L’Évolution créatrice/Chapitre IV

Félix Alcan (p. 295-399).


CHAPITRE IV
Le mécanisme cinématographique de la pensée[1]et l’illusion mécanistique.
Coup d’œil sur l’histoire des systèmes.
Le devenir réel et le faux évolutionnisme.


Il nous reste à examiner en elles-mêmes deux illusions théoriques que nous avons constamment rencontrées sur notre chemin, et dont nous avions envisagé jusqu’à présent les conséquences plutôt que le principe. Tel sera l’objet du présent chapitre. Il nous fournira l’occasion d’écarter certaines objections, de dissiper certains malentendus, et surtout de définir plus nettement, en l’opposant à d’autres, une philosophie qui voit dans la durée l’étoffe même de la réalité.

Matière ou esprit, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n’est jamais quelque chose de fait. Telle est l’intuition que nous avons de l’esprit quand nous écartons le voile qui s’interpose entre notre conscience et nous. Voilà aussi ce que l’intelligence et les sens eux-mêmes nous montreraient de la matière, s’ils en obtenaient une représentation immédiate et désintéressée. Mais, préoccupée avant tout des nécessités de l’action, l’intelligence, comme les sens, se borne à prendre de loin en loin, sur le devenir de la matière, des vues instantanées et, par là même, immobiles. La conscience, se réglant à son tour sur l’intelligence, regarde de la vie intérieure ce qui est déjà fait, et ne la sent que confusément se faire. Ainsi se détachent de la durée les moments qui nous intéressent et que nous avons cueillis le long de son parcours. Nous ne retenons qu’eux. Et nous avons raison de le faire, tant que l’action est seule en cause. Mais lorsque, spéculant sur la nature du réel, nous le regardons encore comme notre intérêt pratique nous demandait de le regarder, nous devenons incapables de voir l’évolution vraie, le devenir radical. Nous n’apercevons du devenir que des états, de la durée que des instants, et, même quand nous parlons de durée et de devenir, c’est à autre chose que nous pensons. Telle est la plus frappante des deux illusions que nous voulons examiner. Elle consiste a croire qu’on pourra penser l’instable par l’intermédiaire du stable, le mouvant par l’immobile.

L’autre illusion est proche parente de la première. Elle a la même origine. Elle vient, elle aussi, de ce que nous transportons à la spéculation un procédé fait pour la pratique. Toute action vise à obtenir un objet dont on se sent privé, ou à créer quelque chose qui n’existe pas encore. En ce sens très particulier, elle comble un vide et va du vide au plein, d’une absence à une présence, de l’irréel au réel. L’irréalité dont il s’agit ici est d’ailleurs purement relative à la direction où s’est engagée notre attention, car nous sommes immergés dans des réalités et n’en pouvons sortir ; seulement, si la réalité présente n’est pas celle que nous cherchions, nous parlons de l’absence de la seconde là où nous constatons la présence de la première. Nous exprimons ainsi ce que nous avons en fonction de ce que nous voudrions obtenir. Rien de plus légitime dans le domaine de l’action. Mais, bon gré mal gré, nous conservons cette manière de parler, et aussi de penser, quand nous spéculons sur la nature des choses indépendamment de l’intérêt qu’elles ont pour nous. Ainsi naît la seconde des deux illusions que nous signalions, celle que nous allons approfondir d’abord. Elle tient, comme la première, aux habitudes statiques que notre intelligence contracte quand elle prépare notre action sur les choses. De même que nous passons par l’immobile pour aller au mouvant, ainsi nous nous servons du vide pour penser le plein.

Déjà nous avons trouvé cette illusion sur notre chemin quand nous avons abordé le problème fondamental de la connaissance. La question, disions-nous, est de savoir pourquoi il y a de l’ordre, et non pas du désordre, dans les choses. Mais la question n’a de sens que si l’on suppose que la désordre, entendu comme une absence d’ordre, est possible, ou imaginable, ou concevable. Or, il n’y a de réel que l’ordre ; mais, comme l’ordre peut prendre deux formes, et que la présence de l’une consiste, si l’on veut, dans l’absence de l’autre, nous parlons de désordre toutes les fois que nous sommes devant celui des deux ordres que nous ne cherchions pas. L’idée de désordre est donc toute pratique. Elle correspond à une certaine déception d’une certaine attente, et ne désigne pas l’absence de tout ordre, mais seulement la présence d’un ordre qui n’offre pas d’intérêt actuel. Que si l’on essaie de nier l’ordre complètement, absolument, on s’aperçoit qu’on saute indéfiniment d’une espèce d’ordre à l’autre, et que la prétendue suppression de l’une et de l’autre implique la présence des deux. Enfin si l’on passe outre, si, de parti pris, on ferme les yeux sur ce mouvement de l’esprit et sur tout ce qu’il suppose, on n’a plus affaire à une idée, et du désordre il ne reste qu’un mot. Ainsi le problème de la connaissance est compliqué, et peut-être rendu insoluble, par l’idée que l’ordre comble un vide, et que sa présence effective est superposée à son absence virtuelle. Nous allons de l’absence à la présence, du vide au plein, en vertu de l’illusion fondamentale de notre entendement. Voilà l’erreur dont nous signalons une conséquence dans notre dernier chapitre. Comme nous le faisions pressentir, nous n’aurons définitivement raison de cette erreur que si nous la prenons corps à corps. Il faut que nous la regardions bien en face, en elle-même, dans la conception radicalement fausse qu’elle implique de la négation, du vide, et du néant[2].

Les philosophes ne se sont guère occupés de l’idée de néant. Et pourtant elle est souvent le ressort caché, l’invisible moteur de la pensée philosophique. Dès le premier éveil de la réflexion, c’est elle qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les problèmes angoissants, les questions qu’on ne peut fixer sans être pris de vertige. Je n’ai pas plutôt commencé à philosopher que je me demande pourquoi j’existe ; et quand je me suis rendu compte de la solidarité qui me lie au reste de l’univers, la difficulté n’est que reculée, je veux savoir pourquoi l’univers existe ; et si je rattache l’univers à un Principe immanent ou transcendant qui le supporte ou qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce principe que pour quelques instants ; le même problème se pose, cette fois dans toute son ampleur et sa généralité : d’où vient, comment comprendre que quelque chose existe ? Ici même, dans le présent travail, quand la matière a été définie par une espèce de descente, cette descente par l’interruption d’une montée, cette montée elle-même par une croissance, quand un Principe de création enfin a été mis au fond des choses, la même question surgit : comment, pourquoi ce principe existe-t-il, plutôt que rien ?

Maintenant, si j’écarte ces questions pour aller à ce qui se dissimule derrière elles, voici ce que je trouve. L’existence m’apparaît comme une conquête sur le néant. Je me dis qu’il pourrait, qu’il devrait même ne rien y avoir, et je m’étonne alors qu’il y ait quelque chose. Ou bien je me représente toute réalité comme étendue sur le néant, ainsi que sur un tapis : le néant était d’abord, et l’être est venu par surcroît. Ou bien encore, si quelque chose a toujours existé, il faut que le néant lui ait toujours servi de substrat ou de réceptacle, et lui soit, par conséquent, éternellement antérieur. Un verre a beau être toujours plein, le liquide qui le remplit n’en comble pas moins un vide. De même, l’être a pu se trouver toujours là : le néant, qui est rempli et comme bouché par lui, ne lui en préexiste pas moins, sinon en fait, du moins en droit. Enfin je ne puis me défaire de l’idée que le plein est une broderie sur le canevas du vide, que l’être est superposé au néant, et que dans la représentation de « rien » il y a moins que dans celle de « quelque chose ». De là tout le mystère.

Il faut que ce mystère soit éclairci. Il le faut surtout, si l’on met au fond des choses la durée et le libre choix. Car le dédain de la métaphysique pour toute réalité qui dure vient précisément de ce qu’elle n’arrive à l’être qu’en passant par le « néant », et de ce qu’une existence qui dure ne lui paraît pas assez forte pour vaincre l’inexistence et se poser elle-même. C’est pour cette raison surtout qu’elle incline à doter l’être véritable d’une existence logique, et non pas psychologique ou physique. Car telle est la nature d’une existence purement logique qu’elle semble se suffire à elle-même, et se poser par le seul effet de la force immanente à la vérité. Si je me demande pourquoi des corps ou des esprits existent plutôt que rien, je ne trouve pas de réponse. Mais qu’un principe logique tel que A = A ait la vertu de se créer lui-même, triomphant du néant dans l’éternité, cela me semble naturel. L’apparition d’un cercle tracé à la craie sur un tableau est chose qui a besoin d’être expliquée : cette existence toute physique n’a pas, par elle-même, de quoi vaincre l’inexistence. Mais l’ « essence logique » du cercle, c’est-à-dire la possibilité de le tracer selon une certaine loi, c’est-à-dire enfin sa définition, est chose qui me paraît éternelle ; elle n’a ni lieu ni date, car nulle part, à aucun moment, le tracé d’un cercle n’a commencé d’être possible. Supposons donc au principe sur lequel toutes choses reposent et que toutes choses manifestent une existence de même nature que celle de la définition du cercle, ou que celle de l’axiome A = A : le mystère de l’existence s’évanouit, car l’être qui est au fond de tout se pose alors dans l’éternel comme se pose la logique même. Il est vrai qu’il nous en coûtera un assez gros sacrifice : si le principe de toutes choses existe à la manière d’un axiome logique ou d’une définition mathématique, les choses elles-mêmes devront sortir de ce principe comme les applications d’un axiome ou les conséquences d’une définition, et il n’y aura plus de place, ni dans les choses ni dans leur principe, pour la causalité efficace entendue au sens d’un libre choix. Telles sont précisément les conclusions d’une doctrine comme celle de Spinoza ou même de Leibniz par exemple, et telle en a été la genèse.

Si nous pouvions établir que l’idée de néant, au sens où nous la prenons quand nous l’opposons à celle d’existence, est une pseudo-idée, les problèmes qu’elle soulève autour d’elle deviendraient des pseudo-problèmes. L’hypothèse d’un absolu qui agirait librement, qui durerait éminemment, n’aurait plus rien de choquant. Le chemin serait frayé à une philosophie plus rapprochée de l’intuition, et qui ne demanderait plus les mêmes sacrifices au sens commun.


Voyons donc à quoi l’on pense quand on parle du néant. Se représenter le néant consiste ou à l’imaginer ou à le concevoir. Examinons ce que peut être cette image ou cette idée. Commençons par l’image.

Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les sensations qui m’arrivent du monde extérieur : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s’évanouissent, l’univers matériel s’abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant, et ne puis m’empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m’arrivent de la périphérie et de l’intérieur de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passées, avec l’impression même, bien positive et bien pleine, du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer tout cela ? comment s’éliminer soi-même ? Je puis, à la rigueur, écarter mes souvenirs et oublier jusqu’à mon passé immédiat ; je conserve du moins la conscience que j’ai de mon présent réduit à sa plus extrême pauvreté, c’est-à-dire de l’état actuel de mon corps. Je vais essayer cependant d’en finir avec cette conscience elle-même. J’atténuerai de plus en plus les sensations que mon corps m’envoie : les voici tout près de s’éteindre ; elles s’éteignent, elles disparaissent dans la nuit où se sont déjà perdues toutes choses. Mais non ! à l’instant même où ma conscience s’éteint, une autre conscience s’allume ; — ou plutôt elle s’était allumée déjà, elle avait surgi l’instant d’auparavant pour assister à la disparition de la première. Car la première ne pouvait disparaître que pour une autre et vis-à-vis d’une autre. Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu’involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moi-même. Ainsi j’ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c’est que je me réfugie dans la conscience que j’ai de moi-même ; si j’abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a donc toujours un objet que mon imagination se représente. Elle peut, il est vrai, aller de l’un à l’autre, et, tour à tour, imaginer un néant de perception externe ou un néant de perception intérieure, — mais non pas les deux à la fois, car l’absence de l’un consiste, au fond, dans la présence exclusive de l’autre. Mais, de ce que deux néants relatifs sont imaginables tour à tour, on conclut à tort qu’ils sont imaginables ensemble : conclusion dont l’absurdité devrait sauter aux yeux, puisqu’on ne saurait imaginer un néant sans s’apercevoir, au moins confusément, qu’on l’imagine, c’est-à-dire qu’on agit, qu’on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore.

L’image proprement dite d’une suppression de tout n’est donc jamais formée par la pensée. L’effort par lequel nous tendons à créer cette image aboutit simplement à nous faire osciller entre la vision d’une réalité extérieure et celle d’une réalité interne. Dans ce va-et-vient de notre esprit entre le dehors et le dedans, il y a un point, situé à égale distance des deux, où il nous semble que nous n’apercevons plus l’un et que nous n’apercevons pas encore l’autre : c’est là que se forme l’image du néant. En réalité, nous apercevons alors l’un et l’autre, étant arrivés au point où les deux termes sont mitoyens, et l’image du néant, ainsi définie, est une image pleine de choses, une image qui renferme à la fois celle du sujet et celle de l’objet, avec, en plus, un saut perpétuel de l’une à l’autre et le refus de jamais se poser définitivement sur l’une d’elles. Il est évident que ce n’est pas ce néant-là que nous pourrions opposer à l’être, et mettre avant lui ou au-dessous de lui, puisqu’il renferme déjà l’existence en général. Mais on nous dira que, si la représentation du néant intervient, visible ou latente, dans les raisonnements des philosophes, ce n’est pas sous forme d’image, mais d’idée. On nous accordera que nous n’imaginons pas une abolition de tout, mais on prétendra que nous pouvons la concevoir. On entend, disait Descartes, un polygone de mille côtés, quoiqu’on ne le voie pas en imagination : il suffit qu’on se représente clairement la possibilité de le construire. De même pour l’idée d’une abolition de toutes choses. Rien de plus simple, dira-t-on, que le procédé par lequel on en construit l’idée. Il n’est pas un seul objet de notre expérience, en effet, que nous ne puissions supposer aboli. Étendons cette abolition d’un premier objet à un second, puis à un troisième, et ainsi de suite aussi longtemps qu’on voudra : le néant n’est pas autre chose que la limite où tend l’opération. Et le néant ainsi défini est bien l’abolition du tout. — Voilà la thèse. Il suffit de la considérer sous cette forme pour apercevoir l’absurdité qu’elle recèle.

Une idée construite de toutes pièces par l’esprit n’est une idée, en effet, que si les pièces sont capables de coexister ensemble : elle se réduirait à un simple mot, si les éléments qu’on rapproche pour la composer se chassaient les uns les autres au fur et à mesure qu’on les assemble. Quand j’ai défini le cercle, je me représente sans peine un cercle noir ou un cercle blanc, un cercle en carton, en fer ou en cuivre, un cercle transparent ou un cercle opaque, — mais non pas un cercle carré, parce que la loi de génération du cercle exclut la possibilité de limiter cette figure avec des lignes droites. Ainsi mon esprit peut se représenter abolie n’importe quelle chose existante, mais si l’abolition de n’importe quoi par l’esprit était une opération dont le mécanisme impliquât qu’elle s’effectue sur une partie du Tout et non pas sur le Tout lui-même, alors l’extension d’une telle opération à la totalité des choses pourrait devenir chose absurde, contradictoire avec elle-même, et l’idée d’une abolition de tout présenterait peut-être les mêmes caractères que celle d’un cercle carré : ce ne serait plus une idée, ce ne serait qu’un mot. Examinons donc de près le mécanisme de l’opération.

En fait, l’objet qu’on supprime est ou extérieur ou intérieur : c’est une chose ou c’est un état de conscience. Considérons le premier cas. J’abolis par la pensée un objet extérieur : à l’endroit où il était, « il n’y a plus rien ». — Plus rien de cet objet, sans aucun doute, mais un autre objet a pris sa place : il n’y a pas de vide absolu dans la nature. Admettons pourtant que le vide absolu soit possible ; ce n’est pas à ce vide que je pense quand je dis que l’objet, une fois aboli, laisse sa place inoccupée, car il s’agit par hypothèse d’une place, c’est-à-dire d’un vide limité par des contours précis, c’est-à-dire d’une espèce de chose. Le vide dont je parle n’est donc, au fond, que l’absence de tel objet déterminé, lequel était ici d’abord, se trouve maintenant ailleurs et, en tant qu’il n’est plus à son ancien lieu, laisse derrière lui, pour ainsi dire, le vide de lui-même. Un être qui ne serait pas doué de mémoire ou de prévision ne prononcerait jamais ici les mots de « vide » ou de « néant » ; il exprimerait simplement ce qui est et ce qu’il perçoit ; or, ce qui est et ce qu’on perçoit, c’est la présence d’une chose ou d’une autre, jamais l’absence de quoi que ce soit. Il n’y a d’absence que pour un être capable de souvenir et d’attente. Il se souvenait d’un objet et s’attendait peut-être à le rencontrer : il en trouve un autre, et il exprime la déception de son attente, née elle-même du souvenir, en disant qu’il ne trouve plus rien, qu’il se heurte au néant. Même s’il ne s’attendait pas à rencontrer l’objet, c’est une attente possible de cet objet, c’est encore la déception de son attente éventuelle, qu’il traduit en disant que l’objet n’est plus où il était. Ce qu’il perçoit en réalité, ce qu’il réussit à penser effectivement, c’est la présence de l’ancien objet à une nouvelle place ou celle d’un nouvel objet à l’ancienne ; le reste, tout ce qui s’exprime négativement par des mots tels que le néant ou le vide, n’est pas tant pensée qu’affection, ou, pour parler plus exactement, coloration affective de la pensée. L’idée d’abolition ou de néant partiel se forme donc ici au cours de la substitution d’une chose à une autre, dès que cette substitution est pensée par un esprit qui préférerait maintenir l’ancienne chose à la place de la nouvelle ou qui conçoit tout au moins cette préférence comme possible. Elle implique du côté subjectif une préférence, du côté objectif une substitution, et n’est point autre chose qu’une combinaison, ou plutôt une interférence, entre ce sentiment de préférence et cette idée de substitution.

Tel est le mécanisme de l’opération par laquelle notre esprit abolit un objet et arrive à se représenter, dans le monde extérieur, un néant partiel. Voyons maintenant comment il se le représente à l’intérieur de lui-même. Ce que nous constatons en nous, ce sont encore des phénomènes qui se produisent, et non pas, évidemment, des phénomènes qui ne se produisent pas. J’éprouve une sensation ou une émotion, je conçois une idée, je prends une résolution : ma conscience perçoit ces faits qui sont autant de présences, et il n’y a pas de moment où des faits de ce genre ne me soient présents. Je puis sans doute interrompre, par la pensée, le cours de ma vie intérieure, supposer que je dors sans rêve ou que j’ai cessé d’exister ; mais, à l’instant même où je fais cette supposition, je me conçois, je m’imagine veillant sur mon sommeil ou survivant à mon anéantissement, et je ne renonce à me percevoir du dedans que pour me réfugier dans la perception extérieure de moi-même. C’est dire qu’ici encore le plein succède toujours au plein, et qu’une intelligence qui ne serait qu’intelligence, qui n’aurait ni regret ni désir, qui règlerait son mouvement sur le mouvement de son objet, ne concevrait même pas une absence ou un vide. La conception d’un vide naît ici quand la conscience, retardant sur elle-même, reste attachée au souvenir d’un état ancien alors qu’un autre état est déjà présent. Elle n’est qu’une comparaison entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être, entre du plein et du plein. En un mot, qu’il s’agisse d’un vide de matière ou d’un vide de conscience, la représentation du vide est toujours une représentation pleine, qui se résout à l’analyse en deux éléments positifs ; l’idée, distincte ou confuse, d’une et le sentiment, éprouvé ou imaginé, d’un désir ou d’un regret.

Il suit de cette double analyse que l’idée du néant absolu, entendu au sens d’une abolition de tout, est une idée destructive d’elle-même, une pseudo-idée, un simple mot. Si supprimer une chose consiste à la remplacer par une autre, si penser l’absence d’une chose n’est possible que par la représentation plus ou moins explicite de la présence de quelque autre chose, enfin si abolition signifie d’abord substitution, l’idée d’une « abolition de tout » est aussi absurde que celle d’un cercle carré. L’absurdité ne saute pas aux yeux, parce qu’il n’existe pas d’objet particulier qu’on ne puisse supposer aboli : alors, de ce qu’il n’est pas interdit de supprimer par la pensée chaque chose tour à tour, on conclut qu’il est possible de les supposer supprimées toutes ensemble. On ne voit pas que supprimer chaque chose tour à tour consiste précisément à la remplacer au fur et à mesure par une autre, et que dès lors la suppression de tout absolument implique une véritable contradiction dans les termes, puisque cette opération consisterait à détruire la condition même qui lui permet de s’effectuer.

Mais l’illusion est tenace. De ce que supprimer une chose consiste en fait à lui en substituer une autre, on ne conclura pas, on ne voudra pas conclure que l’abolition d’une chose par la pensée implique la substitution, par la pensée, d’une nouvelle chose à l’ancienne. On nous accordera qu’une chose est toujours remplacée par une autre chose, et même que notre esprit ne peut penser la disparition d’un objet extérieur ou intérieur sans se représenter, — sous une forme indéterminée et confuse, il est vrai, — qu’un autre objet s’y substitue. Mais on ajoutera que la représentation d’une disparition est celle d’un phénomène qui se produit dans l’espace ou tout au moins dans le temps, qu’elle implique encore, par conséquent, l’évocation d’une image, et qu’il s’agirait précisément ici de s’affranchir de l’imagination pour faire appel à l’entendement pur. Ne parlons donc plus, nous dira-t-on, de disparition ou d’abolition ; ce sont là des opérations physiques. Ne nous représentons plus que l’objet A soit aboli ou absent. Disons simplement que nous le pensons « inexistant ». L’abolir est agir sur lui dans le temps et peut-être aussi dans l’espace ; c’est accepter, par conséquent, les conditions de l’existence spatiale et temporelle, accepter la solidarité qui lie un objet à tous les autres et l’empêche de disparaître sans être remplacé aussitôt. Mais nous pouvons nous affranchir de ces conditions : il suffit que, par un effort d’abstraction, nous évoquions la représentation de l’objet A tout seul, que nous convenions d’abord de le considérer comme existant, et qu’ensuite, par un trait de plume intellectuel, nous biffions cette clause. L’objet sera alors, de par notre décret, inexistant.

Soit. Biffons purement et simplement la clause. Il ne faut pas croire que notre trait de plume se suffise à lui-même et qu’il soit, lui, isolable du reste des choses. On va voir qu’il ramène avec lui, bon gré, mal gré, tout ce dont nous prétendions nous abstraire. Comparons, en effet, entre elles les deux idées de l’objet A supposé réel et du même objet supposé « inexistant ».

