L’Évolution d’une science : la Chimie/Appendice I

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 305-321).

APPENDICE I

L’ÉNERGÉTIQUE MODERNE[1]


Depuis le milieu du siècle dernier, on reconnaît universellement la vaste signification du principe de la conservation de l’énergie, en même temps que s’est affermie la conviction que ce principe devait constituer la base des sciences naturelles et avant tout celle de la physique.

La réalisation de cette idée, si claire en elle-même, a rencontré des obstacles de toute espèce et une inertie telle qu’il n’existe guère aujourd’hui de traité de physique où l’auteur ait entrepris sérieusement l’œuvre qu’exige cette science : un exposé rigoureux des diverses relations fondées sur cette notion. Dans les domaines avoisinants, nous sommes encore moins avancés.

Le xixe siècle s’est achevé sans qu’on ait reconnu à sa plus grande découverte le caractère pratique et l’importance qu’elle possède réellement. J’ai signalé ce devoir nécessaire, en 1896, au Congrès des sciences naturelles de Lübeck, dans une communication sur la déroute du matérialisme scientifique ; elle éveilla une grande attention, mais sans rien changer à l’état général de la question. Le besoin se faisait sentir de jeter un coup d’œil sur l’ensemble de la science pour montrer que le concept et les lois de l’énergie possèdent bien cette vertu d’unification et d’éclaircissement que nous lui attribuons : elles dirigent le regard du savant sur les véritables problèmes et écartent de la discussion les problèmes apparents. Je l’ai fait en 1902, dans mes leçons de philosophie naturelle.

Cependant, l’importance de la science de l’énergie, ou Énergétique, pour l’intelligence de l’univers s’est imposée à des cercles de plus en plus étendus. Sans doute, la plupart des philosophes et des hommes de science philosophes sont encore occupés à l’heure actuelle par les efforts des réfutateurs de l’Énergétique. La reprise perpétuelle de ces objections est une preuve involontaire de leur inefficacité ; chaque adversaire de l’Énergétique voit bien que les coups portés par les autres adversaires ne sont pas mortels, et il juge les siens nécessaires à l’achèvement de l’œuvre. Ces efforts ont régulièrement pour origine un malentendu dans la conception du problème, aussi ont-ils peu d’importance en face de l’extension toujours croissante des notions énergétiques parmi les pionniers de la science. En particulier, la biologie commence à reconnaître dans l’emploi des méthodes énergétiques un instrument efficace de progrès.

D’autre part, le mouvement énergétique se rencontre avec une autre doctrine née sur le terrain philosophique qui, sous le nom de pragmatisme ou d’humanisme, poursuit un but tout à fait semblable. Voilà qui montre clairement que l’Énergétique répond à des nécessités actuelles et positives.

Il ne peut être question de tracer ici encore un plan de l’Énergétique ; je renvoie pour cela aux ouvrages cités plus haut. Mon but est plutôt d’aider ceux qui se sont déjà rendu compte de l’intérêt capital de la question à trouver leur chemin parmi tant de voies nouvelles.

Dans la lutte contre les difficultés les plus graves que j’ai rencontrées, les objections mentionnées plus haut ont été pour moi un soutien ; j’en ai fait un usage réel, sinon prémédité ; j’ai trouvé dans les habitudes actuelles de la pensée quels sont les obstacles qui s’opposent à la généralisation de la conception nouvelle.

Les grandes découvertes des sciences de la nature amènent toujours une transformation profonde dans les conceptions et les modes de raisonnement philosophiques. Il est facile de montrer l’influence des découvertes de Galilée, de Kepler et de Newton sur la philosophie du xviiie et du xixe siècle. C’est un véritable processus de diffusion : ce sont les domaines les plus voisins qui sont atteints les premiers ; un domaine est-il éloigné, il subit d’autant plus tard l’influence de la pensée nouvelle.

Aussi, l’influence de toute idée scientifique dans son domaine spécial garde-t-elle une avance caractérisée sur son influence philosophique. Celle-ci ne se fait sentir souvent que lorsque la science spéciale est tellement familière avec ces nouveaux points de vue qu’elle les range parmi les notions qui vont de soi, c’est-à-dire parmi celles dont on ne se préoccupe plus.

