L’Évolution créatrice/Chapitre III

Félix Alcan (p. 203-294).


CHAPITRE III
De la signification de la vie.
L’ordre de la nature et la forme de l’intelligence.


Au cours de notre premier chapitre, nous avons tracé une ligne de démarcation entre l’inorganique et l’organisé, mais nous indiquions que le sectionnement de la matière en corps inorganisés est relatif à nos sens et à notre intelligence, et que la matière, envisagée comme un tout indivisé, doit être un flux plutôt qu’une chose. Par là nous préparions les voies à un rapprochement entre l’inerte et le vivant.

D’autre part, nous avons montré dans notre second chapitre que la même opposition se retrouve entre l’intelligence et l’instinct, celui-ci accordé sur certaines déterminations de la vie, celle-là modelée sur la configuration de la matière brute. Mais instinct et intelligence se détachent l’un et l’autre, ajoutions-nous, sur un fond unique, qu’on pourrait appeler, faute d’un meilleur mot, la Conscience en général, et qui doit être coextensif à la vie universelle. Par là nous faisions entrevoir la possibilité d’engendrer l’intelligence, en partant de la conscience qui l’enveloppe.

Le moment serait donc venu de tenter une genèse de l’intelligence en même temps qu’une genèse des corps, — deux entreprises évidemment corrélatives l’une de l’autre, s’il est vrai que les grandes lignes de notre intelligence dessinent la forme générale de notre action sur la matière, et que le détail de la matière se règle sur les exigences de notre action. Intellectualité et matérialité se seraient constituées, dans le détail, par adaptation réciproque. L’une et l’autre dériveraient d’une forme d’existence plus vaste et plus haute. C’est là qu’il faudrait les replacer, pour les en voir sortir.

Une pareille tentative paraîtra, au premier abord, dépasser en témérité les spéculations les plus hardies des métaphysiciens. Elle prétendrait aller plus loin que la psychologie, plus loin que les cosmogonies, plus loin que la métaphysique traditionnelle, car psychologie, cosmologie et métaphysique commencent par se donner l’intelligence dans ce qu’elle a d’essentiel, au lieu qu’il s’agit ici de l’engendrer, dans sa forme et dans sa matière. L’entreprise est en réalité beaucoup plus modeste, comme nous allons le faire voir. Mais disons d’abord par où elle se distingue des autres.

Pour commencer par la psychologie, il ne faut pas croire qu’elle engendre l’intelligence quand elle en suit le développement progressif à travers la série animale. La psychologie comparée nous apprend que, plus un animal est intelligent, plus il tend à réfléchir sur les actions par lesquelles il utilise les choses et à se rapprocher ainsi de l’homme ; mais ses actions adoptaient déjà, par elles-mêmes, les principales lignes de l’action humaine, elles démêlaient dans le monde matériel les mêmes directions générales que nous y démêlons, elles s’appuyaient sur les mêmes objets reliés entre eux par les mêmes rapports, de sorte que l’intelligence animale, quoiqu’elle ne forme pas de concepts proprement dits, se meut déjà dans une atmosphère conceptuelle. Absorbée à tout instant par les actes et attitudes qui sortent d’elle, attirée par eux au dehors, s’extériorisant ainsi par rapport à elle-même, elle joue sans doute les représentations plutôt qu’elle ne les pense ; du moins ce jeu dessine-t-il déjà en gros le schéma de l’intelligence humaine[1]. Expliquer l’intelligence de l’homme par celle de l’animal consiste donc simplement à développer en humain un embryon d’humanité. On montre comment une certaine direction a été suivie de plus en plus loin par des êtres de plus en plus intelligents. Mais, du moment qu’on pose la direction, on se donne l’intelligence.

On se la donne aussi, comme on se donne du même coup la matière, dans une cosmogonie comme celle de Spencer. On nous montre la matière obéissant à des lois, les objets se reliant aux objets et les faits aux faits par des rapports constants, la conscience recevant l’empreinte de ces rapports et de ces lois, adoptant ainsi la configuration générale de la nature et se déterminant en intelligence. Mais comment ne pas voir qu’on suppose l’intelligence dès qu’on pose les objets et les faits ? A priori, en dehors de toute hypothèse sur l’essence de la matière, il est évident que la matérialité d’un corps ne s’arrête pas au point où nous le touchons. Il est présent partout où son influence se fait sentir. Or, sa force attractive, pour ne parler que d’elle, s’exerce sur le soleil, sur les planètes, peut-être sur l’univers entier. Plus la physique avance, plus elle efface d’ailleurs l’individualité des corps et même des particules en lesquelles l’imagination scientifique commençait par les décomposer ; corps et corpuscules tendent à se fondre dans une interaction universelle. Nos perceptions nous donnent le dessin de notre action possible sur les choses bien plus que celui des choses mêmes. Les contours que nous trouvons aux objets marquent simplement ce que nous en pouvons atteindre et modifier. Les lignes que nous voyons tracées à travers la matière sont celles mêmes sur lesquelles nous sommes appelés à circuler. Contours et routes se sont accusés au fur et à mesure que se préparait l’action de la conscience sur la matière, c’est-à-dire, en somme, au fur et à mesure que se constituait l’intelligence. Il est douteux que les animaux construits sur un autre plan que nous, un Mollusque ou un Insecte par exemple, découpent la matière selon les mêmes articulations. Il n’est même pas nécessaire qu’ils la morcellent en corps. Pour suivre les indications de l’instinct, point n’est besoin de percevoir des objets, il suffit de distinguer des propriétés. L’intelligence, au contraire, même sous sa forme la plus humble, aspire déjà à faire que de la matière agisse sur de la matière. Si, par quelque côté, la matière se prête à une division en agents et patients, ou plus simplement en fragments coexistants et distincts, c’est de ce côté que l’intelligence regardera. Et, plus elle s’occupera de diviser, plus elle déploiera dans l’espace, sous forme d’étendue juxtaposée à de l’étendue, une matière qui tend sans doute à la spatialité, mais dont les parties sont cependant encore à l’état d’implication et de compénétration réciproques. Ainsi, le même mouvement qui porte l’esprit à se déterminer en intelligence, c’est-à-dire en concepts distincts, amène la matière à se morceler en objets nettement extérieurs les uns aux autres. Plus la conscience s’intellectualise, plus la matière se spatialise. C’est dire que la philosophie évolutioniste, quand elle se représente, dans l’espace, une matière découpée selon les lignes mêmes que suivra notre action, se donne par avance, toute faite, l’intelligence qu’elle prétendait engendrer.

La métaphysique se livre à un travail du même genre, mais plus subtil et plus conscient de lui-même, quand elle déduit a priori les catégories de la pensée. On presse l’intelligence, on la ramène à sa quintessence, on la fait tenir dans un principe si simple qu’on pourrait le croire vide : de ce principe on tire ensuite ce qu’on y a mis en puissance. Par là, on montre sans doute la cohérence de l’intelligence avec elle-même, on définit l’intelligence, on en donne la formule, mais on n’en retrace pas du tout la genèse. Une entreprise comme celle de Fichte, quoique plus philosophique que celle de Spencer, en ce qu’elle respecte davantage l’ordre véritable des choses, ne nous conduit guère plus loin qu’elle. Fichte prend la pensée à l’état de concentration et la dilate en réalité. Spencer part de la réalité extérieure et la recondense en intelligence. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il faut qu’on commence par se donner l’intelligence, ou contractée ou épanouie, saisie en elle-même par une vision directe ou aperçue par réflexion dans la nature, comme dans un miroir.

L’entente de la plupart des philosophes sur ce point vient de ce qu’ils s’accordent à affirmer l’unité de la nature, et à se représenter cette unité sous une forme abstraite et géométrique. Entre l’organisé et l’inorganisé ils ne voient pas, ils ne veulent pas voir la coupure. Les uns partent de l’inorganique et prétendent, en le compliquant avec lui-même, reconstituer le vivant ; les autres posent d’abord la vie et s’acheminent vers la matière brute par un decrescendo habilement ménagé ; mais, pour les uns et pour les autres, il n’y a dans la nature que des différences de degré, — degrés de complexité dans la première hypothèse, degrés d’intensité dans la seconde. Une fois ce principe admis, l’intelligence devient aussi vaste que le réel, car il est incontestable que ce qu’il y a de géométrique dans les choses est entièrement accessible à l’intelligence humaine ; et, si la continuité est parfaite entre la géométrie et le reste, tout le reste devient également intelligible, également intelligent. Tel est le postulat de la plupart des systèmes. On s’en convaincra sans peine en comparant entre elles des doctrines qui paraissent n’avoir aucun point de contact entre elles, aucune commune mesure, celles d’un Fichte et d’un Spencer par exemple, — deux noms que le hasard vient de nous faire rapprocher l’un de l’autre.