L’idée de l’objet A supposé existant n’est que la représentation pure et simple de l’objet A, car on ne peut pas se représenter un objet sans lui attribuer, par là même, une certaine réalité. Entre penser un objet et le penser existant, il n’y a absolument aucune différence : Kant a mis ce point en pleine lumière dans sa critique de l’argument ontologique. Dès lors, qu’est-ce que penser l’objet A inexistant ? Se le représenter inexistant ne peut pas consister à retirer de l’idée de l’objet A l’idée de l’attribut « existence », puisque, encore une fois, la représentation de l’existence de l’objet est inséparable de la représentation de l’objet et ne fait même qu’un avec elle. Se représenter l’objet A inexistant ne peut donc consister qu’à ajouter quelque chose à l’idée de cet objet : on y ajoute, en effet, l’idée d’une exclusion de cet objet particulier par la réalité actuelle en général. Penser l’objet A inexistant, c’est penser l’objet d’abord, et par conséquent le penser existant ; c’est ensuite penser qu’une autre réalité, avec laquelle il est incompatible, le supplante. Seulement, il est inutile que nous nous représentions explicitement cette dernière réalité ; nous n’avons pas à nous occuper de ce qu’elle est ; il nous suffit de savoir qu’elle chasse l’objet A, lequel est seul à nous intéresser. C’est pourquoi nous pensons à l’expulsion plutôt qu’à la cause qui expulse. Mais cette cause n’en est pas moins présente à l’esprit ; elle y est à l’état implicite, ce qui expulse étant inséparable de l’expulsion comme la main qui pousse la plume est inséparable du trait de plume qui biffe. L’acte par lequel on déclare un objet irréel pose donc l’existence du réel en général. En d’autres termes, se représenter un objet comme irréel ne peut pas consister à le priver de toute espèce d’existence, puisque la représentation d’un objet est nécessairement celle de cet objet existant. Un pareil acte consiste simplement à déclarer que l’existence attachée par notre esprit à l’objet, et inséparable de sa représentation, est une existence tout idéale, celle d’un simple possible. Mais idéalité d’un objet, simple possibilité d’un objet, n’ont de sens que par rapport à une réalité qui chasse dans la région de l’idéal ou du simple possible cet objet incompatible avec elle. Supposez abolie l’existence plus forte et plus substantielle, c’est l’existence atténuée et plus faible du simple possible qui va devenir la réalité même, et vous ne vous représenterez plus alors l’objet comme inexistant. En d’autres termes, et si étrange que notre assertion puisse paraître, il y a plus, et non pas moins, dans l’idée d’un objet conçu comme « n’existant pas » que dans l’idée de ce même objet conçu comme « existant », car l’idée de l’objet « n’existant pas » est nécessairement l’idée de l’objet « existant », avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc.

Mais on prétendra que notre représentation de l’inexistant n’est pas encore assez dégagée de tout élément imaginatif, pas assez négative. « Peu importe, nous dira-t-on, que l’irréalité d’une chose consiste dans son expulsion par d’autres. Nous n’en voulons rien savoir. Ne sommes-nous pas libres de diriger notre attention où il nous plaît et comme il nous plaît ? Eh bien, après avoir évoqué la représentation d’un objet et l’avoir supposé par là même, si vous voulez, existant, nous accolerons simplement à notre affirmation un « non », et cela suffira pour que nous le pensions inexistant. C’est là une opération tout intellectuelle, indépendante de ce qui se passe en dehors de l’esprit. Pensons donc n’importe quoi ou pensons tout, puis mettons en marge de notre pensée le « non » qui prescrit le rejet de ce qu’elle contient : nous abolissons idéalement toutes choses par le seul fait d’en décréter l’abolition. » — Au fond, c’est bien de ce prétendu pouvoir inhérent à la négation que viennent ici toutes les difficultés et toutes les erreurs. On se représente la négation comme exactement symétrique de l’affirmation. On s’imagine que la négation, comme l’affirmation, se suffit à elle-même. Dès lors la négation aurait, comme l’affirmation, la puissance de créer des idées, avec cette seule différence que ce seraient des idées négatives. En affirmant une chose, puis une autre chose, et ainsi de suite indéfiniment, je forme l’idée de Tout : de même, en niant une chose, puis les autres choses, enfin en niant Tout, on arriverait à l’idée de Rien. Mais c’est justement cette assimilation qui nous paraît arbitraire. On ne voit pas que, si l’affirmation est un acte complet de l’esprit, qui peut aboutir à constituer une idée, la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on sous-entend ou plutôt dont on remet à un avenir indéterminé l’autre moitié. On ne voit pas non plus que, si l’affirmation est un acte de l’intelligence pure, il entre dans la négation un élément extra-intellectuel, et que c’est précisément à l’intrusion d’un élément étranger que la négation doit son caractère spécifique.

Pour commencer par le second point, remarquons que nier consiste toujours à écarter une affirmation possible[3]. La négation n’est qu’une attitude prise par l’esprit vis-à-vis d’une affirmation éventuelle. Quand je dis : « cette table est noire », c’est bien de la table que je parle : je l’ai vue noire, et mon jugement traduit ce que j’ai vu. Mais si je dis : « cette table n’est pas blanche », je n’exprime sûrement pas quelque chose que j’aie perçu, car j’ai vu du noir, et non pas une absence de blanc. Ce n’est donc pas, au fond, sur la table elle-même que je porte ce jugement, mais plutôt sur le jugement qui la déclarerait blanche. Je juge un jugement, et non pas la table. La proposition « cette table n’est pas blanche » implique que vous pourriez la croire blanche, que vous la croyiez telle ou que j’allais la croire telle : je vous préviens, ou je m’avertis moi-même, que ce jugement est à remplacer par un autre (que je laisse, il est vrai, indéterminé). Ainsi, tandis que l’affirmation porte directement sur la chose, la négation ne vise la chose qu’indirectement, à travers une affirmation interposée. Une proposition affirmative traduit un jugement porté sur un objet ; une proposition négative traduit un jugement porté sur un jugement. La négation diffère donc de l’affirmation proprement dite en ce qu’elle est une affirmation du second degré : elle affirme quelque chose d’une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d’un objet.

Mais il suit tout d’abord de là que la négation n’est pas le fait d’un pur esprit, je veux dire d’un esprit détaché de tout mobile, placé en face des objets et ne voulant avoir affaire qu’à eux. Dès qu’on nie, on fait la leçon aux autres ou on se la fait à soi-même. On prend à partie un interlocuteur, réel ou possible, qui se trompe et qu’on met sur ses gardes. Il affirmait quelque chose : on le prévient qu’il devra affirmer autre chose (sans spécifier toutefois l’affirmation qu’il faudrait substituer à la première). Il n’y a plus simplement alors une personne et un objet en présence l’un de l’autre ; il y a, en face de l’objet, une personne parlant à une personne, la combattant et l’aidant tout à la fois ; il y a un commencement de société. La négation vise quelqu’un, et non pas seulement, comme la pure opération intellectuelle, quelque chose. Elle est d’essence pédagogique et sociale. Elle redresse ou plutôt avertit, la personne avertie et redressée pouvant d’ailleurs être, par une espèce de dédoublement, celle même qui parle.

Voilà pour le second point. Arrivons au premier. Nous disions que la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on laisse l’autre moitié indéterminée. Si j’énonce la proposition négative « cette table n’est pas blanche », j’entends par là que vous devez substituer à votre jugement « la table est blanche » un autre jugement. Je vous donne un avertissement, et l’avertissement porte sur la nécessité d’une substitution. Quant à ce que vous devez substituer à votre affirmation, je ne vous en dis rien, il est vrai. Ce peut être parce que j’ignore la couleur de la table, mais c’est aussi bien, c’est même bien plutôt parce que la couleur blanche est la seule qui nous intéresse pour le moment, et que dès lors j’ai simplement à vous annoncer qu’une autre couleur devra être substituée au blanc, sans avoir à vous dire laquelle. Un jugement négatif est donc bien un jugement indiquant qu’il y a lieu de substituer à un jugement affirmatif un autre jugement affirmatif, la nature de ce second jugement n’étant d’ailleurs pas spécifiée, quelquefois parce qu’on l’ignore, plus souvent parce qu’elle n’offre pas d’intérêt actuel, l’attention ne se portant que sur la matière du premier.

Ainsi, toutes les fois que j’accole un « non » à une affirmation, toutes les fois que je nie, j’accomplis deux actes bien déterminés : 1º je m’intéresse à ce qu’affirme un de mes semblables, ou à ce qu’il allait dire, ou à ce qu’aurait pu dire un autre moi que je préviens ; 2º j’annonce qu’une seconde affirmation, dont je ne spécifie pas le contenu, devra être substituée à celle que je trouve devant moi. Mais ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux actes on ne trouvera autre chose que de l’affirmation. Le caractère sui generis de la négation vient de la superposition du premier au second. C’est donc en vain qu’on attribuerait à la négation le pouvoir de créer des idées sui generis, symétriques de celles que crée l’affirmation et dirigées en sens contraire. Aucune idée ne sortira d’elle, car elle n’a pas d’autre contenu que celui du jugement affirmatif qu’elle juge.

Plus précisément, considérons un jugement existentiel et non plus un jugement attributif. Si je dis : « l’objet A n’existe pas », j’entends par là, d’abord, qu’on pourrait croire que l’objet A existe : comment d’ailleurs penser l’objet A sans le penser existant, et quelle différence peut-il y avoir, encore une fois, entre l’idée de l’objet A existant et l’idée pure et simple de l’objet A ? Donc, par cela seul que je dis « l’objet A », je lui attribue une espèce d’existence, fût-ce celle d’un simple possible, c’est-à-dire d’une pure idée. Et par conséquent dans le jugement « l’objet A n’est pas » il y a d’abord une affirmation telle que : « l’objet A a été », ou : « l’objet A sera », ou plus généralement : « l’objet A existe au moins comme simple possible ». Maintenant, quand j’ajoute les deux mots « n’est pas », que puis-je entendre par là sinon que, si l’on va plus loin, si l’on érige l’objet possible en objet réel, on se trompe, et que le possible dont je parle est exclu de la réalité actuelle comme incompatible avec elle ? Les jugements qui posent la non-existence d’une chose sont donc des jugements qui formulent un contraste entre le possible et l’actuel (c’est-à-dire entre deux espèces d’existence, l’une pensée et l’autre constatée) dans des cas où une personne, réelle ou imaginaire, croyait à tort qu’un certain possible était réalisé. À la place de ce possible il y a une réalité qui en diffère et qui le chasse : le jugement négatif exprime ce contraste, mais il l’exprime sous une forme volontairement incomplète, parce qu’il s’adresse à une personne qui, par hypothèse, s’intéresse exclusivement au possible indiqué et ne s’inquiétera pas de savoir par quel genre de réalité le possible est remplacé. L’expression de la substitution est donc obligée de se tronquer. Au lieu d’affirmer qu’un second terme s’est substitué au premier, on maintiendra sur le premier, et sur le premier seul, l’attention qui se dirigeait sur lui d’abord. Et, sans sortir du premier, on affirmera implicitement qu’un second terme le remplace en disant que le premier « n’est pas ». On jugera ainsi un jugement au lieu de juger une chose. On avertira les autres ou l’on s’avertira soi-même d’une erreur possible, au lieu d’apporter une information positive. Supprimez toute intention de ce genre, rendez à la connaissance son caractère exclusivement scientifique ou philosophique, supposez, en d’autres termes, que la réalité vienne s’inscrire d’elle-même sur un esprit qui ne se soucie que des choses et ne s’intéresse pas aux personnes : on affirmera que telle ou telle chose est, on n’affirmera jamais qu’une chose n’est pas.

D’où vient donc qu’on s’obstine à mettre l’affirmation et la négation sur la même ligne et à les doter d’une égale objectivité ? D’où vient qu’on a tant de peine à reconnaître ce que la négation a de subjectif, d’artificiellement tronqué, de relatif à l’esprit humain et surtout à la vie sociale ? La raison en est sans doute que négation et affirmation s’expriment, l’une et l’autre, par des propositions, et que toute proposition, étant formée de mots qui symbolisent des concepts, est chose relative à la vie sociale et à l’intelligence humaine. Que je dise « le sol est humide » ou « le sol n’est pas humide », dans les deux cas les termes « sol » et « humide » sont des concepts plus ou moins artificiellement créés par l’esprit de l’homme, je veux dire extraits par sa libre initiative de la continuité de l’expérience. Dans les deux cas, ces concepts sont représentés par les mêmes mots conventionnels. Dans les deux cas on peut même dire, à la rigueur, que la proposition vise une fin sociale et pédagogique, puisque la première propagerait une vérité comme la seconde préviendrait une erreur. Si l’on se place à ce point de vue, qui est celui de la logique formelle, affirmer et nier sont bien en effet deux actes symétriques l’un de l’autre, dont le premier établit un rapport de convenance et le second un rapport de disconvenance entre un sujet et un attribut. — Mais comment ne pas voir que la symétrie est tout extérieure et la ressemblance superficielle ? Supposez aboli le langage, dissoute la société, atrophiée chez l’homme toute initiative intellectuelle, toute faculté de se dédoubler et de se juger lui-même : l’humidité du sol n’en subsistera pas moins, capable de s’inscrire automatiquement dans la sensation et d’envoyer une vague représentation à l’intelligence hébétée. L’intelligence affirmera donc encore, en termes implicites. Et, par conséquent, ni les concepts distincts, ni les mots, ni le désir de répandre la vérité autour de soi, ni celui de s’améliorer soi-même, n’étaient de l’essence même de l’affirmation. Mais cette intelligence passive, qui emboîte machinalement le pas de l’expérience, qui n’avance ni ne retarde sur le cours du réel, n’aurait aucune velléité de nier. Elle ne saurait recevoir une empreinte de négation, car, encore une fois, ce qui existe peut venir s’enregistrer, mais l’inexistence de l’inexistant ne s’enregistre pas. Pour qu’une pareille intelligence arrive à nier, il faudra qu’elle se réveille de sa torpeur, qu’elle formule la déception d’une attente réelle ou possible, qu’elle corrige une erreur actuelle ou éventuelle, enfin qu’elle se propose de faire la leçon aux autres ou à elle-même.

On aura plus de peine à s’en apercevoir sur l’exemple que nous avons choisi, mais l’exemple n’en sera que plus instructif et l’argument plus probant. Si l’humidité est capable de venir s’enregistrer automatiquement, il en est de même, dira-t-on, de la non-humidité, car le sec peut, aussi bien que l’humide, donner des impressions à la sensibilité qui les transmettra comme des représentations plus ou moins distinctes à l’intelligence. En ce sens, la négation de l’humidité serait chose aussi objective, aussi purement intellectuelle, aussi détachée de toute intention pédagogique que l’affirmation. — Mais qu’on y regarde de près : on verra que la proposition négative « le sol n’est pas humide » et la proposition affirmative « le sol est sec » ont des contenus tout différents. La seconde implique que l’on connaît le sec, qu’on a éprouvé les sensations spécifiques, tactiles ou visuelles par exemple, qui sont à la base de cette représentation. La première n’exige rien de semblable : elle pourrait aussi bien être formulée par un poisson intelligent, qui n’aurait jamais perçu que de l’humide. Il faudrait, il est vrai, que ce poisson se fût élevé jusqu’à la distinction du réel et du possible, et qu’il se souciât d’aller au-devant de l’erreur de ses congénères, lesquels considèrent sans doute comme seules possibles les conditions d’humidité où ils vivent effectivement. Tenez-vous en strictement aux termes de la proposition « le sol n’est pas humide », vous trouverez qu’elle signifie deux choses : 1° qu’on pourrait croire que le sol est humide, 2° que l’humidité est remplacée en fait par une certaine qualité x. Cette qualité, on la laisse dans l’indétermination, soit qu’on n’en ait pas la connaissance positive, soit qu’elle n’ait aucun intérêt actuel pour la personne à laquelle la négation s’adresse. Nier consiste donc bien toujours à présenter sous une forme tronquée un système de deux affirmations, l’une déterminée qui porte sur un certain possible, l’autre indéterminée, se rapportant a la réalité inconnue ou indifférente qui supplante cette possibilité : la seconde affirmation est virtuellement contenue dans le jugement que nous portons sur la première, jugement qui est la négation même. Et ce qui donne à la négation son caractère subjectif, c’est précisément que, dans la constatation d’un remplacement, elle ne tient compte que du remplacé et ne s’occupe pas du remplaçant. Le remplacé n’existe que comme conception de l’esprit. Il faut, pour continuer à le voir et par conséquent pour en parler, tourner le dos à la réalité, qui coule du passé au présent, d’arrière en avant. C’est ce qu’on fait quand on nie. On constate le changement, ou plus généralement la substitution, comme verrait le trajet de la voiture un voyageur qui regarderait en arrière et ne voudrait connaître à chaque instant que le point où il a cessé d’être ; il ne déterminerait jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu’il vient de quitter, au lieu de l’exprimer en fonction d’elle-même.

En résumé, pour un esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation possible. Un pareil esprit verrait des faits succéder à des faits, des états à des états, des choses à des choses. Ce qu’il noterait à tout moment, ce sont des choses qui existent, des états qui apparaissent, des faits qui se produisent. Il vivrait dans l’actuel et, s’il était capable de juger, il n’affirmerait jamais que l’existence du présent.

Dotons cet esprit de mémoire et surtout du désir de s’appesantir sur le passé. Donnons-lui la faculté de dissocier et de distinguer. Il ne notera plus seulement l’état actuel de la réalité qui passe. Il se représentera le passage comme un changement, par conséquent comme un contraste entre ce qui a été et ce qui est. Et comme il n’y a pas de différence essentielle entre un passé qu’on se remémore et un passé qu’on imagine, il aura vite fait de s’élever à la représentation du possible en général.

Il s’aiguillera ainsi sur la voie de la négation. Et surtout il sera sur le point de se représenter une disparition. Il n’y arrivera pourtant pas encore. Pour se représenter qu’une chose a disparu, il ne suffit pas d’apercevoir un contraste entre le passé et le présent ; il faut encore tourner le dos au présent, s’appesantir sur le passé, et penser le contraste du passé avec le présent en termes de passé seulement, sans y faire figurer le présent.

L’idée d’abolition n’est donc pas une pure idée ; elle implique qu’on regrette le passé ou qu’on le conçoit regrettable, qu’on a quelque raison de s’y attarder. Elle naît lorsque le phénomène de la substitution est coupé en deux par un esprit qui n’en considère que la première moitié, parce qu’il ne s’intéresse qu’à elle. Supprimez tout intérêt, toute affection : il ne reste plus que la réalité qui coule, et la connaissance indéfiniment renouvelée qu’elle imprime en nous de son état présent.

De l’abolition à la négation, qui est une opération plus générale, il n’y a maintenant qu’un pas. Il suffit qu’on se représente le contraste de ce qui est, non seulement avec ce qui a été, mais encore avec tout ce qui aurait pu être. Et il faut qu’on exprime ce contraste en fonction de ce qui aurait pu être et non pas de ce qui est, qu’on affirme l’existence de l’actuel en ne regardant que le possible. La formule qu’on obtient ainsi n’exprime plus simplement une déception de l’individu : elle est faite pour corriger ou prévenir une erreur, qu’on suppose plutôt être l’erreur d’autrui. En ce sens, la négation a un caractère pédagogique et social.

Maintenant, une fois la négation formulée, elle présente un aspect symétrique de celui de l’affirmation. Il nous semble alors que, si celle-ci affirmait une réalité objective, celle-là doit affirmer une non-réalité également objective et, pour ainsi dire, également réelle. En quoi nous avons à la fois tort et raison : tort, puisque la négation ne saurait s’objectiver dans ce qu’elle a de négatif ; raison cependant, en ce que la négation d’une chose implique l’affirmation latente de son remplacement par une autre chose, qu’on laisse de côté systématiquement. Mais la forme négative de la négation bénéficie de l’affirmation qui est au fond d’elle : chevauchant sur le corps de réalité positive auquel il est attaché, ce fantôme s’objective. Ainsi se forme l’idée de vide ou de néant partiel, une chose se trouvant remplacée non plus par une autre chose, mais par un vide qu’elle laisse, c’est-à-dire par la négation d’elle-même. Comme d’ailleurs cette opération se pratique sur n’importe quelle chose, nous la supposons s’effectuant sur chaque chose tour à tour, et enfin effectuée sur toutes choses en bloc. Nous obtenons ainsi l’idée du « néant absolu ». Que si maintenant nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu’elle est, au fond, l’idée de Tout, avec, en plus, un mouvement de l’esprit qui saute indéfiniment d’une chose à une autre, refuse de se tenir en place, et concentre toute son attention sur ce refus en ne déterminant jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu’il vient de quitter. C’est donc une représentation éminemment compréhensive et pleine, aussi pleine et compréhensive que l’idée de Tout, avec laquelle elle a la plus étroite parenté.

