L’Évolution des dépenses privées depuis sept siècles/03

III

LE SERVICE DE TABLE ET LA CUISINE


Je ne serai pas assez paradoxal pour avancer que boire chacun dans son verre, ne pas manger avec ses doigts, et ne pas puiser à la gamelle avec ses voisins, soient des jouissances positives. Par cela même qu’un usage est général, il ne semble répugnant à personne. Il ne se révèle tel à la foule que le jour où une élite le proscrit. Longtemps nos aïeux furent donc ce que nous nommons aujourd’hui « grossiers » et « malpropres, » riches et pauvres indistinctement ; mais il n’y en avait pas moins entre eux, suivant qu’ils étaient, dans leur rusticité, magnifiques ou misérables, une distance que les derniers siècles avaient accrue et qu’au contraire les découvertes de ces siècles-ci sont en train d’atténuer ou d’abolir.

Il est vrai que les classes d’autrefois, séparées par un abîme ne sentaient pas leur éloignement ; tandis que nos contemporains, à mesure qu’ils se rapprochent, supportent mal ce qui reste entre eux de diversité. Raison de plus pour noter les résultats lentement obtenus, que déjà l’on oublie ou l’on ignore.

I

Les seigneurs de l’an 1500 ressemblaient beaucoup plus, dans leur manière de manger, aux Gaulois d’un siècle avant notre ère qu’aux Français de 1750. Les barbares qui, d’après la description du philosophe Posidonius, saisissaient les morceaux à pleines mains, mordaient à même ou les dépeçaient avec un petit couteau, dont la gaine pendait à leur ceinture, qui buvaient à la ronde dans un vase que les serviteurs faisaient circuler, n’eussent guère été gênés dans leurs habitudes, je ne dis pas à la table des simples sujets de Louis XII, où chacun tirait au plat et buvait à même le pot, mais à celle des personnes de distinction où, « selon la mode de France, » on faisait assiette et pinte communes, deux par deux, chacun « ayant une dame ou une pucelle à son écuelle. »

Grâce aux écuelles à oreilles, que chaque couple remplissait dans le bassin à potage, on évitait de prendre cuiller à cuiller dans la soupière, « à cause du dégoût que les convives pouvaient avoir les uns des autres. » Cette gamelle limitée n’empêche pas les « honnêtes gens, » jusqu’au milieu du xviie siècle, de mettre chacun son tour la main dans le plat, en observant toutefois d’attendre que les plus qualifiés l’y aient mise les premiers.

Puis il y avait la manière : La Bruyère, s’il eût vécu cinquante ans plus tôt, n’aurait pu blâmer Gnathon « de ne se servir à table que de ses mains ; » parce que la fourchette, usitée en 1690, ne l’était pas en 1640. Mais lorsque le moraliste dit de ce goinfre : « S’il enlève un ragoût de dessus un plat, il en répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe, on le suit à la trace, » le reproche aurait aussi bien été fait dès le xve siècle. De vieille date la civilité recommandait de prendre les alimens avec trois doigts. Si Tallemant fait grief à Séguier « de manger le plus malproprement du monde, de sorte que cela fait mal au cœur, » c’est parce que le chancelier « déchire les viandes et se lave les mains dans la sauce, » tandis qu’il n’était point élégant d’y plonger les phalanges trop avant.

« Corner l’eau » était, dans les châteaux forts, la façon d’annoncer le dîner. On « allait laver, » c’était la formule, avant comme après les repas. « Après, » on le devine, ce ne devait pas être un vain rite ; « avant, » c’était une garantie mutuelle de propreté : « Il faut se laver en présence les uns des autres, quand même on n’en aurait pas besoin, afin que ceux avec qui on met les mains dans le plat ne puissent douter si elles sont nettes. » Le traité de Civilité, qui s’exprime ainsi, nous découvre, comme tout ouvrage de ce genre, à la fois les coutumes existantes et leurs défauts récemment aperçus, dont la correction inaugurera des coutumes nouvelles.

Il se fit en cent cinquante ans (1550-1700), dans la tenue de la bonne compagnie, une évolution plus marquée encore que celle des heures du dîner qui, de dix heures du matin sous François Ier fut reculé à midi sous Louis XIV, à deux heures sous Louis XVI, à cinq heures au début du xixe siècle, pour arriver aujourd’hui à 8 heures du soir. L’étiquette du moyen âge, qui ne reconnaissait pas à de grandes dames le droit d’avoir une table à doubles nappes, leur pain enveloppé et un maître d’hôtel avec bâton en main, — tous honneurs réservés aux seules princesses, servies par des gentilshommes portant la serviette sur l’épaule et non sous le bras, comme chez les personnes de moindre dignité ; — cette étiquette, si pointilleuse sur la distinction des rangs, n’avait rien décidé quant au sort des déchets de viande, des os, des épluchures de fruits ou des restes de légumes, que chacun jetait simplement derrière son dos et que les domestiques balayaient. Plus tard, agir ainsi devint vulgaire et prohibé.

Le manuel du bon ton, « la Galathée, » venu d’Italie au xvie siècle (1544) et traduit en toutes les langues au siècle suivant, portait qu’ « il n’est pas honnête de se gratter étant à table. Il faut aussi, en ce temps-là, que l’homme s’abstienne de cracher autant qu’il lui sera possible et, s’il lui faut en venir là, qu’il le fasse de quelque gentille façon. » — Chacun sait que, sous Louis XIV encore, dans les appartemens on crachait par terre : — « J’ai ouï dire qu’il se trouvait des nations si sobres que jamais elles ne crachaient ; nous nous en pouvons abstenir pour un peu de temps. Nous ne devons aussi pas prendre la viande si goulûment que le sanglot en vienne, comme fait celui qui se hâte par trop. Il est contraint de perdre haleine et de souffler, qui cause ennui et regret à toute la compagnie. »

Il n’est pas étonnant qu’Henri III prescrive, par ordonnance spéciale, que « Sa Majesté veut qu’étant à table, l’on se tienne un peu loin d’elle, afin qu’elle ne soit pressée et que nul ne s’appuie sur son fauteuil que le capitaine des gardes en quartier ; » un règlement de 1642, en vigueur dans le landgraviat d’Alsace, entre autres obligations des cadets et jeunes officiers invités à dîner chez un archiduc, leur recommandait de : « présenter leurs civilités à Son Altesse en tenue propre et ne point arriver à moitié ivres ; ne pas boire après chaque morceau, car ainsi on se saoule trop vite ; ne pas jeter les os sous la table, ne pas cracher sur l’assiette ni se moucher dans la nappe ; ne pas hanaper trop bestialement au point de tomber de sa chaise… »

Le minimum de confort, que la généralité des citoyens possède de nos jours, était ignoré de tous au moyen âge ; mais les riches avaient ce faste qui, chez tous les peuples, a précédé la commodité. Le faste ne laissait pas que d’être assez puéril lorsqu’il consistait à dorer les poissons et les rôtis, ou à décorer la table de joujoux non comestibles, — pâtés d’oiseaux vivans, — et d’entremets de grande imagination, tels que « fol chevauchant un ours à travers montagnes chargées de frimas, » basiliques en sucre avec cloches sonnantes, cheval lançant du vin par ses naseaux, tours crénelées d’où jaillissait de l’eau d’orange.

Le luxe se manifestait surtout dans l’orfèvrerie, dans la possession d’objets d’or ou d’argent ; et par exemple il est curieux que Charles le Sage, en 1380, ait eu dix fois plus de vaisselle d’or que Louis XIV et certainement plus que n’importe quel souverain actuel d’Europe. À dire vrai, Charles V n’avait pas acquis ce trésor ; c’était en partie le legs des races antérieures, des siècles où la détention d’un gros morceau d’or était à elle seule une dignité respectable. Le roi Chilpéric avait, fait faire un plat d’or de 25 kilos, afin, dit très sérieusement Grégoire de Tours, « d’honorer la nation des Francs. »

Ce spécimen ne figure pas dans le catalogue des Valois du xive siècle, mais il s’y trouve d’autres pièces provenant des premières dynasties : la coupe d’or du roi Dagobert, celle de Charlemagne enrichie de saphirs, à côté de la coupe de saint Louis et de son aiguière. Et si ces hanaps, souvent garnis de perles, de rubis et d’émeraudes, ne dépassaient guère le poids d’un kilo et demi, au delà duquel ils eussent été vraiment peu maniables, l’inventaire de la vaisselle d’or mentionne des objets de dimensions assez flatteuses pour l’amour-propre : plusieurs « nefs » royales, — coffrets renfermant les ustensiles de table personnels au monarque — dont la plus grande, portée par six lions et ornée d’un ange à chaque bout, pesait 31 kilos, un baquet soutenu par des sirènes, des bassins, des flacons, des vases à couvercles, par douzaines et demi-douzaines, représentant chacun des cinq et six kilos.

Il n’est pas jusqu’à la grande salière d’or, donnée par la Ville de Paris, qui ne pesât près de quatre kilos ; même en métal blanc, une pareille salière n’eût pas été méprisable, et cela nous explique que plus tard, dans un voyage de Charles VI en Languedoc, la salière d’argent de ce prince ayant été égarée, la Cour aussitôt s’arrête à Béziers et l’on envoie des courriers à Narbonne et à Valence, « pour faire crier la salière du Roi qui était perdue. »

Ce mobilier précieux de Charles V, hérité de ses prédécesseurs, lentement accru par les « joyeux » dons des sujets, par les conquêtes ou par les rançons des villes menacées de pillage, nous n’en pouvons fixer la valeur ; l’inventaire détaillé ne contient aucune appréciation. Le prix des pierres fines, perles et camées, celui du travail de l’orfèvre qui dépassait à cette époque tous les autres arts industriels, est donc inestimable. Nous ne savons même pas le poids total d’or et d’argent ; celui de beaucoup d’articles et de montures ayant été omis par les rédacteurs du document. Cependant, en faisant le relevé des poids indiqués, on arrive déjà en monnaie actuelle au chiffre de quatorze millions de francs, dont plus de 11 millions pour la vaisselle d’or et près de 3 millions pour celle d’argent et de vermeil[1].