Au fond de ces spéculations il y a donc les deux convictions (corrélatives et complémentaires) que la nature est une et que l’intelligence a pour fonction de l’embrasser en entier. La faculté de connaître étant supposée coextensive à la totalité de l’expérience, il ne peut plus être question de l’engendrer. On se la donne et on s’en sert, comme on se sert de la vue pour embrasser l’horizon. Il est vrai qu’on différera d’avis sur la valeur du résultat : pour les uns, c’est la réalité même que l’intelligence étreint, pour les autres ce n’en est que le fantôme. Mais, fantôme ou réalité, ce que l’intelligence saisit est censé être la totalité du saisissable.

Par là s’explique la confiance exagérée de la philosophie dans les forces de l’esprit individuel. Qu’elle soit dogmatique ou critique, qu’elle consente à la relativité de notre connaissance ou qu’elle prétende s’installer dans l’absolu, une philosophie est généralement l’œuvre d’un philosophe, une vision unique et globale du tout. Elle est à prendre ou à laisser.

Plus modeste, seule capable aussi de se compléter et de se perfectionner, est la philosophie que nous réclamons. L’intelligence humaine, telle que nous nous la représentons, n’est point du tout celle que nous montrait Platon dans l’allégorie de la caverne. Elle n’a pas plus pour fonction de regarder passer des ombres vaines que de contempler, en se retournant derrière elle, l’astre éblouissant. Elle a autre chose à faire. Attelés, comme des bœufs de labour, à une lourde tâche, nous sentons le jeu de nos muscles et de nos articulations, le poids de la charrue et la résistance du sol : agir et se savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais dans la mesure seulement où elle intéresse l’œuvre qui s’accomplit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l’intelligence humaine. Pourtant un fluide bienfaisant nous baigne, où nous puisons la force même de travailler et de vivre. De cet océan de vie, où nous sommes immergés, nous aspirons sans cesse quelque chose, et nous sentons que notre être, ou du moins l’intelligence qui le guide, s’y est formé par une espèce de solidification locale. La philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout. L’intelligence, se résorbant dans son principe, revivra à rebours sa propre genèse. Mais l’entreprise ne pourra plus s’achever tout d’un coup ; elle sera nécessairement collective et progressive. Elle consistera dans un échange d’impressions qui, se corrigeant entre elles et se superposant aussi les unes aux autres, finiront par dilater en nous l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même.


Mais cette méthode a contre elle les habitudes les plus invétérées de l’esprit. Elle suggère tout de suite l’idée d’un cercle vicieux. En vain, nous dira-t-on, vous prétendez aller plus loin que l’intelligence : comment le ferez-vous, sinon avec l’intelligence même ? Tout ce qu’il y a d’éclairé dans votre conscience est intelligence. Vous êtes intérieur à votre pensée, vous ne sortirez pas d’elle. Dites, si vous voulez, que l’intelligence est capable de progrès, qu’elle verra de plus en plus clair dans un nombre de plus en plus grand de choses. Mais ne parlez pas de l’engendrer, car c’est avec votre intelligence encore que vous en feriez la genèse.

L’objection se présente naturellement a l’esprit. Mais on prouverait aussi bien, avec un pareil raisonnement, l’impossibilité d’acquérir n’importe quelle habitude nouvelle. Il est de l’essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l’action brise le cercle. Si vous n’aviez jamais vu un homme nager, vous me diriez peut-être que nager est chose impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait commencer par se tenir sur l’eau, et par conséquent savoir nager déjà. Le raisonnement me clouera toujours, en effet, à la terre ferme. Mais si, tout bonnement, je me jette à l’eau sans avoir peur, je me soutiendrai d’abord sur l’eau tant bien que mal en me débattant contre elle, et peu à peu je m’adapterai à ce nouveau milieu, j’apprendrai à nager. Ainsi, en théorie, il y a une espèce d’absurdité à vouloir connaître autrement que par l’intelligence ; mais, si l’on accepte franchement le risque, l’action tranchera peut-être le nœud que le raisonnement a noué et qu’il ne dénouera pas.

Le risque paraîtra d’ailleurs moins gros à mesure qu’on adoptera davantage le point de vue où nous nous plaçons. Nous avons montré que l’intelligence s’est détachée d’une réalité plus vaste, mais qu’il n’y a jamais eu de coupure nette entre les deux : autour de la pensée conceptuelle subsiste une frange indistincte qui en rappelle l’origine. Bien plus, nous comparions l’intelligence à un noyau solide qui se serait formé par voie de condensation. Ce noyau ne diffère pas radicalement du fluide qui l’enveloppe. Il ne s’y résorbera que parce qu’il est fait de la même substance. Celui qui se jette à l’eau, n’ayant jamais connu que la résistance de la terre ferme, se noierait tout de suite s’il ne se débattait pas contre la fluidité du nouveau milieu ; force lui est de se cramponner à ce que l’eau lui présente encore, pour ainsi dire, de solidité. À cette condition seulement on finit par s’accommoder au fluide dans ce qu’il a d’inconsistant. Ainsi pour notre pensée, quand elle s’est décidée à faire le saut.

Mais il faut qu’elle saute, c’est-à-dire qu’elle sorte de son milieu. Jamais la raison, raisonnant sur ses pouvoirs, n’arrivera à les étendre, encore que cette extension n’apparaisse pas du tout comme déraisonnable une fois accomplie. Vous aurez beau exécuter mille et mille variations sur le thème de la marche, vous ne tirerez pas de là une règle pour nager. Entrez dans l’eau, et, quand vous saurez nager, vous comprendrez que le mécanisme de la natation se rattache à celui de la marche. Le premier prolonge le second, mais le second ne vous eût pas introduit dans le premier. Ainsi, vous pourrez spéculer aussi intelligemment que vous voudrez sur le mécanisme de l’intelligence, vous n’arriverez jamais, par cette méthode, à le dépasser. Vous obtiendrez du plus compliqué, mais non pas du supérieur ou même simplement du différent. Il faut brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l’intelligence hors de chez elle.

Le cercle vicieux n’est donc qu’apparent. Il est au contraire réel, croyons-nous, avec toute autre manière de philosopher. C’est ce que nous voudrions montrer en quelques mots, quand ce ne serait que pour prouver que la philosophie ne peut pas, ne doit pas accepter la relation établie par le pur intellectualisme entre la théorie de la connaissance et la théorie du connu, entre la métaphysique et la science.


À première vue, il peut paraître prudent d’abandonner à la science positive la considération des faits. La physique et la chimie s’occuperont de la matière brute, les sciences biologiques et psychologiques étudieront les manifestations de la vie. La tâche du philosophe est alors nettement circonscrite. Il reçoit, des mains du savant, les faits et les lois, et, soit qu’il cherche à les dépasser pour en atteindre les causes profondes, soit qu’il croie impossible d’aller plus loin et qu’il le prouve par l’analyse même de la connaissance scientifique, dans les deux cas il a pour les faits et pour les relations, tels que la science les lui transmet, le respect que l’on doit à la chose jugée. À cette connaissance il superposera une critique de la faculté de connaître et aussi, le cas échéant, une métaphysique : quant à la connaissance même, dans sa matérialité, il la tient pour affaire de science et non pas de philosophie.

Mais comment ne pas voir que cette prétendue division du travail revient à tout brouiller et à tout confondre ? La métaphysique ou la critique que le philosophe se réserve de faire, il va les recevoir toutes faites de la science positive, déjà contenues dans les descriptions et les analyses dont il a abandonné au savant tout le souci. Pour n’avoir pas voulu intervenir, dès le début, dans les questions de fait, il se trouve réduit, dans les questions de principe, à formuler purement et simplement en termes plus précis la métaphysique et la critique inconscientes, partant inconsistantes, que dessine l’attitude même de la science vis-à-vis de la réalité. Ne nous laissons pas duper par une apparente analogie entre les choses de la nature et les choses humaines. Nous ne sommes pas ici dans le domaine judiciaire, où la description du fait et le jugement sur le fait sont deux choses distinctes, par la raison très simple qu’il y a alors au-dessus du fait, indépendante de lui, une loi édictée par un législateur. Ici les lois sont intérieures aux faits et relatives aux lignes qu’on a suivies pour découper le réel en faits distincts. On ne peut pas décrire l’aspect de l’objet sans préjuger de sa nature intime et de son organisation. La forme n’est plus tout à fait isolable de la matière, et celui qui a commencé par réserver à la philosophie les questions de principe, et qui a voulu, par là, mettre la philosophie au-dessus des sciences comme une Cour de Cassation au-dessus des cours d’assises et d’appel, sera amené, de degré en degré, à ne plus faire d’elle qu’une simple cour d’enregistrement, chargée tout au plus de libeller en termes plus précis des sentences qui lui arrivent irrévocablement rendues.