Une particularité complique cette action réciproque. Le savant spécialiste (sauf quand il s’occupe de philosophie proprement dite) ne s’inquiète guère des considérations philosophiques générales qu’il utilise pour systématiser ses recherches, car ces idées ne semblent pas rentrer essentiellement en ligne de compte. Non seulement la science spéciale s’assimile tardivement les conceptions philosophiques contemporaines qui la concernent, mais elle s’inquiète peu de les faire évoluer dans le sens du mouvement philosophique. La science se trouve ainsi relativement en retard sur la philosophie qui, à un autre point de vue, est en retard sur la science. Les principes de diverses sciences en subissent le contre-coup. Ce n’est pas naturellement dans les mémoires qu’on peut observer ce fait, mais dans les introductions des traités. Par exemple, les vénérables qualités premières et secondes de John Locke jouissent encore aujourd’hui d’une retraite paisible dans les traités de physique.

D’après la loi de Dalton, dans un mélange de gaz, chacun d’eux a les mêmes propriétés que s’il occupait seul le volume du mélange ; en d’autres termes, les gaz se pénètrent sans se gêner ni s’influencer mutuellement. En dépit de cette loi, il n’est pas un auteur de traité de physique qui n’ait soin d’enseigner dans le premier chapitre de son ouvrage que l’impénétrabilité de la matière est un principe absolument général.

Sous l’influence de la loi de la gravitation de Newton à laquelle se joignit, à la fin du xviiie siècle, la loi de la conservation de la masse dans les réactions chimiques, le concept de matière a pris forme, support doué de masse et de poids de tous les phénomènes naturels.

La science ancienne avait, à côté de la matière pesante, admis sans difficulté l’existence des matières non pesantes : phlogistique, fluide électrique, etc. Lavoisier lui-même, qui mit en lumière l’importance extrême des relations pondérales pour l’étude des réactions chimiques, a subi l’influence de la tradition ; il a placé dans ses tables des éléments chimiques le calorique et le fluide lumineux ; il savait cependant que ni l’un ni l’autre n’avaient de poids mesurable. Mais le xixe siècle a vu disparaître ces traces d’atavisme et le dualisme, Force et Matière, s’est développé ; la Matière joue le rôle de substance au sens aristotélique et la Force celui d’accident. On attribua à la matière la réalité des phénomènes, et les impondérables chaleur, lumière, électricité se trouvèrent dans une fausse position. Ce sentiment se trouve clairement exprimé par Robert Mayer dans son mémoire fondamental paru en 1842 : « Remarques sur les forces de la nature inanimée ». Mayer ne peut s’accommoder de cette idée que les forces sont passagères tandis que la matière morte et inerte jouit du privilège d’une durée éternelle, et sa pensée est de trouver une forme qui assure aux impondérables aussi une loi d’indestructibilité. « On trouve dans la nature deux catégories de causes ; on ne peut passer de l’une à l’autre expérimentalement. D’une part, ce sont les causes douées de pondérabilité et d’impénétrabilité ou matière. De l’autre côté, se trouvent les causes dépourvues de ces propriétés : les forces appelées aussi impondérables d’après leur propriété négative. Les forces sont donc des objets indestructibles, changeants et impondérables. »

Ce premier exposé public de la doctrine de Mayer est l’expression directe de sa méthode ; son caractère essentiel est le besoin d’unité. Il ne constate aucune transition entre ces deux catégories, et cependant il ne peut se résoudre à les considérer comme des grandeurs d’une espèce toute différente, suivant l’usage de son époque.

La clarté avec laquelle il relève les concordances existantes atteint encore aujourd’hui les hommes de science partisans des anciennes théories. Beaucoup d’entre eux résistent à l’idée de considérer comme un objet la force ou l’énergie, pour donner à cette grandeur son nom moderne. Même, dans ces derniers temps, on a pu entendre ou lire des observations de ce genre : la Matière serait seule une réalité, l’énergie n’aurait, au contraire, aucune réalité ; son caractère serait purement subjectif. On démontre sans doute ainsi plus qu’on ne veut ces remarques indiquent que, dans l’esprit de leurs auteurs, l’énergie n’a même pas d’existence subjective, car s’ils cherchaient ses relations avec la réalité, ils ne pourraient pas exprimer de semblables opinions.