II

Parmi ces 1000 kilos d’or et ces 3 000 kilos d’argent, ouvrés et parfois semés de pierres précieuses et d’émaux, qui constituaient pour la couronne de France au xive siècle le plus féerique service de table qui se soit jamais vu, le nombre des assiettes est proportionnellement très limité, celui des cuillers est dérisoire ; quant aux fourchettes, à peine si elles sont mentionnées. Ce prince, si riche en vaisselle, ne possédait que 500 écuelles ; à peu près de quoi en donner une par deux convives dans un de ces banquets monstres comme celui de 800 « couverts » qu’il offrit à l’Empereur, son oncle.

Le mot moderne de « couverts » est d’ailleurs ici tout à fait impropre, puisque chacun apportait son couteau, qu’on n’usait pas de fourchettes et que le Trésor royal disposait en tout de 91 cuillers. Les grands personnages n’étaient pas à cet égard plus exigeans que le vulgaire. Le Roi avait devant lui l’un de ces superbes cadenas ou nefs, qui contenait en de petits compartimens du sel, du poivre et du sucre, à côté de la serviette et d’une assiette de forme carrée que l’on ne paraît pas changer durant le repas. Sur cette assiette le monarque plaçait, comme tout le monde, une large tranche de pain, — le « tailloir, » — sur laquelle se posaient les viandes et se versaient les sauces qui les humectaient. Ces pains-assiettes se renouvelaient sans doute à chaque service ; au sacre de Louis XII on en usa 1294 douzaines. Le système n’était pas économique, et ce n’était pas au reste par économie que les riches avaient si peu d’assiettes, puisqu’il leur en eût coûté beaucoup moins de les acquérir que de s’offrir le luxe d’une masse d’ustensiles massifs et même de meubles en argent. Mais, par un vestige de la simplicité primitive, tout en visant au superflu, on n’avait pas encore imaginé le nécessaire.

Dans toute argenterie privée au moyen âge s’observe la même disproportion que dans le mobilier royal entre la vaisselle que nous qualifierions d’indispensable et les objets de pur ornement. Non que ceux-ci fussent à profusion. L’interdiction de Philippe le Bel (1294) à qui ne possédait pas 400 000 francs de rente « d’avoir vesselement d’or ou d’argent pour boire ni pour manger » aurait eu pour résultat d’en supprimer totalement l’usage, puisqu’il n’y avait pas dans toute l’étendue de ses fiefs cinq personnes à jouir d’un pareil revenu. L’ordonnance n’était pas sérieuse. Les seigneurs, les prélats et les bourgeois aisés avaient donc de l’orfèvrerie, mais en petite quantité. Le plus riche marchand-boucher de Paris au xive siècle, — boucher nominal s’entend, propriétaire de plusieurs étaux qu’il affermait, comme faisaient à cette époque les détenteurs de ce commerce monopolisé, — possédait une douzaine de kilos d’argenterie ; les religieux de Saint-Denis, que l’on disait avoir un stock de vaisselle plate, la fondirent au xve siècle et la donnèrent à Dunois pour solder des troupes ; elle pesait moins de 10 kilos.

Jean sans Peur ne dédaignait pas dans sa jeunesse de manger dans des plats d’étain pendant que l’on réparait sa vaisselle d’argent ; celle du sire de La Trémoïlle pesait alors 38 kilos et, vers la fin du xve siècle, celles du comte d’Angoulème, père de François Ier(1497) et de l’archiduc Philippe le Beau, souverain des Pays-Bas (1501) étaient de 90 à 100 kilos.

Ces chiffres assez modestes expliquent pourquoi, lorsqu’un personnage même très opulent alors donnait un grand festin, il devait emprunter de la vaisselle de tous côtés. Celles du Roi, du chancelier, du surintendant des finances, de trois ou quatre princes et seigneurs, se trouvent ainsi prêtées et réunies occasionnellement sur une même table. Encore ne suffisent-elles pas toujours, et l’amphitryon est-il obligé de compléter le service par de l’étain. Aussi, lorsqu’il est question, dans les Mémoires ou les récits d’autrefois, de repas servis uniquement en vaisselle d’argent, faut-il savoir si elle n’est pas louée. Autrement, on s’exposerait à croire nos aïeux beaucoup plus riches à cet égard qu’ils ne l’ont été réellement. Jusqu’au milieu du xviiie siècle, les rôtisseurs se chargeaient de fournir la vaisselle plate pour les soupers qu’ils servaient en ville ; eux-mêmes en tant que besoin l’empruntaient à des spécialistes, sous leur responsabilité, car il se trouvait des cliens assez indélicats pour mettre cette vaisselle en gage.

Avec le temps le luxe évolua : celui de la vaisselle d’or passa de mode ; les princes du xviie siècle en avaient peu. Louis XIV fit fondre à la Monnaie toute celle de la couronne, le total monta à 810 000 francs. Celle de Charles V était depuis longtemps sans doute vendue et dispersée. Le goût de l’argenterie s’était au contraire développé, mais dans une classe très restreinte : celle des gens de Cour, des traitans, des prélats à gros bénéfices et de la haute magistrature. C’était toujours en objets de parade que passait le plus clair du métal blanc : le cardinal de Richelieu avait laissé au Roi par testament un grand buffet d’argent ciselé qui, par son poids seul, — 750 kilos, — indépendamment du travail, valait 375 000 francs.

Dans la première partie de sa vie, Louis XIV, comme un monarque d’Orient, raffola des meubles d’argent massif. Versailles en était plein ; cela faisait ouvrir de grands yeux aux étrangers. De tous ces canapés, balustrades, torchères, caisses à orangers, brancards, vases énormes placés de chaque côté des portes, guéridons supportant les girandoles et les chandeliers, figures ou statues, dessinés par Le Brun et façonnés par les meilleurs artistes, qui décoraient la galerie, les grands et petits appartemens, nous ne possédons plus que l’inventaire et quelques modèles ou gravures. À peine venait d’être terminée l’ornementation du trône d’argent, dans le salon d’Apollon consacré aux audiences solennelles des ambassadeurs, que le Roi, soit que la passion de la guerre éteignît en lui l’amour du faste, soit qu’il fût séduit par le beau geste de jeter en solde, à ses armées en campagne, le métal de son trône et des choses précieuses qui l’avaient charmé, envoya fondre en 1688 tous ces meubles à la Monnaie. De ces chefs-d’œuvre qui avaient coûté 35 millions de francs et dont la façon était plus chère que la matière, le souverain croyait tirer 21 millions ; il n’en eut que 10.

Il n’en garda pas moins toutes ses illusions sur les ressources que l’État pouvait se flatter d’obtenir pur la fonte de l’argenterie des particuliers. Comme personne n’avait idée du chiffre que représentait cette richesse dans tout le royaume, on chargea le bonhomme Gourville d’en faire l’estimation. Cet ancien commis de Fouquet, rompu aux affaires de finance, n’en savait pas là-dessus plus que les autres. Pour ne pas rester court, il fit des calculs, ou mieux des hypothèses (1690), évaluant l’argenterie privée à 700 millions de francs actuels, — 200 millions de livres tournois — dont moitié à Paris et moitié dans le reste de la France. De ce stock, disait-il, un tiers consiste en flambeaux, cuillers, fourchettes et couteaux. Cette proportion était très certainement fausse, on le verra tout à l’heure, et le total de Gourville contenait lui-même sans doute une grande part d’exagération.

En tout cas, ce n’est pas la mystification, pompeusement qualifiée par l’histoire de « fonte des vaisselles d’argent du royaume, » qui pourrait nous renseigner à cet égard. Dès 1702 sous Chamillart, les orfèvres avaient protesté contre ce projet qui était dans l’air ; un ministre judicieux avait prévu que l’argent résisterait et se cacherait, si l’envoi à la Monnaie était obligatoire, et que, s’il était facultatif, les gens de Cour, seuls à s’exécuter de bonne grâce, mangeraient seuls dans la faïence pendant que Paris et la province conserveraient leurs assiettes d’argent. Quelques seigneurs cependant, ayant offert en 1709 leur vaisselle plate, le Roi s’imagina que leur exemple serait suivi par le pays tout entier ; il ne le fut que dans l’entourage immédiat du souverain et par un groupe infime.