Comment opposer alors l’idée de Rien à celle de Tout ? Ne voit-on pas que c’est opposer du plein à du plein, et que la question de savoir « pourquoi quelque chose existe » est par conséquent une question dépourvue de sens, un pseudo-problème soulevé autour d’une pseudo-idée ? Il faut pourtant que nous disions encore une fois pourquoi ce fantôme de problème hante l’esprit avec une telle obstination. En vain nous montrons que, dans la représentation d’une « abolition du réel », il n’y a que l’image de toutes réalités se chassant les unes les autres, indéfiniment, en cercle. En vain nous ajoutons que l’idée d’inexistence n’est que celle de l’expulsion d’une existence impondérable, ou existence « simplement possible », par une existence plus substantielle, qui serait la vraie réalité. En vain nous trouvons dans la forme sui generis de la négation quelque chose d’extra-intellectuel, la négation étant le jugement d’un jugement, un avertissement donné a autrui ou à soi-même, de sorte qu’il serait absurde de lui attribuer le pouvoir de créer des représentations d’un nouveau genre, des idées sans contenu. Toujours la conviction persiste qu’avant les choses, ou tout au moins sous les choses, il y a le néant. Si l’on cherche la raison de ce fait, on la trouve précisément dans l’élément affectif, social et, pour tout dire, pratique, qui donne sa forme spécifique à la négation. Les plus grosses difficultés philosophiques naissent, disions-nous, de ce que les formes de l’action humaine s’aventurent hors de leur domaine propre. Nous sommes faits pour agir autant et plus que pour penser ; — ou plutôt, quand nous suivons le mouvement de notre nature, c’est pour agir que nous pensons. Il ne faut donc pas s’étonner que les habitudes de l’action déteignent sur celles de la représentation, et que notre esprit aperçoive toujours les choses dans l’ordre même où nous avons coutume de nous les figurer quand nous nous proposons d’agir sur elles. Or il est incontestable, comme nous le faisions remarquer plus haut, que toute action humaine a son point de départ dans une dissatisfaction et, par là même, dans un sentiment d’absence. On n’agirait pas si l’on ne se proposait un but, et l’on ne recherche une chose que parce qu’on en ressent la privation. Notre action procède ainsi de « rien » à « quelque chose », et elle a pour essence même de broder « quelque chose » sur le canevas du « rien ». À vrai dire, le rien dont il est question ici n’est pas tant l’absence d’une chose que celle d’une utilité. Si je mène un visiteur dans une chambre que je n’ai pas encore garnie de meubles, je l’avertis « qu’il n’y a rien ». Je sais pourtant que la chambre est pleine d’air ; mais, comme ce n’est pas sur de l’air qu’on s’assoit, la chambre ne contient véritablement rien de ce qui, en ce moment, pour le visiteur et pour moi-même, compte pour quelque chose. D’une manière générale, le travail humain consiste à créer de l’utilité ; et, tant que le travail n’est pas fait, il n’y a « rien », — rien de ce qu’on voulait obtenir. Notre vie se passe ainsi à combler des vides, que notre intelligence conçoit sous l’influence extra-intellectuelle du désir et du regret, sous la pression des nécessités vitales : et, si l’on entend par vide une absence d’utilité et non pas de choses, on peut dire, dans ce sens tout relatif, que nous allons constamment du vide au plein. Telle est la direction où marche notre action. Notre spéculation ne peut s’empêcher d’en faire autant, et, naturellement, elle passe du sens relatif au sens absolu, puisqu’elle s’exerce sur les choses mêmes et non pas sur l’utilité qu’elles ont pour nous. Ainsi s’implante en nous l’idée que la réalité comble un vide, et que le néant, conçu comme une absence de tout, préexiste à toutes choses en droit, sinon en fait. C’est cette illusion que nous avons essayé de dissiper, en montrant que l’idée de Rien, si l’on prétend y voir celle d’une abolition de toutes choses, est une idée destructive d’elle-même et se réduit à un simple mot, — que si, au contraire, c’est véritablement une idée, on y trouve autant de matière que dans l’idée de Tout.


Cette longue analyse était nécessaire pour montrer qu’une réalité qui se suffit à elle-même n’est pas nécessairement une réalité étrangère à la durée. Si l’on passe (consciemment ou inconsciemment) par l’idée du néant pour arriver à celle de l’Être, l’Être auquel on aboutit est une essence logique ou mathématique, partant intemporelle. Et, dès lors, une conception statique du réel s’impose : tout paraît donné en une seule fois, dans l’éternité. Mais il faut s’habituer à penser l’Être directement, sans faire un détour, sans s’adresser d’abord au fantôme de néant qui s’interpose entre lui et nous. Il faut tâcher ici de voir pour voir, et non plus de voir pour agir. Alors l’Absolu se révèle très près de nous et, dans une certaine mesure, en nous. Il est d’essence psychologique, et non pas mathématique ou logique. Il vit avec nous. Comme nous, mais, par certains côtés, infiniment plus concentré et plus ramassé sur lui-même, il dure.


Mais pensons-nous jamais la vraie durée ? Ici encore une prise de possession directe serait nécessaire. On ne rejoindra pas la durée par un détour : il faut s’installer en elle d’emblée. C’est ce que l’intelligence refuse le plus souvent de faire, habituée qu’elle est à penser le mouvant par l’intermédiaire de l’immobile.

Le rôle de l’intelligence est, en effet, de présider à des actions. Or, dans l’action, c’est le résultat qui nous intéresse ; les moyens importent peu pourvu que le but soit atteint. De là vient que nous nous tendons tout entiers sur la fin à réaliser, nous fiant le plus souvent à elle pour que, d’idée, elle devienne acte. Et de là vient aussi que le terme où notre activité se reposera est seul représenté explicitement à notre esprit : les mouvements constitutifs de l’action même ou échappent à notre conscience ou ne lui arrivent que confusément. Considérons un acte très simple comme celui de lever le bras. Où en serions-nous si nous avions à imaginer par avance toutes les contractions et tensions élémentaires qu’il implique, ou même à les percevoir, une à une, pendant qu’elles s’accomplissent ? L’esprit se transporte tout de suite au but, c’est-à-dire à la vision schématique et simplifiée de l’acte supposé accompli. Alors, si aucune représentation antagoniste ne neutralise l’effet de la première, d’eux-mêmes les mouvements appropriés viennent remplir le schéma, aspirés, en quelque sorte, par le vide de ses interstices. L’intelligence ne représente donc à l’activité que des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos. Et, d’un but atteint à un autre but atteint, d’un repos à un repos, notre activité se transporte par une série de bonds, pendant lesquels notre conscience se détourne le plus possible du mouvement s’accomplissant pour ne regarder que l’image anticipée du mouvement accompli.

Or, pour qu’elle se représente, immobile, le résultat de l’acte qui s’accomplit, il faut que l’intelligence aperçoive, immobile aussi, le milieu où ce résultat s’encadre. Notre activité est insérée dans le monde matériel. Si la matière nous apparaissait comme un perpétuel écoulement, à aucune de nos actions nous n’assignerions un terme. Nous sentirions chacune d’elles se dissoudre au fur et à mesure de son accomplissement, et nous n’anticiperions pas sur un avenir toujours fuyant. Pour que notre activité saute d’un acte à un acte, il faut que la matière passe d’un état à un état, car c’est seulement dans un état du monde matériel que l’action peut insérer un résultat et par conséquent s’accomplir. Mais est-ce bien ainsi que se présente la matière ?

A priori, on peut présumer que notre perception s’arrange pour prendre la matière de ce biais. Organes sensoriels et organes moteurs sont en effet coordonnés les uns aux autres. Or, les premiers symbolisent notre faculté de percevoir, comme les seconds notre faculté d’agir. L’organisme nous révèle ainsi, sous une forme visible et tangible, l’accord parfait de la perception et de l’action. Si donc notre activité vise toujours un résultat où momentanément elle s’insère, notre perception ne doit guère retenir du monde matériel, à tout instant, qu’un état où provisoirement elle se pose. Telle est l’hypothèse qui se présente à l’esprit. Il est aisé de voir que l’expérience la confirme.

Dès le premier coup d’œil jeté sur le monde, avant même que nous y délimitions des corps, nous y distinguons des qualités. Une couleur succède à une couleur, un son à un son, une résistance à une résistance, etc. Chacune de ces qualités, prise à part, est un état qui semble persister tel quel, immobile, en attendant qu’un autre le remplace. Pourtant chacune de ces qualités se résout, à l’analyse, en un nombre énorme de mouvements élémentaires. Qu’on y voie des vibrations ou qu’on se la représente de toute autre manière, un fait est certain, c’est que toute qualité est changement. En vain d’ailleurs on cherche ici, sous le changement, la chose qui change : c’est toujours provisoirement, et pour satisfaire notre imagination, que nous attachons le mouvement à un mobile. Le mobile fuit sans cesse sous le regard de la science ; celle-ci n’a jamais affaire qu’à de la mobilité. En la plus petite fraction perceptible de seconde, dans la perception quasi instantanée d’une qualité sensible, ce peuvent être des trillions d’oscillations qui se répètent : la permanence d’une qualité sensible consiste en cette répétition de mouvements, comme de palpitations successives est faite la persistance de la vie. La première fonction de la perception est précisément de saisir une série de changements élémentaires sous forme de qualité ou d’état simple, par un travail de condensation. Plus grande est la force d’agir départie à une espèce animale, plus nombreux, sans doute, sont les changements élémentaires que sa faculté de percevoir concentre en un de ses instants. Et le progrès doit être continu, dans la nature, depuis les êtres qui vibrent presque à l’unisson des oscillations éthérées jusqu’à ceux qui immobilisent des trillions de ces oscillations dans la plus courte de leurs perceptions simples. Les premiers ne sentent guère que des mouvements, les derniers perçoivent de la qualité. Les premiers sont tout près de se laisser prendre dans l’engrenage des choses ; les autres réagissent, et la tension de leur faculté d’agir est sans doute proportionnelle à la concentration de leur faculté de percevoir. Le progrès se continue jusque dans l’humanité même. On est d’autant plus « homme d’action » qu’on sait embrasser d’un coup d’œil un plus grand nombre d’événements : c’est la même raison qui fait qu’on perçoit des événements successifs un à un et qu’on se laisse conduire par eux, ou qu’on les saisit en bloc et qu’on les domine. En résumé, les qualités de la matière sont autant de vues stables que nous prenons sur son instabilité.

Maintenant, dans la continuité des qualités sensibles nous délimitons des corps. Chacun de ces corps change, en réalité, à tout moment. D’abord, il se résout en un groupe de qualités, et toute qualité, disions-nous, consiste en une succession de mouvements élémentaires. Mais, même si l’on envisage la qualité comme un état stable, le corps est encore instable en ce qu’il change de qualités sans cesse. Le corps par excellence, celui que nous sommes le mieux fondés à isoler dans la continuité de la matière, parce qu’il constitue un système relativement clos, est le corps vivant ; c’est d’ailleurs pour lui que nous découpons les autres dans le tout. Or, la vie est une évolution. Nous concentrons une période de cette évolution en une vue stable que nous appelons une forme, et, quand le changement est devenu assez considérable pour vaincre l’heureuse inertie de notre perception, nous disons que le corps a changé de forme. Mais, en réalité, le corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n’y a pas de forme, puisque la forme est de l’immobile et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c’est le changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. Donc, ici encore, notre perception s’arrange pour solidifier en images discontinues la continuité fluide du réel. Quand les images successives ne diffèrent pas trop les unes des autres, nous les considérons toutes comme l’accroissement et la diminution d’une seule image moyenne, ou comme la déformation de cette image dans des sens différents. Et c’est à cette moyenne que nous pensons quand nous parlons de l’essence d’une chose, ou de la chose même.

Enfin les choses, une fois constituées, manifestent à la surface, par leurs changements de situation, les modifications profondes qui s’accomplissent au sein du Tout. Nous disons alors qu’elles agissent les unes sur les autres. Cette action nous apparaît sans doute sous forme de mouvement. Mais de la mobilité du mouvement nous détournons le plus possible notre regard : ce qui nous intéresse, c’est, comme nous le disions plus haut, le dessin immobile du mouvement plutôt que le mouvement même. S’agit-il d’un mouvement simple ? nous nous demandons il va. C’est par sa direction, c’est-à-dire par la position de son but provisoire, que nous nous le représentons à tout moment. S’agit-il d’un mouvement complexe ? nous voulons savoir, avant tout, ce qui se passe, ce que le mouvement fait, c’est-à-dire le résultat obtenu ou l’intention qui préside. Examinez de près ce que vous avez dans l’esprit quand vous parlez d’une action en voie d’accomplissement. L’idée du changement est là, je le veux bien, mais elle se cache dans la pénombre. En pleine lumière il y a le dessin immobile de l’acte supposé accompli. C’est par là, et par là seulement, que l’acte complexe se distingue et se définit. Nous serions fort embarrassés pour imaginer les mouvements inhérents aux actions de manger, de boire, de se battre, etc. Il nous suffit de savoir, d’une manière générale et indéterminée, que tous ces actes sont des mouvements. Une fois en règle de ce côté, nous cherchons simplement à nous représenter le plan d’ensemble de chacun de ces mouvements complexes, c’est-à-dire le dessin immobile qui les sous-tend. Ici encore la connaissance porte sur un état plutôt que sur un changement. Il en est donc de ce troisième cas comme des deux autres. Qu’il s’agisse de mouvement qualitatif ou de mouvement évolutif ou de mouvement extensif, l’esprit s’arrange pour prendre des vues stables sur l’instabilité. Et il aboutit ainsi, comme nous venons de le montrer, à trois espèces de représentations : 1º les qualités, 2º les formes ou essences, 3º les actes.

À ces trois manières de voir correspondent trois catégories de mots : les adjectifs, les substantifs et les verbes, qui sont les éléments primordiaux du langage. Adjectifs et substantifs symbolisent donc des états. Mais le verbe lui-même, si l’on s’en tient à la partie éclairée de la représentation qu’il évoque, n’exprime guère autre chose.


Que si maintenant on cherchait à caractériser avec plus de précision notre attitude naturelle vis-à-vis du devenir, voici ce qu’on trouverait. Le devenir est infiniment varié. Celui qui va du jaune au vert ne ressemble pas à celui qui va du vert au bleu : ce sont des mouvements qualitatifs différents. Celui qui va de la fleur au fruit ne ressemble pas à celui qui va de la larve à la nymphe et de la nymphe à l’insecte parfait : ce sont des mouvements évolutifs différents. L’action de manger ou de boire ne ressemble pas à l’action de se battre : ce sont des mouvements extensifs différents. Et ces trois genres de mouvement eux-mêmes, qualitatif, évolutif, extensif, diffèrent profondément. L’artifice de notre perception, comme celui de notre intelligence, comme celui de notre langage, consiste à extraire de ces devenirs très variés la représentation unique du devenir en général, devenir indéterminé, simple abstraction qui par elle-même ne dit rien et à laquelle il est même rare que nous pensions. À cette idée toujours la même, et d’ailleurs obscure ou inconsciente, nous adjoignons alors, dans chaque cas particulier, une ou plusieurs images claires qui représentent des états et qui servent à distinguer tous les devenirs les uns des autres. C’est cette composition d’un état spécifique et déterminé avec le changement en général et indéterminé que nous substituons à la spécificité du changement. Une multiplicité indéfinie de devenirs diversement colorés, pour ainsi dire, passe sous nos yeux : nous nous arrangeons pour voir de simples différences de couleur, c’est-à-dire d’état, sous lesquelles coulerait dans l’obscurité un devenir toujours et partout le même, invariablement incolore.

Supposons qu’on veuille reproduire sur un écran une scène animée, le défilé d’un régiment par exemple. Il y aurait une première manière de s’y prendre. Ce serait de découper des figures articulées représentant les soldats, d’imprimer à chacune d’elles le mouvement de la marche, mouvement variable d’individu à individu quoique commun à l’espèce humaine, et de projeter le tout sur l’écran. Il faudrait dépenser à ce petit jeu une somme de travail formidable, et l’on n’obtiendrait d’ailleurs qu’un assez médiocre résultat : comment reproduire la souplesse et la variété de la vie ? Maintenant, il y a une seconde manière de procéder, beaucoup plus aisée en même temps que plus efficace. C’est de prendre sur le régiment qui passe une série d’instantanés, et de projeter ces instantanés sur l’écran, de manière qu’ils se remplacent très vite les uns les autres. Ainsi fait le cinématographe. Avec des photographies dont chacune représente le régiment dans une attitude immobile, il reconstitue la mobilité du régiment qui passe. Il est vrai que, si nous avions affaire aux photographies toutes seules, nous aurions beau les regarder, nous ne les verrions pas s’animer : avec de l’immobilité, même indéfiniment juxtaposée à elle-même, nous ne ferons jamais du mouvement. Pour que les images s’animent, il faut qu’il y ait du mouvement quelque part. Le mouvement existe bien ici, en effet ; il est dans l’appareil. C’est parce que la bande cinématographique se déroule, amenant, tour à tour, les diverses photographies de la scène à se continuer les unes les autres, que chaque acteur de cette scène reconquiert sa mobilité : il enfile toutes ses attitudes successives sur l’invisible mouvement de la bande cinématographique. Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe. Et tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique.

Sur le caractère tout pratique de cette opération il n’y a pas de doute possible. Chacun de nos actes vise une certaine insertion de notre volonté dans la réalité. C’est, entre notre corps et les autres corps, un arrangement comparable à celui des morceaux de verre qui composent une figure kaléïdoscopique. Notre activité va d’un arrangement à un réarrangement, imprimant chaque fois au kaléïdoscope, sans doute, une nouvelle secousse, mais ne s’intéressant pas à la secousse et ne voyant que la nouvelle figure. La connaissance qu’elle se donne de l’opération de la nature doit donc être exactement symétrique de l’intérêt qu’elle prend à sa propre opération. En ce sens on pourrait dire, si ce n’était abuser d’un certain genre de comparaison, que le caractère cinématographique de notre connaissance des choses tient au caractère kaléïdoscopique de notre adaptation à elles.

La méthode cinématographique est donc la seule pratique, puisqu’elle consiste à régler l’allure générale de la connaissance sur celle de l’action, en attendant que le détail de chaque acte se règle à son tour sur celui de la connaissance. Pour que l’action soit toujours éclairée, il faut que l’intelligence y soit toujours présente ; mais l’intelligence, pour accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer la direction, doit commencer par en adopter le rythme. Discontinue est l’action, comme toute pulsation de vie ; discontinue sera donc la connaissance. Le mécanisme de la faculté de connaître a été construit sur ce plan. Essentiellement pratique, peut-il servir, tel quel, à la spéculation ? Essayons, avec lui, de suivre la réalité dans ses détours, et voyons ce qui va se passer.

Sur la continuité d’un certain devenir j’ai pris une série de vues que j’ai reliées entre elles par « le devenir » en général. Mais il est entendu que je ne puis en rester là. Ce qui n’est pas déterminable n’est pas représentable : du « devenir en général » je n’ai qu’une connaissance verbale. Comme la lettre x désigne une certaine inconnue, quelle qu’elle soit, ainsi mon « devenir en général », toujours le même, symbolise ici une certaine transition sur laquelle j’ai pris des instantanés : de cette transition même il ne m’apprend rien. Je vais donc me concentrer tout entier sur la transition et, entre deux instantanés, chercher ce qui se passe. Mais, puisque j’applique la même méthode, j’arrive au même résultat ; une troisième vue va simplement s’intercaler entre les deux autres. Indéfiniment je recommencerai, et indéfiniment je juxtaposerai des vues à des vues, sans obtenir autre chose. L’application de la méthode cinématographique aboutira donc ici à un perpétuel recommencement, où l’esprit, ne trouvant jamais à se satisfaire et ne voyant nulle part où se poser, se persuade sans doute à lui-même qu’il imite par son instabilité le mouvement même du réel. Mais si, en s’entraînant lui-même au vertige, il finit par se donner l’illusion de la mobilité, son opération ne l’a pas fait avancer d’un pas, puisqu’elle le laisse toujours aussi loin du terme. Pour avancer avec la réalité mouvante, c’est en elle qu’il faudrait se replacer. Installez-vous dans le changement, vous saisirez à la fois et le changement lui-même et les états successifs en lesquels il pourrait à tout instant s’immobiliser. Mais avec ces états successifs, aperçus du dehors comme des immobilités réelles et non plus virtuelles, vous ne reconstituerez jamais du mouvement. Appelez-les, selon le cas, qualités, formes, positions ou intentions ; vous pourrez en multiplier le nombre autant qu’il vous plaira et rapprocher ainsi indéfiniment l’un de l’autre deux états consécutifs ; vous éprouverez toujours devant le mouvement intermédiaire la déception de l’enfant qui voudrait, en rapprochant l’une de l’autre ses deux mains ouvertes, écraser de la fumée. Le mouvement glissera dans l’intervalle, parce que toute tentative pour reconstituer le changement avec des états implique cette proposition absurde que le mouvement est fait d’immobilités.

C’est de quoi la philosophie s’aperçut dès qu’elle ouvrit les yeux. Les arguments de Zénon d’Elée, quoiqu’ils aient été formulés dans une intention bien différente, ne disent pas autre chose.

Considère-t-on la flèche qui vole ? À chaque instant, dit Zénon, elle est immobile, car elle n’aurait le temps de se mouvoir, c’est-à-dire d’occuper au moins deux positions successives, que si on lui concédait au moins deux instants. À un moment donné, elle est donc au repos en un point donné. Immobile en chaque point de son trajet, elle est, pendant tout le temps qu’elle se meut, immobile.

Oui, si nous supposons que la flèche puisse jamais être en un point de son trajet. Oui, si la flèche, qui est du mouvant, coïncidait jamais avec une position, qui est de l’immobilité. Mais la flèche n’est jamais en aucun point de son trajet. Tout au plus doit-on dire qu’elle pourrait y être, en ce sens qu’elle y passe et qu’il lui serait loisible de s’y arrêter. Il est vrai que, si elle s’y arrêtait, elle y resterait, et que ce ne serait plus, en ce point, à du mouvement que nous aurions affaire. La vérité est que, si la flèche part du point A pour retomber au point B, son mouvement AB est aussi simple, aussi indécomposable, en tant que mouvement, que la tension de l’arc qui la lance. Comme le shrapnell, éclatant avant de toucher terre, couvre d’un indivisible danger la zone d’explosion, ainsi la flèche qui va de A en B déploie d’un seul coup, quoique sur une certaine étendue de durée, son indivisible mobilité. Supposez un élastique que vous tireriez de A en B ; pourriez-vous en diviser l’extension ? La course de la flèche est cette extension même, aussi simple qu’elle, indivisée comme elle. C’est un seul et unique bond. Vous fixez un point C dans l’intervalle parcouru, et vous dites qu’à un certain moment la flèche était en C. Si elle y avait été, c’est qu’elle s’y serait arrêtée, et vous n’auriez plus une course de A en B, mais deux courses, l’une de A en C, l’autre de C en B, avec un intervalle de repos. Un mouvement unique est tout entier, par hypothèse, mouvement entre deux arrêts : s’il y a des arrêts intermédiaires, ce n’est plus un mouvement unique. Au fond, l’illusion vient de ce que le mouvement, une fois effectué, a déposé le long de son trajet une trajectoire immobile sur laquelle on peut compter autant d’immobilités qu’on voudra. De là on conclut que le mouvement, s’effectuant, déposa à chaque instant au-dessous de lui une position avec laquelle il coïncidait. On ne voit pas que la trajectoire se crée tout d’un coup, encore qu’il lui faille pour cela un certain temps, et que si l’on peut diviser à volonté la trajectoire une fois créée, on ne saurait diviser sa création, qui est un acte en progrès et non pas une chose. Supposer que le mobile est en un point du trajet, c’est, par un coup de ciseau donné en ce point, couper le trajet en deux et substituer deux trajectoires à la trajectoire unique que l’on considérait d’abord. C’est distinguer deux actes successifs là où, par hypothèse, il n’y en a qu’un. Enfin c’est transporter à la course même de la flèche tout ce qui peut se dire de l’intervalle qu’elle a parcouru, c’est-à-dire admettre a priori cette absurdité que le mouvement coïncide avec l’immobile.