La science positive, en effet, est œuvre de pure intelligence. Or, qu’on accepte ou qu’on rejette notre conception de l’intelligence, il y a un point que tout le monde nous accordera, c’est que l’intelligence se sent surtout à son aise en présence de la matière inorganisée. De cette matière elle tire de mieux en mieux parti par des inventions mécaniques, et les inventions mécaniques lui deviennent d’autant plus faciles qu’elle pense la matière plus mécaniquement. Elle porte en elle, sous forme de logique naturelle, un géométrisme latent qui se dégage au fur et à mesure qu’elle pénètre davantage dans l’intimité de la matière inerte. Elle est accordée sur cette matière, et c’est pourquoi la physique et la métaphysique de la matière brute sont si près l’une de l’autre. Maintenant, quand l’intelligence aborde l’étude de la vie, nécessairement elle traite le vivant comme l’inerte, appliquant à ce nouvel objet les mêmes formes, transportant dans ce nouveau domaine les mêmes habitudes qui lui ont si bien réussi dans l’ancien. Et elle a raison de le faire, car à cette condition seulement le vivant offrira à notre action la même prise que la matière inerte. Mais la vérité où l’on aboutit ainsi devient toute relative à notre faculté d’agir. Ce n’est plus qu’une vérité symbolique. Elle ne peut pas avoir la même valeur que la vérité physique, n’étant qu’une extension de la physique à un objet dont nous convenons a priori de n’envisager que l’aspect extérieur. Le devoir de la philosophie serait donc d’intervenir ici activement, d’examiner le vivant sans arrière-pensée d’utilisation pratique, en se dégageant des formes et des habitudes proprement intellectuelles. Son objet à elle est de spéculer, c’est-à-dire de voir ; son attitude vis-à-vis du vivant ne saurait être celle de la science, qui ne vise qu’à agir, et qui, ne pouvant agir que par l’intermédiaire de la matière inerte, envisage le reste de la réalité sous cet unique aspect. Qu’arrivera-t-il donc si elle abandonne à la science positive toute seule les faits biologiques et les faits psychologiques, comme elle lui a laissé, à bon droit, les faits physiques ? A priori elle acceptera une conception mécanistique de la nature entière, conception irréfléchie et même inconsciente, issue du besoin matériel. A priori elle acceptera la doctrine de l’unité simple de la connaissance, et de l’unité abstraite de la nature.

Dès lors la philosophie est faite. Le philosophe n’a plus le choix qu’entre un dogmatisme et un scepticisme métaphysiques qui reposent, au fond, sur le même postulat, et qui n’ajoutent rien à la science positive. Il pourra hypostasier l’unité de la nature ou, ce qui revient au même, l’unité de la science, dans un être qui ne sera rien puisqu’il ne fera rien, dans un Dieu inefficace qui résumera simplement en lui tout le donné, ou dans une Matière éternelle, du sein de laquelle se déverseraient les propriétés des choses et les lois de la nature, ou encore dans une Forme pure qui chercherait à saisir une multiplicité insaisissable et qui sera, comme on voudra, forme de la nature ou forme de la pensée. Toutes ces philosophies diront, dans des langages variés, que la science a raison de traiter le vivant comme l’inerte, et qu’il n’y a aucune différence de valeur, aucune distinction à faire entre les résultats auxquels l’intelligence aboutit en appliquant ses catégories, soit qu’elle se repose dans la matière inerte, soit qu’elle s’attaque à la vie.

Pourtant, dans bien des cas, on sent craquer le cadre. Mais, comme on n’a pas commencé par distinguer entre l’inerte et le vivant, l’un adapté par avance au cadre où on l’insère, l’autre incapable d’y tenir autrement que par une convention qui en élimine l’essentiel, on est réduit à frapper d’une égale suspicion tout ce que le cadre contient. À un dogmatisme métaphysique, qui érigeait en absolu l’unité factice de la science, succédera maintenant un scepticisme ou un relativisme qui universalisera et étendra à tous les résultats de la science le caractère artificiel de certains d’entre eux. Ainsi, la philosophie oscillera désormais entre la doctrine qui tient la réalité absolue pour inconnaissable et celle qui, dans l’idée qu’elle nous donne de cette réalité, ne dit rien de plus que ce que disait la science. Pour avoir voulu prévenir tout conflit entre la science et la philosophie, on aura sacrifié la philosophie sans que la science y ait gagné grand’chose. Et pour avoir prétendu éviter le cercle vicieux apparent qui consisterait à user de l’intelligence pour dépasser l’intelligence, on tournera dans un cercle bien réel, celui qui consiste à retrouver laborieusement, en métaphysique, une unité qu’on a commencé par poser a priori, une unité qu’on a admise aveuglément, inconsciemment, par cela seul qu’on abandonnait toute l’expérience à la science et tout le réel à l’entendement pur.

Commençons, au contraire, par tracer une ligne de démarcation entre l’inerte et le vivant. Nous trouverons que le premier entre naturellement dans les cadres de l’intelligence, que le second ne s’y prête qu’artificiellement, que dès lors il faut adopter vis-à-vis de celui-ci une attitude spéciale et l’examiner avec des yeux qui ne sont pas ceux de la science positive. La philosophie envahit ainsi le domaine de l’expérience. Elle se mêle de bien des choses qui, jusqu’ici, ne la regardaient pas. Science, théorie de la connaissance et métaphysique vont se trouver portées sur le même terrain. Il en résultera d’abord une certaine confusion parmi elles. Toutes trois croiront d’abord y avoir perdu quelque chose. Mais toutes trois finiront par tirer profit de la rencontre.

La connaissance scientifique, en effet, pouvait s’enorgueillir de ce qu’on attribuait une valeur uniforme à ses affirmations dans le domaine entier de l’expérience. Mais, précisément parce que toutes se trouvaient placées au même rang, toutes finissaient par y être entachées de la même relativité. Il n’en sera plus de même quand on aura commencé par faire la distinction qui, selon nous, s’impose. L’entendement est chez lui dans le domaine de la matière inerte. Sur cette matière s’exerce essentiellement l’action humaine, et l’action, comme nous le disions plus haut, ne saurait se mouvoir dans l’irréel. Ainsi, pourvu que l’on ne considère de la physique que sa forme générale, et non pas le détail de sa réalisation, on peut dire qu’elle touche à l’absolu. Au contraire, c’est par accident, — chance ou convention, comme on voudra, — que la science obtient sur le vivant une prise analogue à celle qu’elle a sur la matière brute. Ici l’application des cadres de l’entendement n’est plus naturelle. Nous ne voulons pas dire qu’elle ne soit plus légitime, au sens scientifique du mot. Si la science doit étendre notre action sur les choses, et si nous ne pouvons agir qu’avec la matière inerte pour instrument, la science peut et doit continuer à traiter le vivant comme elle traitait l’inerte. Mais il sera entendu que, plus elle s’enfonce dans les profondeurs de la vie, plus la connaissance qu’elle nous fournit devient symbolique, relative aux contingences de l’action. Sur ce nouveau terrain la philosophie devra donc suivre la science, pour superposer à la vérité scientifique une connaissance d’un autre genre, qu’on pourra appeler métaphysique. Dès lors toute notre connaissance, scientifique ou métaphysique, se relève. Dans l’absolu nous sommes, nous circulons et vivons. La connaissance que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C’est l’être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie.

En renonçant ainsi à l’unité factice que l’entendement impose du dehors à la nature, nous en retrouverons peut-être l’unité vraie, intérieure et vivante. Car l’effort que nous donnons pour dépasser le pur entendement nous introduit dans quelque chose de plus vaste, où notre entendement se découpe et dont il a dû se détacher. Et, comme la matière se règle sur l’intelligence, comme il y a entre elles un accord évident, on ne peut engendrer l’une sans faire la genèse de l’autre. Un processus identique a dû tailler en même temps matière et intelligence dans une étoffe qui les contenait toutes deux. Dans cette réalité nous nous replacerons de plus en plus complètement, à mesure que nous nous efforcerons davantage de transcender l’intelligence pure.