À Versailles, « chacun n’osait ne pas offrir sa vaisselle, chacun y avait grand regret ; les uns la gardaient pour une dernière ressource, d’autres craignaient la malpropreté de l’étain et de la terre. » Suivant qu’ils obéissaient à l’un ou l’autre de ces sentimens, les personnages en vue envoyaient leur argenterie à la fonte ou cessaient simplement de s’en servir, la mettant dans un coffre pour la faire reparaître en un meilleur temps. De ceux-là fut Saint-Simon. « J’avoue, dit-il, que je fis l’arrière-garde ;… quand je me vis presque le seul de ma sorte mangeant dans de l’argent, j’en envoyai pour un millier de pistôles à la Monnaie et je fis serrer le reste. » La majorité des ducs fit de même ; sur une soixantaine qu’ils étaient en 1709, il ne s’en trouva pas plus de 15 à échanger du métal précieux contre la promesse illusoire du Roi « de leur en rendre la valeur quand ses affaires le lui permettraient. » Et parmi ces donateurs deux seulement, Boufflers et Beauvilliers, qui figurent sur l’état pour 400 et 300 kilogrammes, se dépouillèrent réellement de leur vaisselle. Les autres n’en sacrifièrent qu’une partie souvent la moindre : tel qui offre 30 kilogrammes, en possède alors cinq fois plus d’après un inventaire authentique.

Cette générosité n’était pas moins remarquable en face de la réserve des hommes de robe et de la quasi-abstention des gens d’église, dont la liste se compose de deux cardinaux, d’un archevêque et de trois abbés. Le total des dons s’éleva à 8 600 kilogrammes, fournis pour un tiers par la famille royale et les princes du sang, et pour le reste par 67 personnes. Un poids à peu près égal fut vendu à l’hôtel des Monnaies au prix courant du commerce. De sorte que le tout ne monta qu’à 3 660 000 francs inlrinsèques, — une dizaine de millions actuels. — Ce n’était rien, mais le bénéfice du Trésor fut ailleurs : cette refonte d’argent servit de prétexte à un abaissement notable de poids et de valeur des espèces en cours.

De cette altération monétaire, qui passait alors pour un impôt déguisé, la nation tout entière fut contrainte de faire les frais ; mais comme, tout entière aussi, elle s’était refusée à se désargenter par persuasion, rien ne saurait nous renseigner sur l’importance de la vaisselle répandue parmi les bourgeois et les gentilshommes de province.

Quant à la noblesse de Cour, seigneurs financièrement mariés, hauts fonctionnaires grassement pensionnés et fermiers d’impôts aristocratisés, autant que les chiffres permettent d’en juger, elle possédait au xviie siècle beaucoup plus d’argenterie utile que les personnages équivalens du temps féodal ; les pièces qui composaient son service de table étaient tout autres. Il lui fallait plus d’assiettes depuis que l’on en changeait un peu, des cuillers aussi et des fourchettes, car on ne portait plus les morceaux à sa bouche avec la pointe de son couteau, encore moins entre le pouce et l’index : « s’en lécher » ou « s’en mordre les doigts, » — ce que Montaigne avouait lui arriver souvent parce qu’il mangeait trop vite, — n’étaient plus que des métaphores.

Depuis que les compagnons efféminés d’Henri 111 avaient scandalisé leur siècle par l’idée bizarre de porter à leur bouche un petit instrument fourchu, au lieu de leurs doigts ; depuis que Thomas Coryate, pour avoir rapporté cet usage d’Italie, sous Henri IV, avait été ridiculisé et affublé du surnom de furcifer, les fourchettes s’étaient imposées en France. Ce que l’on avait ainsi nommé à Byzance, puis à Venise et chez nous où cet objet était dès longtemps connu, bien qu’inusité, c’était un tout petit ustensile à deux dents’presque dépourvu de manche. Telles avaient dû être les 4 fourchettes d’or du pape Boniface VIII (1295), les 3 fourchettes de Charles V, la fourchette de la reine Clémence de Hongrie (1328) ou celle du chancelier Duprat qui, sur 300 000 francs d’argenterie, avait aussi deux douzaines de cuillers.

Telles en tout cas avaient été les fourchettes dans la première moitié du xviie siècle : ce qui nous l’apprend avec certitude, c’est leur poids. La douzaine de fourchettes, au temps de Louis XIII, pesait 245 grammes, — 20 grammes chacune, — c’està-dire quatre fois moins que les nôtres en 1910. L’écart entre les cuillers à potage, de 50 grammes la pièce autrefois à 90 grammes aujourd’hui, est beaucoup moindre ; mais le « couvert » actuel ne remonte pas au delà de 1650, et nous le devons au duc de Montausier, plus connu comme auteur de la Guirlande de Julie ou comme gouverneur du Grand Dauphin que comme « inventeur des grandes cuillers et des grandes fourchettes, qu’il mit à la mode. » Saint-Simon note à ce propos que « M. de Montausier, qui vivait avec une grande splendeur, était d’une propreté redoutable. »

La « grande fourchette » ne dut pas faire sans difficultés son chemin dans le beau monde. Dans le peuple, il ne fut rien innové ni pour la fourchette, ni surtout pour le couteau. Les aubergistes, sous Louis XVI, omettaient encore de mettre des couteaux sur la table, parce qu’il allait de soi que chaque voyageur avait le sien en poche.

S’il est impossible d’évaluer, comme je le disais plus haut, ce que les Français pouvaient avoir d’argenterie à la fin du xviie siècle et ce qu’ils en possèdent aujourd’hui, nous observerons toutefois que, depuis la découverte de l’Amérique jusqu’en 1690, il n’avait été extrait en deux cents ans que 60 millions de kilos d’argent. Depuis 1690 jusqu’à nos jours, il est sorti des mines 300 millions de kilos, — cinq fois plus, — dont 160 millions depuis l’année 1861. De la production annuelle, qui dépasse maintenant 5 millions de kilos dans le monde, la France, d’après les calculs de l’administration des monnaies, absorbe 200 000 kilos au minimum, dont une moitié sert à divers usages industriels ou artistiques (glaces, photographie, bijouterie, médailles, etc.) et dont l’autre moitié est transformée en argenterie massive ou galvanique. En admettant la même proportion pour l’époque de Louis XIV, où la production de l’argent n’excédait pas 350 000 kilos par an, les Français eussent employé à leur orfèvrerie de table quelque 7 à 8 000 kilos par an au lieu des 100 000 kilos actuels.

L’accroissement et la diffusion des richesses contemporaines, la baisse de prix de 50 pour 100 du métal blanc suffisent à justifier ce progrès énorme de la consommation. Le baron de Ruolz, compositeur d’opéras médiocres dans sa prime jeunesse, qui, à trente ans, se révéla chimiste de génie et prit en 1841 son premier brevet pour l’argenture par la pile voltaïque, mit, par cette découverte capitale, à la portée de plusieurs millions de familles, des couverts en tout semblables à ceux dont usait seule auparavant une élite de privilégiés.

La couche d’argent étendue sur cette vaisselle démocratique emploie cinq fois plus de kilos chaque année qu’il n’en était consacré sans doute il y a deux siècles à fabriquer toute l’argenterie neuve. Les inventaires nous apprennent combien était restreint sur ce chapitre le luxe de la bourgeoisie et même de la plupart des maisons nobles de province : une douzaine, très rarement deux, de cuillers et de fourchettes, une aiguière, une paire de flambeaux, « engagés » en cas de besoin, c’était tout.

III

La vaisselle de la classe aisée était d’étain ; dans son château de Montbéliard un duc de Wurtemberg n’en a presque pas d’autre, et de même un comte de Ludres. À cette nuance près que les maîtres se servaient d’étain « tonnant » ou de Flandres, à 4 francs le kilo ; tandis que les domestiques mangeaient dans un métal à 1 fr. 30, appelé « étain commun, » mélange où le plomb entrait pour les quatre cinquièmes, et par là même excellent pour remplacer les balles de fusil quand elles venaient à manquer dans un siège. Des temps féodaux aux modernes, l’étain avait baissé de prix : tel qui eût hésité à l’employer sous Louis XI ou François Ier, lorsque les assiettes coûtaient 4 et 5 francs et qui se contentait de les louer 5 centimes la pièce pour un grand dîner, se décida à en acheter sous Louis XV lorsqu’elles ne se vendaient plus que 2 fr. 50.

On avait essayé sans succès au
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d’un alliage, — à 33 fr. le kilo, — où l’étain raffiné, durci, acquérait l’éclat de l’argent. Cette composition se prêtait mal au façonnage en vaisselle armoriée et surtout à une refonte indéfinie, d’où l’étain, malgré ses défauts, tirait sa principale supériorité sur la faïence.

Si l’usage de la faïence, argile poreuse, enveloppée d’une poudre métallique que la fusion transforme en un émail imperméable et poli, mit deux cents ans à se faire préférer au métal, — depuis les premières œuvres de Bernard Palissy jusque vers la fin de l’ancien régime, — c’est que ces charmans spécimens, dont les collectionneurs se disputent à prix d’or les rares exemplaires demeurés intacts, revenaient beaucoup plus cher que la vaisselle d’étain, inusable et perpétuelle.

L’assiette de Nevers valait 2 fr. 50 sous Henri IV et le plat creux, ou « bassin, » 9 francs. Sous Louis XV, l’assiette de Rouen, décorée, coûtait encore 5 francs et l’assiette blanche 2 francs. Avec cela lourdes et fragiles, promptes à se casser ou à s’écorner, déplaisantes à la vue lorsque leur vernis éraillé laissait apparaître la terre jaune ou rouge dont elles étaient faites, ces inconvéniens compensaient et au delà le flou précieux du décor et la douce harmonie des tons de l’assiette fraîchement sortie du four. Leurs fabricans avaient produit des chefs-d’œuvre ; plusieurs s’étaient enrichis, anoblis même, témoin la permission donnée par la duchesse de Nevers à « noble A. de Conrade, faïencier, de tirer de la terre propre à faire de la vaisselle dans toutes les places communes des environs. » À Moutiers, le dernier de la dynastie des Clérissy, maîtres-potiers de père en fils depuis 1632, devint baron en 1750, puis comte de Trévans.

