L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 34

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 171-175).


XXXIV

CONCLUSION.


Le lendemain matin, dès la première heure, nous nous mîmes à l’ouvrage, car le transport de cette énorme masse d’or à l’Hispaniola n’était pas une petite affaire pour un si faible nombre d’hommes. Les trois individus qui se trouvaient encore dans l’île ne nous troublaient guère. Une seule sentinelle, l’arme au bras, sur le versant de la colline, suffirait à les tenir en respect, et nous ne doutions pas qu’ils ne fussent las de l’état de guerre. Notre travail marcha donc à souhait. Gray et Ben Gunn allaient et venaient, avec la chaloupe, de la crique à l’Hispaniola, tandis que nous étions occupés à transporter le trésor de la caverne à la grève. Deux des barres d’or attachées à un bout de corde étaient tout ce qu’un homme pouvait porter ; encore allait-il lentement avec ce poids sur les épaules. Quant à moi, on m’avait chargé de mettre en sacs l’or monnayé, et c’est à quoi je m’employais tout le jour dans la caverne.

On m’avait chargé de mettre en sac l’or monnayé.
On m’avait chargé de mettre en sac l’or monnayé.
On m’avait chargé de mettre en sac l’or monnayé.

C’était une étrange collection, qui ressemblait à celle de Billy Bones pour la diversité des monnaies, mais était infiniment plus variée, comme elle était des milliers de fois plus considérable. Je me souviens du plaisir que je trouvais, pour me reposer de mon travail, à trier les monnaies et à les assortir. Pièces françaises, anglaises, espagnoles, portugaises, georges, louis, doublons, guinées, moïdores, sequins, pièces de huit, effigies de tous les souverains du monde, monnaies orientales marquées de signes cabalistiques, les unes rondes, les autres carrées ou octogones, d’autres encore percées d’un trou pour y passer un cordon, — il y en avait de tous les genres, de tous les modules, de toutes les variétés. Quant au nombre, il était si grand, que les doigts me faisaient mal à force de les compter, et que j’avais le dos brisé à me tenir ainsi courbé.

Ce dur travail dura plusieurs jours. Chaque soir nous avions charrié une fortune à bord, et une autre fortune nous attendait le lendemain. Et pendant tout ce temps les trois rebelles survivants n’avaient pas donné signe d’existence.

Enfin, un soir que le docteur se promenait avec moi sur le versant de la colline qui domine les basses terres de l’île, le vent nous apporta du bas-fond plongé dans les ténèbres au-dessous de nous comme un chant ou un cri. Puis tout retomba dans le silence.

« Ce sont ces malheureux ! dit le docteur. Que le ciel leur pardonne !…

— Ils sont ivres, » dit Silver derrière nous.

Silver, j’ai oublié de le dire, jouissait de la plus entière liberté ; en dépit des rebuffades quotidiennes du squire et du capitaine, il semblait se considérer plus que jamais comme un serviteur fidèle et privilégié. En vérité, je ne pouvais m’empêcher d’admirer parfois la patience inaltérable avec laquelle il supportait ces coups de boutoir, et la politesse invariable qu’il mettait à se rendre utile ou agréable à tout le monde. Il n’arrivait pourtant qu’à se faire traiter comme un chien, si ce n’est peut-être par Ben Gunn, qui avait encore une peur bleue de son ancien quartier-maître, et par moi, qui lui devais assurément quelque chose, quoique, à vrai dire, j’eusse aussi le droit de penser de lui pis que les autres, l’ayant vu sur le plateau en train de ruminer une nouvelle trahison. Ce fut donc assez rudement que le docteur lui répliqua :

— Ivres ou délirants de fièvre.

— Vous avez raison, Monsieur, dit Silver ; mais, après tout, peu importe que ce soit l’un ou l’autre.

— J’ai de votre humanité, maître Silver, une trop médiocre idée pour attendre de vous autre chose que de la surprise, reprit ironiquement le docteur ; mais je vous déclare que si j’étais certain qu’ils fussent délirants, comme je suis moralement sûr que l’un d’eux au moins est malade de la fièvre, je quitterais le camp et, à tout risque, j’irais donner mes soins à ces pauvres diables.

