L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 5

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 27-32).


V

LA FIN DE L’AVEUGLE.


Chose étrange en pareille situation : la curiosité fut bientôt chez moi plus forte que la frayeur. Au bout de quelques instants, il me devint impossible de rester en place, et, rampant doucement au bord du fossé, j’allai m’abriter derrière un buisson de genêt, d’où je voyais la route et la porte de l’auberge. J’étais à peine installé dans ce poste d’observation, quand l’avant-garde de l’ennemi se montra : c’étaient sept ou huit hommes qui couraient en désordre, précédés par l’homme à la lanterne. Trois de ces individus allaient ensemble, en se tenant par la main, et bientôt, en dépit du brouillard, je reconnus que, dans ce trio, l’homme du milieu n’était autre que l’aveugle !… Presque aussitôt j’entendis sa voix et m’assurai ainsi que je ne m’étais pas trompé.

« Enfoncez la porte ! criait-il.

— À l’instant !… » répondirent deux ou trois voix.

Il y eut une poussée au seuil de l’Amiral-Benbow. Puis, les assaillants s’arrêtèrent court, et je les entendis se parler en chuchotant, comme s’ils étaient surpris de trouver le passage libre. Mais ce ne fut pas long, car l’aveugle se remit à donner des ordres. Sa voix s’élevait de plus en plus ; il semblait pris d’un accès de rage.

« Entrez donc ! criait-il. Voulez-vous prendre racine ici ?… Qu’attendez-vous maintenant ?… »

Quatre ou cinq des premiers arrivés obéirent à cette injonction ; deux autres restèrent sur la route avec le terrible aveugle. Il y eut un silence, puis une exclamation de surprise, et une voix cria dans la maison :

« Bill est mort !… »

Mais l’aveugle ne fit que les accabler d’injures pour leur lenteur.

« Fouillez-le, tas de lourdauds !… Que les autres montent dans sa cabine et enlèvent le coffre ! Il faut donc tout vous dire ?… »

Je les entendis monter notre vieil escalier avec un tel bruit de gros souliers que la maison devait en être ébranlée. Peu après, nouveaux cris de surprise. La fenêtre de la chambre du Capitaine sauta en pièces avec un vacarme de vitres cassées, et un homme s’y montra, éclairé en plein par la lune. Il s’adressait à l’aveugle, qui attendait sous la fenêtre.

« Pew, criait-il, nous sommes refaits, on a fouillé le coffre avant nous !…

— La chose est-elle encore là ? rugit l’aveugle.

— L’argent y est.

— Au diable l’argent ! Je te parle de la griffe de Flint !…

— Nous ne la trouvons pas…

— Et vous autres, en bas, la trouvez-vous sur Bill ? cria l’aveugle.

À ce moment, un de ceux qui étaient demeurés au rez-de-chaussée, sans doute pour fouiller le cadavre du Capitaine, reparut sur le seuil de la porte.

« Bill a sûrement été déjà fouillé, dit-il, il n’y a plus rien sur lui.

— Ce sont les gens de l’auberge !… C’est le petit garçon, pour sûr !… hurla l’aveugle… Que ne lui ai-je arraché les yeux !… Mais peut-être est-il temps encore !… Les gens étaient là tout à l’heure, puisque la porte se trouvait verrouillée quand je suis venu… Dispersez vous, garçons, et cherchez !…

— Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils ont laissé ici leur chandelle allumée ! dit l’homme à la fenêtre.

— Cherchez !… Fouillez partout ! Démolissez plutôt la maison pierre à pierre !… » reprit Pew en frappant le sol de son bâton.

Ce fut alors un vacarme infernal dans notre vieille auberge : des pas lourds courant dans les chambres, des meubles défoncés, des portes battant de tous côtés, des fenêtres volant en éclats. Puis, l’un après l’autre, les hommes sortirent en déclarant qu’il était impossible de nous trouver.