Nous ne nous appesantirons pas ici sur les trois autres arguments de Zénon. Nous les avons examinés ailleurs. Bornons-nous à rappeler qu’ils consistent encore à appliquer le mouvement le long de la ligne parcourue et à supposer que ce qui est vrai de la ligne est vrai du mouvement. Par exemple, la ligne peut être divisée en autant de parties qu’on veut, de la grandeur qu’on veut, et c’est toujours la même ligne. De là on conclura qu’on a le droit de supposer le mouvement articulé comme on veut, et que c’est toujours le même mouvement. On obtiendra ainsi une série d’absurdités qui toutes exprimeront la même absurdité fondamentale. Mais la possibilité d’appliquer le mouvement sur la ligne parcourue n’existe que pour un observateur qui, se tenant en dehors du mouvement et envisageant à tout instant la possibilité d’un arrêt, prétend recomposer le mouvement réel avec ces immobilités possibles. Elle s’évanouit dès qu’on adopte par la pensée la continuité du mouvement réel, celle dont chacun de nous a conscience quand il lève le bras ou avance d’un pas. Nous sentons bien alors que la ligne parcourue entre deux arrêts se décrit d’un seul trait indivisible, et qu’on chercherait vainement à pratiquer dans le mouvement qui la trace des divisions correspondant, chacune à chacune, aux divisions arbitrairement choisies de la ligne une fois tracée. La ligne parcourue par le mobile se prête à un mode de décomposition quelconque parce qu’elle n’a pas d’organisation interne. Mais tout mouvement est articulé intérieurement. C’est ou un bond indivisible (qui peut d’ailleurs occuper une très longue durée) ou une série de bonds indivisibles. Faites entrer en ligne de compte les articulations de ce mouvement, ou bien alors ne spéculez pas sur sa nature.

Quand Achille poursuit la tortue, chacun de ses pas doit être traité comme un indivisible, chaque pas de la tortue aussi. Après un certain nombre de pas, Achille aura enjambé la tortue. Rien n’est plus simple. Si vous tenez a diviser davantage les deux mouvements, distinguez de part et d’autre, dans le trajet d’Achille et dans celui de la tortue, des sous-multiples du pas de chacun d’eux : mais respectez les articulations naturelles des deux trajets. Tant que vous les respecterez, aucune difficulté ne surgira, parce que vous suivrez les indications de l’expérience. Mais l’artifice de Zénon consiste à recomposer le mouvement d’Achille selon une loi arbitrairement choisie. Achille arriverait d’un premier bond au point où était la tortue, d’un second bond au point où elle s’est transportée pendant qu’il faisait le premier, et ainsi de suite. Dans ce cas, Achille aurait en effet toujours un nouveau bond à faire. Mais il va sans dire qu’Achille, pour rejoindre la tortue, s’y prend tout autrement. Le mouvement considéré par Zénon ne serait l’équivalent du mouvement d’Achille que si l’on pouvait traiter le mouvement comme on traite l’intervalle parcouru, décomposable et recomposable à volonté. Dès qu’on a souscrit à cette première absurdité, toutes les autres s’ensuivent[4].

Rien ne serait plus facile, d’ailleurs, que d’étendre l’argumentation de Zénon au devenir qualitatif et au devenir évolutif. On retrouverait les mêmes contradictions. Que l’enfant devienne adolescent, puis homme mûr, enfin vieillard, cela se comprend quand on considère que l’évolution vitale est ici la réalité même. Enfance, adolescence, maturité, vieillesse sont de simples vues de l’esprit, des arrêts possibles imaginés pour nous, du dehors, le long de la continuité d’un progrès. Donnons-nous au contraire l’enfance, l’adolescence, la maturité et la vieillesse comme des parties intégrantes de l’évolution : elles deviennent des arrêts réels, et nous ne concevons plus comment l’évolution est possible, car des repos juxtaposés n’équivaudront jamais à un mouvement. Comment, avec ce qui est fait, reconstituer ce qui se fait ? Comment, par exemple, de l’enfance une fois posée comme une chose, passera-t-on à l’adolescence, alors que, par hypothèse, on s’est donné l’enfance seulement ? Qu’on y regarde de près : on verra que notre manière habituelle de parler, laquelle se règle sur notre manière habituelle de penser, nous conduit à de véritables impasses logiques, impasses où nous nous engageons sans inquiétude parce que nous sentons confusément qu’il nous serait toujours loisible d’en sortir ; il nous suffirait, en effet, de renoncer aux habitudes cinématographiques de notre intelligence. Quand nous disons « l’enfant devient homme », gardons-nous de trop approfondir le sens littéral de l’expression. Nous trouverions que, lorsque nous posons le sujet « enfant », l’attribut « homme » ne lui convient pas encore, et que, lorsque nous énonçons l’attribut « homme », il ne s’applique déjà plus au sujet « enfant ». La réalité, qui est la transition de l’enfance à l’âge mûr, nous a glissé entre les doigts. Nous n’avons que les arrêts imaginaires « enfant » et « homme », et nous sommes tout près de dire que l’un de ces arrêts est l’autre, de même que la flèche de Zénon est, selon ce philosophe, à tous les points du trajet. La vérité est que, si le langage se moulait ici sur le réel, nous ne dirions pas « l’enfant devient homme », mais « il y a devenir de l’enfant à l’homme ». Dans la première proposition, « devient » est un verbe à sens indéterminé, destiné à masquer l’absurdité où l’on tombe en attribuant l’état « homme » au sujet « enfant ». Il se comporte à peu près comme le mouvement, toujours le même, de la bande cinématographique, mouvement caché dans l’appareil et dont le rôle est de superposer l’une à l’autre les images successives pour imiter le mouvement de l’objet réel. Dans la seconde, « devenir » est un sujet. Il passe au premier plan. Il est la réalité même : enfance et âge d’homme ne sont plus alors que des arrêts virtuels, simples vues de l’esprit : nous avons affaire, cette fois, au mouvement objectif lui-même, et non plus à son imitation cinématographique. Mais la première manière de s’exprimer est seule conforme à nos habitudes de langage. Il faudrait, pour adopter la seconde, se soustraire au mécanisme cinématographique de la pensée.

Il en faudrait faire abstraction complète, pour dissiper d’un seul coup les absurdités théoriques que la question du mouvement soulève. Tout est obscurité, tout est contradiction quand on prétend, avec des états, fabriquer une transition. L’obscurité se dissipe, la contradiction tombe dès qu’on se place le long de la transition, pour y distinguer des états en y pratiquant par la pensée des coupes transversales. C’est qu’il y a plus dans la transition que la série des états, c’est-à-dire des coupes possibles, plus dans le mouvement que la série des positions, c’est-à-dire des arrêts possibles. Seulement, la première manière de voir est conforme aux procédés de l’esprit humain ; la seconde exige au contraire qu’on remonte la pente des habitudes intellectuelles. Faut-il s’étonner si la philosophie a d’abord reculé devant un pareil effort ? Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination naturelle, confiance dans le langage surtout, en tant qu’il extériorise la pensée naturellement. Plutôt que de donner tort à l’attitude que prennent, devant le cours des choses, la pensée et le langage, ils aimèrent mieux donner tort au cours des choses.

C’est ce que firent sans ménagement les philosophes de l’école d’Élée. Comme le devenir choque les habitudes de la pensée et s’insère mal dans les cadres du langage, ils le déclarèrent irréel. Dans le mouvement spatial et dans le changement en général ils ne virent qu’illusion pure. On pouvait atténuer cette conclusion sans changer les prémisses, dire que la réalité change, mais qu’elle ne devrait pas changer. L’expérience nous met en présence du devenir, voilà la réalité sensible. Mais la réalité intelligible, celle qui devrait être, est plus réelle encore, et celle-là, dira-t-on, ne change pas. Sous le devenir qualitatif, sous le devenir évolutif, sous le devenir extensif, l’esprit doit chercher ce qui est réfractaire au changement : la qualité définissable, la forme ou essence, la fin. Tel fut le principe fondamental de la philosophie qui se développa à travers l’antiquité classique, la philosophie des Formes ou, pour employer un terme plus voisin du grec, la philosophie des Idées.

Le mot εἶδος, que nous traduisons ici par Idée, a en effet ce triple sens. Il désigne : 1o la qualité, 2o la forme ou essence, 3o le but ou dessein de l’acte s’accomplissant, c’est-à-dire, au fond, le dessin de l’acte supposé accompli. Ces trois points de vue sont ceux de l’adjectif, du substantif et du verbe, et correspondent aux trois catégories essentielles du langage. Après les explications que nous avons données un peu plus haut, nous pourrions et nous devrions peut-être traduire εἶδος par « vue » ou plutôt par « moment ». Car εἶδος est la vue stable prise sur l’instabilité des choses : la qualité qui est un moment du devenir, la forme qui est un moment de l’évolution, l’essence qui est la forme moyenne au-dessus et au-dessous de laquelle les autres formes s’échelonnent comme des altérations de celle-là, enfin le dessein inspirateur de l’acte s’accomplissant, lequel n’est point autre chose, disions-nous, que le dessin anticipé de l’action accomplie. Ramener les choses aux Idées consiste donc à résoudre le devenir en ses principaux moments, chacun de ceux-ci étant d’ailleurs soustrait par hypothèse à la loi du temps et comme cueilli dans l’éternité. C’est dire qu’on aboutit à la philosophie des Idées quand on applique le mécanisme cinématographique de l’intelligence à l’analyse du réel.

Mais, dès qu’on met les Idées immuables au fond de la mouvante réalité, toute une physique, toute une cosmologie, toute une théologie même s’ensuivent nécessairement. Arrêtons-nous sur ce point. Il n’entre pas dans notre pensée de résumer en quelques pages une philosophie aussi complexe et aussi compréhensive que celle des Grecs. Mais, puisque nous venons de décrire le mécanisme cinématographique de l’intelligence, il importe que nous montrions à quelle représentation du réel le jeu de ce mécanisme aboutit. Cette représentation est précisément, croyons-nous, celle qu’on trouve dans la philosophie antique. Les grandes lignes de la doctrine qui s’est développée de Platon à Plotin, en passant par Aristote (et même, dans une certaine mesure, par les stoïciens), n’ont rien d’accidentel, rien de contingent, rien qu’il faille tenir pour une fantaisie de philosophe. Elles dessinent la vision qu’une intelligence systématique se donnera de l’universel devenir quand elle le regardera à travers des vues prises de loin en loin sur son écoulement. De sorte qu’aujourd’hui encore nous philosopherons à la manière des Grecs, nous retrouverons, sans avoir besoin de les connaître, telles et telles de leurs conclusions générales, dans l’exacte mesure où nous nous fierons à l’instinct cinématographique de notre pensée.


Nous disions qu’il y a plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans l’évolution de la forme que les formes réalisées l’une après l’autre. La philosophie pourra donc, des termes du premier genre, tirer ceux du second, mais non pas du second le premier : c’est du premier que la spéculation devrait partir. Mais l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et, sur ce point, la philosophie antique procède comme fait l’intelligence. Elle s’installe donc dans l’immuable, elle ne se donnera que des Idées. Pourtant il y a du devenir, c’est un fait. Comment, ayant posé l’immutabilité toute seule, en fera-t-on sortir le changement ? Ce ne peut être par l’addition de quelque chose, puisque, par hypothèse, il n’existe rien de positif en dehors des Idées. Ce sera donc par une diminution. Au fond de la philosophie antique gît nécessairement ce postulat : il y a plus dans l’immobile que dans le mouvant, et l’on passe, par voie de diminution ou d’atténuation, de l’immutabilité au devenir.

C’est donc du négatif, ou tout au plus du zéro, qu’il faudra ajouter aux Idées pour obtenir le changement. En cela consiste le « non-être » platonicien, la « matière » aristotélicienne, — un zéro métaphysique qui, accolé à l’Idée comme le zéro arithmétique à l’unité, la multiplie dans l’espace et dans le temps. Par lui l’Idée immobile et simple se réfracte en un mouvement indéfiniment propagé. En droit, il ne devrait y avoir que des Idées immuables, immuablement emboîtées les unes dans les autres. En fait, la matière y vient surajouter son vide et décroche du même coup le devenir universel. Elle est l’insaisissable rien qui, se glissant entre les Idées, crée l’agitation sans fin et l’éternelle inquiétude, comme un soupçon insinué entre deux cœurs qui s’aiment. Dégradez les idées immuables : vous obtenez, par là même, le flux perpétuel des choses. Les Idées ou Formes sont sans doute le tout de la réalité intelligible, c’est-à-dire de la vérité, en ce qu’elles représentent, réunies, l’équilibre théorique de l’Être. Quant à la réalité sensible, elle est une oscillation indéfinie de part et d’autre de ce point d’équilibre.

De là, à travers toute la philosophie des Idées, une certaine conception de la durée, comme aussi de la relation du temps à l’éternité. À qui s’installe dans le devenir, la durée apparaît comme la vie même des choses, comme la réalité fondamentale. Les Formes, que l’esprit isole et emmagasine dans des concepts, ne sont alors que des vues prises sur la réalité changeante. Elles sont des moments cueillis le long de la durée, et, précisément parce qu’on a coupé le fil qui les reliait au temps, elles ne durent plus. Elles tendent à se confondre avec leur propre définition, c’est-à-dire avec la reconstruction artificielle et l’expression symbolique qui est leur équivalent intellectuel. Elles entrent dans l’éternité, si l’on veut ; mais ce qu’elles ont d’éternel ne fait plus qu’un avec ce qu’elles ont d’irréel. — Au contraire, si l’on traite le devenir par la méthode cinématographique, les Formes ne sont plus des vues prises sur le changement, elles en sont les éléments constitutifs, elles représentent tout ce qu’il y a de positif dans le devenir. L’éternité ne plane plus au-dessus du temps comme une abstraction, elle le fonde comme une réalité. Telle est précisément, sur ce point, l’attitude de la philosophie des Formes ou des Idées. Elle établit entre l’éternité et le temps le même rapport qu’entre la pièce d’or et la menue monnaie, — monnaie si menue que le paiement se poursuit indéfiniment sans que la dette soit jamais payée : on se libèrerait d’un seul coup avec la pièce d’or. C’est ce que Platon exprime dans son magnifique langage quand il dit que Dieu, ne pouvant faire le monde éternel, lui donna le Temps, « image mobile de l’éternité »[5].

De là aussi une certaine conception de l’étendue, qui est à la base de la philosophie des Idées, quoiqu’elle n’ait pas été dégagée aussi explicitement. Imaginons encore un esprit qui se replace le long du devenir et qui en adopte le mouvement. Chaque état successif, chaque qualité, chaque Forme enfin lui apparaîtra comme une simple coupe pratiquée par la pensée dans le devenir universel. Il trouvera que la forme est essentiellement étendue, inséparable qu’elle est du devenir extensif qui l’a matérialisée au cours de son écoulement. Toute forme occupe ainsi de l’espace comme elle occupe du temps. Mais la philosophie des Idées suit la marche inverse. Elle part de la Forme, elle y voit l’essence même de la réalité. Elle n’obtient pas la forme par une vue prise sur le devenir ; elle se donne des formes dans l’éternel ; de cette éternité immobile la durée et le devenir ne seraient que la dégradation. La forme ainsi posée, indépendante du temps, n’est plus alors celle qui tient dans une perception ; c’est un concept. Et, comme une réalité d’ordre conceptuel n’occupe pas plus d’étendue qu’elle n’a de durée, il faut que les Formes siègent en dehors de l’espace comme elles planent au-dessus du temps. Espace et temps ont donc nécessairement, dans la philosophie antique, la même origine et la même valeur. C’est la même diminution de l’être qui s’exprime par une distension dans le temps et par une extension dans l’espace.

Extension et distension manifestent alors simplement l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être. Du point de vue où la philosophie antique se place, l’espace et le temps ne peuvent être que le champ que se donne une réalité incomplète, ou plutôt égarée hors de soi, pour y courir à la recherche d’elle-même. Seulement il faudra admettre ici que le champ se crée au fur et à mesure de la course, et que la course le dépose, en quelque sorte, au-dessous d’elle. Écartez de sa position d’équilibre un pendule idéal, simple point mathématique : une oscillation sans fin se produit, le long de laquelle des points se juxtaposent à des points et des instants succèdent à des instants. L’espace et le temps qui naissent ainsi n’ont pas plus de « positivité » que le mouvement lui-même. Ils représentent l’écart entre la position artificiellement donnée au pendule et sa position normale, ce qui lui manque pour retrouver sa stabilité naturelle. Ramenez-le à sa position normale : espace, temps et mouvement se rétractent en un point mathématique. De même, les raisonnements humains se continuent en une chaîne sans fin, mais ils s’abîmeraient tout d’un coup dans la vérité saisie par intuition, car leur extension et leur distension ne sont qu’un écart, pour ainsi dire, entre notre pensée et la vérité[6]. Ainsi pour l’étendue et la durée vis-à-vis des Formes pures ou Idées. Les formes sensibles sont devant nous, toujours prêtes à ressaisir leur idéalité, toujours empêchées par la matière qu’elles portent en elles, c’est-à-dire par leur vide intérieur, par l’intervalle qu’elles laissent entre ce qu’elles sont et ce qu’elles devraient être. Sans cesse elles sont sur le point de se reprendre et sans cesse occupées à se perdre. Une loi inéluctable les condamne, comme le rocher de Sisyphe, à retomber quand elles vont toucher le faîte, et cette loi, qui les a lancées dans l’espace et le temps, n’est point autre chose que la constance même de leur insuffisance originelle. Les alternances de génération et de dépérissement, les évolutions sans cesse renaissantes, le mouvement circulaire indéfiniment répété des sphères célestes, tout cela représente simplement un certain déficit fondamental en lequel consiste la matérialité. Comblez ce déficit : du même coup vous supprimez l’espace et le temps, c’est-à-dire les oscillations indéfiniment renouvelées autour d’un équilibre stable toujours poursuivi, jamais atteint. Les choses rentrent les unes dans les autres. Ce qui était détendu dans l’espace se retend en forme pure. Et passé, présent, avenir se rétractent en un moment unique, qui est l’éternité.

Cela revient à dire que le physique est du logique gâté. En cette proposition se résume toute la philosophie des Idées. Et là est aussi le principe caché de la philosophie innée à notre entendement. Si l’immutabilité est plus que le devenir, la forme est plus que le changement, et c’est par une véritable chute que le système logique des Idées, rationnellement subordonnées et coordonnées entre elles, s’éparpille en une série physique d’objets et d’événements accidentellement placés les uns à la suite des autres. L’idée génératrice d’un poème se développe en des milliers d’imaginations, lesquelles se matérialisent en phrases qui se déploient en mots. Et, plus on descend de l’idée immobile, enroulée sur elle-même, aux mots qui la déroulent, plus il y a de place laissée à la contingence et au choix : d’autres métaphores, exprimées par d’autres mots, eussent pu surgir ; une image a été appelée par une image, un mot par un mot. Tous ces mots courent maintenant les uns derrière les autres, cherchant en vain, par eux-mêmes, à rendre la simplicité de l’idée génératrice. Notre oreille n’entend que les mots ; elle ne perçoit donc que des accidents. Mais notre esprit, par bonds successifs, saute des mots aux images, des images à l’idée originelle, et remonte ainsi, de la perception des mots, accidents provoqués par des accidents, à la conception de l’Idée qui se pose elle-même. Ainsi procède le philosophe en face de l’univers. L’expérience fait passer sous ses yeux des phénomènes qui courent, eux aussi, les uns derrière les autres dans un ordre accidentel, déterminé par les circonstances de temps et de lieu. Cet ordre physique, véritable affaissement de l’ordre logique, n’est point autre chose que la chute du logique dans l’espace et le temps. Mais le philosophe, remontant du percept au concept, voit se condenser en logique tout ce que le physique avait de réalité positive. Son intelligence, faisant abstraction de la matérialité qui distend l’être, le ressaisit en lui-même dans l’immuable système des Idées. Ainsi s’obtient la Science, laquelle nous apparaît, complète et toute faite, dès que nous remettons notre intelligence à sa vraie place, corrigeant l’écart qui la séparait de l’intelligible. La science n’est donc pas une construction humaine. Elle est antérieure à notre intelligence, indépendante d’elle, véritablement génératrice des choses.

Et en effet, si l’on tenait les Formes pour de simples vues prises par l’esprit sur la continuité du devenir, elles seraient relatives à l’esprit qui se les représente, elles n’auraient pas d’existence en soi. Tout au plus pourrait-on dire que chacune de ces Idées est un idéal. Mais c’est dans l’hypothèse contraire que nous nous sommes placés. Il faut donc que les Idées existent par elles-mêmes. La philosophie antique ne pouvait échapper à cette conclusion. Platon la formula, et c’est en vain qu’Aristote essaya de s’y soustraire. Puisque le mouvement naît de la dégradation de l’immuable, il n’y aurait pas de mouvement, pas de monde sensible par conséquent, s’il n’y avait, quelque part, l’immutabilité réalisée. Aussi, ayant commencé par refuser aux Idées une existence indépendante et ne pouvant pas, néanmoins, les en priver, Aristote les pressa les unes dans les autres, les ramassa en boule, et plaça au-dessus du monde physique une Forme qui se trouva être ainsi la Forme des Formes, l’Idée des Idées, ou enfin, pour employer son expression, la Pensée de la Pensée. Tel est le Dieu d’Aristote, — nécessairement immuable et étranger à ce qui se passe dans le monde, puisqu’il n’est que la synthèse de tous les concepts en un concept unique. Il est vrai qu’aucun des concepts multiples ne saurait exister à part, tel quel, dans l’unité divine : c’est en vain qu’on chercherait les Idées de Platon à l’intérieur du Dieu d’Aristote. Mais il suffit d’imaginer le Dieu d’Aristote se réfractant lui-même, ou simplement inclinant vers le monde, pour qu’aussitôt paraissent se déverser hors de lui les Idées platoniciennes, impliquées dans l’unité de son essence : tels, les rayons sortent du soleil, qui pourtant ne les renfermait point. C’est sans doute cette possibilité d’un déversement des Idées platoniciennes hors du Dieu aristotélique qui est figurée, dans la philosophie d’Aristote, par l’intellect actif, le νοῦς qu’on a appelé ποιητικός, — c’est-à-dire par ce qu’il y a d’essentiel, et pourtant d’inconscient, dans l’intelligence humaine. Le νοῦς ποιητικός est la Science intégrale, posée tout d’un coup, et que l’intelligence consciente, discursive, est condamnée à reconstruire avec peine, pièce à pièce. Il y a donc en nous, ou plutôt derrière nous, une vision possible de Dieu, comme diront les Alexandrins, vision toujours virtuelle, jamais actuellement réalisée par l’intelligence consciente. Dans cette intuition nous verrions Dieu s’épanouir en Idées. C’est elle qui « fait tout[7] », jouant par rapport à l’intelligence discursive, en mouvement dans le temps, le même rôle que joue le Moteur immobile lui-même par rapport au mouvement du ciel et au cours des choses.

