L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XVIII

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 288-304).

CHAPITRE XVIII

LES IDÉES ACTUELLES SUR LA CATALYSE


Telle était la situation qu’avait créée l’hypothèse des chocs. Aujourd’hui le mot catalyse ne sonne plus si mal, on le rencontre de plus en plus souvent dans les ouvrages scientifiques ou techniques. On a écrit, sur cette question, des monographies et des travaux d’ensemble, et, pour mettre en ordre toutes nos connaissances sur la catalyse, il faudrait un gros traité ; ce n’est plus qu’une question de temps.

Ce revirement a commencé par une formation convenable du concept. Tout a changé quand on a compris que la catalyse se rattache à un problème de cinétique chimique. Dans l’histoire de la science, je ne connais pas d’autre exemple, où la seule formation d’un concept, sans une augmentation notable du nombre des faits connus, ait si brillamment et si manifestement exercé une action décisive et rapide sur le développement scientifique.

Comme Berzélius et d’autres après lui l’avaient déjà reconnu plus ou moins nettement, on ne peut réaliser par catalyse aucune réaction, qui soit en contradiction avec les lois de l’énergie. On ne peut créer ni énergie brute ni énergie libre, et les actions catalytiques les plus considérables sont produites souvent par des masses extraordinairement petites des corps catalyseurs. Le catalyseur ne peut donc apporter qu’une quantité d’énergie insignifiante, et même, la plupart du temps, on le retrouve inaltéré à la fin de la réaction. Quelle liberté le catalyseur peut-il encore modifier ? Les explications, que nous avons déjà données (p. 270), contiennent la réponse à cette question. Les principes de l’énergétique ne fixent pas, à eux seuls, la durée ou la vitesse des réactions chimiques : d’autres causes interviennent ici, et c’est le domaine de la catalyse. En d’autres termes, seules les réactions, qui seraient possibles sans catalyse, peuvent être produites par l’action des catalyseurs, et cette influence ne peut se rapporter à l’équilibre lui-même, mais seulement à la vitesse, avec laquelle il est atteint. Par conséquent, un catalyseur est un corps, qui modifie la vitesse d’une réaction chimique, sans apparaître, lui-même, dans les produits résultant de cette réaction.

Comme le demandait Berzélius, cette définition ne préjuge rien des causes de la variation de la vitesse, et elle laisse le champ libre à une étude expérimentale plus approfondie. D’autre part, elle nous donne aussi ce que nous avons le droit d’exiger d’une théorie, pour qu’elle soit féconde ; elle nous suggère des questions et des expériences déterminées. Car d’innombrables questions se posent immédiatement, relatives aux lois du changement de vitesse. La vitesse de réaction est une grandeur mesurable, et il en est de même de tout ce qui change quand change sa valeur numérique. Ce qui apparaissait autrefois comme un secret inaccessible devient une tâche clairement définie pour un labeur incessant, et, si nous connaissons les lois d’un phénomène, nous connaissons en même temps tout ce qui le concerne, nous connaissons son essence, sa nature.

Le classique problème de l’inversion du sucre nous montre déjà quelles relations inattendues on peut trouver, en observant les faits sans prévention. Nous avons vu comment la loi générale de la mécanique chimique fut pour la première fois étudiée et expérimentalement établie ; c’est aussi à propos de ce problème que, pour la première fois, on étudia la catalyse au point de vue quantitatif. Biot avait remarqué, en passant, que l’étude des différentes vitesses d’inversion du sucre par les différents acides pourrait conduire à des résultats intéressants. Ces mesures avaient déjà pris une certaine étendue, sans qu’on réussit à découvrir de relation entre les constantes trouvées dans cette étude et les autres propriétés des acides. C’est seulement quand on eut déterminé de diverses façons les valeurs de l’affinité des acides, et qu’on les eut trouvées indépendantes de la réaction particulière servant à les mesurer, que l’on reconnut aussi la proportionnalité de la vitesse d’inversion du sucre à l’affinité, ou, si vous préférez, à la force des acides. Plus tard, avec la théorie de la dissociation des électrolytes, ces nombres furent considérés comme proportionnels à la concentration de l’ion hydrogène libre, et on eut, du même coup, la signification du résultat : l’action catalytique des acides sur le sucre de canne est due, tout simplement, à l’ion hydrogène, et elle est proportionnelle à la concentration. Ainsi, on avait trouvé une loi intéressante pour la catalyse, et, en même temps, la catalyse fournissait une des méthodes les plus pratiques pour mesurer la force des acides, contribuant ainsi pour beaucoup à la solution d’un des plus anciens problèmes de la chimie.