On sait que Mayer rendit pénible l’intelligence de sa pensée en se mettant en contradiction avec la nomenclature habituelle. Mayer savait certainement que la Mécanique moderne donne à sa « Force » le nom de « Travail » (du moins dans certains cas bien déterminés) ; cependant on trouve aussi ailleurs le mot « force », c’est dans l’expression « force vive ».

À ceux qui lui en faisaient le reproche injustifié, il faisait cette frappante réponse : « En ce qui concerne les forces, il ne s’agit pas de savoir ce qu’est une force, mais ce que nous voulons nommer force ». Introduisons le nom d’ « Énergie » actuellement usité dans la citation précédente de Mayer ; nous voyons que les Énergies sont des objets indestructibles, changeants et impondérables.

C’est précisément cette conception qu’on a mise en valeur un demi-siècle après la découverte de la loi de la conservation de l’Énergie. Sous l’influence des idées anciennes, on évite cependant autant que possible d’employer le mot « objet » en parlant des forces. La conservation de la Matière n’a pas de sens positif, puisque c’est seulement la masse et le poids qui se conservent et toutes les autres propriétés de la matière sont variables ; on la considère cependant comme si naturelle et intuitive qu’on proclame à l’ordinaire qu’elle est une nécessité pour notre esprit. La conservation de l’Énergie semble surprenante et singulière.

Voici maintenant le point fondamental de l’Énergétique moderne. Il s’agit, conformément aux idées de Mayer, de donner à l’Énergie une réalité ou objectivité qui la rende digne, malgré son impondérabilité, de l’honorable voisinage de l’antique Matière. En second lieu, il a fallu soumettre à un examen plus attentif cette assertion, émise par Mayer sans preuve bien nette, que la Matière et l’Énergie sont séparées par une cloison étanche. Comme nous l’avions laissé prévoir, le résultat renverse complètement l’ordre des termes du rapport. L’Énergie s’affirme de plus en plus comme une réalité, tandis que les droits de la Matière s’éteignent, et qu’elle ne conserve plus que ceux que lui confère la tradition. Non seulement, elle doit supporter le voisinage de l’Énergie, comme on le voit déjà dans les traités modernes de sciences naturelles écrits dans un esprit de progrès, mais il lui faut céder la place sans conditions et rentrer comme une reine déchue dans son douaire, où elle s’éteindra au milieu des courtisans de la vieillesse.

Nous observons chez Mayer un phénomène qui, malgré sa bizarrerie, est un trait général de la psychologie du novateur : le novateur ne va jamais jusqu’au bout du chemin qu’il a découvert et rendu praticable. Il subsiste toujours dans son œuvre un reste de ces conceptions fausses ou inutiles qu’il a entrepris d’éliminer. Malgré sa découverte de l’importance de la notion quantitative de poids dans l’étude générale des phénomènes chimiques, en particulier pour la définition des éléments, Lavoisier plaça, comme nous l’avons vu, les impondérables Lumière et Calorique dans son tableau. De même, Copernic abandonna la théorie des épicycles, dans l’étude du mouvement relatif de la Terre et du Soleil, en supposant la Terre mobile et le Soleil immobile, mais il conserva les épicycles pour les autres planètes.

Mayer reconnut que la pondérabilité n’était pas un caractère nécessaire de la réalité des choses, puisqu’il a constaté l’existence de réalités impondérables ; cependant, sa critique n’a pas été jusqu’à poser la question de savoir si la pondérabilité pouvait servir de mesure à tout, comme l’indiquait l’ancienne théorie.

Il admit l’importance du poids sans contrôler le bien-fondé de cette assertion, ce qui le conduisit au dualisme.

Le caractère distinctif de l’Énergétique moderne est l’abandon de ce dualisme ; l’Énergie y prend la place du concept le plus général.