On trouverait donc, immanente à la philosophie des Idées, une conception sui generis de la causalité, conception qu’il importe de mettre en pleine lumière, parce que c’est celle où chacun de nous arrivera quand il suivra jusqu’au bout, pour remonter jusqu’à l’origine des choses, le mouvement naturel de l’intelligence. À vrai dire, les philosophes anciens ne l’ont jamais formulée explicitement. Ils se sont bornés à en tirer les conséquences et, en général, ils nous ont signalé des points de vue sur elle plutôt qu’ils ne nous l’ont présentée elle-même. Tantôt, en effet, on nous parle d’une attraction, tantôt d’une impulsion exercée par le premier moteur sur l’ensemble du monde. Les deux vues se trouvent chez Aristote, qui nous montre dans le mouvement de l’univers une aspiration des choses à la perfection divine et par conséquent une ascension vers Dieu, tandis qu’il le décrit ailleurs comme l’effet d’un contact de Dieu avec la première sphère et comme descendant, par conséquent, de Dieu aux choses. Les Alexandrins n’ont d’ailleurs fait, croyons-nous, que suivre cette double indication quand ils ont parlé de procession et de conversion : tout dérive du premier principe et tout aspire à y rentrer. Mais ces deux conceptions de la causalité divine ne peuvent s’identifier ensemble que si on les ramène l’une et l’autre à une troisième, que nous tenons pour fondamentale et qui seule fera comprendre, non seulement pourquoi, en quel sens, les choses se meuvent dans l’espace et dans le temps, mais aussi pourquoi il y a de l’espace et du temps, pourquoi du mouvement, pourquoi des choses.

Cette conception, qui transparaît de plus en plus sous les raisonnements des philosophes grecs à mesure qu’on va de Platon à Plotin, nous la formulerions ainsi : La position d’une réalité implique la position simultanée de tous les degrés de réalité intermédiaires entre elle et le pur néant. Le principe est évident lorsqu’il s’agit du nombre : nous ne pouvons poser le nombre 10 sans poser, par là même, l’existence des nombres, 9, 8, 7…, etc., enfin de tout intervalle entre 10 et zéro. Mais notre esprit passe naturellement, ici, de la sphère de la quantité à celle de la qualité. Il nous semble qu’une certaine perfection étant donnée, toute la continuité des dégradations est donnée aussi entre cette perfection, d’une part, et d’autre part le néant que nous nous imaginons concevoir. Posons donc le Dieu d’Aristote, pensée de la pensée, c’est-à-dire pensée faisant cercle, se transformant de sujet en objet et d’objet en sujet par un processus circulaire instantané, ou mieux éternel. Comme, d’autre part, le néant paraît se poser lui-même et que, ces deux extrémités étant données, l’intervalle entre elles l’est également, il s’ensuit que tous les degrés descendants de l’être, depuis la perfection divine jusqu’au « rien absolu », se réaliseront, pour ainsi dire, automatiquement dès qu’on aura posé Dieu.

Parcourons alors cet intervalle de haut en bas. D’abord, il suffit de la plus légère diminution du premier principe pour que l’être soit précipité dans l’espace et le temps, mais la durée et l’étendue qui représentent cette première diminution seront aussi voisines que possible de l’inextension et de l’éternité divines. Nous devrons donc nous figurer cette première dégradation du principe divin comme une sphère tournant sur elle-même, imitant par la perpétuité de son mouvement circulaire l’éternité du circulus de la pensée divine, créant d’ailleurs son propre lieu et, par là, le lieu en général[8], puisque rien ne la contient et qu’elle ne change pas de place, créant aussi sa propre durée et, par là, la durée en général, puisque son mouvement est la mesure de tous les autres[9]. Puis, de degré en degré, nous verrons la perfection décroître jusqu’à notre monde sublunaire, où le cycle de la génération, de la croissance et de la mort imite une dernière fois, en le gâtant, le circulus originel. Ainsi entendue, la relation causale entre Dieu et le monde apparaît comme une attraction si l’on regarde d’en bas, une impulsion ou une action par contact si l’on regarde d’en haut, puisque le premier ciel avec son mouvement circulaire est une imitation de Dieu, et que l’imitation est la réception d’une forme. Donc, selon qu’on regarde dans un sens ou dans l’autre, on aperçoit Dieu comme cause efficiente ou comme cause finale. Et pourtant, ni l’une ni l’autre de ces deux relations n’est la relation causale définitive. La vraie relation est celle qu’on trouve entre les deux membres d’une équation, dont le premier membre est un terme unique et le second une sommation d’un nombre indéfini de termes. C’est, si l’on veut, le rapport de la pièce d’or à sa monnaie, pourvu qu’on suppose la monnaie s’offrant automatiquement dès que la pièce d’or est présentée. Ainsi seulement on comprendra qu’Aristote ait démontré la nécessité d’un premier moteur immobile, non pas en se fondant sur ce que le mouvement des choses a dû avoir un commencement, mais au contraire en posant que ce mouvement n’a pas pu commencer et ne doit jamais finir. Si le mouvement existe, ou, en d’autres termes, si la monnaie se compte, c’est que la pièce d’or est quelque part. Et si la sommation se poursuit sans fin, n’ayant jamais commencé, c’est que le terme unique qui lui équivaut éminemment est éternel. Une perpétuité de mobilité n’est possible que si elle est adossée à une éternité d’immutabilité, qu’elle déroule en une chaîne sans commencement ni fin.

Tel est le dernier mot de la philosophie grecque. Nous n’avons pas eu la prétention de la reconstruire a priori. Elle a des origines multiples. Elle se rattache par des fils invisibles à toutes les fibres de l’âme antique. C’est en vain qu’on voudrait la déduire d’un principe simple[10]. Mais, si l’on en élimine tout ce qui est venu de la poésie, de la religion, de la vie sociale, comme aussi d’une physique et d’une biologie encore rudimentaires, si l’on fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine. On aboutit à une philosophie de ce genre, en effet, dès qu’on suit jusqu’au bout la tendance cinématographique de la perception et de la pensée. À la continuité du changement évolutif notre perception et notre pensée commencent par substituer une série de formes stables qui seraient tour à tour enfilées au passage, comme ces anneaux que décrochent avec leur baguette, en passant, les enfants qui tournent sur des chevaux de bois. En quoi consistera alors le passage, et sur quoi s’enfileront les formes ? Comme on a obtenu les formes stables en extrayant du changement tout ce qu’on y trouve de défini, il ne reste plus, pour caractériser l’instabilité sur laquelle les formes sont posées, qu’un attribut négatif : ce sera l’indétermination même. Telle est la première démarche de notre pensée : elle dissocie chaque changement en deux éléments, l’un stable, définissable pour chaque cas particulier, à savoir la Forme, l’autre indéfinissable et toujours le même, qui serait le changement en général. Et telle est aussi l’opération essentielle du langage. Les formes sont tout ce qu’il est capable d’exprimer. Il est réduit à sous-entendre ou il se borne à suggérer une mobilité qui, justement parce qu’elle demeure inexprimée, est censée rester la même dans tous les cas. Survient alors une philosophie qui tient pour légitime la dissociation ainsi effectuée par la pensée et le langage. Que fera-t-elle, sinon objectiver la distinction avec plus de force, la pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes, la réduire en système ? Elle composera donc le réel avec des Formes définies ou éléments immuables, d’une part, et, d’autre part, un principe de mobilité qui, étant la négation de la forme, échappera par hypothèse à toute définition et sera l’indéterminé pur. Plus elle dirigera son attention sur ces formes que la pensée délimite et que le langage exprime, plus elle les verra s’élever au-dessus du sensible et se subtiliser en purs concepts, capables d’entrer les uns dans les autres et même de se ramasser enfin dans un concept unique, synthèse de toute réalité, achèvement de toute perfection. Plus, au contraire, elle descendra vers l’invisible source de la mobilité universelle, plus elle la sentira fuir sous elle et en même temps se vider, s’abîmer dans ce qu’elle appellera le pur néant. Finalement, elle aura d’un côté le système des Idées logiquement coordonnées entre elles ou concentrées en une seule, de l’autre un quasi-néant, le « non-être » platonicien ou la « matière » aristotélicienne. Mais, après avoir taillé, il faut coudre. Il s’agit maintenant, avec des Idées supra-sensibles et un non-être infra-sensible, de reconstituer le monde sensible. On ne le pourra que si l’on postule une espèce de nécessité métaphysique, en vertu de laquelle la mise en présence de ce Tout et de ce Zéro équivaut à la position de tous les degrés de réalité qui mesurent l’intervalle entre les deux, de même qu’un nombre indivisé, dès qu’on l’envisage comme une différence entre lui-même et zéro, se révèle comme une certaine somme d’unités et fait apparaître du même coup tous les nombres inférieurs. Voilà le postulat naturel. C’est aussi celui que nous apercevons au fond de la philosophie grecque. Il ne restera plus alors, pour expliquer les caractères spécifiques de chacun de ces degrés de réalité intermédiaires, qu’à mesurer la distance qui le sépare de la réalité intégrale : chaque degré inférieur consiste en une diminution du supérieur, et ce que nous y percevons de nouveauté sensible se résoudrait, du point de vue de l’intelligible, en une nouvelle quantité de négation qui s’y est surajoutée. La plus petite quantité possible de négation, celle qu’on trouve déjà dans les formes les plus hautes de la réalité sensible et par conséquent, a fortiori, dans les formes inférieures, sera celle qu’exprimeront les attributs les plus généraux de la réalité sensible, étendue et durée. Par des dégradations croissantes, on obtiendra des attributs de plus en plus spéciaux. Ici la fantaisie du philosophe se donnera libre carrière, car c’est par un décret arbitraire, ou du moins discutable, qu’on égalera tel aspect du monde sensible à telle diminution d’être. On n’aboutira pas nécessairement, comme l’a fait Aristote, à un monde constitué par des sphères concentriques tournant sur elles-mêmes. Mais on sera conduit à une cosmologie analogue, je veux dire à une construction dont les pièces, pour être toutes différentes, n’en auront pas moins entre elles les mêmes rapports. Et cette cosmologie sera toujours dominée par le même principe. Le physique sera défini par le logique. Sous les phénomènes changeants on nous montrera, par transparence, un système clos de concepts subordonnés et coordonnés les uns aux autres. La science, entendue comme le système des concepts, sera plus réelle que la réalité sensible. Elle sera antérieure au savoir humain, qui ne fait que l’épeler lettre par lettre, antérieure aussi aux choses, qui s’essaient maladroitement à l’imiter. Elle n’aurait qu’à se distraire un instant d’elle-même pour sortir de son éternité et, par là, coïncider avec tout ce savoir et avec toutes ces choses. Son immutabilité est donc bien la cause de l’universel devenir.

Tel fut le point de vue de la philosophie antique sur le changement et sur la durée. Que la philosophie moderne ait eu, à maintes reprises, mais surtout à ses débuts, la velléité d’en changer, cela ne nous paraît pas contestable. Mais un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, et la métaphysique des modernes aux conclusions générales de la métaphysique grecque. C’est ce dernier point que nous allons essayer de mettre en lumière, afin de montrer par quels fils invisibles notre philosophie mécanistique se rattache à l’antique philosophie des Idées, et comment aussi elle répond aux exigences, avant tout pratiques, de notre intelligence.

La science moderne, comme la science antique, procède selon la méthode cinématographique. Elle ne peut faire autrement ; toute science est assujettie à cette loi. Il est de l’essence de la science, en effet, de manipuler des signes qu’elle substitue aux objets eux-mêmes. Ces signes diffèrent sans doute de ceux du langage par leur précision plus grande et leur efficacité plus haute ; ils n’en sont pas moins astreints à la condition générale du signe, qui est de noter sous une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité. Pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvelé de l’esprit. Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mouvante des choses une recomposition artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l’avantage de se manipuler sans peine. Mais laissons de côté les procédés et ne considérons que le résultat. Quel est l’objet essentiel de la science ? C’est d’accroître notre influence sur les choses. La science peut être spéculative dans sa forme, désintéressée dans ses fins immédiates : en d’autres termes, nous pouvons lui faire crédit aussi longtemps qu’elle voudra. Mais l’échéance a beau être reculée, il faut que nous soyons finalement payés de notre peine. C’est donc toujours, en somme, l’utilité pratique que la science visera. Même quand elle se lance dans la théorie, la science est tenue d’adapter sa démarche à la configuration générale de la pratique. Si haut qu’elle s’élève, elle doit être prête à retomber dans le champ de l’action, et à s’y retrouver tout de suite sur ses pieds. Ce ne lui serait pas possible, si son rythme différait absolument de celui de l’action elle-même. Or l’action, avons-nous dit, procède par bonds. Agir, c’est se réadapter. Savoir, c’est-à-dire prévoir pour agir, sera donc aller d’une situation à une situation, d’un arrangement à un réarrangement. La science pourra considérer des réarrangements de plus en plus rapprochés les uns des autres ; elle fera croître ainsi le nombre des moments qu’elle isolera, mais toujours elle isolera des moments. Quant à ce qui se passe dans l’intervalle, la science ne s’en préoccupe pas plus que ne font l’intelligence commune, les sens et le langage : elle ne porte pas sur l’intervalle, mais sur les extrémités. La méthode cinématographique s’impose donc à notre science, comme elle s’imposait déjà à celle des anciens.

Où est donc la différence entre ces deux sciences ? Nous l’avons indiquée, quand nous avons dit que les anciens ramenaient l’ordre physique à l’ordre vital, c’est-à-dire les lois aux genres, tandis que les modernes veulent résoudre les genres en lois. Mais il importe de l’envisager sous un autre aspect, qui n’est d’ailleurs qu’une transposition du premier. En quoi consiste la différence d’attitude de ces deux sciences vis-à-vis du changement ? Nous la formulerions en disant que la science antique croit connaître suffisamment son objet quand elle en a noté des moments privilégiés, au lieu que la science moderne le considère à n’importe quel moment.

Les formes ou idées d’un Platon ou d’un Aristote correspondent à des moments privilégiés ou saillants de l’histoire des choses — ceux-là mêmes, en général, qui ont été fixés par le langage. Elles sont censées, comme l’enfance ou la vieillesse d’un être vivant, caractériser une période dont elles exprimeraient la quintessence, tout le reste de cette période étant rempli par le passage, dépourvu d’intérêt en lui-même, d’une forme à une autre forme. S’agit-il d’un corps qui tombe ? On croit avoir serré d’assez près le fait quand on l’a caractérisé globalement : c’est un mouvement vers le bas, c’est la tendance vers un centre, c’est le mouvement naturel d’un corps qui, séparé de la terre à laquelle il appartenait, y va maintenant retrouver sa place. On note donc le terme final ou le point culminant (τέλος, ἀκμή), on l’érige en moment essentiel, et ce moment, que le langage a retenu pour exprimer l’ensemble du fait, suffit aussi à la science pour le caractériser. Dans la physique d’Aristote, c’est par les concepts du haut et du bas, de déplacement spontané et de déplacement contraint, de lieu propre et de lieu étranger, que se définit le mouvement d’un corps lancé dans l’espace ou tombant en chute libre. Mais Galilée estima qu’il n’y avait pas de moment essentiel, pas d’instant privilégié : étudier le corps qui tombe, c’est le considérer à n’importe quel moment de sa course. La vraie science de la pesanteur sera celle qui déterminera, pour un instant quelconque du temps, la position du corps dans l’espace. Il lui faudra pour cela, il est vrai, des signes autrement précis que ceux du langage.

On pourrait donc dire que notre physique diffère sur tout de celle des anciens par la décomposition indéfinie qu’elle opère du temps. Pour les anciens, le temps comprend autant de périodes indivises que notre perception naturelle et notre langage y découpent de faits successifs présentant une espèce d’individualité. C’est pourquoi chacun de ces faits ne comporte, à leurs yeux, qu’une définition ou une description globales. Que si, en le décrivant, on est amené à y distinguer des phases, on aura plusieurs faits au lieu d’un seul, plusieurs périodes indivises au lieu d’une période unique ; mais toujours le temps aura été divisé en périodes déterminées, et toujours ce mode de division aura été imposé à l’esprit par des crises apparentes du réel, comparables à celle de la puberté, par le déclanchement apparent d’une nouvelle forme. Pour un Kepler ou un Galilée, au contraire, le temps n’est pas divisé objectivement d’une manière ou d’une autre par la matière qui le remplit. Il n’a pas d’articulations naturelles. Nous pouvons, nous devons le diviser comme il nous plaît. Tous les instants se valent. Aucun d’eux n’a le droit de s’ériger en instant représentatif ou dominateur des autres. Et, par conséquent, nous ne connaissons un changement que lorsque nous savons déterminer où il en est à l’un quelconque de ses moments.

La différence est profonde. Elle est même radicale par un certain côté. Mais, du point de vue d’où nous l’envisageons, c’est une différence de degré plutôt que de nature. L’esprit humain a passé du premier genre de connaissance au second par perfectionnement graduel, simplement en cherchant une précision plus haute. Il y a entre ces deux sciences le même rapport qu’entre la notation des phases d’un mouvement par l’œil et l’enregistrement beaucoup plus complet de ces phases par la photographie instantanée. C’est le même mécanisme cinématographique dans les deux cas, mais il atteint, dans le second, une précision qu’il ne peut pas avoir dans le premier. Du galop d’un cheval notre œil perçoit surtout une attitude caractéristique, essentielle ou plutôt schématique, une forme qui paraît rayonner sur toute une période et remplir ainsi un temps de galop : c’est cette attitude que la sculpture a fixée sur les frises du Parthénon. Mais la photographie instantanée isole n’importe quel moment ; elle les met tous au même rang, et c’est ainsi que le galop d’un cheval s’éparpille pour elle en un nombre aussi grand qu’on voudra d’attitudes successives, au lieu de se ramasser en une attitude unique, qui brillerait en un instant privilégié et éclairerait toute une période.

De cette différence originelle découlent toutes les autres. Une science qui considère tour à tour des périodes indivises de durée ne voit que des phases succédant à des phases, des formes qui remplacent des formes ; elle se contente d’une description qualitative des objets, qu’elle assimile a des êtres organisés. Mais, quand on cherche ce qui se passe à l’intérieur d’une de ces périodes, en un moment quelconque du temps, on vise tout autre chose : les changements qui se produisent d’un moment à un autre ne sont plus, par hypothèse, des changements de qualité ; ce sont dès lors des variations quantitatives, soit du phénomène lui-même, soit de ses parties élémentaires. On a donc eu raison de dire que la science moderne tranche sur celle des anciens en ce qu’elle porte sur des grandeurs et se propose, avant tout, de les mesurer. Les anciens avaient déjà pratiqué l’expérimentation, et d’autre part Kepler n’a pas expérimenté, au sens propre de ce mot, pour découvrir une loi qui est le type même de la connaissance scientifique telle que nous l’entendons. Ce qui distingue notre science, ce n’est pas qu’elle expérimente, mais qu’elle n’expérimente et plus généralement ne travaille qu’en vue de mesurer.

C’est pourquoi l’on a encore eu raison de dire que la science antique portait sur des concepts, tandis que la science moderne cherche des lois, des relations constantes entre des grandeurs variables. Le concept de circularité suffisait à Aristote pour définir le mouvement des astres. Mais, même avec le concept plus exact de forme elliptique, Kepler n’eût pas cru rendre compte du mouvement des planètes. Il lui fallait une loi, c’est-à-dire une relation constante entre les variations quantitatives de deux ou plusieurs éléments du mouvement planétaire.

Toutefois ce ne sont là que des conséquences, je veux dire des différences qui dérivent de la différence fondamentale. Il a pu arriver accidentellement aux anciens d’expérimenter en vue de mesurer, comme aussi de découvrir une loi qui énonçât une relation constante entre des grandeurs. Le principe d’Archimède est une véritable loi expérimentale. Il fait entrer en ligne de compte trois grandeurs variables : le volume d’un corps, la densité du liquide où on l’immerge, la poussée de bas en haut qu’il subit. Et il énonce bien, en somme, que l’un de ces trois termes est fonction des deux autres.

La différence essentielle, originelle, doit donc être cherchée ailleurs. C’est celle même que nous signalions d’abord. La science des anciens est statique. Ou elle considère en bloc le changement qu’elle étudie, ou, si elle le divise en périodes, elle fait de chacune de ces périodes un bloc à son tour : ce qui revient à dire qu’elle ne tient pas compte du temps. Mais la science moderne s’est constituée autour des découvertes de Galilée et de Kepler, qui lui ont tout de suite fourni un modèle. Or, que disent les lois de Kepler ? Elles établissent une relation entre les aires décrites par le rayon vecteur héliocentrique d’une planète et les temps employés à les décrire, entre le grand axe de l’orbite et le temps mis à la parcourir. Quelle fut la principale découverte de Galilée ? Une loi qui reliait l’espace parcouru par un corps qui tombe au temps occupé par la chute. Allons plus loin. En quoi consista la première des grandes transformations de la géométrie dans les temps modernes ? À introduire, sous une forme voilée, il est vrai, le temps et le mouvement jusque dans la considération des figures. Pour les anciens, la géométrie était une science purement statique. Les figures en étaient données tout d’un coup, à l’état achevé, semblables aux Idées platoniciennes. Mais l’essence de la géométrie cartésienne (bien que Descartes ne lui ait pas donné cette forme) fut de considérer toute courbe plane comme décrite par le mouvement d’un point sur une droite mobile qui se déplace, parallèlement à elle-même, le long de l’axe des abscisses, — le déplacement de la droite mobile étant supposé uniforme et l’abscisse devenant ainsi représentative du temps. La courbe sera alors définie si l’on peut énoncer la relation qui lie l’espace parcouru sur la droite mobile au temps employé à le parcourir, c’est-à-dire si l’on est capable d’indiquer la position du mobile sur la droite qu’il parcourt à un moment quelconque de son trajet. Cette relation ne sera pas autre chose que l’équation de la courbe. Substituer une équation à une figure consiste, en somme, à voir où l’on en est du tracé de la courbe à n’importe quel moment, au lieu d’envisager ce tracé tout d’un coup, ramassé dans le mouvement unique où la courbe est à l’état d’achèvement.