Cependant, la faïence restait trop onéreuse pour le peuple ; pour le riche, elle était une fantaisie, un « en-cas » de secours. Louis XV en avait à Trianon et s’en servait lorsqu’il allait y souper à l’improviste. Pendant cette éclipse passagère de l’argenterie où le Roi « agita de se mettre à la faïence » (1709), « tout ce qu’il y avait de grand et de considérable » à Versailles s’y mit en huit jours, à l’exemple des princes du sang, et vida les boutiques parisiennes de « terre vernie ; » mais les courtisans, en obéissant au mot d’ordre parti d’en haut, affectaient de jouer au seigneur ruiné. Ils regardaient comme une déchéance les services de Rouen, même décorés de leurs armes. « M. le Premier Président, écrit la duchesse de Ventadour, est venu dîner chez moi et m’a trouvée en faïence ; » cette dame travaillait d’ailleurs à se faire rendre sous mains le montant de son argenterie, qu’elle avait donnée ostensiblement.

L’industrie de l’ancienne faïence, qui florissait dans les centres renommés de Nevers, Strasbourg, Rouen ou Marseille, a totalement disparu au xixe siècle, remplacée par une industrie nouvelle qui n’a de commun avec elle que le nom. Les patrons, fidèles à des méthodes vieillies qu’ils se refusaient à changer, durent fermer peu à peu leurs fabriques. À Rouen, on comptait 18 faïenciers en 1786 ; à la fin du Premier Empire il n’en restait plus. À la belle époque de Delft (1650), il s’y trouvait 43 manufactures occupant 10 000 ouvriers ; en 1764, il y en avait encore 29 ; en 1794, il n’en subsistait plus que 10. Il n’y en a qu’une aujourd’hui et l’on y fait… de la « faïence fine. »

Celle-ci, qui de l’ancienne n’a rien conservé, ni la substance, ni la « couverte, » est d’une tout autre solidité. C’est la seule à peu près qui se fabrique aujourd’hui dans les usines modernes de Gien, Sarreguemines, Lunéville, Longwy ou Choisy-le-Roî. Blanche comme la porcelaine, comme elle composée de kaolin, de sable et de feldspath et vitrifiée parfois comme elle, la faïence fine ne s’en distingue que par une certaine proportion d’argile champenoise ou étrangère qui s’oppose à la transparence.

Très supérieure à l’usage, cette faïence coûte dix fois moins cher que celle d’il y a cent cinquante ans. On est parvenu à établir de jolis services à 25 francs et la douzaine d’assiettes blanches communes, que l’on cotait 3 francs en gros il y a un tiers de siècle, est maintenant cédée pour 1 fr. 25.

La même révolution s’est produite dans la porcelaine : lorsque, vers les dernières années du règne de Louis XIV, où, pour imiter la pâte de Chine que les Hollandais importaient en France, Chicoineau avait fondé la manufacture de Saint-Cloud, la « pâte tendre, » dont il était l’inventeur, constituait un luxe plus onéreux que l’argenterie : six tasses avec leurs soucoupes se vendaient 120 francs et un service à thé 1400 francs. Ces chiffres élevés ne tenaient pas au prix de la matière — quoique la pâte, d’une cuisine fort compliquée, revînt à 5 francs le kilo au xviiie siècle, tandis que la pâte actuelle de l’industrie vaut 0 fr. 12 ; — mais cette « porcelaine de verre » était au premier chef anti-industrielle, peu plastique et très pénible à façonner, surtout d’une cuisson pleine de hasards. À l’ancien Sèvres, commandité par le Roi et par Mme  de Pompadour qui espérait faire une bonne affaire, il fallait briser à la sortie du four les trois quarts des pièces. Un quart, un tiers au plus n’étaient pas endommagés. L’usage du kaolin, depuis 1709, et la création d’ateliers concurrens n’abaissèrent pas assez le prix des porcelaines, pour qu’elles pussent franchir le seuil des foyers modestes.

Ce progrès s’est réalisé depuis quarante ans par une série de découvertes dues à la physique, à la chimie, à la science de l’ingénieur qui ont radicalement transformé l’industrie céramique. Il en est résulté un accroissement énorme de la production ; elle a doublé de 1880 à 1890 et triplé de 4890 à 1910. Cependant, évaluée en argent, la fabrication accuse une hausse peu importante ; c’est que chaque objet a singulièrement baissé de prix : à Limoges, qui compte 40 manufactures dont une seule livre par jour 20 000 assiettes, le même service de 42 couverts en porcelaine fine décorée de fleurs, qui valait 300 francs en 4870 et 120 francs il y a vingt ans, coûte aujourd’hui 60 francs. Porcelaine ou faïence, si l’humanité est toujours soumise par la loi de nature à manger son pain à la sueur de son front, elle peut désormais manger dans une assiette propre.

Il n’en allait pas ainsi autrefois : les écuelles du peuple étaient en bois, aussi bien que ses cuillers et ses gobelets ; la domesticité n’en avait pas d’autres chez les princes. À la réception de Philippe de Valois par le duc de Bourgogne, il est acheté 20 000 écuelles de bois pour la suite ; sans doute les maisons royales en avaient-elles à profusion. Mais comme cette vaisselle de bois coûtait aussi cher qu’aujourd’hui la faïence blanche ordinaire, — 0 fr. 15 environ, — les paysans, les ouvriers, n’avaient pas le moyen de renouveler souvent ce matériel aux graillons tenaces, assez dégoûtant à l’user.

Argent, étain ou bois, ces trois types nettement tranchés du service de table de jadis ont également disparu. L’ennui d’un travail constant, assez parfait et assez bien dissimulé pour que les ingrédiens et les outils qu’il exige ne communiquent aucun mauvais goût au métal, a détrôné les assiettes d’argent au profit de la porcelaine, chez les riches, — sauf dans les dîners de cérémonie, — et, pour les mêmes motifs, l’étain a été abandonné par la classe bourgeoise, devenue plus raffinée. En effet, quoique les seigneurs cossus eussent des argentiers, ceux-ci n’avaient pas le loisir de se livrer, dans l’intervalle des repas, à ce brunissage laborieux à la pierre, faute duquel l’assiette d’argent, livide et mal débarbouillée, rayée en tous sens et balafrée par les traces du couteau, devient une somptuosité assez malpropre.

Certes, il subsiste encore, quant à la valeur vénale et au mérite artistique, autant de distance dans notre république, entre certaines pièces conservées du vieux Sèvres et le biscuit blanc de nos faïenciers, qu’il pouvait y en avoir entre le « bassin » de vermeil d’une princesse du moyen âge et l’écuelle de bois du villain. Mais ces porcelaines si rares, et si chères lorsqu’elles sont authentiques, ceux-là mêmes qui les possèdent n’oseraient s’en servir pour boire ou pour manger. Ce sont des objets de vitrine dont le rôle actif est terminé. Pratiquement, les Français du xxe siècle mangent tous dans des assiettes à peu près pareilles de matière et d’aspect. Leur émail procure au prolétaire une jouissance positive de confortable, tandis que les privilégiés n’ont plus à cet égard qu’un agrément assez artificiel de vanité.

IV

Nulle part ce phénomène n’est plus sensible que dans la verrerie. Non seulement le verre était connu de toute antiquité, non seulement les artistes de la Rome impériale le maniaient avec une souplesse merveilleuse, témoin le célèbre vase de Portland ou la coupe de Novare, faite de deux pâtes engagées l’une dans l’autre, mais certains procédés du temps passé font le désespoir de nos maîtres actuels. Byzance et les Vénitiens avaient importé chez nous des produits aux formes sveltes, où l’or se mariait aux fleurs, aux médaillons, aux arabesques ; à leur imitation, des verriers de Montpellier et de Saint-Germain fabriquaient, dès la Renaissance, des pièces charmantes, dignes de rivaliser avec ces modèles ; pourtant la majorité des Français sous Louis XIV n’avaient encore ni verres à boire, ni bouteilles, ni miroirs, ni même des vitres. Paris possédait, à la fin du xviie siècle, une corporation de chassissiers qui garnissaient les fenêtres de carreaux en papier.

Les nations voisines n’étaient pas mieux pourvues que nous, et sans doute quelques-unes l’étaient moins. Un Anglais, de passage à Boulogne en 1763, note avec éloge que « le Français ne boit pas à une coupe où peut-être douze sales bouches ont bu avant lui, comme c’est la coutume en Angleterre ; chacun a son propre gobelet qu’il remplit à son gré de vin et d’eau… » Le dîner auquel il est fait ici allusion était donné par un bourgeois aisé, on y passait à la fin du repas des rince-bouche. Dès longtemps la communauté des verres était mal vue dans un certain monde ; « je ne bois pas volontiers en verre commun, » disait Montaigne. Mais, parmi le peuple, on n’avait de verres que lorsqu’on servait du vin ; pour l’eau, chacun buvait à même la cruche posée à l’extrémité de la table.

Jusqu’à Louis XVI les seuls gobelets répandus étaient d’une pâte verte, opaque et grossière, semblable à celle de nos bouteilles d’aujourd’hui ; vers 1782, on parvint à les établir en verre blanc pour le même prix. Ce n’étaient pourtant pas les « manufactures » qui manquaient ; la France d’il y a deux et trois cents ans en comptait peut-être plus que la France actuelle, la Normandie seule avait une douzaine de verreries. Ce ne devait pas être la matière première, sable ou chaux, qui faisait défaut ; seule la soude, qui entre pour un quart dans la composition et que l’on tirait jadis des cendres de plantes marines, était beaucoup plus coûteuse.