Il y a deux autres questions d’intérêt général qui se posent également : 1o  toutes les réactions que nous n’avons observé que grâce à la catalyse peuvent-elles se produire, même sans catalyseur ? 2o  Si, par sa présence, un corps accélère une réaction, cette réaction n’est-elle modifiée que dans sa durée, ou bien se produit-il aussi des modifications de sa modalité, par l’apparition d’intermédiaires particuliers ? On peut répondre à ces deux questions d’une façon satisfaisante, c’est-à-dire qu’il ne reste, au fond, aucune énigme, mais naturellement, dans chaque cas particulier, les conceptions auxquelles on peut songer doivent être comparées à l’expérience qui, seule, fixe les valeurs numériques, et appuie sur des chiffres les vues théoriques.

La réponse à la première question paraît au premier abord un peu délicate. Il nous semble difficile d’admettre, par exemple, qu’une solution sucrée se décompose d’elle-même, si peu que ce soit, en alcool et acide carbonique, et cependant je n’hésite pas un instant à dire : si, pour déceler de faibles quantités d’alcool, nous possédions quelque jour un réactif mille ou cent mille fois plus sensible que nos réactifs actuels, nous pourrions montrer la présence de l’alcool dans une solution sucrée quelconque, prise dans des conditions convenables, sans l’action du ferment. Cette conviction tient surtout à la conception à laquelle nous conduisent des considérations générales d’énergétique, à savoir que, dans un système homogène, toute réaction possible se produit effectivement, bien que ce soit le plus souvent avec une vitesse si faible, qu’elle n’est pas mesurable. Pour donner un exemple des vitesses avec lesquelles on peut et on doit scientifiquement compter, revenons encore à l’inversion du sucre. Elle se produit d’autant plus lentement que l’acide est plus étendu, ou, plus généralement, que la concentration de l’ion d’hydrogène dans l’eau est plus petite. En outre la vitesse augmente très vite avec la température ; en chiffres ronds, elle double pour une élévation de température de 10°. Au cours de certains travaux, on a étudié des réactions dans lesquelles il fallait vingt-quatre heures pour obtenir une inversion mesurable, le liquide étant maintenu à 100°. Si le liquide était à 0°, la vitesse serait 210 fois moindre. On ne pourrait observer une réaction mesurable qu’au bout de mille jours, c’est-à-dire dans le courant de la troisième année. Dans la plupart des cas, nous n’avons aucune idée de ce que devient un corps ou un mélange de corps donnés au bout de deux ou trois ans, ce n’est pas la peine d’insister là-dessus devant des chimistes. Le plus souvent nous ne connaissons que ce qui arrive au bout de quelques heures ; il est déjà exceptionnel que l’observation atteigne quelques jours, et la limite pratique de nos connaissances ne dépasse pas quelques semaines.

Il n’y a donc aucune difficulté de principe à concevoir toutes les réactions possibles comme des réactions effectives. On a pu, il est vrai, soutenir à l’occasion que certains cas, où les réactions sont lentes, sont séparés par une limite bien tranchée des cas où il y a équilibre, et, pour exposer les conséquences de cette supposition, on a même édifié d’élégantes théories mathématiques. Mais l’étude expérimentale des exemples qui devaient l’étayer a prouvé que cette affirmation était insoutenable ; elle a montré une continuité parfaite entre les réactions lentes, et celles qui sont encore plus lentes, et nous pouvons dire d’une façon générale que, en ce qui concerne le temps, on n’a jamais observé le moindre signe de discontinuité essentielle.

Nous pouvons, par conséquent, envisager toutes les réactions, qui s’effectuent par catalyse, comme dues à l’accélération de réactions, qui se produisent d’elles-mêmes, mais avec une autre vitesse. Cette hypothèse peut être introduite partout sans entrer nulle part en contradiction avec aucun principe. Dans certains cas, on peut encore mesurer la vitesse d’une réaction, même quand elle se passe sans catalyse ; dans d’autres, on peut tout juste la mettre en évidence (par exemple, le sucre est inverti à la longue même par l’eau pure) ; enfin, il y a des phénomènes où nous ne pouvons même plus donner cette preuve. Il existe entre tous ces cas une série de passages continus, et on ne trouve nulle part de séparation essentielle.