Telle fut donc bien l’idée directrice de la réforme par laquelle se renouvelèrent et la science de la nature et la mathématique qui lui servait d’instrument. La science moderne est fille de l’astronomie ; elle est descendue du ciel sur la terre le long du plan incliné de Galilée, car c’est par Galilée que Newton et ses successeurs se relient à Kepler. Or, comment se posait pour Kepler le problème astronomique ? Il s’agissait, connaissant les positions respectives des planètes à un moment donné, de calculer leurs positions à n’importe quel autre moment. La même question se posa, désormais, pour tout système matériel. Chaque point matériel devint une planète rudimentaire, et la question par excellence, le problème idéal dont la solution devait livrer la clef de tous les autres, fut de déterminer les positions relatives de ces éléments en un moment quelconque, une fois qu’on en connaissait les positions à un moment donné. Sans doute le problème ne se pose en ces termes précis que dans des cas très simples, pour une réalité schématisée, car nous ne connaissons jamais les positions respectives des véritables éléments de la matière, à supposer qu’il y ait des éléments réels, et, même si nous les connaissions à un moment donné, le calcul de leurs positions pour un autre moment exigerait le plus souvent un effort mathématique qui passe les forces humaines. Mais il nous suffit de savoir que ces éléments pourraient être connus, que leurs positions actuelles pourraient être relevées, et qu’une intelligence surhumaine pourrait, en soumettant ces données à des opérations mathématiques, déterminer les positions des éléments à n’importe quel autre moment du temps. Cette conviction est au fond des questions que nous nous posons au sujet de la nature, et des méthodes que nous employons à les résoudre. C’est pourquoi toute loi à forme statique nous apparaît comme un acompte provisoire ou comme un point de vue particulier sur une loi dynamique qui, seule, nous donnerait la connaissance intégrale et définitive.

Concluons que notre science ne se distingue pas seulement de la science antique en ce qu’elle recherche des lois, ni même en ce que ses lois énoncent des relations entre des grandeurs. Il faut ajouter que la grandeur à laquelle nous voudrions pouvoir rapporter toutes les autres est le temps, et que la science moderne doit se définir surtout par son aspiration à prendre le temps pour variable indépendante. Mais de quel temps s’agit-il ?


Nous l’avons dit et nous ne saurions trop le répéter : la science de la matière procède comme la connaissance usuelle. Elle perfectionne cette connaissance, elle en accroît la précision et la portée, mais elle travaille dans le même sens et met en jeu le même mécanisme. Si donc la connaissance usuelle, en raison du mécanisme cinématographique auquel elle s’assujettit, renonce à suivre le devenir dans ce qu’il a de mouvant, la science de la matière y renonce également. Sans doute elle distingue un nombre aussi grand qu’on voudra de moments dans l’intervalle de temps qu’elle considère. Si petits que soient les intervalles auxquels elle s’est arrêtée, elle nous autorise à les diviser encore, si nous en avons besoin. À la différence de la science antique, qui s’arrêtait à certains moments soi-disant essentiels, elle s’occupe indifféremment de n’importe quel moment. Mais toujours elle considère des moments, toujours des stations virtuelles, toujours, en somme, des immobilités. C’est dire que le temps réel, envisagé comme un flux ou, en d’autres termes, comme la mobilité même de l’être, échappe ici aux prises de la connaissance scientifique. Nous avons déjà essayé d’établir ce point dans un précédent travail. Nous en avons encore touché un mot dans le premier chapitre de ce livre. Mais il importe d’y revenir une dernière fois, pour dissiper les malentendus.

Quand la science positive parle du temps, c’est qu’elle se reporte au mouvement d’un certain mobile T sur sa trajectoire. Ce mouvement a été choisi par elle comme représentatif du temps, et il est uniforme par définition. Appelons T1, T2, T3,… etc., des points qui divisent la trajectoire du mobile en parties égales depuis son origine T0. On dira qu’il s’est écoulé 1, 2, 3,… unités de temps quand le mobile sera aux points T1, T2, T3,… de la ligne qu’il parcourt. Alors, considérer l’état de l’univers au bout d’un certain temps t, c’est examiner où il en sera quand le mobile T sera au point Tt, de sa trajectoire. Mais du flux même du temps, à plus forte raison de son effet sur la conscience, il n’est pas question ici ; car ce qui entre en ligne de compte, ce sont des points T1, T2, T3,… pris sur le flux, jamais le flux lui-même. On peut rétrécir autant qu’on voudra le temps considéré, c’est-à-dire décomposer à volonté l’intervalle entre deux divisions consécutives Tn et Tn+1, c’est toujours à des points, et à des points seulement, qu’on aura affaire. Ce qu’on retient du mouvement du mobile T, ce sont des positions prises sur sa trajectoire. Ce qu’on retient du mouvement de tous les autres points de l’univers, ce sont leurs positions sur leurs trajectoires respectives. À chaque arrêt virtuel du mobile T en des points de division T1, T2, T3,… on fait correspondre un arrêt virtuel de tous les autres mobiles aux points où ils passent. Et quand on dit qu’un mouvement ou tout autre changement a occupé un temps t, on entend par là qu’on a noté un nombre t de correspondances de ce genre. On a donc compté des simultanéités, on ne s’est pas occupé du flux qui va de l’une à l’autre. La preuve en est que je puis, à mon gré, faire varier la rapidité de flux de l’univers au regard d’une conscience qui en serait indépendante et qui s’apercevrait de la variation au sentiment tout qualitatif qu’elle en aurait : du moment que le mouvement de T participerait à cette variation, je n’aurais rien à changer à mes équations ni aux nombres qui y figurent.

Allons plus loin. Supposons que cette rapidité de flux devienne infinie. Imaginons, comme nous le disions dans les premières pages de ce livre, que la trajectoire du mobile T soit donnée tout d’un coup, et que toute l’histoire passée, présente et future de l’univers matériel soit étalée instantanément dans l’espace. Les mêmes correspondances mathématiques subsisteront entre les moments de l’histoire du monde dépliée en éventail, pour ainsi dire, et les divisions T1, T2, T3,… de la ligne qui s’appellera, par définition, « le cours du temps ». Au regard de la science il n’y aura rien de changé. Mais si, le temps s’étalant ainsi en espace et la succession devenant juxtaposition, la science n’a rien à changer à ce qu’elle nous dit, c’est que, dans ce qu’elle nous disait, elle ne tenait compte ni de la succession dans ce qu’elle a de spécifique ni du temps dans ce qu’il a de fluent. Elle n’a aucun signe pour exprimer, de la succession et de la durée, ce qui frappe notre conscience. Elle ne s’applique pas plus au devenir, dans ce qu’il a de mouvant, que les ponts jetés de loin en loin sur le fleuve ne suivent l’eau qui coule sous leurs arches.

Pourtant la succession existe, j’en ai conscience, c’est un fait. Quand un processus physique s’accomplit sous mes yeux, il ne dépend pas de ma perception ni de mon inclination de l’accélérer ou de le ralentir. Ce qui importe au physicien, c’est le nombre d’unités de durée que le processus remplit : il n’a pas à s’inquiéter des unités elles-mêmes, et c’est pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il cessât de parler du temps. Mais pour nous, êtres conscients, ce sont les unités qui importent, car nous ne comptons pas des extrémités d’intervalle, nous sentons et vivons les intervalles eux-mêmes. Or, nous avons conscience de ces intervalles comme d’intervalles déterminés. J’en reviens toujours à mon verre d’eau sucrée[11] : pourquoi dois-je attendre que le sucre fonde ? Si la durée du phénomène est relative pour le physicien, en ce qu’elle se réduit à un certain nombre d’unités de temps et que les unités elles-mêmes sont ce qu’on voudra, cette durée est un absolu pour ma conscience, car elle coïncide avec un certain degré d’impatience qui est, lui, rigoureusement déterminé. D’où vient cette détermination ? Qu’est-ce qui m’oblige à attendre, et à attendre pendant une certaine longueur de durée psychologique qui s’impose, sur laquelle je ne puis rien ? Si la succession, en tant que distincte de la simple juxtaposition, n’a pas d’efficace réelle, si le temps n’est pas une espèce de force, pourquoi l’univers déroule-t-il ses états successifs avec une vitesse qui, au regard de ma conscience, est un véritable absolu ? pourquoi avec cette vitesse déterminée plutôt qu’avec n’importe quelle autre ? pourquoi pas avec une vitesse infinie ? D’où vient, en d’autres termes, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la bande du cinématographe ? Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système artificiellement isolé, comme un verre d’eau sucrée, mais dans le tout concret avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. Cette durée peut n’être pas le fait de la matière même, mais celle de la Vie qui en remonte le cours : les deux mouvements n’en sont pas moins solidaires l’un de l’autre. La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place.

Quand l’enfant s’amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d’un jeu de patience, il y réussit de plus en plus vite à mesure qu’il s’exerce davantage. La reconstitution était d’ailleurs instantanée, l’enfant la trouvait toute faite, quand il ouvrait la boîte au sortir du magasin. L’opération n’exige donc pas un temps déterminé, et même, théoriquement, elle n’exige aucun temps. C’est que le résultat en est donné. C’est que l’image est créée déjà et que, pour l’obtenir, il suffit d’un travail de recomposition et de réarrangement, — travail qu’on peut supposer allant de plus en plus vite, et même infiniment vite au point d’être instantané. Mais, pour l’artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n’est plus un accessoire. Ce n’est pas un intervalle qu’on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme. Le temps d’invention ne fait qu’un ici avec l’invention même. C’est le progrès d’une pensée qui change au fur et à mesure qu’elle prend corps. Enfin c’est un processus vital, quelque chose comme la maturation d’une idée.

Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre : prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du problème ; nous savons, d’une connaissance abstraite, comment il sera résolu, car le portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l’artiste ; mais la solution concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d’art. Et c’est ce rien qui prend du temps. Néant de matière, il se crée lui-même comme forme. La germination et la floraison de cette forme s’allongent en une irrétrécissable durée, qui fait corps avec elles. De même pour les œuvres de la nature. Ce qui y paraît de nouveau sort d’une poussée intérieure qui est progrès ou succession, qui confère à la succession une vertu propre ou qui tient de la succession toute sa vertu, qui, en tous cas, rend la succession, ou continuité d’interpénétration dans le temps, irréductible à une simple juxtaposition instantanée dans l’espace. C’est pourquoi l’idée de lire dans un état présent de l’univers matériel l’avenir des formes vivantes, et de déplier tout d’un coup leur histoire future, doit renfermer une véritable absurdité. Mais cette absurdité est difficile à dégager, parce que notre mémoire a coutume d’aligner dans un espace idéal les termes qu’elle perçoit tour à tour, parce qu’elle se représente toujours la succession passée sous forme de juxtaposition. Elle peut d’ailleurs le faire, précisément parce que le passé est du déjà inventé, du mort, et non plus de la création et de la vie. Alors, comme la succession à venir finira par être une succession passée, nous nous persuadons que la durée à venir comporte le même traitement que la durée passée, qu’elle serait dès maintenant déroulable, que l’avenir est là, enroulé, déjà peint sur la toile. Illusion sans doute, mais illusion naturelle, indéracinable, qui durera autant que l’esprit humain !

Le temps est invention ou il n’est rien du tout. Mais du temps-invention la physique ne peut pas tenir compte, astreinte qu’elle est à la méthode cinématographique. Elle se borne à compter les simultanéités entre les événements constitutifs de ce temps et les positions du mobile T sur sa trajectoire. Elle détache ces événements du tout qui revêt à chaque instant une nouvelle forme et qui leur communique quelque chose de sa nouveauté. Elle les considère à l’état abstrait, tels qu’ils seraient en dehors du tout vivant, c’est-à-dire dans un temps déroulé en espace. Elle ne retient que les événements ou systèmes d’événements qu’on peut isoler ainsi sans leur faire subir une déformation trop profonde, parce que ceux-là seuls se prêtent à l’application de sa méthode. Notre physique date du jour où l’on a su isoler de semblables systèmes. En résumé, si la physique moderne se distingue de l’ancienne en ce qu’elle considère n’importe quel moment du temps, elle repose tout entière sur une substitution du temps-longueur au temps-invention.

Il semble donc que, parallèlement à cette physique, eût dû se constituer un second genre de connaissance, lequel aurait retenu ce que la physique laissait échapper. Sur le flux même de la durée la science ne voulait ni ne pouvait avoir prise, attachée qu’elle était à la méthode cinématographique. On se serait dégagé de cette méthode. On eût exigé de l’esprit qu’il renonçât à ses habitudes les plus chères. C’est à l’intérieur du devenir qu’on se serait transporté par un effort de sympathie. On ne se fût plus demandé où un mobile sera, quelle configuration un système prendra, par quel état un changement passera à n’importe quel moment : les moments du temps, qui ne sont que des arrêts de notre attention, eussent été abolis ; c’est l’écoulement du temps, c’est le flux même du réel qu’on eût essayé de suivre. Le premier genre de connaissance a l’avantage de nous faire prévoir l’avenir et de nous rendre, dans une certaine mesure, maîtres des événements ; en revanche, il ne retient de la réalité mouvante que des immobilités éventuelles, c’est-à-dire des vues prises sur elle par notre esprit : il symbolise le réel et le transpose en humain plutôt qu’il ne l’exprime. L’autre connaissance, si elle est possible, sera pratiquement inutile, elle n’étendra pas notre empire sur la nature, elle contrariera même certaines aspirations naturelles de l’intelligence ; mais, si elle réussissait, c’est la réalité même qu’elle embrasserait dans une définitive étreinte. Par là, on ne compléterait pas seulement l’intelligence et sa connaissance de la matière, en l’habituant à s’installer dans le mouvant : en développant aussi une autre faculté, complémentaire de celle-là, on s’ouvrirait une perspective sur l’autre moitié du réel. Car, dès qu’on se retrouve en présence de la durée vraie, on voit qu’elle signifie création, et que, si ce qui se défait dure, ce ne peut être que par sa solidarité avec ce qui se fait. Ainsi, la nécessité d’un accroissement continu de l’univers apparaîtrait, je veux dire d’une vie du réel. Et dès lors on envisagerait sous un nouvel aspect la vie que nous rencontrons à la surface de notre planète, vie dirigée dans le même sens que celle de l’univers et inverse de la matérialité. À l’intelligence enfin on adjoindrait l’intuition.

Plus on y réfléchira, plus on trouvera que cette conception de la métaphysique est celle que suggère la science moderne.

Pour les anciens, en effet, le temps est théoriquement négligeable, parce que la durée d’une chose ne manifeste que la dégradation de son essence : c’est de cette essence immobile que la science s’occupe. Le changement n’étant que l’effort d’une Forme vers sa propre réalisation, la réalisation est tout ce qu’il nous importe de connaître. Sans doute, cette réalisation n’est jamais complète : c’est ce que la philosophie antique exprime en disant que nous ne percevons pas de forme sans matière. Mais si nous considérons l’objet changeant en un certain moment essentiel, à son apogée, nous pouvons dire qu’il frôle sa forme intelligible. De cette forme intelligible, idéale et, pour ainsi dire, limite, notre science s’empare. Et quand elle possède ainsi la pièce d’or, elle tient éminemment cette menue monnaie qu’est le changement. Celui-ci est moins qu’être. La connaissance qui le prendrait pour objet, à supposer qu’elle fût possible, serait moins que science.

Mais, pour une science qui place tous les instants du temps sur le même rang, qui n’admet pas de moment essentiel, pas de point culminant, pas d’apogée, le changement n’est plus une diminution de l’essence, ni la durée un délayage de l’éternité. Le flux du temps devient ici la réalité même, et, ce qu’on étudie, ce sont les choses qui s’écoulent. Il est vrai que sur la réalité qui coule on se borne à prendre des instantanés. Mais, justement pour cette raison, la connaissance scientifique devrait en appeler une autre, qui la complétât. Tandis que la conception antique de la connaissance scientifique aboutissait à faire du temps une dégradation, du changement la diminution d’une Forme donnée de toute éternité, au contraire, en suivant jusqu’au bout la conception nouvelle, on fût arrivé à voir dans le temps un accroissement progressif de l’absolu et dans l’évolution des choses une invention continue de formes nouvelles.

Il est vrai que c’eût été rompre avec la métaphysique des anciens. Ceux-ci n’apercevaient qu’une seule manière de savoir définitivement. Leur science consistait en une métaphysique éparpillée et fragmentaire, leur métaphysique en une science concentrée et systématique : c’étaient, tout au plus, deux espèces d’un même genre. Au contraire, dans l’hypothèse où nous nous plaçons, science et métaphysique seraient deux manières opposées, quoique complémentaires, de connaître, la première ne retenant que des instants, c’est-à-dire ce qui ne dure pas, la seconde portant sur la durée même. Il était naturel qu’on hésitât entre une conception aussi neuve de la métaphysique et la conception traditionnelle. La tentation devait même être grande de recommencer sur la nouvelle science ce qui avait été essayé sur l’ancienne, de supposer tout de suite achevée notre connaissance scientifique de la nature, de l’unifier complètement, et de donner à cette unification, comme l’avaient déjà fait les Grecs, le nom de métaphysique. Ainsi, à côté de la nouvelle voie que la philosophie pouvait frayer, l’ancienne demeurait ouverte. C’était celle même où la physique marchait. Et, comme la physique ne retenait du temps que ce qui pourrait aussi bien être étalé tout d’un coup dans l’espace, la métaphysique qui s’engageait dans cette direction devait nécessairement procéder comme si le temps ne créait et n’anéantissait rien, comme si la durée n’avait pas d’efficace. Astreinte, comme la physique des modernes et la métaphysique des anciens, à la méthode cinématographique, elle aboutissait à cette conclusion, implicitement admise au départ et immanente à la méthode même : Tout est donné.

Que la métaphysique ait hésité d’abord entre les deux voies, cela ne nous paraît pas contestable. L’oscillation est visible dans le cartésianisme. D’un côté, Descartes affirme le mécanisme universel : de ce point de vue, le mouvement serait relatif[12], et comme le temps a juste autant de réalité que le mouvement, passé, présent et avenir devraient être donnés de toute éternité. Mais d’autre part (et c’est pourquoi le philosophe n’est pas allé jusqu’à ces conséquences extrêmes) Descartes croit au libre arbitre de l’homme. Il superpose au déterminisme des phénomènes physiques l’indéterminisme des actions humaines, et par conséquent au temps-longueur une durée où il y a invention, création, succession vraie. Cette durée, il l’adosse à un Dieu qui renouvelle sans cesse l’acte créateur et qui, étant ainsi tangent au temps et au devenir, les soutient, leur communique nécessairement quelque chose de son absolue réalité. Quand il se place à ce second point de vue, Descartes parle du mouvement, même spatial, comme d’un absolu[13].

Il s’est donc engagé tour à tour sur l’une et sur l’autre voies, décidé à ne suivre aucune des deux jusqu’au bout. La première l’eût conduit à la négation du libre arbitre chez l’homme et du véritable vouloir en Dieu. C’était la suppression de toute durée efficace, l’assimilation de l’univers à une chose donnée qu’une intelligence surhumaine embrasserait tout d’un coup, dans l’instantané ou dans l’éternel. En suivant la seconde, au contraire, on aboutissait à toutes les conséquences que l’intuition de la durée vraie implique. La création n’apparaissait plus simplement comme continuée, mais comme continue. L’univers, envisagé dans son ensemble, évoluait véritablement. L’avenir n’était plus déterminable en fonction du présent ; tout au plus pouvait-on dire qu’une fois réalisé il était retrouvable dans ses antécédents, comme les sons d’une nouvelle langue sont exprimables avec les lettres d’un ancien alphabet : on dilate alors la valeur des lettres, on leur attribue rétroactivement des sonorités qu’aucune combinaison des anciens sons n’aurait pu faire prévoir. Enfin l’explication mécanistique pouvait rester universelle en ce qu’elle se fût étendue à autant de systèmes qu’on aurait voulu en découper dans la continuité de l’univers ; mais le mécanisme devenait alors une méthode plutôt qu’une doctrine. Il exprimait que la science doit procéder à la manière cinématographique, que son rôle est de scander le rythme d’écoulement des choses et non pas de s’y insérer. Telles étaient les deux conceptions opposées de la métaphysique qui s’offraient à la philosophie.

C’est vers la première qu’on s’orienta. La raison de ce choix est sans doute dans la tendance de l’esprit à procéder selon la méthode cinématographique, méthode si naturelle à notre intelligence, si bien ajustée aussi aux exigences de notre science, qu’il faut être deux fois sûr de son impuissance spéculative pour y renoncer en métaphysique. Mais l’influence de la philosophie ancienne y fut aussi pour quelque chose. Artistes à jamais admirables, les Grecs ont créé un type de vérité suprasensible, comme de beauté sensible, dont il est difficile de ne pas subir l’attrait. Dès qu’on incline à faire de la métaphysique une systématisation de la science, on glisse dans la direction de Platon et d’Aristote. Et, une fois entré dans la zone d’attraction où cheminent les philosophes grecs, on est entraîné dans leur orbite.

Ainsi se sont constituées les doctrines de Leibniz et de Spinoza. Nous ne méconnaissons pas les trésors d’originalité qu’elles renferment. Spinoza et Leibniz y ont versé le contenu de leur âme, riche des inventions de leur génie et des acquisitions de l’esprit moderne. Et il y a chez l’un et chez l’autre, chez Spinoza surtout, des poussées d’intuition qui font craquer le système. Mais, si l’on élimine des deux doctrines ce qui leur donne l’animation et la vie, si l’on n’en retient que l’ossature, on a devant soi l’image même qu’on obtiendrait en regardant le platonisme et l’aristotélisme à travers le mécanisme cartésien. On est en présence d’une systématisation de la physique nouvelle, systématisation construite sur le modèle de l’ancienne métaphysique.