— Sauf votre respect, Monsieur, vous auriez tort, répliqua Silver. Vous y laisseriez la vie, croyez-moi, et elle vaut mieux qu’un tel sort. Je suis avec vous maintenant, — le cœur et la main, — je ne voudrais pas voir notre parti perdre un homme, et surtout que cet homme fût vous, docteur, à qui je dois tant. C’est pourquoi je vous avertis que ces gens sont incapables de tenir leur parole, — même supposé qu’ils en eussent envie. Et qui plus est, ils sont même incapables de croire que vous tiendrez la vôtre…

— Parbleu ! cela vous va bien de parler ainsi, dit le docteur, et vous nous avez montré comment vous tenez une promesse. »

Ce soir-là, du reste, nous n’entendîmes plus rien qui indiquât la présence des rebelles. Une autre fois, l’écho lointain d’un coup de fusil nous arriva, et nous supposâmes qu’ils chassaient.

Un conseil fut tenu pour décider de leur sort, et il fut résolu de les abandonner dans l’île, — à la grande joie de Ben Gunn et à l’entière approbation de Gray. En conséquence, nous laissâmes dans la caverne, pour leur usage, une grande quantité de poudre, la plus grande partie du chevreau salé, une caisse de médicaments, des objets de première nécessité, tels que vêtements, outils, une toile à voile, deux ou trois brasses de corde, et enfin — sur le désir expressément formulé par le docteur — un beau présent de tabac.

Ce fut le dernier acte de notre séjour dans l’île. Le trésor était embarqué, nous avions pris de l’eau et la quantité de viande salée que nous jugions nécessaire à nos besoins. Un beau matin, nous levâmes l’ancre, non sans peine, car nous n’étions que trois au cabestan, et nous sortîmes de la baie du Nord, avec le même pavillon flottant à notre corne que le capitaine avait arboré sur le blockhaus.

Les trois proscrits nous avaient observés de plus près que nous ne pensions, comme ils le prouvèrent bientôt, car, en sortant de la passe, nous eûmes à ranger de très près la pointe sud, et, comme nous la longions, nous les vîmes tous trois à genoux sur le sable, les bras tendus vers nous d’un air suppliant.

Cela nous faisait mal de les abandonner ainsi dans cet état lamentable. Mais nous ne pouvions pas courir le risque d’une seconde révolte, et les ramener en Angleterre pour y être pendus semblait une assez pauvre faveur. Le docteur les héla donc et leur dit que nous leur avions laissé des provisions, en leur indiquant l’emplacement de la caverne. Mais ils n’en continuèrent pas moins à nous appeler chacun par notre nom, en nous suppliant, pour l’amour de Dieu, d’avoir pitié d’eux et de ne pas les condamner à périr dans cet affreux désert.

Enfin, voyant que le schooner poursuivait sa route, l’un d’eux, je ne sais lequel, sauta vivement sur ses pieds en poussant un cri rauque, épaula son fusil et nous envoya une balle, qui siffla sur la tête de Silver pour aller se perdre dans la grande voile.

Dès lors nous eûmes soin de nous abriter derrière les bastingages. Quand je relevai la tête pour regarder, ils avaient disparu sur le promontoire, et le promontoire même s’effaçait au loin. Vers midi, nous avions perdu de vue le pic le plus élevé de l’Île au Trésor.

Nous nous trouvions si peu nombreux à bord, que tout le monde était obligé de mettre la main à la pâte. Le capitaine seul restait couché à l’arrière sur un matelas, pour donner ses ordres. Il entrait en convalescence, mais avait encore besoin de soins et de repos. Nous ne pouvions entreprendre de revenir à Bristol sans un nouvel équipage. Aussi nous dirigeâmes-nous d’abord vers la côte la plus voisine, dans l’Amérique du Sud ; et bien longtemps avant d’y arriver, nous avions été tous mis sur les dents par deux tempêtes suivies de vents contraires. Mais enfin le port se montra devant nous. Le soleil allait se coucher quand nous jetâmes l’ancre dans une charmante baie, pour nous voir bientôt entourés de canots chargés de nègres, de mulâtres et d’indiens, qui nous offraient des fruits et des légumes ou proposaient de plonger pour la moindre pièce de monnaie. La vue de toutes ces faces épanouies, la saveur des fruits tropicaux et surtout les feux qui commençaient à briller dans la ville, faisaient un contraste délicieux aux tragiques spectacles que nous avions eus dans l’île. Aussi le docteur et le squire ne voulurent-ils pas attendre pour aller à terre, et ils me prirent avec eux. Ils rencontrèrent le commandant d’un navire de guerre anglais, lièrent connaissance avec lui, allèrent à son bord, et apparemment s’y trouvèrent si bien, qu’il faisait grand jour quand nous revînmes à l’Hispaniola.