Concentrons-nous donc sur ce que nous avons, tout à la fois, de plus détaché de l’extérieur et de moins pénétré d’intellectualité. Cherchons, au plus profond de nous-mêmes, le point où nous nous sentons le plus intérieurs à notre propre vie. C’est dans la pure durée que nous nous replongeons alors, une durée où le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse d’un présent absolument nouveau. Mais, en même temps, nous sentons se tendre, jusqu’à sa limite extrême, le ressort de notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant. Bien rares sont les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes à ce point : ils ne font qu’un avec nos actions vraiment libres. Et, même alors, nous ne nous tenons jamais tout entiers. Notre sentiment de la durée, je veux dire la coïncidence de notre moi avec lui-même, admet des degrés. Mais, plus le sentiment est profond et la coïncidence complète, plus la vie où ils nous replacent absorbe l’intellectualité en la dépassant. Car l’intelligence a pour fonction essentielle de lier le même au même, et il n’y a d’entièrement adaptables au cadre de l’intelligence que les faits qui se répètent. Or, sur les moments réels de la durée réelle l’intelligence trouve sans doute prise après coup, en reconstituant le nouvel état avec une série de vues prises du dehors sur lui et qui ressemblent autant que possible au déjà connu : en ce sens, l’état contient de l’intellectualité « en puissance », pour ainsi dire. Il la déborde cependant, il reste même incommensurable avec elle, étant indivisible et nouveau.

Détendons-nous maintenant, interrompons l’effort qui pousse dans le présent la plus grande partie possible du passé. Si la détente était complète, il n’y aurait plus ni mémoire ni volonté : c’est dire que nous ne tombons jamais dans cette passivité absolue, pas plus que nous ne pouvons nous rendre absolument libres. Mais, à la limite, nous entrevoyons une existence faite d’un présent qui recommencerait sans cesse, – plus de durée réelle, rien que de l’instantané qui meurt et renaît indéfiniment. Est-ce là l’existence de la matière ? Pas tout à fait, sans doute, car l’analyse la résout en ébranlements élémentaires dont les plus courts sont d’une durée très faible, presque évanouissante, mais non pas nulle. On peut néanmoins présumer que l’existence physique incline dans ce second sens, comme l’existence psychique dans le premier.

Au fond de la « spiritualité » d’une part, de la « matérialité » avec l’intellectualité de l’autre, il y aurait donc deux processus de direction opposée, et l’on passerait du premier au second par voie d’inversion, peut-être même de simple interruption, s’il est vrai qu’inversion et interruption soient deux termes qui doivent être tenus ici pour synonymes, comme nous le montrerons en détail un peu plus loin. Cette présomption se confirmera si l’on considère les choses du point de vue de l’étendue, et non plus seulement de la durée.

Plus nous prenons conscience de notre progrès dans la pure durée, plus nous sentons les diverses parties de notre être entrer les unes dans les autres et notre personnalité tout entière se concentrer en un point, ou mieux en une pointe, qui s’insère dans l’avenir en l’entamant sans cesse. En cela consistent la vie et l’action libres. Laissons-nous aller, au contraire ; au lieu d’agir, rêvons. Du même coup notre moi s’éparpille ; notre passé, qui jusque-là se ramassait sur lui-même dans l’impulsion indivisible qu’il nous communiquait, se décompose en mille et mille souvenirs qui s’extériorisent les uns par rapport aux autres. Ils renoncent à s’entrepénétrer à mesure qu’ils se figent davantage. Notre personnalité redescend ainsi dans la direction de l’espace. Elle le côtoie sans cesse, d’ailleurs, dans la sensation. Nous ne nous appesantirons pas ici sur un point que nous avons approfondi ailleurs. Bornons-nous à rappeler que l’extension admet des degrés, que toute sensation est extensive dans une certaine mesure, et que l’idée de sensations inétendues, artificiellement localisées dans l’espace, est une simple vue de l’esprit, suggérée par une métaphysique inconsciente bien plutôt que par l’observation psychologique.

Sans doute nous ne faisons que les premiers pas dans la direction de l’étendue, même quand nous nous laissons aller le plus que nous pouvons. Mais supposons, un instant, que la matière consiste en ce même mouvement poussé plus loin, et que le physique soit simplement du psychique inverti. On comprendrait alors que l’esprit se sentît si bien à son aise et circulât si naturellement dans l’espace, dès que la matière lui en suggère la représentation plus distincte. Cet espace il en avait la représentation implicite dans le sentiment même qu’il prenait de sa détente éventuelle, c’est-à-dire de son extension possible. Il le retrouve dans les choses, mais il l’eût obtenu sans elles s’il eût eu l’imagination assez puissante pour pousser jusqu’au bout l’inversion de son mouvement naturel. D’autre part, nous nous expliquerions ainsi que la matière accentuât encore sa matérialité sous le regard de l’esprit. Elle a commencé par aider celui-ci à redescendre sa pente à elle, elle lui a donné l’impulsion. Mais l’esprit continue, une fois lancé. La représentation qu’il forme de l’espace pur n’est que le schéma du terme où ce mouvement aboutirait. Une fois en possession de la forme d’espace, il s’en sert comme d’un filet aux mailles faisables et défaisables à volonté, lequel, jeté sur la matière, la divise comme les besoins de notre action l’exigent. Ainsi, l’espace de notre géométrie et la spatialité des choses s’engendrent mutuellement par l’action et la réaction réciproques de deux termes qui sont de même essence, mais qui marchent en sens inverse l’un de l’autre. Ni l’espace n’est aussi étranger à notre nature que nous nous le figurons, ni la matière n’est aussi complètement étendue dans l’espace que notre intelligence et nos sens se la représentent.

Nous avons traité du premier point ailleurs. En ce qui concerne le second, nous nous bornerons à faire observer que la spatialité parfaite consisterait en une parfaite extériorité des parties les unes par rapport aux autres, c’est-à-dire en une indépendance réciproque complète. Or, il n’y a pas de point matériel qui n’agisse sur n’importe quel autre point matériel. Si l’on remarque qu’une chose est véritablement là où elle agit, on sera conduit à dire (comme le faisait Faraday[2] que tous les atomes s’entrepénètrent et que chacun d’eux remplit le monde. Dans une pareille hypothèse, l’atome ou plus généralement le point matériel devient une simple vue de l’esprit, celle où l’on arrive en continuant assez loin le travail (tout relatif à notre faculté d’agir) par lequel nous subdivisons la matière en corps. Pourtant il est incontestable que la matière se prête à cette subdivision, et qu’en la supposant morcelable en parties extérieures les unes des autres, nous construisons une science suffisamment représentative du réel. Il est incontestable que, s’il n’y a pas de système tout à fait isolé, la science trouve cependant moyen de découper l’univers en systèmes relativement indépendants les uns des autres, et qu’elle ne commet pas ainsi d’erreur sensible. Qu’est-ce à dire, sinon que la matière s’étend dans l’espace sans y être absolument étendue, et qu’en la tenant pour décomposable en systèmes isolés, en lui attribuant des éléments bien distincts qui changent les uns par rapport aux autres sans changer eux-mêmes (qui « se déplacent », disons-nous, sans s’altérer), en lui conférant enfin les propriétés de l’espace pur, on se transporte au terme du mouvement dont elle dessine simplement la direction ?

Ce que l’Esthétique transcendentale de Kant nous paraît avoir établi d’une manière définitive, c’est que l’étendue n’est pas un attribut matériel comparable aux autres. Sur la notion de chaleur, sur celle de couleur ou de pesanteur, le raisonnement ne travaillera pas indéfiniment : pour connaître les modalités de la pesanteur, ou de la chaleur, il faudra reprendre contact avec l’expérience. Il n’en est pas de même pour la notion d’espace. À supposer qu’elle nous soit fournie empiriquement par la vue et le toucher (et Kant ne l’a jamais contesté), elle a ceci de remarquable que l’esprit, spéculant sur elle avec ses seules forces, y découpe a priori des figures dont il déterminera a priori les propriétés : l’expérience, avec laquelle il n’a pas gardé contact, le suit cependant à travers les complications infinies de ses raisonnements et leur donne invariablement raison. Voilà le fait. Kant l’a mis en pleine lumière. Mais l’explication du fait doit être cherchée, croyons-nous, dans une tout autre voie que celle où Kant s’engage.