Mais ces verriers, qui savaient faire des coupes de formes multiples, les orner d’oiseaux et de fleurs, les poser sur des piliers en lacs d’amour, n’étaient pas parvenus à établir à prix abordable de simples gobelets en verre blanc. Le gobelet de bois, au moyen âge, variait de 0 fr. 15 à 0 fr. 70 centimes ; le « godet » de verre se payait de 1 fr. 20 jusqu’à 0 fr. 30 centimes. Celui-ci devait être bien médiocre et peu engageant pour n’avoir pu se faire préférer, par les classes bourgeoises, au fer-blanc ou à l’étain. Lorsque apparut, au commencement du xviie siècle, le « cristal raffiné, » j’ignore s’il se composait comme aujourd’hui d’un tiers d’oxyde de plomb (minium) ou d’autres substances ; mais je vois que le verre de cristal valait près de 3 francs, il ne pouvait donc être de vente courante.

Les bouteilles étaient aussi un article de luxe. Celles de verre semblent inconnues jusqu’à la fin du xive siècle ; il s’en fait pour les riches en argent ou en ivoire, et plus modestement en diverses peaux comme les outres antiques : 5 à 6 francs étaient le prix d’une bouteille d’encre en cuir (1384). À cette époque les bouteilles de verre, destinées au vin, se vendaient 10 francs ; elles ne valaient plus que 2 à 3 francs au milieu du xve siècle et 0 fr. 60 au début du xviie ; mais elles demeurèrent à ce chiffre jusque vers la fin de l’ancien régime. Sous la Restauration, les bouteilles et les verres communs valaient encore trois fois plus cher que de nos jours.

Ce qui caractérise notre xxe siècle, ce n’est pas l’apparat ou l’élégance du service ; nous avons même renoncé à des complications qui ravissaient nos aïeux. Nous ne plaçons plus sur la table, comme au moyen âge, des fontaines d’argent d’où le vin sortait par la gueule de lions et de léopards ; nous ne cachons plus sous les buffets des hommes chargés de remplir les tuyaux de statuettes truquées : femmes de métal dont les mamelles versaient de l’hypocras, fleurs de lys d’où le lait jaillissait à flots et petits enfans pissant de l’eau de rose. Cependant, nos artistes contemporains ne le cèdent en rien aux verriers de jadis, et peut-être un Émile Gallé les surpasse-t-il dans les irisations, les métallisations, les flambages, la jaspure, dans le talent de ravir au profit du cristal les coloris des matières précieuses translucides, de lui attribuer la parure des élytres de certains scarabées. Nous fabriquons encore des verres à 125 francs et des carafes à 400 francs la pièce ; mais ce que nous avons et ce que nos ancêtres n’ont pas connu, ce sont des verreries qui font la carafe moulée à 0 fr. 23 la pièce et des verres à pied, « à jambe tirée, » dont le prix descend à 7 centimes et demi.

Pourtant les verriers actuels sont mieux payés que leurs devanciers ; les salaires, depuis trente ans, ont encore augmenté de 60 pour 100, Le travail est moins long et moins rude ; mais le matériel, depuis les fours de fusion de la pâte jusqu’aux innombrables machines qui la mettent en œuvre, s’est complètement transformé. Au lieu de 500000 francs de combustible, représenté par 20000 tonnes de houille, que dépense annuellement telle usine modèle comme Baccarat, s’il lui fallait travailler avec les appareils anciens chauffés au bois, 90000 hectares de surface forestière suffiraient à peine à l’entretenir.

La production s’est accrue dans une mesure beaucoup plus large que le chiffre d’affaires ne semble l’indiquer. Une seule manufacture, à Rive-de-Gier (Loire), fabrique 40 millions de bouteilles par an, et si, dans l’industrie de la cristallerie, Baccarat a passé depuis quatre-vingts ans de 800 000 francs à 8 millions de ventes annuelles, il n’en faudrait pas conclure que la somme des marchandises livrées à la circulation a seulement décuplé ; elle est vingt-cinq ou trente fois plus grande parce que, dans ce même laps de temps, le prix moyen de chaque objet s’est constamment abaissé.

V

Depuis sept cents ans, les goûts ont varié, et la cuisine a suivi les évolutions du goût ; cela n’offre qu’un intérêt anecdotique et il n’est d’aucune conséquence sociale que nos pères, au xve siècle, aient aimé les œufs à l’eau de rose, les tartes au cochon de lait, les tripettes au safran ou le poisson au lait d’amande, et que nous ne les aimions plus. L’institution du pâté n’est plus assise peut-être sur des fondemens aussi larges et rassurans qu’au temps où elle comptait 42 variétés distinctes, et nous ne nous piquons plus de faire des pâtés assez vastes pour renfermer sous une seule croûte toute une basse-cour.

Nous avons perdu le secret des 17 sauces énumérées par Taillevent, le maître queux de Charles VI (1394), et celles même dont la composition nous est connue, comme la « sauce à l’eau bénite, » faite d’eau de rose, de verjus, de gingembre et de marjolaine, ne nous tenteraient peut-être pas. D’autres sauces, d’autres mets, qui les ont remplacés à des dates postérieures ont pareillement disparu sans laisser de trace ; la politique fut étrangère à ces événemens. La Révolution de 1789 avait pu modifier la structure de la société française ; elle n’avait pas changé les noms des ragoûts et, sous la Terreur et le Directoire, on demandait dans les restaurans du Palais-Royal un « potage à la ci-devant Reine, » ou « à la ci-devant Condé. »

Nous pouvons noter d’ailleurs que, lorsqu’on parle de la passion du moyen âge pour la cuisine fortement pimentée et aromatisée, cela ne doit s’entendre que d’une élite assez fortunée pour s’offrir le luxe des épices, venues à grands frais de cet Orient mystérieux, « séjour des fées, » qui produisait le poivre, la cannelle, la muscade, le girofle et le safran. Le prix de ces condimens et la profusion incroyable avec laquelle on en usait dans toutes sortes de plats, de boissons et de confiseries, eût suffi à établir une démarcation profonde entre la table des riches et celle du peuple.

« Cher comme poivre, » disait le proverbe ; le poivre était l’objet de tributs féodaux, levés particulièrement sur les Juifs à raison d’un kilo par maison ; aussi, pour donner idée de l’opulence inouïe d’un comte de Limoges, l’on contait que chez lui le poivre était amoncelé en tas énormes, « comme du gland pour les porcs, » et que l’échanson y puisait pour les sauces par pelletées entières. Le poivre, qui ne se vend aujourd’hui, malgré le droit de douane de 2 francs, que 4 à 6 francs le kilo au détail, coûtait du xiiie au xvie siècle de 30 à 50 francs de notre monnaie.

C’était la meilleur marché de toutes les épices. La cannelle ou le gingembre de 40 à 80 francs le kilo, les clous de girofle ou la muscade de 60 à 160 francs, valaient dix fois plus cher que de nos jours et le kilo de safran se payait de 250 à 500 francs. Comme on en mettait beaucoup et partout, les épices qui, dans le budget culinaire d’un bourgeois de 1910, ne tiennent qu’une place inappréciable, étaient l’un des gros chapitres de la table des privilégiés. Montaigne nous parle d’un roi de Tunis « dont les cuisiniers farcissaient la viande avec des drogues odoriférantes de telle somptuosité, qu’un paon et deux faisans se trouvèrent revenir, » sur ses comptes, à plus de 2 000 francs actuels ; et, « quand on les dépeçait, non la salle seulement, mais toutes les salles de son palais étaient remplies d’une très suave vapeur. » Il y a là quelque exagération sans doute ; mais dans un grand banquet offert en 1514 par le sire de La Trémoïlle, à côté des viandes qui montent ensemble à 1 100 francs, les épices figurent pour 711 francs.

Encore la plus précieuse d’entre elles, le safran, n’entre-t-il que pour 62 grammes dans cette fourniture où la cannelle dominait. Au xviie siècle, bien que, dans le Joueur de Regnard, un « docteur en soupers » porte ses épices sur lui,

Ayant cuisine en poche et poivre concassé,

les ragoûts épices furent bannis du monde gastronomique, en France du moins, et ce qui eût passé cent ans avant pour un éloge devenait une raillerie sous la plume de Boileau, lorsqu’il faisait dire par l’amphitryon du Repas ridicule : « Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout ! » D’autres pays demeurèrent fidèles à l’ancienne mode ; de ce nombre était l’Allemagne au temps du Grand Frédéric, qui affectionnait la cuisine incendiaire et se formalisait si ses convives n’en mangeaient pas.

Les épices qui représentaient un très fort chiffre d’affaires, inlassablement disputé par plusieurs corps d’état au temps où une livre de muscade coûtait plus cher qu’un cheval de labour, demeurèrent, quant à l’importation en Europe jusqu’à la fin du règne de Louis XV, un monopole jalousement gardé par les Hollandais. On ne versait plus de sang pour conquérir du poivre, comme à l’époque de la découverte du Cap, mais on risquait encore sa vie pour exporter des plants de muscades L’intendant de l’Ile-de-France envoya aux Moluques en 1769 une corvette de guerre ; elle s’empara de quelques centaines de pieds de muscadiers et de girofliers qui périrent presque tous. Deux ans après, il recommença avec deux vaisseaux ; les Hollandais armèrent de leur côté pour se défendre, mais trop tard, et les deux navires revinrent chargés d’un butin pacifique d’arbustes arrachés à Ceylan et au Malabar. Plantés dans le jardin royal de l’île, ils donnèrent des muscades françaises, expédiées à la Cour en 1779, dont une fut présentée solennellement à Louis XVI.