Ben Gunn était de garde sur le pont. À peine nous eut-il vus qu’il entama toute une confession, avec les plus absurdes grimaces. Silver était parti, avec sa connivence, dans un canot du port. Il nous jurait maintenant n’avoir consenti à cette évasion que pour sauver nos vies, qui auraient été en grand péril si « l’homme à une jambe » était resté à bord. Mais il y avait encore autre chose. Le cuisinier n’était pas parti sans biscuit. En perçant une cloison, il avait réussi à prendre un sac d’or, contenant peut-être huit à dix mille guinées, et l’avait emporté pour subvenir à ses frais de voyage.

Tout compte fait, nous nous trouvâmes satisfaits d’être débarrassés de lui.

Ce fut le dernier incident notable de notre voyage. Nous n’eûmes pas de peine à compléter notre équipage, nous rencontrâmes des vents favorables, et l’Hispaniola arriva à Bristol comme M. Blandly se préparait à mettre à la voile pour venir à notre recherche. Nous ramenions le trésor à peu près complet, mais de tous ceux qui étaient partis le chercher, cinq seulement rentraient au port.

Selon les conventions arrêtées entre le squire et le docteur, l’État et les pauvres eurent avant tout leur part. Puis chacun de nous reçut la sienne, pour s’en servir sagement ou follement, selon son humeur. Le capitaine Smollett s’est toujours ressenti des suites de sa blessure ; devenu moins propre au service, le rude et loyal marin s’est résigné à quitter la mer. Il vit retiré près de Bristol. Gray non seulement sut garder son argent, mais, pris d’une ambition soudaine, se mit à étudier sa profession ; il est maintenant second officier d’un schooner où il a une part de propriété : marié, de plus, et père de famille. Ben Gunn eut ses mille livres sterling, qu’il mangea ou perdit en trois semaines, ou, pour parler exactement, en dix-neuf jours, car le vingtième on le vit reparaître sans le sou. On lui donna alors une place de garde-chasse, — précisément ce qu’il craignait tant quand je le rencontrai dans l’île. Il est juste de dire qu’il s’en arrangea très bien. Il vit encore, très aimé dans le pays, quoique généralement considéré comme un jocrisse.

On n’a plus entendu parler de Silver. Ce terrible marin à une jambe ne joue plus aucun rôle dans ma vie. Je me plais à croire qu’il a retrouvé sa vieille négresse et qu’il vit en paix dans quelque coin, avec elle et son perroquet.

Autant que je puis le savoir, l’argent en barre et les armes sont encore dans l’île, à l’endroit où Flint les a enfouis. Je suis, pour mon compte, parfaitement décidé à les y laisser. Pour rien au monde on ne me ferait recommencer une expédition pareille. Mon pire cauchemar est encore d’entendre des lames se jeter sur les brisants, et il m’arrive de me réveiller en sursaut avec la voix perçante de capitaine Flint me criant aux oreilles : « Pièces de huit… »

Ai-je besoin de dire avec quelle joie ma pauvre mère me vit revenir, avec quel bonheur je la retrouvai, et combien il me parut bon et doux de lui assurer à côté de moi une existence heureuse et tranquille !

Le docteur s’était attaché à moi, et je lui avais voué de mon côté une admiration et une affection passionnées. Il a entrepris de refaire mon éducation, et il prétend qu’il est sûr d’y réussir. Selon lui, il n’est jamais trop tard pour bien, pour mieux faire. Son ambition serait de faire de moi un médecin instruit. « C’est dans cette profession-là seulement, dit-il pour m’encourager, qu’un homme de bon propos peut être à lui tout seul utile à son prochain. » Le squire est de son avis, et le lecteur pensera comme moi que je n’avais rien de mieux à faire que de me laisser guider dans la vie par ces deux honnêtes gens.