L’intelligence, telle que Kant nous la représente, baigne dans une atmosphère de spatialité à laquelle elle est aussi inséparablement unie que le corps vivant à l’air qu’il respire. Nos perceptions ne nous arrivent qu’après avoir traversé cette atmosphère. Elles s’y sont imprégnées par avance de notre géométrie, de sorte que notre faculté de penser ne fait que retrouver, dans la matière, les propriétés mathématiques qu’y a déposées par avance notre faculté de percevoir. Ainsi, nous sommes assurés de voir la matière se plier avec docilité à nos raisonnements ; mais cette matière, dans ce qu’elle a d’intelligible, est notre œuvre : de la réalité « en soi » nous ne savons et ne saurons jamais rien, puisque nous ne saisissons d’elle que sa réfraction à travers les formes de notre faculté de percevoir. Que si nous prétendons en affirmer quelque chose, aussitôt l’affirmation contraire surgit, également démontrable, également plausible : l’idéalité de l’espace, prouvée directement par l’analyse de la connaissance, l’est indirectement par les antinomies où la thèse opposée conduit. Telle est l’idée directrice de la critique kantienne. Elle a inspiré à Kant une réfutation péremptoire des théories dites « empiristiques » de la connaissance. Elle est, à notre sens, définitive dans ce qu’elle nie. Mais nous apporte-t-elle, dans ce qu’elle affirme, la solution du problème ?

Elle se donne l’espace comme une forme toute faite de notre faculté de percevoir, — véritable deus ex machina dont on ne voit ni comment il surgit, ni pourquoi il est ce qu’il est plutôt que tout autre chose. Elle se donne des « choses en soi » dont elle prétend que nous ne pouvons rien connaître : de quel droit en affirme-t-elle alors l’existence, même comme « problématique » ? Si l’inconnaissable réalité projette dans notre faculté de percevoir une diversité sensible, capable de s’y insérer exactement, n’est-elle pas, par là même, connue en partie ? Et, en approfondissant cette insertion, n’allons-nous pas être amenés, sur un point tout au moins, à supposer entre les choses et notre esprit un accord préétabli, — hypothèse paresseuse, dont Kant avait raison de vouloir se passer ? Au fond, c’est pour n’avoir pas distingué de degrés dans la spatialité que Kant a dû se donner l’espace tout fait, — d’où la question de savoir comment la « diversité sensible » s’y adapte. C’est pour la même raison qu’il a cru la matière entièrement développée en parties absolument extérieures les unes aux autres : de là des antinomies, dont on verrait sans peine que la thèse et l’antithèse supposent la coïncidence parfaite de la matière avec l’espace géométrique, mais qui s’évanouissent dès qu’on cesse d’étendre à la matière ce qui est vrai de l’espace pur. De là enfin la conclusion qu’il y a trois alternatives, et trois seulement, entre lesquelles opter pour la théorie de la connaissance : ou l’esprit se règle sur les choses, ou les choses se règlent sur l’esprit, ou il faut supposer entre les choses et l’esprit une concordance mystérieuse.

Mais la vérité est qu’il y en a une quatrième, à laquelle Kant ne paraît pas avoir songé, — d’abord parce qu’il ne pensait pas que l’esprit débordât l’intelligence, ensuite (et c’est, au fond, la même chose) parce qu’il n’attribuait pas à la durée une existence absolue, ayant mis a priori le temps sur la même ligne que l’espace. Cette solution consisterait d’abord à considérer l’intelligence comme une fonction spéciale de l’esprit, essentiellement tournée vers la matière inerte. Elle consisterait ensuite à dire que ni la matière ne détermine la forme de l’intelligence, ni l’intelligence n’impose sa forme à la matière, ni la matière et l’intelligence n’ont été réglées l’une sur l’autre par je ne sais quelle harmonie préétablie, mais que progressivement l’intelligence et la matière se sont adaptées l’une à l’autre pour s’arrêter enfin à une forme commune. Cette adaptation se serait d’ailleurs effectuée tout naturellement, parce que c’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses.

De ce point de vue, la connaissance que nous donnent de la matière notre perception, d’un côté, et la science, de l’autre, nous apparaît comme approximative, sans doute, mais non pas comme relative. Notre perception, dont le rôle est d’éclairer nos actions, opère un sectionnement de la matière qui sera toujours trop net, toujours subordonné à des exigences pratiques, toujours à réviser par conséquent. Notre science, qui aspire à prendre la forme mathématique, accentue plus qu’il ne faut la spatialité de la matière ; ses schémas seront donc, en général, trop précis, et d’ailleurs toujours à refaire. Il faudrait, pour qu’une théorie scientifique fût définitive, que l’esprit pût embrasser en bloc la totalité des choses et les situer exactement les unes par rapport aux autres ; mais, en réalité, nous sommes obligés de poser les problèmes un à un, en termes qui sont par là même des termes provisoires, de sorte que la solution de chaque problème devra être indéfiniment corrigée par la solution qu’on donnera des problèmes suivants, et que la science, dans son ensemble, est relative à l’ordre contingent dans lequel les problèmes ont été posés tour à tour. C’est en ce sens, et dans cette mesure, qu’il faut tenir la science pour conventionnelle. Mais la conventionalité est de fait, pour ainsi dire, et non pas de droit. En principe, la science positive porte sur la réalité même, pourvu qu’elle ne sorte pas de son domaine propre, qui est la matière inerte.

La connaissance scientifique, ainsi envisagée, s’élève. En revanche, la théorie de la connaissance devient une entreprise infiniment difficile, et qui passe les forces de la pure intelligence. Il ne suffit plus, en effet, de déterminer, par une analyse conduite avec prudence, les catégories de la pensée, il s’agit de les engendrer. En ce qui concerne l’espace, il faudrait, par un effort sui generis de l’esprit, suivre la progression ou plutôt la régression de l’extra-spatial se dégradant en spatialité. En nous plaçant d’abord aussi haut que possible dans notre propre conscience pour nous laisser ensuite peu à peu tomber, nous avons bien le sentiment que notre moi s’étend en souvenirs inertes extériorisés les uns par rapport aux autres, au lieu de se tendre en un vouloir indivisible et agissant. Mais ce n’est là qu’un commencement. Notre conscience, en esquissant le mouvement, nous en montre la direction et nous fait entrevoir la possibilité pour lui de se continuer jusqu’au bout ; elle ne va pas aussi loin. En revanche, si nous considérons la matière qui nous paraît d’abord coïncider avec l’espace, nous trouvons que, plus notre attention se fixe sur elle, plus les parties que nous disions juxtaposées entrent les unes dans les autres, chacune d’elles subissant l’action du tout qui lui est, par conséquent, présent en quelque manière. Ainsi, quoiqu’elle se déploie dans le sens de l’espace, la matière n’y aboutit pas tout à fait : d’où l’on peut conclure qu’elle ne fait que continuer beaucoup plus loin le mouvement que la conscience pouvait esquisser en nous à l’état naissant. Nous tenons donc les deux bouts de la chaîne, quoique nous n’arrivions pas à saisir les autres anneaux. Nous échapperont-ils toujours ? Il faut considérer que la philosophie, telle que nous la définissons, n’a pas encore pris conscience complète d’elle-même. La physique comprend son rôle quand elle pousse la matière dans le sens de la spatialité ; mais la métaphysique a-t-elle compris le sien quand elle emboîtait purement et simplement le pas de la physique, avec le chimérique espoir d’aller plus loin dans la même direction ? Sa tâche propre ne serait-elle pas, au contraire, de remonter la pente que la physique descend, de ramener la matière à ses origines, et de constituer progressivement une cosmologie qui serait, si l’on peut parler ainsi, une psychologie retournée ? Tout ce qui apparaît comme positif au physicien et au géomètre deviendrait, de ce nouveau point de vue, interruption ou interversion de la positivité vraie, qu’il faudrait définir en termes psychologiques.

Certes, si l’on considère l’ordre admirable des mathématiques, l’accord parfait des objets dont elles s’occupent, la logique immanente aux nombres et aux figures, la certitude où nous sommes, quelles que soient la diversité et la complexité de nos raisonnements sur le même sujet, de retomber toujours sur la même conclusion, on hésitera à voir dans des propriétés d’apparence aussi positive un système de négations, l’absence plutôt que la présence d’une réalité vraie. Mais il ne faut pas oublier que notre intelligence, qui constate cet ordre et qui l’admire, est dirigée dans le sens même du mouvement qui aboutit à la matérialité et à la spatialité de son objet. Plus, en analysant son objet, elle y met de complication, plus compliqué est l’ordre qu’elle y trouve. Et cet ordre et cette complication lui font nécessairement l’effet d’une réalité positive, étant de même sens qu’elle.