Aussi, pouvons-nous considérer le première question comme résolue de façon satisfaisante. Le fait que, d’après la nature du catalyseur, les mêmes corps peuvent donner des produits différents ne doit pas nous inquiéter. Si, par exemple, on fait agir du chlore sur le benzène, on obtient le produit d’addition, hexachlorure de benzène ou le produit de substitution, benzène chloré, selon que l’on emploie comme catalyseur l’iode ou le chlorure d’étain. Il faut donc admettre que, sans catalyseur, les deux réactions se produisent, et que l’action des catalyseurs diffère en ce que chacun d’eux accélère plus spécialement une des deux réactions seulement. L’hypothèse est tout à fait admissible, car, en employant simultanément les deux catalyseurs, on recueille les deux produits à côté l’un de l’autre en quantités comparables. Ainsi, parmi toutes les réactions possibles dans un système un peu compliqué, la nature du catalyseur fait prédominer l’une ou l’autre, et pratiquement la rend unique. Cela nous fait comprendre en particulier certains processus physiologiques : le même sang, par exemple, peut donner les produits les plus variés, suivant les organes qu’il traverse. Déjà Berzélius avait fait remarquer que ce fait semble bien peu en accord avec nos réactions de laboratoire. La connaissance plus exacte des phénomènes catalytiques a transformé cette énigme en un problème bien posé, et nous connaissons les voies qui permettront de le résoudre.

La seconde question est celle de la nature, ou, pour employer une expression plus imagée, du mécanisme intime des actions catalytiques. Les principes de l’énergétique ne permettent pas de déterminer la vitesse d’une réaction donnée, mais cette vitesse doit tout de même avoir une raison suffisante, c’est-à-dire qu’il doit exister certaines relations entre cette vitesse et d’autres propriétés du système, propriétés qui doivent être modifiées en quelque façon par le catalyseur, pour que la vitesse soit modifiée.

La vitesse de réaction appartient à un groupe étendu de phénomènes généralement désignés sous le nom de phénomènes de dissipation. Ils consistent en ce qu’une certaine provision d’énergie libre change de forme, et devient plus ou moins incapable d’éprouver ultérieurement d’autres modifications. La conduction de la chaleur nous en offre l’exemple le plus pur : une quantité de chaleur, à une température plus élevée ou plus basse que le milieu ambiant, passe à la température de ce milieu, et devient inutilisable pour d’autres transformations. Après que la température s’est nivelée, on ne peut revenir à l’état initial sans une dépense d’énergie libre empruntée ailleurs, mais le système en est incapable à lui seul, parce que jamais une quantité de chaleur ne passe d’elle-même d’une température plus basse à une température plus élevée.

Ce résultat est inévitable, et l’équilibre de température doit toujours être atteint tôt ou tard, seulement le temps nécessaire pour arriver à ce résultat final peut être très différent suivant les cas. Selon que le corps plus chaud sera mis en communication avec le milieu ambiant par de bons ou de mauvais conducteurs, l’égalisation des températures se fera plus ou moins vite ; cela dépendra de la forme géométrique du corps, etc. Si le corps chaud est séparé de l’entourage par un espace vide, le phénomène sera très lent, et on l’accélèrera beaucoup en intercalant entre le corps chaud et le milieu ambiant un morceau de cuivre, simultanément en contact avec les deux parties du système ; si on laisse cette masse de cuivre osciller entre ces deux parties, elle effectuera un transport de chaleur accéléré, et se comportera encore comme un catalyseur, puisque à la fin elle se retrouvera dans le même état qu’au début.

On trouve dans toutes les branches de la physique des exemples analogues, mais plus compliqués. Si deux corps chargés électriquement à deux potentiels différents sont réunis par un conducteur, l’équilibre s’établit : suivant la nature, la forme et la température du conducteur, la vitesse avec laquelle l’équilibre est atteint peut prendre toutes les valeurs possibles à partir de zéro jusqu’à la vitesse de la lumière. Tous ces cas sont caractérisés par ce fait, qu’une partie de l’énergie libre se transforme en chaleur, pendant que se passe ce phénomène de nivellement, et que l’équilibre calorifique s’établit de façon irréversible : par là, le phénomène total n’est pas réversible, et tous les événements naturels sont entachés d’irréversibilité.