Que pouvait être, en effet, l’unification de la physique ? L’idée inspiratrice de cette science était d’isoler, au sein de l’univers, des systèmes de points matériels tels que, la position de chacun de ces points étant connue à un moment donné, on pût la calculer ensuite pour n’importe quel moment. Comme d’ailleurs les systèmes ainsi définis étaient les seuls sur lesquels la nouvelle science eût prise, et comme on ne pouvait dire a priori si un système satisfaisait ou ne satisfaisait pas à la condition voulue, il était utile de procéder toujours et partout comme si la condition était réalisée. Il y avait là une règle méthodologique tout indiquée, et si évidente qu’il n’était même pas nécessaire de la formuler. Le simple bon sens nous dit, en effet, que lorsque nous sommes en possession d’un instrument efficace de recherche, et que nous ignorons les limites de son applicabilité, nous devons faire comme si cette applicabilité était sans limite : il sera toujours temps d’en rabattre. Mais la tentation devait être grande, pour le philosophe, d’hypostasier cette espérance ou plutôt cet élan de la nouvelle science, et de convertir une règle générale de méthode en loi fondamentale des choses. On se transportait alors à la limite ; on supposait la physique achevée et embrassant la totalité du monde sensible. L’univers devenait un système de points dont la position était rigoureusement déterminée à chaque instant par rapport à l’instant précédent, et théoriquement calculable pour n’importe quel moment. On aboutissait, en un mot, au mécanisme universel. Mais il ne suffisait pas de formuler ce mécanisme ; il fallait le fonder, c’est-à-dire en prouver la nécessité, en donner la raison. Et, l’affirmation essentielle du mécanisme étant celle d’une solidarité mathématique de tous les points de l’univers entre eux, de tous les moments de l’univers entre eux, la raison du mécanisme devait se trouver dans l’unité d’un principe où se contractât tout ce qu’il y a de juxtaposé dans l’espace, de successif dans le temps. Dès lors on supposait donnée d’un seul coup la totalité du réel. La détermination réciproque des apparences juxtaposées dans l’espace tenait à l’indivisibilité de l’être vrai. Et le déterminisme rigoureux des phénomènes successifs dans le temps exprimait simplement que le tout de l’être est donné dans l’éternel.

La nouvelle philosophie allait donc être un recommencement, ou plutôt une transposition de l’ancienne. Celle-ci avait pris chacun des concepts en lesquels se concentre un devenir ou s’en marque l’apogée ; elle les supposait tous connus et les ramassait en un concept unique, forme des formes, idée des idées, comme le Dieu d’Aristote. Celle-là allait prendre chacune des lois qui conditionnent un devenir par rapport à d’autres et qui sont comme le substrat permanent des phénomènes ; elle les supposerait toutes connues et les ramasserait en une unité qui les exprimât, elle aussi, éminemment, mais qui, comme le Dieu d’Aristote et pour les mêmes raisons, devait rester immuablement enfermée en elle-même.

Il est vrai que ce retour à la philosophie antique n’allait pas sans de grosses difficultés. Quand un Platon, un Aristote ou un Plotin fondent tous les concepts de leur science en un seul, ils embrassent ainsi la totalité du réel, car les concepts représentent les choses mêmes et possèdent au moins autant de contenu positif qu’elles. Mais une loi, en général, n’exprime qu’un rapport, et les lois physiques en particulier ne traduisent que des relations quantitatives entre les choses concrètes. De sorte que si un philosophe moderne opère sur les lois de la nouvelle science comme la philosophie antique sur les concepts de l’ancienne, s’il fait converger sur un seul point toutes les conclusions d’une physique supposée omnisciente, il laisse de côté ce qu’il y a de concret dans les phénomènes : les qualités perçues, les perceptions mêmes. Sa synthèse ne comprend, semble-t-il, qu’une fraction de la réalité. De fait, le premier résultat de la nouvelle science fut de couper le réel en deux moitiés, quantité et qualité, dont l’une fut portée au compte des corps et l’autre à celui des âmes. Les anciens n’avaient élevé de pareilles barrières ni entre la qualité et la quantité, ni entre l’âme et le corps. Pour eux, les concepts mathématiques étaient des concepts comme les autres, apparentés aux autres et s’insérant tout naturellement dans la hiérarchie des idées. Ni le corps ne se définissait alors par l’étendue géométrique, ni l’âme par la conscience. Si la ψυχή d’Aristote, entéléchie d’un corps vivant, est moins spirituelle que notre « âme », c’est que son σῶμα, déjà imbibé d’idée, est moins corporel que notre « corps ». La scission n’était donc pas encore irrémédiable entre les deux termes. Elle l’est devenue, et dès lors une métaphysique qui visait à une unité abstraite devait se résigner ou à ne comprendre dans sa synthèse qu’une moitié du réel, ou à profiter au contraire de l’irréductibilité absolue des deux moitiés entre elles pour considérer l’une comme une traduction de l’autre. Des phrases différentes diront des choses différentes si elles appartiennent à une même langue, c’est-à-dire si elles ont une certaine parenté de son entre elles. Au contraire, si elles appartiennent a deux langues différentes, elles pourront, précisément à cause de leur diversité radicale de son, exprimer la même chose. Ainsi pour la qualité et la quantité, pour l’âme et le corps. C’est pour avoir coupé toute attache entre les deux termes que les philosophes furent conduits à établir entre eux un parallélisme rigoureux, auquel les anciens n’avaient pas songé, à les tenir pour des traductions, et non pas des inversions l’un de l’autre, enfin à donner pour substrat à leur dualité une identité fondamentale. La synthèse à laquelle on s’était élevé devenait ainsi capable de tout embrasser. Un divin mécanisme faisait correspondre, chacun à chacun, les phénomènes de la pensée à ceux de l’étendue, les qualités aux quantités et les âmes aux corps.

C’est ce parallélisme que nous trouvons et chez Leibniz et chez Spinoza, sous des formes différentes, il est vrai, à cause de l’inégale importance qu’ils attachent à l’étendue. Chez Spinoza, les deux termes Pensée et Étendue sont placés, en principe au moins, au même rang. Ce sont donc deux traductions d’un même original ou, comme dit Spinoza, deux attributs d’une même substance, qu’il faut appeler Dieu. Et ces deux traductions, comme aussi une infinité d’autres dans des langues que nous ne connaissons pas, sont appelées et même exigées par l’original, de même que l’essence du cercle se traduit automatiquement, pour ainsi dire, et par une figure et par une équation. Au contraire, pour Leibniz, l’étendue est bien encore une traduction, mais c’est la pensée qui est l’original, et celle-ci pourrait se passer de traduction, la traduction n’étant faite que pour nous. En posant Dieu, on pose nécessairement aussi toutes les vues possibles sur Dieu, c’est-à-dire les monades. Mais nous pouvons toujours imaginer qu’une vue ait été prise d’un point de vue, et il est naturel à un esprit imparfait comme le nôtre de classer des vues, qualitativement différentes, d’après l’ordre et la position de points de vue, qualitativement identiques, d’où les vues auraient été prises. En réalité les points de vue n’existent pas, car il n’y a que des vues, chacune donnée en un bloc indivisible et représentant, à sa manière, le tout de la réalité, qui est Dieu. Mais nous avons besoin de traduire par la multiplicité de ces points de vue, extérieurs les uns aux autres, la pluralité des vues dissemblables entre elles, comme aussi de symboliser par la situation relative de ces points de vue entre eux, par leur voisinage ou leur écart, c’est-à-dire par une grandeur, la parenté plus ou moins étroite des vues les unes avec les autres. C’est ce que Leibniz exprime en disant que l’espace est l’ordre des coexistants, que la perception de l’étendue est une perception confuse (c’est-à-dire relative à un esprit imparfait), et qu’il n’y a que des monades, entendant par là que le Tout réel n’a pas de parties, mais qu’il est répété à l’infini, chaque fois intégralement (quoique diversement) à l’intérieur de lui-même, et que toutes ces répétitions sont complémentaires les unes des autres. C’est ainsi que le relief visible d’un objet équivaut à l’ensemble des vues stéréoscopiques qu’on prendrait sur lui de tous les points, et qu’au lieu de voir dans le relief une juxtaposition de parties solides on pourrait aussi bien le considérer comme fait de la complémentarité réciproque de ces vues intégrales, chacune donnée en bloc, chacune indivisible, chacune différente des autres et pourtant représentative de la même chose. Le Tout, c’est-à-dire Dieu, est ce relief même pour Leibniz, et les monades sont ces vues planes complémentaires les unes des autres : c’est pourquoi il définit Dieu « la substance qui n’a pas de point de vue », ou encore « l’harmonie universelle », c’est-à-dire la complémentarité réciproque des monades. En somme, Leibniz diffère ici de Spinoza en ce qu’il considère le mécanisme universel comme un aspect que la réalité prend pour nous, tandis que Spinoza en fait un aspect que la réalité prend pour elle.

Il est vrai qu’après avoir concentré en Dieu la totalité du réel, il leur devenait difficile de passer de Dieu aux choses, de l’éternité au temps. La difficulté était même beaucoup plus grande pour ces philosophes que pour un Aristote ou un Plotin. Le Dieu d’Aristote, en effet, avait été obtenu par la compression et la compénétration réciproque des Idées qui représentent, à l’état achevé ou en leur point culminant, les choses qui changent dans le monde. Il était donc transcendant au monde, et la durée des choses se juxtaposait à son éternité, dont elle était un affaiblissement. Mais le principe auquel on est conduit par la considération du mécanisme universel, et qui doit lui servir de substrat, ne condense plus en lui des concepts ou des choses, mais des lois ou relations. Or une relation n’existe pas séparément. Une loi relie entre eux des termes qui changent ; elle est immanente à ce qu’elle régit. Le principe où toutes ces relations viennent se condenser, et qui fonde l’unité de la nature, ne peut donc plus être transcendant à la réalité sensible ; il lui est immanent, et il faut supposer tout à la fois qu’il est dans le temps et hors du temps, ramassé dans l’unité de sa substance et pourtant condamné à la dérouler en une chaîne sans commencement ni fin. Plutôt que de formuler une contradiction aussi choquante, les philosophes devaient être conduits à sacrifier le plus faible des deux termes, et à tenir l’aspect temporel des choses pour une pure illusion. Leibniz le dit en propres termes, car il fait du temps, comme de l’espace, une perception confuse. Si la multiplicité de ses monades n’exprime que la diversité des vues prises sur l’ensemble, l’histoire d’une monade isolée ne paraît guère être autre chose, pour ce philosophe, que la pluralité des vues qu’une monade peut prendre sur sa propre substance : de sorte que le temps consisterait dans l’ensemble des points de vue de chaque monade sur elle-même, comme l’espace dans l’ensemble des points de vue de toutes les monades sur Dieu. Mais la pensée de Spinoza est beaucoup moins claire, et il semble que ce philosophe ait cherché à établir entre l’éternité et ce qui dure la même différence que faisait Aristote entre l’essence et les accidents : entreprise difficile entre toutes, car la ὕλη d’Aristote n’était plus là pour mesurer l’écart et expliquer le passage de l’essentiel à l’accidentel, Descartes l’ayant éliminée pour toujours. Quoi qu’il en soit, plus on approfondit la conception spinoziste de l’ « inadéquat » dans ses rapports avec l’ « adéquat », plus on se sent marcher dans la direction de l’aristotélisme, de même que les monades leibniziennes, à mesure qu’elles se dessinent plus clairement, tendent davantage à se rapprocher des Intelligibles de Plotin[14]. La pente naturelle de ces deux philosophies les ramène aux conclusions de la philosophie antique.

En résumé, les ressemblances de cette nouvelle métaphysique avec celle des anciens viennent de ce que l’une et l’autre supposent toute faite, celle-là au-dessus du sensible et celle-ci au sein du sensible lui-même, une Science une et complète, avec laquelle coïnciderait tout ce que le sensible contient de réalité. Pour l’une et pour l’autre, la réalité, comme la vérité, serait intégralement donnée dans l’éternité. L’une et l’autre répugnent à l’idée d’une réalité qui se créerait au fur et à mesure, c’est-à-dire, au fond, d’une durée absolue.

Que d’ailleurs les conclusions de cette métaphysique, issue de la science, aient rebondi jusque dans l’intérieur de la science par une espèce de ricochet, c’est ce qu’on montrerait sans peine. Tout notre prétendu empirisme en est encore pénétré. La physique et la chimie n’étudient que la matière inerte ; la biologie, quand elle traite physiquement et chimiquement l’être vivant, n’en considère que le côté inertie. Les explications mécanistiques n’englobent donc, en dépit de leur développement, qu’une petite partie du réel. Supposer a priori que la totalité du réel est résoluble en éléments de ce genre, ou du moins que le mécanisme pourrait donner une traduction intégrale de ce qui se passe dans le monde, c’est opter pour une certaine métaphysique, celle même dont un Spinoza et un Leibniz ont posé les principes, tiré les conséquences. Certes, un psycho-physiologiste qui affirme l’équivalence exacte de l’état cérébral et de l’état psychologique, qui se représente la possibilité, pour quelque intelligence surhumaine, de lire dans le cerveau ce qui se passe dans la conscience, se croit bien loin des métaphysiciens du XVIIe siècle, et très près de l’expérience. Pourtant l’expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable. Elle nous montre l’interdépendance du physique et du moral, la nécessité d’un certain substratum cérébral pour l’état psychologique, rien de plus. De ce qu’un terme est solidaire d’un autre terme, il ne suit pas qu’il y ait équivalence entre les deux. Parce qu’un certain écrou est nécessaire à une certaine machine, parce que la machine fonctionne quand on laisse l’écrou et s’arrête quand on l’enlève, on ne dira pas que l’écrou soit l’équivalent de la machine. Il faudrait, pour que la correspondance fût équivalence, qu’à une partie quelconque de la machine correspondît une partie déterminée de l’écrou, — comme dans une traduction littérale où chaque chapitre rend un chapitre, chaque phrase une phrase, chaque mot un mot. Or, la relation du cerveau à la conscience paraît être tout autre chose. Non seulement l’hypothèse d’une équivalence entre l’état psychologique et l’état cérébral implique une véritable absurdité, comme nous avons essayé de le prouver dans un travail antérieur, mais les faits, interrogés sans parti pris, semblent bien indiquer que la relation de l’un à l’autre est précisément celle de la machine à l’écrou. Parler d’une équivalence entre les deux termes, c’est simplement tronquer — en la rendant à peu près inintelligible — la métaphysique spinoziste ou leibnizienne. On accepte cette philosophie, telle quelle, du côté Étendue, mais on la mutile du côté Pensée. Avec Spinoza, avec Leibniz, on suppose achevée la synthèse unificatrice des phénomènes de la matière : tout s’y expliquerait mécaniquement. Mais, pour les faits conscients, on ne pousse plus la synthèse jusqu’au bout. On s’arrête à mi-chemin. On suppose la conscience coextensive à telle ou telle partie de la nature, et non plus a la nature entière. On aboutit, ainsi, tantôt à un « épiphénoménisme » qui attache la conscience à certaines vibrations particulières et la met çà et là dans le monde, à l’état sporadique, tantôt à un « monisme » qui éparpille la conscience en autant de petits grains qu’il y a d’atomes. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est à un spinozisme ou à un leibnizianisme incomplets qu’on revient. Entre cette conception de la nature et le cartésianisme on retrouverait d’ailleurs les intermédiaires historiques. Les médecins philosophes du XVIIIe siècle, avec leur cartésianisme rétréci, ont été pour beaucoup dans la genèse de l’ « épiphénoménisme » et du « monisme » contemporains.

Ces doctrines se trouvent ainsi retarder sur la critique kantienne. Certes, la philosophie de Kant est imbue, elle aussi, de la croyance à une science une et intégrale, embrassant la totalité du réel. Même, à l’envisager d’un certain côté, elle n’est qu’un prolongement de la métaphysique des modernes et une transposition de la métaphysique antique. Spinoza et Leibniz avaient, à l’exemple d’Aristote, hypostasié en Dieu l’unité du savoir. La critique kantienne, par un de ses côtés au moins, consista à se demander si la totalité de cette hypothèse était nécessaire à la science moderne comme elle l’avait été à la science antique, ou si une partie seulement de l’hypothèse ne suffirait pas. Pour les anciens, en effet, la science portait sur des concepts, c’est-à-dire sur des espèces de choses. En comprimant tous les concepts en un seul, ils arrivaient donc nécessairement à un être, qu’on pouvait appeler Pensée, sans doute, mais qui était plutôt pensée-objet que pensée-sujet : quand Aristote définissait Dieu la νοήσεως νόησις, c’est probablement sur νοήσεως, et non pas sur νόησις, qu’il mettait l’accent. Dieu était ici la synthèse de tous les concepts, l’idée des idées. Mais la science moderne roule sur des lois, c’est-à-dire sur des relations. Or, une relation est une liaison établie par un esprit entre deux ou plusieurs termes. Un rapport n’est rien en dehors de l’intelligence qui rapporte. L’univers ne peut donc être un système de lois que si les phénomènes passent à travers le filtre d’une intelligence. Sans doute cette intelligence pourrait être celle d’un être infiniment supérieur à l’homme, qui fonderait la matérialité des choses en même temps qu’il les relierait entre elles : telle était l’hypothèse de Leibniz et de Spinoza. Mais il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin, et, pour l’effet qu’il s’agit d’obtenir ici, l’intelligence humaine suffit : telle est précisément la solution kantienne. Entre le dogmatisme d’un Spinoza ou d’un Leibniz et la critique de Kant, il y a tout juste la même distance qu’entre le « il faut que » et le « il suffit que ». Kant arrête ce dogmatisme sur la pente qui le faisait glisser trop loin vers la métaphysique grecque ; il réduit au strict minimum l’hypothèse qu’il faut faire pour supposer indéfiniment extensible la physique de Galilée. Il est vrai que, lorsqu’il parle de l’intelligence humaine, ce n’est ni de la vôtre ni de la mienne qu’il s’agit. L’unité de la nature viendrait bien de l’entendement humain qui unifie, mais la fonction unificatrice qui opère ici est impersonnelle. Elle se communique à nos consciences individuelles, mais elle les dépasse. Elle est beaucoup moins qu’un Dieu substantiel ; elle est un peu plus, cependant, que le travail isolé d’un homme ou même que le travail collectif de l’humanité. Elle ne fait pas précisément partie de l’homme ; c’est plutôt l’homme qui est en elle, comme dans une atmosphère d’intellectualité que sa conscience respirerait. C’est, si l’on veut, un Dieu formel, quelque chose qui n’est pas encore divin chez Kant, mais qui tend à le devenir. On s’en aperçut avec Fichte. Quoi qu’il en soit, son rôle principal, chez Kant, est de donner à l’ensemble de notre science un caractère relatif et humain, bien que d’une humanité déjà quelque peu divinisée. La critique de Kant, envisagée de ce point de vue, consista surtout à limiter le dogmatisme de ses prédécesseurs, en acceptant leur conception de la science et en réduisant au minimum ce qu’elle impliquait de métaphysique.

Mais il en est autrement de la distinction kantienne entre la matière de la connaissance et sa forme. En voyant dans l’intelligence, avant tout, une faculté d’établir des rapports, Kant attribuait aux termes entre lesquels les rapports s’établissent une origine extra-intellectuelle. Il affirmait, contre ses prédécesseurs immédiats, que la connaissance n’est pas entièrement résoluble en termes d’intelligence. Il réintégrait dans la philosophie, mais en le modifiant, en le transportant sur un autre plan, cet élément essentiel de la philosophie de Descartes qui avait été abandonné par les cartésiens.

Par là il frayait la voie à une philosophie nouvelle, qui se fût installée dans la matière extra-intellectuelle de la connaissance par un effort supérieur d’intuition. Coïncidant avec cette matière, adoptant le même rythme et le même mouvement, la conscience ne pourrait-elle pas, par deux efforts de direction inverse, se haussant et s’abaissant tour à tour, saisir du dedans et non plus apercevoir du dehors les deux formes de la réalité, corps et esprit ? Ce double effort ne nous ferait-il pas, dans la mesure du possible, revivre l’absolu ? Comme d’ailleurs, au cours de cette opération, on verrait l’intelligence surgir d’elle-même, se découper dans le tout de l’esprit, la connaissance intellectuelle apparaîtrait alors telle qu’elle est, limitée, mais non plus relative.

Telle était la direction que le kantisme pouvait montrer à un cartésianisme revivifié. Mais dans cette direction Kant lui-même ne s’engagea pas.

Il ne voulut pas s’y engager, parce que, tout en assignant à la connaissance une matière extra-intellectuelle, il croyait cette matière ou coextensive à l’intelligence, ou plus étroite que l’intelligence. Dès lors, il ne pouvait plus songer à découper l’intelligence en elle, ni par conséquent à retracer la genèse de l’entendement et de ses catégories. Les cadres de l’entendement et l’entendement lui-même devaient être acceptés tels quels, tout faits. Entre la matière présentée à notre intelligence et cette intelligence même il n’y avait aucune parenté. L’accord entre les deux venait de ce que l’intelligence imposait sa forme à la matière. De sorte que non seulement il fallait poser la forme intellectuelle de la connaissance comme une espèce d’absolu et renoncer à en faire la genèse, mais la matière même de cette connaissance semblait trop triturée par l’intelligence pour qu’on pût espérer l’atteindre dans sa pureté originelle. Elle n’était pas la « chose en soi », elle n’en était que la réfraction à travers notre atmosphère.

Que si maintenant on se demande pourquoi Kant n’a pas cru que la matière de notre connaissance en débordât la forme, voici ce qu’on trouve. La critique que Kant a instituée de notre connaissance de la nature a consisté à démêler ce que doit être notre esprit et ce que doit être la nature, si les prétentions de notre science sont justifiées ; mais de ces prétentions elles-mêmes Kant n’a pas fait la critique. Je veux dire qu’il a accepté sans discussion l’idée d’une science une, capable d’étreindre avec la même force toutes les parties du donné et de les coordonner en un système présentant de toutes parts une égale solidité. Il n’a pas jugé, dans sa Critique de la Raison pure, que la science devînt de moins en moins objective, de plus en plus symbolique, à mesure qu’elle allait du physique au vital, du vital au psychique. L’expérience ne se meut pas, à ses yeux, dans deux sens différents et peut-être opposés, l’un conforme à la direction de l’intelligence, l’autre contraire. Il n’y a pour lui qu’une expérience, et l’intelligence en couvre toute l’étendue. C’est ce que Kant exprime en disant que toutes nos intuitions sont sensibles, ou, en d’autres termes, infra-intellectuelles. Et c’est ce qu’il faudrait admettre, en effet, si notre science présentait dans toutes ses parties une égale objectivité. Mais supposons, au contraire, que la science soit de moins en moins objective, de plus en plus symbolique, à mesure qu’elle va du physique au psychique, en passant par le vital. Alors, comme il faut bien percevoir une chose en quelque façon pour arriver à la symboliser, il y aurait une intuition du psychique, et plus généralement du vital, que l’intelligence transposerait et traduirait sans doute, mais qui n’en dépasserait pas moins l’intelligence. Il y aurait, en d’autres termes, une intuition supra-intellectuelle. Si cette intuition existe, une prise de possession de l’esprit par lui-même est possible, et non plus seulement une connaissance extérieure et phénoménale. Bien plus : si nous avons une intuition de ce genre, je veux dire ultra-intellectuelle, l’intuition sensible est sans doute en continuité avec celle-là par certains intermédiaires, comme l’infra-rouge avec l’ultra-violet. L’intuition sensible va donc elle-même se relever. Elle n’atteindra plus simplement le fantôme d’une insaisissable chose en soi. C’est (pourvu qu’on y apporte certaines corrections indispensables) dans l’absolu encore qu’elle nous introduirait. Tant qu’on voyait en elle l’unique matière de notre science, il rejaillissait sur toute science quelque chose de la relativité qui frappe une connaissance scientifique de l’esprit ; et dès lors la perception des corps, qui est le commencement de la science des corps, apparaissait elle-même comme relative. Relative semblait donc être l’intuition sensible. Mais il n’en est plus de même si l’on fait des distinctions entre les diverses sciences, et si l’on voit dans la connaissance scientifique de l’esprit (ainsi que du vital, par conséquent) l’extension plus ou moins artificielle d’une certaine façon de connaître qui, appliquée aux corps, n’était pas du tout symbolique. Allons plus loin : s’il y a ainsi deux intuitions d’ordre différent (la seconde s’obtenant d’ailleurs par un renversement du sens de la première), et si c’est du côté de la seconde que l’intelligence se porte naturellement, il n’y a pas de différence essentielle entre l’intelligence et cette intuition même. Les barrières s’abaissent entre la matière de la connaissance sensible et sa forme, comme aussi entre les « formes pures » de la sensibilité et les catégories de l’entendement. On voit la matière et la forme de la connaissance intellectuelle (restreinte à son objet propre) s’engendrer l’une l’autre par une adaptation réciproque, l’intelligence se modelant sur la corporéité et la corporéité sur l’intelligence.