Quand un poète me lit ses vers, je puis m’intéresser assez à lui pour entrer dans sa pensée, m’insérer dans ses sentiments, revivre l’état simple qu’il a éparpillé en phrases et en mots. Je sympathise alors avec son inspiration, je la suis d’un mouvement continu qui est, comme l’inspiration elle-même, un acte indivisé. Maintenant, il suffit que je relâche mon attention, que je détende ce qu’il y avait en moi de tendu, pour que les sons, jusque-là noyés dans le sens, m’apparaissent distinctement, un à un, dans leur matérialité. Je n’ai rien à ajouter pour cela ; il suffit que je retranche quelque chose. À mesure que je me laisserai aller, les sons successifs s’individualiseront davantage : comme les phrases s’étaient décomposées en mots, ainsi les mots se scanderont en syllabes que je percevrai tour à tour. Allons plus loin encore dans le sens du rêve : ce sont les lettres qui se distingueront les unes des autres et que je verrai défiler, entrelacées, sur une feuille de papier imaginaire. J’admirerai alors la précision des entrelacements, l’ordre merveilleux du cortège, l’insertion exacte des lettres dans les syllabes, des syllabes dans les mots et des mots dans les phrases. Plus j’aurai avancé dans le sens tout négatif du relâchement, plus j’aurai créé d’extension et de complication ; plus la complication, à son tour, croîtra, plus admirable me paraîtra l’ordre qui continue à régner, inébranlé, entre les éléments. Pourtant cette complication et cette extension ne représentent rien de positif : elles expriment une déficience du vouloir. Et, d’autre part, il faut bien que l’ordre croisse avec la complication, puisqu’il n’en est qu’un aspect : plus on aperçoit symboliquement de parties dans un tout indivisible, plus augmente, nécessairement, le nombre des rapports que les parties ont entre elles, puisque la même indivision du tout réel continue à planer sur la multiplicité croissante des éléments symboliques en laquelle l’éparpillement de l’attention l’a décomposé. Une comparaison de ce genre fera comprendre, dans une certaine mesure, comment la même suppression de réalité positive, la même inversion d’un certain mouvement originel, peut créer tout à la fois l’extension dans l’espace et l’ordre admirable que notre mathématique y découvre. Il y a sans doute cette différence entre les deux cas, que les mots et les lettres ont été inventés par un effort positif de l’humanité, tandis que l’espace surgit automatiquement, comme surgit, une fois posés les deux termes, le reste d’une soustraction[3]. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la complication à l’infini des parties et leur parfaite coordination entre elles sont créées du même coup par une inversion qui est, au fond, une interruption, c’est-à-dire une diminution de réalité positive.

Toutes les opérations de notre intelligence tendent à la géométrie, comme au terme où elles trouvent leur parfait achèvement. Mais, comme la géométrie leur est nécessairement antérieure (puisque ces opérations n’aboutiront jamais à reconstruire l’espace et ne peuvent faire autrement que de se le donner), il est évident que c’est une géométrie latente, immanente à notre représentation de l’espace, qui est le grand ressort de notre intelligence et qui la fait marcher. On s’en convaincra en considérant les deux fonctions essentielles de l’intelligence, la faculté de déduire et celle d’induire.

Commençons par la déduction. Le même mouvement par lequel je trace une figure dans l’espace en engendre les propriétés elles sont visibles et tangibles dans ce mouvement même ; je sens, je vis dans l’espace le rapport de la définition à ses conséquences, des prémisses à la conclusion. Tous les autres concepts dont l’expérience me suggère l’idée ne sont qu’en partie reconstituables a priori, la définition en sera donc imparfaite, et les déductions où entreront ces concepts, si rigoureusement qu’on enchaîne la conclusion aux prémisses, participeront de cette imperfection. Mais lorsque je trace grossièrement sur le sable la base d’un triangle, et que je commence à former les deux angles à la base, je sais d’une manière certaine et je comprends absolument que, si ces deux angles sont égaux, les côtés le seront aussi, la figure pouvant alors se retourner sur elle-même sans que rien s’y trouve changé. Je le sais, bien avant d’avoir appris la géométrie. Ainsi, antérieurement à la géométrie savante, il y a une géométrie naturelle dont la clarté et l’évidence dépassent celles des autres déductions. Celles-ci portent sur des qualités et non plus sur des grandeurs. Elles se forment donc sans doute sur le modèle des premières, et doivent emprunter leur force à ce que, sous la qualité, nous voyons confusément la grandeur transparaître. Remarquons que les questions de situation et de grandeur sont les premières qui se posent à notre activité, celles que l’intelligence extériorisée en action résout avant même qu’ait paru l’intelligence réfléchie : le sauvage s’entend mieux que le civilisé à évaluer des distances, à déterminer une direction, à retracer de mémoire le schéma souvent complexe du chemin qu’il a parcouru et à revenir ainsi, en ligne droite, à son point de départ[4]. Si l’animal ne déduit pas explicitement, s’il ne forme pas explicitement des concepts, il ne se représente pas non plus un espace homogène. Vous ne pouvez vous donner cet espace sans introduire, du même coup, une géométrie virtuelle qui se dégradera, d’elle-même, en logique. Toute la répugnance des philosophes à envisager les choses de ce biais vient de ce que le travail logique de l’intelligence représente à leurs yeux un effort positif de l’esprit. Mais, si l’on entend par spiritualité une marche en avant à des créations toujours nouvelles, à des conclusions incommensurables avec les prémisses et indéterminables par rapport à elles, on devra dire d’une représentation qui se meut parmi des rapports de détermination nécessaire, à travers des prémisses qui contiennent par avance leur conclusion, qu’elle suit la direction inverse, celle de la matérialité. Ce qui apparaît, du point de vue de l’intelligence, comme un effort, est en soi un abandon. Et tandis que, du point de vue de l’intelligence, il y a une pétition de principe à faire sortir automatiquement de l’espace la géométrie, de la géométrie elle-même la logique, au contraire, si l’espace est le terme ultime du mouvement de détente de l’esprit, on ne peut se donner l’espace sans poser ainsi la logique et la géométrie, qui sont sur le trajet dont la pure intuition spatiale est le terme.

On n’a pas assez remarqué combien la portée de la déduction est faible dans les sciences psychologiques et morales. D’une proposition vérifiée par les faits on ne peut tirer ici des conséquences vérifiables que jusqu’à un certain point, dans une certaine mesure. Bien vite il faut en appeler au bon sens, c’est-à-dire à l’expérience continue du réel, pour infléchir les conséquences déduites et les recourber le long des sinuosités de la vie. La déduction ne réussit dans les choses morales que métaphoriquement, pour ainsi dire, et dans l’exacte mesure où le moral est transposable en physique, je veux dire traduisible en symboles spatiaux. La métaphore ne va jamais bien loin, pas plus que la courbe ne se laisse longtemps confondre avec sa tangente. Comment n’être pas frappé de ce qu’il y a d’étrange, et même de paradoxal, dans cette faiblesse de la déduction ? Voici une pure opération de l’esprit, s’accomplissant par la seule force de l’esprit. Il semble que si, quelque part, elle devrait se sentir chez elle et évoluer à son aise, c’est parmi les choses de l’esprit, c’est dans le domaine de l’esprit. Point du tout, c’est là qu’elle est tout de suite au bout de son rouleau. Au contraire, en géométrie, en astronomie, en physique, alors que nous avons affaire à des choses extérieures à nous, la déduction est toute puissante ! L’observation et l’expérience sont sans doute nécessaires ici pour arriver au principe, c’est-à-dire pour découvrir l’aspect sous lequel il fallait envisager les choses ; mais, à la rigueur, avec beaucoup de chance, on eût pu le trouver tout de suite ; et, dès qu’on possède ce principe, on en tire assez loin des conséquences que l’expérience vérifiera toujours. Que conclure de là, sinon que la déduction est une opération réglée sur les démarches de la matière, calquée sur les articulations mobiles de la matière, implicitement donnée, enfin, avec l’espace qui sous-tend la matière ? Tant qu’elle roule dans l’espace ou dans le temps spatialisé, elle n’a qu’à se laisser aller. C’est la durée qui met des bâtons dans les roues.