Toutes les réactions chimiques sont des phénomènes de dissipation. Pour elles aussi, au point de vue énergétique, le résultat final est fixé sans ambiguïté, si le système est complètement défini ; il n’est est pas de même pour la voie par laquelle ce résultat final est atteint, et encore moins pour la vitesse avec laquelle le système s’en rapproche. Ici interviennent des lois, qui sont indépendantes des deux principes de l’énergétique. Une théorie très générale de ces phénomènes a été donnée par J. Fourier (1768-1830) dans sa Théorie de la conductibilité calorifique ; plus tard, G.-S. Ohm et A. Fick ont établi que la même théorie convient aux phénomènes de conduction électrique et de diffusion. Mais on ne peut pas l’appliquer directement aux phénomènes chimiques, parce qu’elle suppose que, pendant l’établissement de l’équilibre, le phénomène se produit dans l’espace, et que le cas le plus important en chimie, celui d’une réaction en solution homogène, se produit ou tout au moins peut se produire sans aucune modification dans l’espace. On peut toujours considérer la théorie générale qui vient d’être esquissée pour la vitesse des réactions comme une traduction de la théorie de Fourier ; les réactions chimiques représentent même le cas le plus simple et le plus typique des phénomènes de dissipation, parce qu’ici on peut négliger la modification dans l’espace, et que l’on n’a plus affaire qu’à une modification dans le temps.

Les divers facteurs dont dépendent, par exemple, la conduction de la chaleur et de l’électricité, présentent une certaine analogie avec les facteurs, encore plus variés certainement, qui influent sur la vitesse des réactions chimiques. Chacun de ces facteurs pris séparément peut être envisagé comme un facteur catalytique. D’ordinaire pourtant, on met à part l’accélération due à une élévation de température, et on réserve exclusivement le nom de catalytique aux cas où interviennent des corps pondérables.

Nous avons donc le droit de conclure qu’une théorie unique ne suffira vraisemblablement pas pour décrire scientifiquement toutes les influences catalytiques. Il faut d’abord étudier les différentes catalyses dans ce qu’elles présentent de régulier, et, quand on aura rassemblé des matériaux suffisants, il y aura lieu d’exprimer les relations générales existant entre les cas particuliers.

Très souvent, la catalyse fait intervenir des réactions intermédiaires. Par exemple, l’acide arsénique vitreux se transforme très lentement en une forme cristalline porcelanée, et, si on ajoute un peu d’eau, la transformation est beaucoup plus rapide. L’influence de l’eau tient très probablement à ce qu’elle dissout l’acide arsénique. En règle générale, les formes instables se dissolvent en plus grande quantité que les formes stables ; par suite, quand l’eau s’est saturée d’acide vitreux, elle se trouve sursaturée par rapport à l’acide porcelanique, qui doit se déposer sur les cristaux déjà existants. Par là, la solution n’est plus saturée pour la forme vitreuse ; de nouvelles quantités d’acide vitreux se dissolvent, et ainsi de suite. L’eau sert d’accélérateur en dissolvant l’acide arsénique vitreux, puis laissant déposer l’acide porcelanique, etc.

La forme vitreuse, instable au contact de la forme porcelanique, peut d’ailleurs se transformer directement, mais la transformation directe est extrêmement lente, tandis que la dissolution et la cristallisation sont relativement rapides. Ici, en somme (mais ce n’est pas toujours le cas), les phénomènes se passent plus rapidement que par la voie directe, grâce à la réaction intermédiaire qui, agissant comme accélérateur, représente une catalyse. Si, au contraire, les réactions intermédiaires sont plus lentes que la réaction directe, le corps considéré n’agit pas comme catalyseur. Les principes généraux nous permettant d’admettre que les réactions intermédiaires sont en général plus rapides que les réactions directes, nous concevons bien que les réactions catalytiques ne soient pas rares, mais qu’elles se rencontrent beaucoup plus souvent qu’on ne le croyait autrefois. Pourtant, elles se présentent comme des exceptions, dont la production exige certaines conditions spéciales.

L’idée d’expliquer les réactions catalytiques par des réactions intermédiaires s’est fait jour bien avant la notion de catalyse elle-même. Elle constitue la première théorie convenable, proposée il y a cent ans pour expliquer la formation de l’acide sulfurique. Tout d’abord on avait fabriqué l’acide sulfurique en distillant le vitriol de fer à une haute température. On savait bien que, si on dissolvait dans de l’eau l’acide sulfureux obtenu en brûlant du soufre, cette solution se transformait peu à peu en une solution d’acide sulfurique, mais cela se passait si lentement qu’on ne pouvait pas prendre cette réaction pour base d’un mode de préparation technique. L’histoire n’a pas conservé le nom de celui qui, le premier, eut l’idée d’emprunter au salpêtre l’oxygène nécessaire à l’oxydation du soufre. On ne l’aurait même pas regardé comme très avisé, à cause du prix élevé de cet oxygène. Néanmoins l’essai fut fait, et donna de l’acide sulfurique en quantité beaucoup plus grande et plus rapidement. On remarqua en outre qu’il suffisait d’une quantité de salpêtre bien inférieure à celle qui correspondait à l’oxygène dont on avait besoin, car la réaction marchait déjà avec un faible pourcentage. Ainsi, l’industrie de l’acide sulfurique se développa bientôt, basée sur une réaction incomprise. En 1806, dans un travail magistral, Clément (mort en 1841) et C.-B. Desormes (1777-1862) éclaircirent cette énigme.