Mais cette dualité d’intuition, Kant ne voulait ni ne pouvait l’admettre. Il eût fallu, pour l’admettre, voir dans la durée l’étoffe même de la réalité, et par conséquent distinguer entre la durée substantielle des choses et le temps éparpillé en espace. Il aurait fallu voir dans l’espace lui-même, et dans la géométrie qui lui est immanente, un terme idéal dans la direction duquel les choses matérielles se développent, mais où elles ne sont pas développées. Rien de plus contraire à la lettre, et peut-être aussi à l’esprit, de la Critique de la Raison pure. Sans doute la connaissance nous est présentée ici comme une liste toujours ouverte, l’expérience comme une poussée de faits qui se continue indéfiniment. Mais, d’après Kant, ces faits s’éparpillent au fur et à mesure sur un plan ; ils sont extérieurs les uns aux autres et extérieurs à l’esprit. D’une connaissance par le dedans, qui les saisirait dans leur jaillissement même au lieu de les prendre une fois jaillis, qui creuserait ainsi au-dessous de l’espace et du temps spatialisé, il n’est jamais question. Et pourtant c’est bien sous ce plan que notre conscience nous place ; là est la durée vraie.

De ce côté encore, Kant est assez près de ses devanciers. Entre l’intemporel et le temps éparpillé en moments distincts, il n’admet pas de milieu. Et comme il n’y a pas d’intuition qui nous transporte dans l’intemporel, toute intuition se trouve ainsi être sensible, par définition. Mais entre l’existence physique, qui est éparpillée dans l’espace, et une existence intemporelle, qui ne pourrait être qu’une existence conceptuelle et logique comme celle dont parlait le dogmatisme métaphysique, n’y a-t-il pas place pour la conscience et pour la vie ? Oui, incontestablement. On s’en aperçoit dès qu’on se place dans la durée pour aller de là aux moments, au lieu de partir des moments pour les relier en durée.

Pourtant c’est du côté d’une intuition intemporelle que s’orientèrent les successeurs immédiats de Kant pour échapper au relativisme kantien. Certes, les idées de devenir, de progrès, d’évolution, paraissent occuper une large place dans leur philosophie. Mais la durée y joue-t-elle véritablement un rôle ? La durée réelle est celle où chaque forme dérive des formes antérieures, tout en y ajoutant quelque chose, et s’explique par elles dans la mesure où elle peut s’expliquer. Mais déduire cette forme, directement, de l’Être global qu’elle est supposée manifester, c’est revenir au Spinozisme. C’est, comme Leibniz et comme Spinoza, dénier à la durée toute action efficace. La philosophie post-kantienne, si sévère qu’elle ait pu être pour les théories mécanistiques, accepte du mécanisme l’idée d’une science une, la même pour toute espèce de réalité. Et elle est plus près de cette doctrine qu’elle ne se l’imagine ; car si, dans la considération de la matière, de la vie et de la pensée, elle remplace les degrés successifs de complication, que supposait le mécanisme, par des degrés de réalisation d’une Idée ou par des degrés d’objectivation d’une Volonté, elle parle encore de degrés, et ces degrés sont ceux d’une échelle que l’être parcourrait dans un sens unique. Bref, elle démêle dans la nature les mêmes articulations qu’y démêlait le mécanisme ; du mécanisme elle retient tout le dessin ; elle y met simplement d’autres couleurs. Mais c’est le dessin lui-même, ou tout au moins une moitié du dessin, qui est à refaire.

Il faudrait pour cela, il est vrai, renoncer à la méthode de construction, qui fut celle des successeurs de Kant. Il faudrait faire appel à l’expérience, — à une expérience épurée, je veux dire dégagée, là où il le faut, des cadres que notre intelligence a constitués au fur et à mesure des progrès de notre action sur les choses. Une expérience de ce genre n’est pas une expérience intemporelle. Elle cherche seulement, par delà le temps spatialisé où nous croyons apercevoir des réarrangements continuels entre les parties, la durée concrète où s’opère sans cesse une refonte radicale du tout. Elle suit le réel dans toutes ses sinuosités. Elle ne nous conduit pas, comme la méthode de construction, à des généralités de plus en plus hautes, étages superposés d’un magnifique édifice. Du moins ne laisse-t-elle pas de jeu entre les explications qu’elle nous suggère et les objets qu’il s’agit d’expliquer. C’est le détail du réel qu’elle prétend éclaircir, et non plus seulement l’ensemble.


Que la pensée du dix-neuvième siècle ait réclamé une philosophie de ce genre, soustraite à l’arbitraire, capable de descendre au détail des faits particuliers, cela n’est pas douteux. Incontestablement aussi, elle a senti que cette philosophie devait s’installer dans ce que nous appelons la durée concrète. L’avènement des sciences morales, le progrès de la psychologie, l’importance croissante de l’embryologie parmi les sciences biologiques, tout cela devait suggérer l’idée d’une réalité qui dure intérieurement, qui est la durée même. Aussi, quand un penseur surgit qui annonça une doctrine d’évolution, où le progrès de la matière vers la perceptibilité serait retracé en même temps que la marche de l’esprit vers la rationalité, où serait suivie de degré en degré la complication des correspondances entre l’externe et l’interne, où le changement deviendrait enfin la substance même des choses, vers lui se tournèrent tous les regards. L’attraction puissante que l’évolutionisme spencérien a exercée sur la pensée contemporaine vient de là. Si éloigné que Spencer paraisse être de Kant, si ignorant qu’il ait d’ailleurs été du Kantisme, il n’en a pas moins senti, au premier contact qu’il prit avec les sciences biologiques, dans quelle direction la philosophie pourrait continuer à marcher en tenant compte de la critique kantienne.

Mais il ne s’était pas plutôt engagé sur la voie qu’il tournait court. Il avait promis de retracer une genèse, et voici qu’il faisait tout autre chose. Sa doctrine portait bien le nom d’évolutionisme ; elle prétendait remonter et redescendre le cours de l’universel devenir. En réalité, il n’y était question ni de devenir ni d’évolution.

Nous n’avons pas à entrer dans un examen approfondi de cette philosophie. Disons simplement que l’artifice ordinaire de la méthode de Spencer consiste à reconstituer l’évolution avec des fragments de l’évolué. Si je colle une image sur un carton et que je découpe ensuite le carton en morceaux, je pourrai, en groupant comme il faut les petits cartons, reproduire l’image. Et l’enfant qui travaille ainsi sur les pièces d’un jeu de patience, qui juxtapose des fragments d’image informes et finit par obtenir un beau dessin colorié, s’imagine sans doute avoir produit du dessin et de la couleur. Pourtant l’acte de dessiner et de peindre n’a aucun rapport avec celui d’assembler les fragments d’une image déjà dessinée, déjà peinte. De même, en composant entre eux les résultats les plus simples de l’évolution, vous en imiterez tant bien que mal les effets les plus complexes ; mais ni des uns ni des autres vous n’aurez retracé la genèse, et cette addition de l’évolué à l’évolué ne ressemblera pas du tout au mouvement d’évolution lui-même.

Telle est pourtant l’illusion de Spencer. Il prend la réalité sous sa forme actuelle ; il la brise, il l’éparpille en fragments qu’il jette au vent ; puis il « intègre » ces fragments et il en « dissipe le mouvement ». Ayant imité le Tout par un travail de mosaïque, il s’imagine en avoir retracé le dessin et fait la genèse.

S’agit-il de la matière ? Les éléments diffus qu’il intègre en corps visibles et tangibles ont tout l’air d’être les particules mêmes des corps simples, qu’il suppose d’abord disséminées à travers l’espace. Ce sont, en tout cas, des « points matériels » et par conséquent des points invariables, de véritables petits solides : comme si la solidité, étant ce qu’il y a de plus près de nous et de plus manipulable par nous, pouvait être à l’origine même de la matérialité ! Plus la physique progresse, plus elle montre l’impossibilité de se représenter les propriétés de l’éther ou de l’électricité, base probable de tous les corps, sur le modèle des propriétés de la matière que nous apercevons. Mais la philosophie remonte plus haut encore que l’éther, simple figuration schématique des relations saisies par nos sens entre les phénomènes. Elle sait bien que ce qu’il y a de visible et de tangible dans les choses représente notre action possible sur elles. Ce n’est pas en divisant l’évolué qu’on atteindra le principe de ce qui évolue. Ce n’est pas en recomposant l’évolué avec lui-même qu’on reproduira l’évolution dont il est le terme.

S’agit-il de l’esprit ? Par la composition du réflexe avec le réflexe, Spencer croit engendrer tour à tour l’instinct et la volonté raisonnable. Il ne voit pas que le réflexe spécialisé, étant un point terminus de l’évolution au même titre que la volonté consolidée, ne saurait être supposé au départ. Que le premier des deux termes ait atteint plus vite que l’autre sa forme définitive, c’est fort probable ; mais l’un et l’autre sont des dépôts du mouvement évolutif, et le mouvement évolutif lui-même ne peut pas plus s’exprimer en fonction du premier tout seul que du second uniquement. Il faudrait commencer par mêler le réflexe et le volontaire ensemble. Il faudrait ensuite aller à la recherche de la réalité fluide qui se précipite sous cette double forme et qui, sans doute, participe de l’un et de l’autre sans être aucun des deux. Au plus bas degré de l’échelle animale, chez des êtres vivants qui se réduisent a une masse protoplasmique indifférenciée, la réaction à l’excitation ne met pas encore en œuvre un mécanisme déterminé, comme dans le réflexe ; elle n’a pas encore le choix entre plusieurs mécanismes déterminés, comme dans l’acte volontaire ; elle n’est donc ni volontaire ni réflexe, et pourtant elle annonce l’un et l’autre. Nous expérimentons en nous-mêmes quelque chose de la véritable activité originelle, quand nous exécutons des mouvements semi-volontaires et semi-automatiques pour échapper à un danger pressant : encore n’est-ce là qu’une bien imparfaite imitation de la démarche primitive, car nous avons affaire alors à un mélange de deux activités déjà constituées, déjà localisées dans un cerveau et dans une moelle, tandis que l’activité première est chose simple, qui se diversifie par la production même de mécanismes comme ceux de la moelle et du cerveau. Mais sur tout cela Spencer ferme les yeux, parce qu’il est de l’essence de sa méthode de recomposer le consolidé avec du consolidé, au lieu de retrouver le travail graduel de consolidation, qui est l’évolution même.

S’agit-il enfin de la correspondance entre l’esprit et la matière ? Spencer a raison de définir l’intelligence par cette correspondance. Il a raison d’y voir le terme d’une évolution. Mais quand il en vient à retracer cette évolution, il intègre encore de l’évolué avec de l’évolué sans s’apercevoir qu’il prend ainsi une peine inutile : en se donnant le moindre fragment de l’actuellement évolué, il pose le tout de l’évolué actuel, et c’est en vain qu’il prétendrait alors en faire la genèse.

Pour Spencer, en effet, les phénomènes qui se succèdent dans la nature projettent dans l’esprit humain des images qui les représentent. Aux relations entre les phénomènes correspondent donc, symétriquement, des relations entre les représentations. Et les lois les plus générales de la nature, en lesquelles se condensent les relations entre les phénomènes, se trouvent ainsi avoir engendré les principes directeurs de la pensée, en lesquels se sont intégrées les relations entre les représentations. La nature se reflète donc dans l’esprit. La structure intime de notre pensée correspond, pièce à pièce, à l’ossature même des choses. Je le veux bien ; mais, pour que l’esprit humain puisse se représenter des relations entre les phénomènes, encore faut-il qu’il y ait des phénomènes, c’est-à-dire des faits distincts, découpés dans la continuité du devenir. Et dès qu’on se donne ce mode spécial de décomposition, tel que nous l’apercevons aujourd’hui, on se donne aussi l’intelligence, telle qu’elle est aujourd’hui, car c’est par rapport à elle, et à elle seulement, que le réel se décompose de cette manière. Pense-t-on que le Mammifère et l’Insecte notent les mêmes aspects de la nature, y tracent les mêmes divisions, désarticulent le tout de la même manière ? Et pourtant l’Insecte, en tant qu’intelligent, a déjà quelque chose de notre intelligence. Chaque être décompose le monde matériel selon les lignes mêmes que son action y doit suivre : ce sont ces lignes d’action possible qui, en s’entre-croisant, dessinent le réseau d’expérience dont chaque maille est un fait. Sans doute une ville se compose exclusivement de maisons, et les rues de la ville ne sont que les intervalles entre les maisons : de même, on peut dire que la nature ne contient que des faits, et que, les faits une fois posés, les relations sont simplement les lignes qui courent entre les faits. Mais, dans une ville, c’est le lotissement graduel du terrain qui a déterminé à la fois la place des maisons, leur configuration, et la direction des rues ; à ce lotissement il faut se reporter pour comprendre le mode particulier de subdivision qui fait que chaque maison est où elle est, que chaque rue va où elle va. Or, l’erreur fondamentale de Spencer est de se donner l’expérience déjà lotie, alors que le vrai problème est de savoir comment s’est opéré le lotissement. J’accorde que les lois de la pensée ne soient que l’intégration des rapports entre les faits. Mais, dès que je pose les faits avec la configuration qu’ils ont aujourd’hui pour moi, je suppose mes facultés de perception et d’intellection telles qu’elles sont aujourd’hui en moi, car ce sont elles qui lotissent le réel, elles qui découpent les faits dans le tout de la réalité. Dès lors, au lieu de dire que les relations entre les faits ont engendré les lois de la pensée, je puis aussi bien prétendre que c’est la forme de la pensée qui a déterminé la configuration des faits perçus, et par suite leurs relations entre eux. Les deux manières de s’exprimer se valent. Elles disent, au fond, la même chose. Avec la seconde, il est vrai, on renonce à parler d’évolution. Mais, avec la première, on se borne à en parler, on n’y pense pas davantage. Car un évolutionisme vrai se proposerait de rechercher par quel modus vivendi graduellement obtenu l’intelligence a adopté son plan de structure, et la matière son mode de subdivision. Cette structure et cette subdivision s’engrènent l’une dans l’autre. Elles sont complémentaires l’une de l’autre. Elles ont dû progresser l’une avec l’autre. Et, soit qu’on pose la structure actuelle de l’esprit soit qu’on se donne la subdivision actuelle de la matière, dans les deux cas on reste dans l’évolué : on ne nous dit rien de ce qui évolue, rien de l’évolution.

C’est pourtant cette évolution qu’il faudrait retrouver. Déjà, dans le domaine de la physique elle-même, les savants qui poussent le plus loin l’approfondissement de leur science inclinent à croire qu’on ne peut pas raisonner sur les parties comme on raisonne sur le tout, que les mêmes principes ne sont pas applicables à l’origine et au terme d’un progrès, que ni la création ni l’annihilation, par exemple, ne sont inadmissibles quand il s’agit des corpuscules constitutifs de l’atome. Par là ils tendent à se placer dans la durée concrète, la seule où il y ait génération, et non pas seulement composition de parties. Il est vrai que la création et l’annihilation dont ils parlent concernent le mouvement ou l’énergie, et non pas le milieu impondérable à travers lequel l’énergie et le mouvement circuleraient. Mais que peut-il rester de la matière quand on en retranche tout ce qui la détermine, c’est-à-dire, précisément, l’énergie et le mouvement ? Le philosophe doit aller plus loin que le savant. Faisant table rase de ce qui n’est qu’un symbole imaginatif, il verra le monde matériel se résoudre en un simple flux, une continuité d’écoulement, un devenir. Et il se préparera ainsi à retrouver la durée réelle là où il est plus utile encore de la retrouver, dans le domaine de la vie et de la conscience. Car, tant qu’il s’agit de la matière brute, on peut négliger l’écoulement sans commettre d’erreur grave : la matière, avonsnous dit, est lestée de géométrie, et elle ne dure, elle réalité qui descend, que par sa solidarité avec ce qui monte. Mais la vie et la conscience sont cette montée même. Quand une fois on les a saisies dans leur essence en adoptant leur mouvement, on comprend comment le reste de la réalité dérive d’elles. L’évolution apparaît, et, au sein de cette évolution, la détermination progressive de la matérialité et de l’intellectualité par la consolidation graduelle de l’une et de l’autre. Mais c’est alors dans le mouvement évolutif qu’on s’insère, pour le suivre jusque dans ses résultats actuels, au lieu de recomposer artificiellement ces résultats avec des fragments d’eux-mêmes. Telle nous paraît être la fonction propre de la philosophie. Ainsi comprise, la philosophie n’est pas seulement le retour de l’esprit a lui-même, la coïncidence de la conscience humaine avec le principe vivant d’où elle émane, une prise de contact avec l’effort créateur. Elle est l’approfondissement du devenir en général, l’évolutionisme vrai, et par conséquent le vrai prolongement de la science, — pourvu qu’on entende par ce dernier mot un ensemble de vérités constatées ou démontrées, et non pas une certaine scolastique nouvelle qui a poussé pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle autour de la physique de Galilée, comme l’ancienne autour d’Aristote.


  1. La partie de ce chapitre qui traite de l’histoire des systèmes, et en particulier de la philosophie grecque, n’est que le résumé très succinct de vues que nous avons développées longuement, de 1900 à 1904, dans nos leçons du Collège de France, notamment dans un cours sur l’Histoire de l’idée de temps (1902-1903). Nous y comparions le mécanisme de la pensée conceptuelle à celui du cinématographe. Nous croyons pouvoir reprendre ici cette comparaison.
  2. L’analyse que nous donnons ici de l’idée de néant (p. 298 à 322) a déjà paru dans la Revue philosophique (novembre 1906).
  3. Kant, Critique de la raison pure, 2e édit., p. 737 : « Au point de vue du contenu de notre connaissance en général,… les propositions négatives ont pour fonction propre simplement d’empêcher l’erreur. » Cf. Sigwart, Logik, 2e édit., vol. I, p. 150 et suiv.
  4. C’est dire que nous ne considérons pas le sophisme de Zénon comme réfuté par le fait que la progression géométrique , où désigne l’écart initial entre Achille et la tortue, et le rapport de leurs vitesses respectives, a une somme finie si est supérieur à l’unité. Sur ce point, nous renvoyons à l’argumentation de M. Évellin, que nous tenons pour décisive (Voir Évellin, Infini et quantité, Paris, 1880, p. 63-97. Cf. Revue philosophique, vol. XI, 1881, p. 564-568). La vérité est que les mathématiques — comme nous avons essayé de le prouver dans un précédent travail — n’opèrent et ne peuvent opérer que sur des longueurs. Elles ont donc dû chercher des artifices pour transporter d’abord au mouvement, qui n’est pas une longueur, la divisibilité de la ligne qu’il parcourt, et ensuite pour rétablir l’accord entre l’expérience et l’idée (contraire à l’expérience et grosse d’absurdités) d’un mouvement-longueur, c’est-à-dire d’un mouvement appliqué contre sa trajectoire et arbitrairement décomposable comme elle.
  5. Platon, Timée, 37 D.
  6. Nous avons essayé de démêler ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans cette idée, en ce qui concerne la spatialité (voir notre chapitre III). Elle nous paraît radicalement fausse en ce qui concerne la durée.
  7. Aristote, De Anima, 430 a 14 : καὶ ἔστιν ὁ μὲν τοιοῦτος νοῦς τῷ παντα γίνεσθαι, ὁ δέ τῷ πάντα ποιεῖν, ώς ἔξις τις, οἷον τὸ φῶς · τρόπον γάρ τινα καὶ τὸ φῶς ποιεῖ τά δυνάμει ὄντα χρώματα ἐνεργείᾳ χρώματα.
  8. De Cælo, II, 287 a 12 : τῆς ἐσχάτης περιφορᾶς οὔτε κενόν ἐστιν ἔξωθεν οὔτε τόπος. Phys., IV, 212 a 34 : τὸ δὲ πᾶν ἔστι μὲν ὡς κινήσεται ἔστι δ'ὡς οὔ. Ὡς μὲν γὰρ ὅλον, ἅμα τὸν τὀπον οὐ μεταϐάλλει · κύκλῳ δὲ κινήσεται, τῶν μορίων γὰρ οὗτος ὁ τόπος.
  9. De Cælo, I, 279 a 12 : οὐδε χρόνος ἐστιν ἔξω τοῦ οὐρανοῦ. Phys., VIII, 251 b 27 : ὁ χρόνος πάθος τι κινήσεως.
  10. Surtout, nous avons presque laissé de côté ces intuitions admirables, mais un peu fuyantes, que Plotin devait plus tard ressaisir, approfondir et fixer.
  11. Voir p. 10.
  12. Descartes, Principes, II, 29.
  13. Ibid., II, § 36 et suiv.
  14. Dans un cours sur Plotin, professé au Collège de France en 1897-1898, nous avons essayé de dégager ces ressemblances. Elles sont nombreuses et saisissantes. L’analogie se poursuit jusque dans les formules employées de part et d’autre.