La déduction ne va donc pas sans une arrière-pensée d’intuition spatiale. Mais on en dirait autant de l’induction. Certes, il n’est pas nécessaire de penser en géomètre, ni même de penser du tout, pour attendre des mêmes conditions la répétition du même fait. La conscience de l’animal fait déjà ce travail, et, indépendamment de toute conscience, le corps vivant lui-même est déjà construit pour extraire des situations successives où il se trouve les similitudes qui l’intéressent, et pour répondre ainsi aux excitations par des réactions appropriées. Mais il y a loin d’une attente et d’une réaction machinales du corps à l’induction proprement dite, qui est une opération intellectuelle. Celle-ci repose sur la croyance qu’il y a des causes et des effets, et que les mêmes effets suivent les mêmes causes. Maintenant, si l’on approfondit cette double croyance, voici ce qu’on trouve. Elle implique d’abord que la réalité est décomposable en groupes, qu’on peut pratiquement tenir pour isolés et indépendants. Si je fais bouillir de l’eau dans une casserole placée sur un réchaud, l’opération et les objets qui la supportent sont, en réalité, solidaires d’une foule d’autres objets et d’une foule d’autres opérations : de proche en proche, on trouverait que notre système solaire tout entier est intéressé à ce qui s’accomplit en ce point de l’espace. Mais, dans une certaine mesure, et pour le but spécial que je poursuis, je puis admettre que les choses se passent comme si le groupe eau-casserole-réchaud allumé était un microcosme indépendant. Voilà ce que j’affirme d’abord. Maintenant, quand je dis que ce microcosme se comportera toujours de la même manière, que la chaleur provoquera nécessairement, au bout d’un certain temps, l’ébullition de l’eau, j’admets que, si je me donne un certain nombre d’éléments du système, cela suffit pour que le système soit complet : il se complète automatiquement, je ne suis pas libre de le compléter par la pensée comme il me plaît. Le réchaud allumé, la casserole et l’eau étant posés, ainsi qu’un certain intervalle de durée, l’ébullition, que l’expérience m’a montrée hier être ce qui manquait au système pour être complet, le complètera demain, n’importe quand, toujours. Qu’y a-t-il au fond de cette croyance ? Il faut remarquer qu’elle est plus ou moins assurée, selon les cas, et qu’elle prend le caractère d’une certitude absolue lorsque le microcosme considéré ne contient que des grandeurs. Si je pose deux nombres, en effet, je ne suis plus libre de choisir leur différence. Si je me donne deux côtés d’un triangle et l’angle compris, le troisième côté surgît de lui-même, le triangle se complète automatiquement. Je puis, n’importe où et n’importe quand, tracer les deux mêmes côtés comprenant le même angle ; il est évident que les nouveaux triangles ainsi formés pourront être superposés au premier, et que par conséquent le même troisième côté sera venu compléter le système. Or, si ma certitude est parfaite dans le cas où je raisonne sur de pures déterminations spatiales, ne dois-je pas supposer que, dans les autres cas, elle l’est d’autant plus qu’elle se rapproche davantage de ce cas limite ? Même, ne serait-ce pas le cas limite qui transparaîtrait à travers tous les autres[5] et qui les colorerait, selon leur plus ou moins grande transparence, d’une nuance plus ou moins accusée de nécessité géométrique ? De fait, quand je dis que mon eau placée sur mon réchaud va bouillir aujourd’hui comme elle faisait hier, et que cela est d’une absolue nécessité je sens confusément que mon imagination transporte le réchaud d’aujourd’hui sur celui d’hier, la casserole sur la casserole, l’eau sur l’eau, la durée qui s’écoule sur la durée qui s’écoule, et que le reste paraît dès lors devoir coïncider aussi, par la même raison qui fait que les troisièmes côtés de deux triangles qu’on superpose coïncident si les deux premiers coïncident déjà ensemble. Mais mon imagination ne procède ainsi que parce qu’elle ferme les yeux sur deux points essentiels. Pour que le système d’aujourd’hui pût être superposé à celui d’hier, il faudrait que celui-ci eût attendu celui-là, que le temps se fût arrêté et que tout fût devenu simultané à tout : c’est ce qui arrive en géométrie, mais en géométrie seulement. L’induction implique donc d’abord que, dans le monde du physicien comme dans celui du géomètre, le temps ne compte pas. Mais elle implique aussi que des qualités peuvent se superposer les unes aux autres comme des grandeurs. Si je transporte idéalement le réchaud allumé d’aujourd’hui sur celui d’hier, je constate sans doute que la forme est restée la même ; il suffit, pour cela, que les surfaces et les arêtes coïncident ; mais qu’est-ce que la coïncidence de deux qualités, et comment les superposer l’une à l’autre pour s’assurer qu’elles sont identiques ? Pourtant, j’étends au second ordre de réalité tout ce qui s’applique au premier. Le physicien légitimera plus tard cette opération en ramenant, autant que possible, les différences de qualité à des différences de grandeur ; mais, avant toute science, j’incline à assimiler les qualités aux quantités, comme si j’apercevais derrière celles-là, par transparence, un mécanisme géométrique[6]. Plus cette transparence est complète, plus, dans les mêmes conditions, la répétition du même fait me paraît nécessaire. Nos inductions sont certaines, à nos yeux, dans l’exacte mesure où nous faisons fondre les différences qualitatives dans l’homogénéité de l’espace qui les sous-tend, de sorte que la géométrie est la limite idéale de nos inductions aussi bien que celle de nos déductions. Le mouvement au terme duquel est la spatialité dépose le long de son trajet la faculté d’induire comme celle de déduire, l’intellectualité tout entière.

Il les crée dans l’esprit. Mais il crée aussi, dans les choses, l’ « ordre » que notre induction, aidée de la déduction, retrouve. Cet ordre, auquel notre action s’adosse et où notre intelligence se reconnaît, nous parait merveilleux. Non seulement les mêmes grosses causes produisent toujours les mêmes effets d’ensemble, mais, sous les causes et les effets visibles, notre science découvre une infinité de changements infinitésimaux qui s’insèrent de plus en plus exactement les uns dans les autres à mesure qu’on pousse l’analyse plus loin : si bien qu’au terme de cette analyse la matière serait, nous semble-t-il, la géométrie même. Certes, l’intelligence admire à bon droit, ici, l’ordre croissant dans la complexité croissante : l’un et l’autre ont pour elle une réalité positive, étant de même sens qu’elle. Mais les choses changent d’aspect quand on considère le tout de la réalité comme une marche en avant, indivisée, à des créations qui se succèdent. On devine alors que la complication des éléments matériels, et l’ordre mathématique qui les relie entre eux, doivent surgir automatiquement, dès que se produit, au sein du tout, une interruption ou une inversion partielles. Comme d’ailleurs l’intelligence se découpe dans l’esprit par un processus du même genre, elle est accordée sur cet ordre et cette complication, et les admire parce qu’elle s’y reconnaît. Mais ce qui est admirable en soi, ce qui mériterait de provoquer l’étonnement, c’est la création sans cesse renouvelée que le tout du réel, indivisé, accomplit en avançant, car aucune complication de l’ordre mathématique avec lui-même, si savante qu’on la suppose, n’introduira un atome de nouveauté dans le monde, au lieu que, cette puissance de création une fois posée (et elle existe, puisque nous en prenons conscience en nous, tout au moins, quand nous agissons librement), elle n’a qu’à se distraire d’elle-même pour se détendre, à se détendre pour s’étendre, à s’étendre pour que l’ordre mathématique qui préside à la disposition des éléments ainsi distingués, et le déterminisme inflexible qui les lie, manifestent l’interruption de l’acte créateur ; ils ne font qu’un, d’ailleurs, avec cette interruption même.

C’est cette tendance toute négative qu’expriment les lois particulières du monde physique. Aucune d’elles, prise à part, n’a de réalité objective : elle est l’œuvre d’un savant qui a considéré les choses d’un certain biais, isolé certaines variables, appliqué certaines unités conventionnelles de mesure. Et néanmoins il y a un ordre approximativement mathématique immanent à la matière, ordre objectif, dont notre science se rapproche au fur et à mesure de son progrès. Car si la matière est un relâchement de l’inextensif en extensif et, par là, de la liberté en nécessité, elle a beau ne point coïncider tout à fait avec le pur espace homogène, elle s’est constituée par le mouvement qui y conduit, et dès lors elle est sur le chemin de la géométrie. Il est vrai que des lois à forme mathématique ne s’appliqueront jamais sur elle complètement. Il faudrait pour cela qu’elle fût pur espace, et qu’elle sortît de la durée.