C’est aux propriétés et aux relations énergétiques qu’on ramène tous les phénomènes, et on doit définir la Matière en partant de l’Énergie, dans la mesure où on trouve quelque utilité à cette conception :

À quoi bon, demandera-t-on, renverser ainsi le rôle des idées ? C’est que la conception d’Énergie est, d’après l’expérience, plus générale que celle de Matière. Ce fait une fois reconnu, toute discussion cesse d’elle-même. On ne peut pas définir le concept d’ « homme » par le concept de « nègre » ; c’est l’inverse qui doit se faire. Il est impossible de définir les concepts de Lumière ou d’Électricité par celui de Matière, car on leur reconnaît un caractère immatériel, mais on peut les définir au moyen de l’Énergie, car la lumière et l’électricité sont des modes ou facteurs de l’Énergie. Nous voyons ainsi clairement que le concept d’Énergie est plus général que celui de Matière. Nous verrons plus loin qu’il est possible de donner une définition énergétique de la Matière, et qu’il n’en existe pas de plus claire. La doctrine de Mayer contenait une telle part de nouveauté qu’on ne reconnut pas le caractère d’un « reste terrestre, pénible à porter » au Dualisme. Les savants contemporains et successeurs de Mayer, qui reconnurent l’immense portée de sa théorie, entreprirent principalement de relier la notion nouvelle aussi étroitement que possible aux idées anciennes qu’ils conservaient. Joule et Helmholtz ont abordé la théorie mécanique des phénomènes naturels ; ils ne voyaient dans les transformations de l’énergie que des variations du mouvement des atomes ; en particulier, Helmholtz chercha à expliquer le principe de la conservation de l’Énergie en admettant que les actions réciproques des atomes sont dues exclusivement à des forces centrales ne dépendant que de la distance.

On connaissait, en mécanique rationnelle, un cas particulier du principe de la conservation de l’énergie, c’est le théorème des forces vives. Il nous apprend qu’en tout point de sa trajectoire, un corps céleste reprend la même vitesse lorsqu’il se retrouve à la même distance du corps attirant ; ce corps possède donc en ces points la même force vive ou énergie cinétique, quelle que soit la direction du mouvement et la position du point. En d’autres termes, à la surface d’une sphère concentrique au corps attirant, la force vive du satellite est parfaitement déterminée. Cette force vive diminue quand le rayon de la sphère croit ; on connaissait, d’autre part, la fonction de la distance ou potentiel qui, retranchée de la force vive, donne une quantité constante (retranchée ou ajoutée suivant la définition qu’on voudra donner à la fonction de la distance).

Définissons le potentiel en disant que la somme de cette fonction et de la force vive est constante. Nous avons alors le cas particulier bien connu du principe, où interviennent seules les transformations réciproques de deux formes d’énergie : la force vive ou énergie cinétique et l’énergie de position ou de distance. Ce processus est défini par la condition que, dans le mouvement, aucune fraction mesurable d’énergie ne se passe sous une forme autre que celles qu’on vient d’indiquer. La transformation partielle en chaleur, inévitable dans les phénomènes terrestres, est ici tout à fait négligeable ; nous admettons qu’elle se produit en vertu du principe de continuité ; elle n’est pas susceptible d’une mesure directe ; si elle existe, elle dépasse la précision de nos procédés de mesure actuels.

Notre esprit a la faculté de concevoir les faits nouveaux, autant que possible par analogie avec les faits déjà connus. Aussi, n’y avait-il qu’un pas à faire pour considérer cette relation simple et bien connue, si claire et si facile à comprendre comme un modèle ou type pour les autres modes de transformation de l’Énergie. C’était possible à condition d’admettre que les seules formes de l’Énergie existant dans l’Univers entier étaient celles qui se manifestent visiblement dans les phénomènes astronomiques déjà décrits. Il existe sans doute un grand nombre de manifestations de l’énergie, phénomènes calorifiques lumineux, électriques, etc., qu’il n’est pas possible de ramener immédiatement à la forme d’énergie cinétique ou d’énergie de position ou de distance. Il demeure l’hypothèse que, dans tous les cas, l’Énergie n’existe que sous ces deux formes, mais les phénomènes cités plus haut proviendraient du mouvement et des attractions mutuelles d’atomes invisibles extrêmement petits.

Le besoin psychologique dont nous avons parlé se trouvait ainsi satisfait dans une très large mesure. Le concept d’Énergie était partie intégrante de la théorie mécanique de l’Univers si répandue alors ; en dernière instance, tout phénomène rentrerait dans la mécanique des atomes. Mais Leibnitz avait déjà observé très justement que les phénomènes psychiques restaient alors inexpliqués.

Si, par un procédé quelconque, on nous rendait perceptibles tous les mouvements des hypothétiques atomes cérébraux qui accompagnent un phénomène psychologique donné, nous ne verrions que des corpuscules en mouvement, mais non la pensée correspondante, dont la genèse resterait aussi obscure qu’auparavant.