Si la baisse moderne des épices n’offre guère d’intérêt aujourd’hui où riches et pauvres n’en usent guère, il n’en est pas de même du mouvement des prix d’autres substances telles que le sel, le sucre, l’huile ou le vinaigre. Nous devons à leur vulgarisation la « cuisine unifiée, » uniformisée, dont se nourrissent nos contemporains. C’est la bonne révolution, créatrice et extensive, gratifiant la foule des biens qu’un petit groupe seul possédait. La révolution contraire, compressive et suppressive, qui s’efforcerait d’anéantir les biens_, apanage de quelques-uns, faute de pouvoir les donner à tous, aurait, en admettant qu’elle fût praticable, le grave défaut d’être très inconfortable pour la masse. Le but à atteindre est donc d’augmenter la somme des jouissances que le travailleur peut se procurer avec le prix de sa journée. Et par quels moyens, sous quelles influences peuvent être accrues ces jouissances ?

Nullement par l’élévation artificielle des salaires monnayés. Prît-on soin de tarifer les marchandises par des lois de maximum à l’exemple des rois du moyen âge ou des assemblées de la Révolution, ce serait comme si l’on pensait élever la température en chauffant le thermomètre. Les choses rares seront toujours chères, les choses produites en petite quantité seront toujours rares ; les prix ne sont qu’un thermomètre et, tant qu’on ne peut décréter l’abondance, qui est « la cause, » il est bouffon de prétendre décréter le bon marché, qui est « l’effet. »

Par voie réglementaire et coercitive, on peut toutefois créer la cherté : c’est le résultat qu’avait obtenu l’ancien régime avec l’impôt des gabelles. Nous avons encore des « gabelles » en 1910, puisque, sur les 45 millions de francs par an que déboursent actuellement les Français pour leur sel, 33 millions entrent dans les caisses de l’Etat. Mais les Français du temps de Richelieu, — quoique deux fois et demie moins nombreux, — payaient 130 millions de francs. Cette charge, qui serait peu de chose pour les citoyens de notre république, — le chocolat seul leur coûte davantage, — était, pour les sujets du XVIIe siècle, d’autant plus rude qu’elle était inégale : plusieurs millions d’entre eux devaient payer le sel 3 francs le kilo, — on sait qu’il vaut aujourd’hui 0,20 à 0,25 centimes au détail ; — certaines provinces étaient absolument affranchies de l’impôt ; d’autres en étaient partiellement exemptes, de sorte que le prix du sel variait du simple au quintuple à quelques lieues de distance.

Cet état de choses subsista jusqu’à la fin de la monarchie : sous Louis XVI, le sel qui, au sortir des marais de Saintonge ou des mines de Franche-Comté, avait une valeur marchande de 4 à 6 centimes le kilo, se vendait 0,26 centimes à Boulogne-sur-Mer, 0,60 centimes en Alsace, 0,90 centimes en Lorraine, 1 fr. 80 en Bourgogne et plus de 3 francs à Paris, dans toute l’Ile-de-France, la Haute-Normandie, l’Orléanais, le Berry, l’Anjou et en général dans les pays dits de « greniers d’impôts ; » ici les habitans, contraints de prendre tous les ans une certaine quantité de sel, taxée par le fisc à proportion de leur famille, étaient au régime de la consommation obligatoire et n’avaient pas le droit d’économiser outre mesure ce précieux condiment.

La recherche du « faux-sel » entraînait une inquisition vexatoire chez les contribuables, exposés, pour quelques centaines de grammes de sel non estampillé dont ils se trouvaient détenteurs, à une amende minimum de 600 francs. La fraude prenait des allures de bataille, mettant aux prises des bandes de 50 faulx-saulniers en armes avec des compagnies régulières d’infanterie, elle sel qui, au temps de Necker, rapportait au Trésor 120 millions de francs et en coûtait 160 au peuple, demeurait l’une des colonnes des finances françaises. Les plaintes, depuis si longtemps provoquées par cet édifice odieux de l’ancienne gabelle, n’avaient pu la condamner encore à disparaître.

Elle disparut pourtant, mais il y fallut une et même deux Révolutions ; car les gouvernemens postérieurs à 1789 avaient persisté à grever le sel (cette marchandise de 2 francs le quintal) d’un impôt de 30 francs, réduit en 1849 à 10 francs. Pour le journalier d’autrefois, le prix actuel eût été un bienfait notable. Ce bienfait alimentaire est le seul qui soit dû à « la Politique, » dont l’intervention ici fut efficace parce que le sel avait été précédemment majoré, par la Politique elle-même, à cinquante fois sa valeur. C’était une prohibition qui cessait ; ce n’était pas une richesse qui se créait. L’Etat ne saurait en créer aucune par voie législative ; ce n’est pas lui qui pouvait inventer le vinaigre d’alcool, l’huile de coton et le sucre de betterave.

Ne pas mettre d’huile dans la salade semblerait bizarre aujourd’hui ; pourtant, la majorité des Français n’en ont jamais mis pendant des siècles. Les Danois, au dire de notre ambassadeur Deshayes de Courmenin, en 1630, décoraient leurs salades de trois grains de sucre ; on se contentait chez nous de sel et de gousses aromatiques avec du verjus de petit vin, de cidre ou d’oseille. Il se faisait aussi des vinaigres de chicorée et de sureau. Le vinaigre de vin, suffisamment alcoolique, se payait le même prix au moins que de nos jours ; mais aujourd’hui, le vinaigre de vin ne représente qu’un dixième de la consommation. Les neuf autres dixièmes, — 500 000 hectolitres environ, — sont des vinaigres d’alcool, très économiques et parfaitement sains.

Les oliviers, comme les vignes, étaient au moyen âge infiniment moins nombreux dans nos départemens du Midi qu’ils ne le sont présentement. Il s’expédiait des huiles de Provence à Paris, mais fort peu ; elles revenaient trop cher. Quoique les transports eussent augmenté au XVIIIe siècle, les bonnes qualités se payaient dans le Nord jusqu’à 6 francs le kilo et moitié plus en général que les produits authentiques de notre époque. Aussi les épiciers ne se faisaient-ils pas faute de les falsifier avec des huiles d’œillette ou de pavot, bien que cette dernière fût proscrite, sous peine d’amende, comme « narcotique et pernicieuse. » Du reste, beaucoup des anciennes huiles d’olive, mal épurées, mal raffinées, n’étaient nullement comestibles, les Méridionaux les employaient à l’éclairage ; elles rancissaient aussi vite que les huiles de noix ou de navette.

La production de l’huile d’olive a pris en France une extension considérable ; nous importons en outre un fort contingent d’Italie et d’Algérie ; mais, si la consommation de l’huile a décuplé depuis cinquante ans dans notre pays, nous le devons surtout à l’huile issue de la graine de coton, dont la saveur se distingue à peine de l’huile d’olive, maintenant surtout que le consommateur supporte rarement le goût spécial du fruit. Comme cette « huile blanche » coûte au plus 1 fr. 40 le kilo, tout le monde peut en mettre dans sa salade. C’est une solution parcellaire de la « question sociale. »

L’accession de tous aux gâteaux et aux conf tures en est une autre. Le législateur eût en vain nationalisé les usines et les outils, aboli la propriété individuelle, voire la monnaie, tout cela n’eût pas doté le prolétaire d’un seul kilo de cassonade supplémentaire, si la science et l’industrie n’eussent inventé le sucre de betterave et transformé la fabrication du sucre de canne.

Sous les noms de « sucre de Babylone » ou « de Damas, » de caffetino ou de sucre musqué, cette denrée précieuse se vendait en moyenne 30 francs le kilo du XIIIe au XVe siècle. Elle nous venait de Madère ou des îles de la Méditerranée, de Constantinople ou des Indes, par l’Egypte, après plusieurs transbordemens et maints détours ; le centre de la France se fournissait à Genève. Le sucre blanc pour les tartelettes, prodigalité que le poète Eustache Deschamps reproche aux femmes d’introduire dans les ménages, était un insigne d’opulence et, si l’on ne passait le « drageoir » d’argent qu’aux personnages les plus qualifiés, c’est que les dragées, à 30 ou 40 francs le kilo, suivant leur finesse, étaient une friandise assez précieuse. Il en allait de même du pignolat, du manuchinsti, de la pâte de roi et de tous les bonbons que nos épiciers prodiguent pour quelques sous aujourd’hui, dans les plus humbles hameaux, et que l’apothicaire dosait jadis solennellement pour quelques tables privilégiées.

