes publics.

Le Père Lejeune, dans la Relation briève du Voyage de la Nouvelle-France, fait au mois d’avril, 1632, (p. 7, de l’édition de Québec,) parle de cette île de Saint-Laurent, sans dire d’où elle prend ce nom. Le Père Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, tome 1er , page 11, édit. in-4, nous en parle en ces termes :

«… Huit lieues plus haut de l’Isle-aux-Coudres, Cartier en trouva une plus belle et plus grande, toute couverte de bois et de vignes : il l’appela Isle de Bacchus, mais ce nom a été changé en celui d’Orléans. Après lui sont venus des Normands qui ont arraché les vignes, et, à Bacchus, ont substitué Pomone et Cérès : en effet, elle produit de bon froment et d’excellents fruits. »

On commence aussi, en 1720, à y cultiver le tabac et il n’est pas mauvais. (Voir Charlevoix, Journal historique d’un voyage, etc., lettre II.)

Au printemps de 1536, Cartier vint ancrer au-dessous de l’Île d’Orléans, ainsi appelée, dit-il, en l’honneur d’un membre de la famille royale de France, sans faire néanmoins mention des motifs qui ont décidé l’illustre découvreur à faire ce changement. Thévet, Cosmographie universelle, livre 23, p. 1011, est le premier qui nous ait révélé que l’île a reçu cette dénomination, en l’honneur et en souvenir du feu duc d’Orléans, mort en 1575. Il nous semble qu’il est plus naturel de croire que le marin Breton, mû par un sentiment de reconnaissance envers son bienfaiteur, le roi François Ier, a voulu appeler l’île du nom d’Orléans pour perpétuer en la Nouvelle-France le souvenir de la maison d’Orléans, dont descendait l’illustre monarque qui l’avait favorisé, et dont il avait même donné le nom à d’autres établissements, comme France-Prime, Mont-Royal, etc. Roberval avait aussi établi France-Roy. Cartier avait encore nommé Cap-Royal, Cap-d’Orléans, et autres lieux, d’après les noms ou les titres de l’illustre bienfaiteur qui lui donnait des marques si multipliées de son estime et de sa protection. De même, le sieur De Monts, lieutenant du Roi, nomma plus tard Port-Royal chez les Souriquois, aujourd’hui appelés Micmacs. Il serait plus correct de dire que Jacques Cartier, qui avait fait un voyage en Canada en 1541, eut la qualité de lieutenant du sieur de Roberval à qui le roi donna la charge de lieutenant-général de toute l’Amérique. Et, en 1542, le sieur de Roberval vint en personne au Canada, avec six vaisseaux bien équipés de toutes choses nécessaires, et fit une habitation à une isle près Québec qu’il nomma l’Isle d’Orléans. — (Mémoires des Commissaires du Roy, tome V, p. 195.)

  1. On sait qu’il s’arrêta à Kirpon et à d’autres postes. Une île de la passe qui conduit au Hâvre, porte encore son nom.
  2. On avait, longtemps avant cette époque, donné le nom d’Île Saint-Laurent à l’Île du Cap-Breton.