Le résultat de leurs recherches fut que l’acide azotique, ou plutôt un composé moins oxygéné de l’azote, transporte de l’oxygène sur l’acide sulfureux, en s’oxydant aux dépens de l’oxygène de l’air, puis en se réduisant au contact de l’acide sulfureux. L’appareil avec lequel ils montraient ce phénomène est encore aujourd’hui en usage dans l’enseignement. C’est un gros ballon, où on introduit de l’acide sulfureux, de la vapeur d’eau, du bioxyde d’azote et de l’air. Leur théorie est encore enseignée. Ici, comme dans le cas de l’acide arsénique, l’accélération tient à ce que l’oxydation du bioxyde d’azote en peroxyde au contact de l’air, d’une part, et celle de l’acide sulfureux par le peroxyde d’azote, d’autre part, s’effectuent beaucoup plus vite que l’oxydation directe de l’acide sulfureux par l’oxygène de l’air. D’après cela, l’acide sulfureux et l’oxygène de l’air mis en présence de petites quantités d’oxydes d’azote donnent très rapidement de l’acide sulfurique, parce que les oxydes d’azote transportent l’oxygène sur l’acide sulfureux.

Cette théorie fut bientôt acceptée ; elle s’est conservée jusqu’à nos jours. Les doutes qui ont été émis dans l’intervalle avaient trait non à la théorie elle-même, mais à la nature des produits intermédiaires, question dans laquelle nous n’avons pas à entrer ici. Il faut remarquer que Berzélius, dans l’explication des principaux phénomènes catalytiques déjà connus, omit de mentionner ce cas classique, et on ne s’aperçut que relativement tard que c’était un excellent exemple pour l’intelligence des faits.

Il ne faut pas s’étonner que l’on ait fait mauvais usage de cet expédient des réactions intermédiaires, alors qu’on l’étendait, sans contrôle expérimental, à tous les cas de catalyse. Assurément, une réaction intermédiaire ne l’emportera en rapidité sur la réaction principale que si toutes ses parties s’effectuent plus vite que cette réaction principale. Mais comme il y avait des cas où le phénomène catalytique était suffisamment expliqué par une réaction intermédiaire, on en arriva à se figurer que, dans tous les autres cas, il suffisait de trouver ou même d’imaginer une réaction intermédiaire pour expliquer une catalyse. On tenait la réaction intermédiaire pour démontrée, quand on réussissait à trouver quelque part, dans le mélange des corps en réaction, le produit intermédiaire présumé. On n’avait d’ailleurs aucun moyen de décider si ce corps était réellement un produit intermédiaire, ou s’il n’était que le produit d’une réaction accessoire fortuite, et ce point demeurait dans l’obscurité.

Ici aussi, c’est le développement de la chimie cinétique qui, en premier, a apporté les moyens grâce auxquels, dans des cas particulièrement favorables, on a réussi à prouver par des mesures exactes que les accélérations des réactions catalytiques effectives peuvent être expliquées par des réactions intermédiaires en accord avec les résultats numériques des mesures. Donc, ces explications sont acceptables en principe, mais il faut toujours, dans un cas donné, prouver par des recherches correspondantes, que cette explication est réellement la bonne.

La théorie des réactions intermédiaires ne pourrait-elle pas devenir, en se développant, une théorie générale de la catalyse ? Il est vraisemblable que non. Dans certains cas particuliers au moins, les produits intermédiaires qu’on a imaginés ne peuvent jouer le rôle qu’on leur avait attribué, car, en les ajoutant au système des corps en réaction à la place du catalyseur habituel, l’effet attendu ne se produit plus. Dans d’autres cas, par exemple dans le cas classique de l’inversion du sucre de canne par les acides étendus, on ne sait pas quel pourrait être le produit intermédiaire. Néanmoins une question aussi vaste que celle-ci doit être poursuivie assidûment, et le nombre des catalyses connues d’une façon relativement suffisante n’est pas encore assez grand pour justifier une opinion définitive.

Bornons-nous à dire : Nous voyons le chemin qui conduit au but.