L’importance de l’objection demeura jusqu’à Dubois-Reymond qui la reprit, il y a moins de trente ans ; il y vit un obstacle insurmontable à la conception mécanique de l’Univers. Il était tellement convaincu de la justesse de cette dernière théorie qu’il ne put conclure à son insuffisance, et qu’il crut devoir constater l’existence d’une barrière infranchissable à l’entendement humain. Cette attitude caractérise la domination à peu près indiscutée de la théorie mécanique de l’Univers, du moins parmi les professionnels des sciences expérimentales, au temps de la découverte de la loi de l’Énergie ; on y trouve l’explication psychologique de l’interprétation volontairement étroite de la conservation de l’Énergie, que nous avons exposée plus haut.

Mentionnons ici une autre conséquence du même système, la division de l’Énergie en énergie cinétique et énergie potentielle. C’est une expression évidente de l’hypothèse qui prend les phénomènes astronomiques pour type de tous les phénomènes naturels. On se rend compte que cette division est de nature bien hypothétique, par exemple dans son application au courant électrique, puisque les opinions sont partagées de savoir s’il s’agit alors d’énergie cinétique ou d’énergie potentielle.

D’après la théorie cinétique, on admet généralement que la chaleur est de nature cinétique. Mais, réclame-t-on un critérium objectif qui permette de distinguer, dans ces exemples, l’énergie de mouvement de l’énergie potentielle, on ne reçoit pas de réponse. Je ne connais pas d’auteur qui ait posé la question d’une manière générale et encore bien moins qui ait essayé de la résoudre. La nomenclature spéciale, due à Rankine, donne l’impression que l’énergie cinétique a seule une réalité complète ; l’énergie de position ne serait plus déjà de l’Énergie proprement dite, mais quelque chose capable de devenir de l’Énergie dans certaines circonstances. La pensée se trouve encore influencée ici par la notion contradictoire de chaleur « latente ».

Examinons la raison de son utilité à la fin du xviiie siècle. Quand Black développa cette idée, la loi de la conservation de l’Énergie était encore absolument inconnue ; on consacra l’expression « chaleur latente », pour sauver, au moins dans la forme, l’idée suivant laquelle la chaleur ne disparaît pas purement et simplement, comme elle fait en apparence dans la fusion et la vaporisation. Ces chemins de traverse étaient nécessaires à la Physique ancienne, qui ne connaissait pas la conservation de l’Énergie, mais on les a conservés involontairement après la découverte de cette loi. On voit maintenant sans difficulté que la chaleur disparaît si la quantité équivalente d’Énergie est employée à un changement d’état : fusion ou vaporisation.

La locution « Énergie potentielle » exprime une dangereuse idée fausse. Elle nous empêche de concevoir la réalité d’autres formes de l’Énergie que l’énergie de mouvement. La faute en est due à un fait sans valeur intrinsèque : on peut voir le mouvement d’un corps pourvu d’énergie cinétique ; cela suffit à nous convaincre de sa présence sans avoir recours à d’autres preuves. Mais on peut sentir la présence d’énergie calorifique, voir qu’il existe de l’énergie lumineuse ; on fait l’épreuve de toute forme de l’Énergie sur un organe sensoriel, directement ou indirectement, et on trahit ainsi sa présence. Une énergie qui ne pourrait impressionner d’aucune manière les appareils de nos sens demeurerait éternellement inconnue ; elle n’aurait pas de place dans notre conception de l’Univers. Donc l’énergie cinétique n’est pas plus actuelle ou réelle que tout autre mode de l’Énergie, et si de l’Énergie passe d’une forme à une autre forme, la première est potentielle vis-à-vis de la seconde qui devient actuelle. C’est le seul sens cohérent qu’on puisse attribuer à ces expressions. D’ailleurs, la Science n’a pas encore ressenti la nécessité de qualifier ce rapport par une locution brève ; il vaut donc mieux laisser de côté ces noms trompeurs.


  1. Ce chapitre et les deux suivants, qui ne faisaient pas partie du livre d’Ostwald et que nous donnons ici comme appendice, ont déjà paru dans la Revue Scientifique ; la traduction en est due à M. Grumbanch. Le texte a été revu et corrigé pour ce volume par M. Ostwald lui-même.