L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 2

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 11-16).


II

CHIEN-NOIR SE MONTRE ET DISPARAÎT.


Peu de temps après cet incident, survint le mystérieux événement qui devait nous débarrasser du Capitaine, mais non pas, comme on le verra, des conséquences de son séjour. L’hiver était des plus rudes ; les fortes gelées succédaient aux tempêtes, et je sentais bien que mon pauvre père ne verrait pas le printemps ; il baissait de plus en plus ; ma mère et moi, nous avions sur les bras tout le travail de l’auberge et trop de soucis pour penser beaucoup à notre hôte incommode.

Un matin de janvier, il gelait à pierre fendre, et le soleil éclairait à peine le sommet des collines voisines, tandis que dans la baie des petites vagues grises déferlaient sans bruit sur les galets. Le Capitaine s’était levé plus tôt qu’à l’ordinaire et se dirigeait vers la falaise, son coutelas pendu sous les basques de son vieil habit bleu, son télescope sous le bras et son chapeau planté en arrière sur la tête. Je me souviens que je distinguais la vapeur de son haleine et qu’en tournant un rocher il renifla bruyamment comme s’il pensait encore à la leçon que lui avait donnée le docteur Livesey.

Ma mère était occupée auprès de mon père et j’étais en train de mettre le couvert pour le déjeuner du Capitaine, quand la porte du parloir s’ouvrit tout à coup et un inconnu entra.

Ce qui frappait d’abord chez cet inconnu, c’était une pâleur singulière. Je remarquai aussi qu’il lui manquait deux doigts de la main gauche. Il tenait dans la droite un grand coutelas et n’avait pourtant rien de belliqueux dans toute sa personne. Ma première pensée, quand je voyais un étranger, se rapportait toujours au marin à la jambe unique. C’est peut-être pourquoi je notai que celui-ci, sans avoir précisément la mine d’un matelot, avait en lui quelque chose qui sentait l’homme de mer.

Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service. Il demanda du rhum. Comme je sortais pour en aller chercher, il s’assit sur le bord d’une table et me fit signe d’approcher ; je m’arrêtai, ma serviette à la main.

« Plus près, petit », me dit-il.

Je fis un pas vers lui.

« Ce couvert est sans doute pour l’ami Bill ? » demanda-t-il avec un regard où je crus voir de l’inquiétude.

Je répondis que je ne connaissais pas l’ami Bill, et que ce couvert était destiné à un locataire de la maison, que nous appelions le Capitaine.

« Parbleu ! dit-il, l’ami Bill peut se faire appeler le Capitaine, si cela lui convient !… Il a une balafre sur la joue gauche et il ne boude pas sur la bouteille, hein, mon petit ?… C’est bien cela, n’est-ce pas, une balafre sur la joue gauche ?…. Quand je le disais !… Ah !… ah !… Et donc, l’ami Bill est-il dans la maison ? »

J’expliquai qu’il était sorti.

« Ah ! Et de quel côté est-il allé, mon garçon ?… de quel côté ?… »

J’indiquai la falaise ; j’ajoutai que le Capitaine ne tarderait pas à rentrer ; je répondis à quelques autres questions.

« Ah ! dit l’étranger, c’est lui qui va être content de me voir !… »

L’expression de sa physionomie n’était rien moins qu’affectueuse, tandis qu’il parlait ainsi. Il me parut qu’il n’avait pas l’air de dire précisément ce qu’il pensait. Mais ce n’était pas mon affaire. Et, du reste, qu’est-ce que j’y pouvais ?…

L’inconnu restait là, flânant dans la salle, et de temps à autre allant vers la porte, mais sans la franchir, et guettant comme un chat qui attend une souris. À un moment, je sortis, et je fis quelques pas sur la route. Aussitôt, je m’entendis appeler, et comme je n’obéissais pas assez vite à cet appel, je vis un horrible changement se produire sur la face couleur de chandelle du nouveau venu. Il m’ordonna de rentrer immédiatement, en jurant de telle sorte que je ne fis qu’un bond. Je ne fus pas plus tôt revenu auprès de lui, qu’il reprit ses manières à la fois doucereuses et ironiques ; il eut même l’obligeance de mettre sa main sur mon épaule en déclarant que j’étais un bon petit garçon et qu’il se sentait pris pour moi d’une véritable tendresse.