En ce moment, le même sifflet qui avait tant alarmé ma mère résonna de nouveau dans la nuit, à deux reprises. J’avais supposé que c’était le signal de l’aveugle pour appeler sa bande à l’assaut. Mais je m’aperçus, par la direction d’où venaient les coups de sifflet et par l’effet produit sur les brigands, qu’il s’agissait plutôt de les avertir d’un danger.

« C’est Dirk ! dit l’un des hommes. Et deux coups !… Il va falloir décamper, camarades.

— Qui parle de décamper ? cria Pew. Parce que cet imbécile et ce poltron de Dirk a pris peur ?… Ne le connaissez-vous pas ?… Ne vous occupez pas de son sifflet, cela n’en vaut pas la peine… Il s’agit de trouver ces gens, qui ne peuvent être loin… Je gage que vous avez le nez dessus, tas de chiens !… Damnation ! Si j’avais seulement mes yeux !… »

Cet appel produisit un certain effet. Deux hommes se mirent à battre les buissons autour de l’auberge. Mais il me parut que c’était sans entrain et qu’ils n’oubliaient pas le danger possible annoncé par le sifflet. Quant aux autres, ils semblaient indécis et ne bougeaient pas.

« Tas d’idiots, qui n’avez qu’à tendre la main pour ressaisir des millions et qui les laissez échapper ! disait l’aveugle. Vous savez qu’un chiffon de papier vous ferait aussi riche que des rois, qu’il est là, près de vous, et vous ne grouillez pas ?… Pas un de vous n’a osé seulement affronter Bill !… Il a fallu que ce fût moi, un aveugle !… Et il faut maintenant que je perde une fortune par votre faute !… que je continue à mendier ma misérable vie, au lieu de rouler carrosse, comme ce serait si facile !… Il ne s’agit pourtant que de trouver ces gens, et c’est une entreprise qui demande tout juste autant de courage qu’il y en a dans un ver de biscuit… Eh bien !… ce courage, vous ne l’avez pas !

— Que veux tu, Pew ? nous avons toujours les doublons ! argua l’un des hommes.

— Qui nous dit d’ailleurs que ce bienheureux papier n’est pas déjà enterré quelque part ? reprit un autre. Prends les guinées, Pew, et ne reste pas là à brailler de la sorte… »

Brailler était le mot. Ces objections exaspérèrent l’aveugle à tel point qu’il ne se posséda plus et se mit à donner de grands coups de bâton à ceux qui se trouvaient à sa portée. À leur tour, ils ripostèrent avec des jurons et des menaces effroyables, en essayant mais en vain de lui arracher son bâton.

Cette querelle nous sauva, ma mère et moi. Car soudain j’entendis sur la hauteur, du côté du village, le galop d’une troupe de chevaux, et presque aussitôt un coup de pistolet brilla et retentit sur la falaise. Ce fut le signal de la débandade. Les brigands se mirent à courir de tous côtés, les uns vers la baie, les autres à travers champs. En moins d’une demi-minute, Pew était resté seul. L’avaient-ils abandonné ainsi par un simple effet de leur panique ou pour se venger de ses menaces et de ses brutalités, c’est ce que je ne saurais dire ; mais le fait est qu’il se trouvait en arrière, tapant frénétiquement la route de son bâton, fuyant à tâtons et appelant vainement ses camarades. Bref, après plusieurs tours et détours, il se trompa de chemin, et se mit à courir vers le village, passant à deux pas de moi, et criant :

« Johnny, Chien-Noir, Dirk et les autres, vous n’allez pas abandonner ainsi votre pauvre vieux Pew !… Ce n’est pas possible !… »

Au même instant, le bruit des chevaux se rapprochait, quatre ou cinq cavaliers arrivaient en pleine lumière au haut de la côte, et la descendaient vers nous au grand galop. Pew, comprenant son erreur, fit volte-face et courut droit au fossé dans lequel il roula. Il se releva aussitôt, mais ce fut pour aller, dans son trouble, se jeter sous les pieds mêmes du cheval qui tenait la tête.