Le pharmacien était, comme on sait, jusqu’au XVIIIe siècle, l’unique détaillant du sucre, l’une des meilleures branches de son commerce. L’on disait, en manière de proverbe, de celui à qui il manquait une chose essentielle, — tel un chancelier privé des sceaux, — qu’il ressemblait « à un apothicaire sans sucre. » Quoiqu’il eût baissé au XVIe siècle à 10 francs le kilo et, depuis l’exploitation des Antilles au XVIIe siècle, à 6 et 5 francs, prix auquel il se maintint jusqu’à la fin de l’ancien régime, le sucre, devenu dans la bourgeoisie aisée objet de dépense courante bien qu’onéreuse, demeurait inabordable pour les classes laborieuses : « Grâce à Dieu, écrivait un fonctionnaire de Louis XV, le peuple des campagnes ne tombe pas dans la mollesse ; le sucre reste chez le pharmacien, les plus riches fermiers en ont seuls quelque peu bien serré dans leur armoire. »

II existait entre la cassonade ou moscouade, généralement employée, et le sucre raffiné un grand écart de prix et peut-être de qualité. Soit que les sucres bruts d’autrefois titrassent moins de degrés, soit qu’on les traitât moins bien, toujours est-il que de 100 kilos de cassonade l’où ne tirait que 67 kilos de raffiné. Cette question du raffinage fournit, depuis Henri IV jusqu’à Louis XVI, la matière de copieux rapports administratifs ; elle fut l’objet de contentions perpétuelles entre la France et la Hollande, puis entre nos colonies d’Amérique et la mère patrie et, à l’intérieur, entre diverses villes, telles que Rouen, Orléans ou La Rochelle, qui se disputaient âprement le monopole.

Les premiers « affineurs, » sujets de « Messeigneurs les Etats » des Provinces-Unies, qui avaient « dressé des instrumens » sur divers points de notre littoral, non sans exciter, en leur qualité de huguenots, les défiances du gouvernement de Louis XIII, furent concurrencés plus tard avec succès par la Guadeloupe et Saint-Domingue. Au lieu de « se contenter, dit un mémoire virulent de 1685, de cultiver le sucre que la France leur fait la grâce d’aller prendre dans leurs plantations mêmes, » ces îles eurent l’audace « de nous vouloir bailler lesdits sucres tout raffinés. » On leur prédisait qu’en agissant ainsi elles réduiraient le fret de retour des navires, « qui vont leur porter du blé, du vin, des chairs salées, etc., » et qui, découragés de faire cette traversée, « laisseraient ces gens, à l’autre bout du monde, exposés à la disette et au manque de toutes choses. »

Il paraît que ces sinistres perspectives n’empêchèrent pas les Antilles de persister dans une industrie, sans doute bien modeste, car la cassonade l’emportait de beaucoup dans l’usage sur le sucre en pain. Quoique le miel, dont on s’était servi au moyen âge en guise de sucre, eût baissé de prix depuis les temps modernes jusqu’à ne plus valoir que 2 fr. 50 le kilo sous Louis XVI, — aujourd’hui 0 fr. 75, — il était totalement dédaigné au XVIIIe siècle. Malgré la préférence accordée au sucre pour ses qualités propres et sa supériorité saccharimétrique, la consommation française de 1779 n’était que de 380 000 quintaux ; en 1831, elle avait à peine doublé, — 749 000 quintaux. — Elle est, aujourd’hui, de 6 millions et demi de quintaux, soit de 16 kilos par tête.

C’est peu au regard des 40 kilos de l’Angleterre ; c’est beaucoup par rapport aux 2 kilos de la France d’il y a quatre-vingts ans. Brillat-Savarin nous cite le mot d’un ami qui disait, au temps du blocus continental, lorsque le sucre était à 10 francs le kilo : « Si jamais il revient à 3 francs, je ne boirai jamais d’eau qu’elle ne soit sucrée. » En 1826, le sucre valait 2 fr. 50 à 3 fr. 20 le kilo et en 1840, à Paris, une livre de petits-fours se payait 4 francs.


VI

J’emprunte ce chiffre aux comptes d’une famille de médecin aisé qui habitait dans le quartier de la Bourse et dépensait à cette époque une quinzaine de mille francs par an. En parcourant ces registres vieux de soixante-dix ans et promus déjà au rang de documens historiques, on est frappé de ce fait qu’au milieu du règne de Louis-Philippe le plus grand nombre des denrées de luxe coûtaient aussi cher qu’aujourd’hui et quelques-unes davantage, bien que le franc de 1840 vaille plus que le franc de 1910.

Pour les dîners de 15 à 16 couverts qu’il donnait de temps à autre, et qui venaient de chez un marchand de comestibles en renom, ce ménage payait une dinde truffée 35 francs, un homard ou un pâté de foie gras 16 francs, un saumon ou un turbot 36 francs, un filet de bœuf 14 francs, un faisan et 4 pluviers 23 francs. Un « fromage glacé » lui était compté 10 francs, une gelée d’orange 7 francs. De même les vins et liqueurs, le Madère ou le Malaga à 6 francs, le Bordeaux et le Volnay à 4 ou 5 francs, le Champagne à 4 fr. 50, la Chartreuse à 8 francs la bouteille, ne paraissent pas différer des prix actuels.

A beaucoup d’égards, la famille dont il s’agit vivait alors tout autrement qu’elle ne vivrait en 1910, et nous verrons plus tard, en étudiant les divers chapitres du budget privé, que ce qui a changé surtout, c’est la quantité et non pas le prix des dépenses ; c’est le train et non pas le coût de la vie. Au point de vue de la table, qui nous occupe ici, le résultat est plus sensible qu’ailleurs et il l’est davantage pour l’ouvrier que pour le bourgeois, parce que tous deux maintenant mangent de ces confitures que le premier ignorait jadis.

L’un et l’autre sont devenus d’ailleurs plus difficiles ; les petits bourgeois du Paris de 1780, afin d’épargner 10 sous de bois dans la cuisine, envoyaient leur viande aux fours des pâtissiers, à qui ils donnaient 2 sous pour la cuisson ; mais le rôti, souvent brûlé, se refroidissait au coin de la borne où les marmitons insoucieux le déposaient. En remontant le cours des siècles, un examen attentif de l’ordinaire des riches et du peuple démontre que nos pères, pour se nourrir comme nous, dépensaient plus que nous ; lorsque leur dépense est moindre ou seulement égale à la nôtre, c’est qu’ils mangent peu et mal.

Sans trop multiplier les exemples, je citerai la lettre bien connue où Mme de Maintenon dresse le budget de son frère d’Aubigné. Ce texte a servi maintes fois à démontrer le bon marché de la vie d’autrefois et il en démontre au contraire, pour peu qu’on le lise avec soin, la cherté et la rusticité relative. La nourriture journalière d’une maison de 12 personnes, dont 2 maîtres et 10 domestiques, est ici chiffrée à 42 fr. 35 de notre monnaie, — 12 livres 5 sols, — soit 3 fr. 50 par tête, somme qui semblerait au premier abord peu différente de ce que dépense en 1910 un ménage parisien de situation sociale identique à celui de Charles d’Aubigné.

Mais Mme de Maintenon ne prévoit dans cette somme que le pain, le vin, la viande de boucherie, la volaille et les fruits. Elle ne parle ni du poisson, beaucoup plus cher alors que la viande, ni des légumes, ni du beurre, du lait, des œufs, du fromage, des entremets (gâteaux, confiseries), des liqueurs, de l’épicerie (huile, vinaigre, etc.). Or la part de tout ce qu’elle passe sous silence représente aujourd’hui la moitié, — 50 pour 100, — des frais de table dans les familles de la capitale, dont la nourriture revient à 4 francs par tête et par jour. A ne considérer qu’un seul des chapitres omis, l’épicerie, pour n’être pas aussi variée que de nos jours, n’en était pas moins très onéreuse en 1679, lorsque le sel valait 2 fr. 50 le kilo et les autres condimens à proportion. Les d’Aubigné devront borner leur ambition à 125 grammes de sucre pour la compote, — leurs dix domestiques aujourd’hui en mettraient chaque jour trois fois davantage dans leur café, — et Mme d’Aubigné ne prétendra pas avoir du beurre à déjeuner ni des confitures à la collation, prodigalités exorbitantes aux yeux de sa belle-sœur.

Toute distraction au dehors lui est du reste refusée : elle devra « s’amuser dans sa chambre, s’accoutumer à la solitude... ; il ne conviendrait point qu’elle fût dans le monde, » sans doute parce qu’elle a « un air d’emplâtre. » Quant au mari, il acceptera des dîners partout, « mais ne se piquera point d’honneur d’en rendre. » Cependant, malgré le programme ainsi tracé de rigoureuse économie, ce ménage du XVIIe siècle aurait forcément dépensé, pour se nourrir lui et ses gens, beaucoup plus que ne dépense aujourd’hui un ménage analogue pour vivre dans un confortable très supérieur. Cela tient à ce que plusieurs des articles n’absorbent pas du tout en 1910 la part qui leur était faite en 1679 ; une partie de ces alimens a baissé de prix, une autre a changé de nature.

Le chiffre global de Mme de Maintenon est aussi fantaisiste, lorsqu’elle fixe à 41 400 francs, — 12 000 livres, — le coût annuel d’un train de maison où la table, l’éclairage et le chauffage entrent pour 20 700 francs, la toilette de Madame pour 3 450 francs, autant pour les gages et les livrées, autant pour le loyer et 10 350 francs « pour les habits de Monsieur, l’Opéra et autres dépenses. » Ce terme d’« autres dépenses » se trouve ainsi comprendre en bloc vingt chapitres très importans : voyages, aumônes, éducation des enfans, nourriture des chevaux, entretien des voitures, ameublement, maisons de campagne, etc. Dans un budget du type de celui-ci, ils eussent dépassé de beaucoup la somme qui leur était réservée.