« J’ai moi-même un fils de ton âge, ajouta-t-il, et je suis fier de lui. Vous vous ressemblez, ma foi, comme deux frères. Mais la grande affaire pour les garçons, vois-tu, fillot, c’est l’obéissance !… Ah ! l’obéissance !… Si tu avais seulement navigué avec l’ami Bill, je n’aurais pas eu besoin de te répéter un ordre !… Non, sur ma foi !… il n’y avait pas à rire avec lui… Eh ! ma parole, je ne me trompe pas !… le voici justement, l’ami Bill !… avec son télescope sous le bras, que Dieu bénisse !… Mon petit, nous allons entrer là et nous cacher derrière la porte, pour faire une surprise à l’ami Bill !…

Tout en parlant, l’étranger m’avait poussé dans le parloir et s’était mis avec moi derrière la porte d’entrée. Je me sentais assez mal à l’aise et même quelque peu effrayé ; ce qui augmenta mon inquiétude fut de constater que l’étranger avait peur, lui aussi. Il maniait son coutelas, le faisait jouer dans sa gaine, et je l’entendais soupirer en avalant sa salive, comme s’il avait eu une boule dans le gosier.

Enfin, le Capitaine entra, poussant la porte devant lui sans regarder de notre côté ni remarquer notre présence, et il se dirigea vers la table où l’attendait son déjeuner..

« Bill ! » dit alors l’étranger d’une voix qu’il essayait manifestement de faire aussi grosse que possible.

Le Capitaine pivota sur ses talons et nous aperçut. Son visage était devenu subitement livide sous le hâle ; le nez seul restait bleu. On eût dit un homme qui se serait trouvé face à face avec le diable, ou pis encore si c’est possible. C’était une chose sinistre, et qui me fit peine, de le voir ainsi vieillir de vingt ans, et sur le point de défaillir.

« Allons, Bill, tu me reconnais bien, tu n’as pas oublié ton vieux camarade ? s’écria l’étranger.

— Chien-Noir ! murmura le Capitaine avec épouvante.

— Et certainement ! fit l’autre en reprenant son aplomb à proportion du trouble où il voyait notre locataire. Chien-Noir en personne, qui est venu faire visite à son vieux camarade ! Mon pauvre Bill, en avons-nous vu et fait ensemble, depuis le jour où j’ai perdu ces deux doigts-là !… ajouta-t-il en levant sa main mutilée.

— Eh bien… puisque tu m’as déniché, dit enfin le Capitaine d’une voix altérée, me voilà ! Parle, au moins, que me veux-tu ?

— Ah ! je reconnais mon Bill !… toujours droit au but. C’est aussi mon habitude… Je prendrai donc un verre de rhum, si ce cher enfant que j’aime déjà tant veut me l’apporter, et nous causerons de nos petites affaires, en vieux camarades que nous sommes. »

Quand je revins avec le rhum, ils étaient assis tous les deux à la table dressée pour le Capitaine. Chien-Noir avait eu soin de prendre le côté de la porte et se tenait de biais, de manière à surveiller son vieux camarade et à pouvoir battre en retraite, si c’était nécessaire.

Il m’ordonna de sortir en ajoutant :

« Tu sais, fiston, ce n’est pas moi qu’on pince par les trous de serrure ! »

Sur quoi je me retirai dans le comptoir, non sans prêter l’oreille de mon mieux pour essayer de saisir quelque chose de leur conversation. Mais pendant assez longtemps j’entendis seulement un chuchottement. Enfin, les voix montèrent à un diapason plus élevé et je distinguai quelques mots. C’étaient principalement des jurons articulés par le Capitaine.

« Non, non, non, et non ! … c’est dit, n’est-ce pas ? cria-t-il tout à coup. Allez tous vous faire pendre. »

Il y eut alors un vacarme effroyable de jurons, de vaisselle cassée, de tables et de chaises renversées, puis un froissement d’acier, un cri de douleur, et Chien-Noir passa devant moi, l’épaule en sang, le coutelas à la main, fuyant devant le Capitaine qui courait après lui, et qui lança son arme sur le blessé au moment où il venait de franchir la porte. Heureusement le coup fut paré par notre grande enseigne, l’Amiral-Benbow, où l’on en voit encore la trace, car, si Chien-Noir l’avait reçu, il était fait pour le couper en deux.

Ce fut la fin du combat. Le fugitif, arrivé sur la route, déploya une agilité merveilleuse et, en moins d’une demi-minute, ses talons avaient disparu au tournant du pont. Quant au Capitaine, il contemplait l’enseigne d’un air stupéfait et sans mot dire. Enfin, il passa deux ou trois fois la main sur ses yeux et rentra dans la maison.

« Jim, me dit-il, un peu de rhum…. »

Et comme il parlait, je le vis chanceler, puis se retenir au mur pour ne pas tomber.

« Êtes-vous blessé, Capitaine ? m’écriai-je.