Le cavalier essaya de retenir sa monture, mais il était trop tard. Pew s’abattit en poussant un cri terrible ; les durs sabots lui passèrent sur le corps. Il resta un instant penché sur le côté, comme il était tombé, puis s’inclina lentement sur la face et ne bougea plus.

J’avais déjà quitté mon abri, appelant les cavaliers, qui s’arrêtaient un à un, frappés d’horreur par l’accident. C’étaient des douaniers montés, que notre messager venait de rencontrer en se rendant chez le docteur Livesey, et qu’il avait eu l’esprit d’avertir du danger que nous courions. Leur chef, l’inspecteur Dance, avait déjà eu quelque nouvelle du cotre mouillé au Trou-de-Kitts, et, à tout hasard, il avait ce soir-là dirigé sa ronde vers ces parages. C’est sûrement à cette circonstance que nous devions la vie, ma mère et moi.

Quant à Pew, il était mort et bien mort.

Un peu d’eau fraîche suffit à ranimer ma mère ; elle ne fut pas plus tôt remise de son épouvante et rentrée au village, qu’elle se mit à déplorer la perte des quelques guinées qui manquaient à son compte.

Pendant ce temps, l’inspecteur Dance poursuivait sa route à toute bride vers le Trou-de-Kitts ; mais, avec ses hommes, il dut bientôt mettre pied à terre pour trouver le sentier qui descendait au fond du vallon et se garder contre une embuscade possible ; il fut donc un peu surpris en arrivant à la crique de constater que le cotre avait déjà levé l’ancre, quoiqu’il fût encore à portée de la voix. L’inspecteur le héla. On lui répondit de ne pas rester au clair de la lune, s’il ne tenait pas à avoir du plomb dans l’aile, et au même instant une balle siffla à son oreille.

Bientôt le cotre dépassa la pointe de la baie et disparut, tandis que M. Dance, selon sa propre expression, restait à la côte comme un poisson laissé par la marée. Tout ce qu’il put faire fut d’envoyer un de ses hommes à Bristol pour signaler le cotre.

« Et à quoi bon ? je vous le demande, ajoutait-il. Les voilà hors d’affaire et il n’y a plus à en parler… C’est égal, je suis tout de même content d’avoir écrasé les cors de maître Pew… »

Car il savait maintenant toute l’histoire. J’étais revenu avec lui à l’Amiral-Benbow, et l’on ne saurait imaginer une maison dans un plus triste état. Dans leur fureur de ne pas nous trouver, les brigands avaient brisé et jeté à terre jusqu’à l’horloge. Quoiqu’ils n’eussent rien pris que le sac d’or du capitaine et ce qui se trouvait de monnaie dans le comptoir, un pareil désastre équivalait pour nous à la ruine. M. Dance ne comprenait rien à la rage qui avait évidemment animé les misérables.

« Vous dites qu’ils ont pris l’argent ? me disait-il. Mais alors, que cherchaient-ils de plus ? d’autre argent ?…

— Non, monsieur ; je ne le crois pas… M’est avis qu’ils cherchaient autre chose, et que cette chose je l’ai ici, dans la poche de ma veste… même je ne serais pas fâché de la mettre en sûreté.

— Bonne idée, mon garçon, excellente idée ! Voulez-vous me la remettre ?

— J’avais pensé que peut-être le docteur Livesey…

— Parfaitement, reprit l’inspecteur sans manifester la plus légère contrariété. Un gentleman, un juge de paix, est précisément la personne à qui vous pouvez confier ce dépôt. Et maintenant que j’y pense, je ne ferai pas mal d’aller lui déclarer la mort de ce Pew. On a si vite inventé des histoires contre nous autres officiers de la douane… Si vous voulez, Hawkins, je vous emmène avec moi. »

Je le remerciai de grand cœur de son offre et nous revînmes au village, où les chevaux attendaient. Tandis que je faisais part à ma mère de ces arrangements, les douaniers se mettaient en selle. M. Dance me fit placer en croupe derrière celui de ses hommes qui était le mieux monté ; puis il donna le signal du départ, et nous nous mîmes en route au grand trot pour la maison du docteur.