La situation pécuniaire de celui qui allait devenir le beau-frère de Louis XIV n’a d’ailleurs pas de quoi nous inquiéter. La veuve de Scarron, depuis cinq ans marquise et déjà fort à l’aise, annonce son intention d’accroître les crédits insuffisans par des cadeaux ou des subventions en espèces. Elle avait obtenu des fermiers généraux, en favorisant le renouvellement de leur bail, une pension de 61 000 francs pour ce frère chéri, qui tirait un revenu égal du gouvernement de Cognac et de plusieurs autres emplois. Avec ces 122 000 francs de rente, d’Aubigné a pu braver sans peine les calculs erronés de sa sœur ; mais l’histoire s’est longtemps abusée en les acceptant les yeux fermés ; Voltaire lui-même, dans l’Homme aux 40 écus, s’y est laissé prendre.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les grands seigneurs passaient des marchés, de deux à quatre ans, avec des pourvoyeurs qui s’engageaient à leur fournir, en quelque lieu de la France que ce fût, les denrées et marchandises nécessaires. L’un se chargeait de la viande et de la chandelle, l’autre du vin, du bois et du charbon, un troisième des fourrages ; il y en avait pour les oranges ou citrons et pour les habits de livrées. Les fournitures étaient payées tous les trois mois. Ce système était commode mais coûteux, bien que les quantités fussent minutieusement calculées et dosées. La maison du duc de Candale (1650), composée de 50 personnes, revenait en nourriture, chauffage et éclairage à 540 francs par jour, soit près de 11 francs par tête. Pourtant, elle ne comportait nul coulage : 600 grammes de pain, un litre et demi de vin par personne n’avaient rien d’excessif.

Lorsque le cardinal de Richelieu, mécontent de son neveu de Pont-Courlay, le général des galères qui avait excédé ses revenus, prend soin de régler lui-même sa dépense, il prévoit 15 000 francs par mois pour la table, la nourriture des chevaux et l’entretien de la maison (1630). C’eût été, pour les 30 personnes auxquelles avait été « borné son train, » une dépense de 16 francs par jour dont les vivres feraient bien la moitié. Dans la propre maison du cardinal, les chiffres étaient plus modestes : la cuisine de 21 pages et de leurs 15 valets paraît coûter, sans le vin ni le dessert, 4 fr. 50 par tête ; mais le menu, en général des plus vulgaires, est assez court les jours maigres où l’exiguïté de l’omelette n’est compensée que par « un bon plat de morue. »

En province, à la campagne, lorsque le coût de l’alimentation semble modeste, il faut prendre garde que la cuisine est des plus médiocres : le comte de Ribeaupierre nourrit les hôtes de son domaine d’Alsace, au nombre de 85, maîtres et gens, pour 2 fr. 50 par tête ; seulement, la consommation individuelle ne ressort qu’à 250 grammes de viande, et l’on usait moins de

3 kilogrammes de beurre par jour pour 85 personnes, tandis qu’en 1910, un propriétaire rural en consomme proportionnellement sept fois plus, sans excéder d’ailleurs la dépense moyenne du châtelain d’il y a trois siècles.

L’ordinaire est-il plus abondant, comme à Turin chez le duc de Savoie (1698), où les filles d’honneur avaient droit à une ration quotidienne de 5 litres et demi de vin par tête, que, j’imagine, elles n’étaient pas tenues d’absorber en personne ; la table est-elle plus soignée, comme à Montbéliard (1721), chez le prince de Wurtemberg, propriétaire de ce fief franc-comtois, la nourriture d’une cinquantaine de personnes ressort ici à 4 francs par repas, c’est-à-dire à 8 francs par jour. Les ordonnances de maximum de la fin du XVIe siècle fixaient à 7 fr. 80 le prix d’un souper à la table d’hôle des auberges, et le code Michaud (1629) défendait aux entrepreneurs de festins de prendre plus de 15 francs par tête ; ce qui nous permet d’augurer que ces chiffres étaient souvent dépassés, même par les établissemens modestes. À Paris, dans les cabarets de luxe fréquentés par la classe élégante, les cliens qui voulaient boire de grands crus, être, comme on disait, « servis en rois et faire chère entière, » devaient s’attendre à payer leur écot de 40 à 60 francs.

Un magistrat parisien, célibataire, pour s’épargner sans doute le détail d’une cuisine personnelle, s’abonne (1712) avec un entrepreneur à qui il paie pension. Cette « pension » ne comprend ni le vin, ni la viande comptée à part chez le rôtisseur, ni le sucre, le café, le chocolat ou les gâteaux, réglés directement à un pâtissier ; elle ne comporte par conséquent qu’une partie de l’alimentation du maître, — dont les deux domestiques, un laquais et un cocher, s’entretiennent à forfait. — Son chiffre est néanmoins de 5 fr. 50 par jour ; chiffre assez normal, puisqu’un personnage de moindre état, le secrétaire du duc de La Trémoïlle, a 6 francs par jour pour sa nourriture.

Au cours des siècles, la place tenue par chaque sorte d’aliment dans le budget domestique a varié, suivant son abondance et son prix, comme elle varie aujourd’hui sur l’échelle sociale, selon le degré d’aisance ou de richesse. Du moyen âge au XVIIIe siècle, les goûts s’étaient affinés : les gros menus d’un Dauphin de Viennois en 1350, ses entrées de « lard salé à la purée de fèves, » suivies de « bonnes tripes cuites à l’eau, » eussent paru bien peu délicates à un financier du temps de Louis XV, qui avait tâté de la garbure ou du sanglier à la crapaudine et dont l’appétit n’était excité que si l’œil était intrigué d’abord du contenu des plats qu’on lui présentait. Le « boichet, » la nonnette de Dijon, n’était plus la friandise princière qu’elle avait été à la table de Jean-sans-Peur, où l’on n’en passait pas au menu fretin. Depuis quelques années, avait disparu des salons l’ « oublieux, » le marchand ambulant de « plaisirs » ou d’échaudés, qu’au XVIIe siècle encore on hélait le soir à son passage et que l’on faisait monter pour régaler la compagnie.

Mais chez les bourgeois, dans un repas de corps de marchands ou de médecins, en province, le dessert consistait encore à servir à « chacun son biscuit » de 0 fr. 15 et « de même son pain d’épice » de semblable valeur. Quant au peuple, des choux à l’eau et au sel lui paraissaient un mets très suffisant. Indifférente à la qualité et, depuis le renchérissement des vivres au XVIe siècle, privée de la quantité, la masse de la nation ignorait les progrès d’une cuisine privilégiée dont les élémens premiers étaient inaccessibles à sa bourse.

Comment le temps présent a-t-il révolutionné le service de table et la cuisine du peuple, en lui procurant à la fois la quantité et la qualité ? Par une contradiction singulière, les artisans de cette révolution bienfaisante ont été des spéculateurs et non des philanthropes : ces donateurs travaillaient, non point pour donner, mais pour acquérir. Lorsqu’ils défrichaient ou plantaient, qu’ils édifiaient des usines, risquaient des expériences, lançaient des bateaux ou inventaient des machines, propriétaires fonciers, commerçans ou industriels avaient pour objectif de faire, non pas notre bonheur, mais leur fortune. Pourtant, c’est notre pain qu’ils ont gagné à la sueur de leur front.

Tout le progrès moderne est issu de soucis égoïstes et non d’un altruisme désintéressé. Cette constatation ne comporte nul pessimisme ; c’est la froide et claire vision des mobiles humains. Ce que leur libre jeu a réalisé, ni la charité chrétienne, ce socialisme facultatif d’hier, ni le socialisme, cette charité obligatoire d’aujourd’hui, n’auraient pu ni ne pourraient l’obtenir. Et comme tout n’est pas encore pour le mieux dans ce xxe siècle, comme il existe encore, parmi les civilisés que nous sommes, des êtres qui souffrent parfois de la faim ou qui lentement en meurent, il est bon de ne pas tarir les sources d’où peuvent jaillir, au profit du plus grand nombre, les progrès futurs.

Ils seront le résultat du libre effort individuel, et non de la bonté collective, fût-elle érigée en système légal. La bonté sert beaucoup à l’amélioration morale de ceux qui l’exercent comme un devoir et fort peu au soulagement matériel de ceux qui la réclament comme un droit. Elle crée seulement de la vertu pour les uns, elle ne crée pas des richesses pour les autres. Au point de vue économique, les bienfaiteurs effectifs de l’humanité ne sont pas les organisateurs de bonté, mais les entraîneurs de travail.

Georges d’Avenel.
  1. L’or et l’argent sont évalués dans cet article, suivant ma règle constante : 1° d’après la valeur de la livre-tournois en francs légaux, — de 4 grammes et demi d’argent fin monnayé ; — 2° d’après le pouvoir d’achat actuel de ce franc, comparé à son ancien pouvoir. Ce mode de conversion appliqué à l’argent-vaisselle, qui a perdu comme marchandise la moitié de sa valeur officielle en monnaie, peut prêter à la critique. Cependant le système consistant à appliquer, à la vaisselle d’argent de jadis, le prix commercial de 1910 conduirait au pur arbitraire. Il est beaucoup d’objets d’argent dont le poids et le titre sont inconnus, dont le prix seul est mentionné. Surtout, il faut considérer que le prix à établir, c’est celui que valait la vaisselle autrefois, le prix qu’elle a coûté naguère, et non pas celui qu’elle se vendrait présentement. Or la vaisselle d’argent de nos pères a été payée en une monnaie de compte, — la livre-tournois, — qui représentait indistinctement de l’or ou de l’argent, à des époques où l’argent avait, commercialement, la valeur que notre système monétaire continue de lui attribuer légalement, ou même une valeur plus grande relativement à l’or, lorsque, par exemple, le rapport des deux métaux n’était au moyen âge que de 1 à 12.