— Du rhum ! répéta-t-il. Il faut que je quitte cette auberge à l’instant ! … Du rhum ! … du rhum ! … »

Je courus en chercher. Mais j’étais tout tremblant et je cassai un verre. Je n’avais pas fini d’en remplir un autre, quand j’entendis le bruit d’une chute dans le parloir. Remontant au plus vite, je trouvai le Capitaine étendu tout de son long sur le plancher.

Presque au même instant, ma mère, attirée par les cris et le vacarme de la lutte, descendait l’escalier. Elle m’aida à soulever le Capitaine. Nous nous aperçûmes alors qu’il respirait péniblement et avec une sorte de râle ; ses yeux étaient clos et sa figure livide.

« Mon Dieu !.., mon Dieu ! … criait ma mère. Quelle honte pour notre maison ! … Et le père malade, avec cela ! … »

Nous pensions naturellement que le Capitaine avait été blessé, et nous étions assez embarrassés pour le secourir. J’essayai de lui faire avaler un peu de rhum, mais ce fut en vain ; ses dents étaient serrées entre ses mâchoires comme par un étau. Ce fut un grand soulagement de voir arriver, sur ces entrefaites, le docteur Livesey, qui venait faire sa visite quotidienne à mon père.

« Docteur, que faire ?… Où est-il blessé ?… disait ma mère.

— Blessé !… quelle plaisanterie !… Pas plus blessé que moi, je vous assure ! répondit le docteur. C’est tout simplement la bonne attaque d’apoplexie que je lui ai promise…. Remontez auprès de votre mari, mistress Hawkins, et ne lui dites rien de tout ceci s’il est possible. Quant à moi, je vais faire de mon mieux pour rappeler cet intéressant personnage à la vie… Jim, va me chercher une cuvette… »

Quand je revins, le docteur avait déjà déchiré la manche du Capitaine et mis à nu son grand bras musculeux ; de nombreux tatouages en décoraient l’épiderme : « Bonne chance ! » — « Bon vent ! » — « Le caprice de Billy Bones ! » sur l’avant-bras ; près de l’épaule, une potence avec son pendu, fort joliment dessinés, à mon estime.

« L’horoscope du sujet ! dit le docteur en désignant la potence du bout de sa lancette. Et maintenant, monsieur Billy Bones, — puisque ainsi l’on vous nomme, — nous allons voir la couleur de votre sang… Jim, reprit-il, en s’adressant à moi, as-tu peur de voir une saignée ?

— Non, monsieur, répondis-je.

— Eh bien, tiens-moi la cuvette, mon garçon, pendant que je lui fends la veine. »

Il fallut ôter beaucoup de sang au Capitaine avant qu’il ouvrît les yeux. Il parut mécontent en reconnaissant le docteur, mais sa figure se radoucit quand il me vit auprès de lui. Puis, soudain, il pâlit et tenta de se soulever en criant :

« Où est Chien-Noir ?

— Il n’y a pas de Chien-Noir ici, si ce n’est celui qui repose sur votre dos, dit rudement le docteur. Vous avez bu trop de rhum et cela vous a valu l’attaque que je vous avais prédite. Je viens à mon grand regret de vous tirer d’affaire, parce que c’est mon métier. Et maintenant, monsieur Bones…

— Je ne m’appelle pas ainsi ! interrompit le Capitaine.

— C’est le cadet de mes soucis, je vous prie de le croire ! reprit tranquillement le docteur. Bones est, en tout cas, le nom d’un écumeur qui ne vaut pas mieux que vous, et je ne crois faire injure ni à l’un ni à l’autre en vous appelant ainsi, pour abréger… Ce que j’ai à vous dire, le voici : un verre de rhum ne vous tuera pas ; mais si vous en prenez un, vous en prendrez deux, vous en prendrez trois, puis quatre… Et alors vous êtes un homme mort. Mort, entendez-vous ?… Et vous irez où vous savez, comme celui de la Bible… Allons, essayez de vous mettre sur pied : je vous aiderai à monter au lit. »

Soutenu par le docteur et moi, le Capitaine parvint à faire l’ascension de l’escalier et s’étendre sur son lit. À peine sa tête avait-elle touché l’oreiller, qu’elle se renversa comme s’il perdait connaissance.

« Faites bien attention, répéta le docteur. Je m’en lave les mains, désormais. Si vous touchez encore du rhum, c’est la mort ! »

Et il le quitta pour se rendre auprès de mon père, en me prenant par le bras.

« Ça ne sera rien, me dit-il, quand la porte se fut refermée sur nous. Je lui ai tiré assez de sang pour qu’il se tienne tranquille pendant quelques jours. Et s’il peut rester au lit une semaine ou deux, c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire pour vous et pour lui. Mais une autre attaque réglerait son compte. »