On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses[7]. Nos unités de mesure sont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalités de la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux changements de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ? Mais ce n’est pas assez dire. D’une manière générale, mesurer est une opération tout humaine, qui implique qu’on superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure pas, elle ne compte pas davantage. Pourtant la physique compte, mesure, rapporte les unes aux autres des variations « quantitatives » pour obtenir des lois, et elle réussit. Son succès serait inexplicable, si le mouvement constitutif de la matérialité n’était le mouvement même qui, prolongé par nous jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’espace homogène, aboutit à nous faire compter, mesurer, suivre dans leurs variations respectives des termes qui sont fonctions les uns des autres. Pour effectuer ce prolongement, notre intelligence n’a d’ailleurs qu’à se prolonger elle-même, car elle va naturellement a l’espace et aux mathématiques, intellectualité et matérialité étant de même nature et se produisant de la même manière.

Si l’ordre mathématique était chose positive, s’il y avait, immanentes à la matière, des lois comparables à celles de nos codes, le succès de notre science tiendrait du miracle. Quelles chances aurions-nous, en effet, de retrouver l’étalon de la nature et d’isoler précisément, pour en déterminer les relations réciproques, les variables que celle-ci aurait choisies ? Mais le succès d’une science à forme mathématique serait non moins incompréhensible, si la matière n’avait pas tout ce qu’il faut pour entrer dans nos cadres. Une seule hypothèse reste donc plausible : c’est que l’ordre mathématique n’ait rien de positif, qu’il soit la forme où tend, d’elle-même, une certaine interruption, et que la matérialité consiste précisément dans une interruption de ce genre. On comprendra ainsi que notre science soit contingente, relative aux variables qu’elle a choisies, relative à l’ordre où elle a posé successivement les problèmes, et que néanmoins elle réussisse. Elle eût pu, dans son ensemble, être toute différente et pourtant réussir encore. C’est justement parce qu’aucun système défini de lois mathématiques n’est à la base de la nature, et que la mathématique en général représente simplement le sens dans lequel la matière retombe. Mettez dans n’importe quelle posture une de ces petites poupées de liège dont les pieds sont en plomb, couchez-la sur le dos, renversez-la sur la tête, lancez-la en l’air ; elle se remettra toujours debout, automatiquement. Ainsi pour la matière : nous pouvons la prendre par n’importe quel bout et la manipuler n’importe comment, elle retombera toujours dans quelqu’un de nos cadres mathématiques, parce qu’elle est lestée de géométrie.

Mais le philosophe se refusera peut-être a fonder une théorie de la connaissance sur de pareilles considérations. Il y répugnera, parce que l’ordre mathématique, étant de l’ordre, lui paraîtra renfermer quelque chose de positif. En vain nous disons que cet ordre se produit automatiquement par l’interruption de l’ordre inverse, qu’il est cette interruption même. L’idée n’en subsiste pas moins qu’il pourrait ne pas y avoir d’ordre du tout, et que l’ordre mathématique des choses, étant une conquête sur le désordre, possède une réalité positive. En approfondissant ce point, un verrait quel rôle capital joue l’idée de désordre dans les problèmes relatifs à la théorie de la connaissance. Elle n’y paraît pas explicitement, et c’est pourquoi l’on ne s’est pas occupé d’elle. Pourtant, c’est par la critique de cette idée qu’une théorie de la connaissance devrait commencer, car si le grand problème est de savoir pourquoi et comment la réalité se soumet à un ordre, c’est que l’absence de toute espèce d’ordre paraît possible ou concevable. À cette absence d’ordre le réaliste et l’idéaliste croient penser l’un et l’autre, le réaliste quand il parle de la réglementation que les lois « objectives » imposent effectivement à un désordre possible de la nature, l’idéaliste quand il suppose une « diversité sensible » qui se coordonnerait — étant par conséquent sans ordre — sous l’influence organisatrice de notre entendement. L’idée du désordre, entendu au sens d’une absence d’ordre, est donc celle qu’il faudrait analyser d’abord. La philosophie l’emprunte à la vie courante. Et il est incontestable que, couramment, lorsque nous parlons de désordre, nous pensons a quelque chose. Mais à quoi pensons-nous ?

On verra, dans le prochain chapitre, combien il est malaisé de déterminer le contenu d’une idée négative, et à quelles illusions on s’expose, dans quelles inextricables difficultés la philosophie tombe, pour n’avoir pas entrepris ce travail. Difficultés et illusions tiennent d’ordinaire à ce qu’on accepte comme définitive une manière de s’exprimer essentiellement provisoire. Elles tiennent à ce qu’on transporte dans le domaine de la spéculation un procédé fait pour la pratique. Si je choisis, au hasard, un volume dans ma bibliothèque, je puis, après y avoir jeté un coup d’œil, le remettre sur les rayons en disant : « ce ne sont pas des vers. » Est-ce bien ce que j’ai aperçu en feuilletant le livre ? Non, évidemment. Je n’ai pas vu, je ne verrai jamais une absence de vers. J’ai vu de la prose. Mais comme c’est de la poésie que je désire, j’exprime ce que je trouve en fonction de ce que je cherche, et, au lieu de dire « voilà de la prose », je dis « ce ne sont pas des vers ». Inversement, s’il me prend fantaisie de lire de la prose et que je tombe sur un volume de vers, je m’écrierai : « ce n’est pas de la prose », traduisant ainsi les données de ma perception, qui me montre des vers, dans la langue de mon attente et de mon attention, qui sont fixées sur l’idée de prose et ne veulent entendre parler que d’elle. Maintenant, si M. Jourdain m’écoutait, il inférerait sans doute de ma double exclamation que prose et poésie sont deux formes de langage réservées aux livres, et que ces formes savantes se sont superposées à un langage brut, lequel n’était ni prose ni vers. Parlant de cette chose qui n’est ni vers ni prose, il croirait d’ailleurs y penser : ce ne serait pourtant là qu’une pseudo-représentation. Allons plus loin : la pseudo-représentation pourrait créer un pseudo-problème, si M. Jourdain demandait à son professeur de philosophie comment la forme prose et la forme poésie se sont surajoutées à ce qui ne possédait ni l’une ni l’autre, et s’il voulait qu’on lui fît la théorie, en quelque sorte, de l’imposition de ces deux formes à cette simple matière. Sa question serait absurde, et l’absurdité viendrait de ce qu’il aurait hypostasié en substrat commun de la prose et de la poésie la négation simultanée des deux, oubliant que la négation de l’une consiste dans la position de l’autre.

Or, supposons qu’il y ait deux espèces d’ordre, et que ces deux ordres soient deux contraires au sein d’un même genre. Supposons aussi que l’idée de désordre surgisse dans notre esprit toutes les fois que, cherchant l’une des deux espèces d’ordre, nous rencontrons l’autre. L’idée de désordre aurait alors une signification nette dans la pratique courante de la vie ; elle objectiverait, pour la commodité du langage, la déception d’un esprit qui trouve devant lui un ordre différent de celui dont il a besoin, ordre dont il n’a que faire pour le moment, et qui, en ce sens, n’existe pas pour lui. Mais elle ne comporterait aucun emploi théorique. Que si nous prétendons, malgré tout, l’introduire en philosophie, infailliblement nous perdrons de vue sa signification vraie. Elle notait l’absence d’un certain ordre, mais au profit d’un autre (dont on n’avait pas à s’occuper) ; seulement, comme elle s’applique à chacun des deux tour à tour, et même qu’elle va et vient sans cesse entre les deux, nous la prendrons en route, ou plutôt en l’air, comme le volant entre les deux raquettes, et nous la traiterons comme si elle représentait, non plus l’absence de l’un ou de l’autre ordre indifféremment, mais l’absence des deux ensemble, — chose qui n’est ni perçue ni conçue, simple entité verbale. Ainsi naîtrait le problème de savoir comment l’ordre s’impose au désordre, la forme à la matière. En analysant l’idée de désordre ainsi subtilisée, on verrait qu’elle ne représente rien du tout, et du même coup s’évanouiraient les problèmes qu’on faisait lever autour d’elle.

Il est vrai qu’il faudrait commencer par distinguer, par opposer même l’une à l’autre, deux espèces d’ordre que l’on confond d’ordinaire ensemble. Comme cette confusion a créé les principales difficultés du problème de la connaissance, il ne sera pas inutile d’appuyer encore une fois sur les traits par où les deux ordres se distinguent.

D’une manière générale, la réalité est ordonnée dans l’exacte mesure où elle satisfait notre pensée. L’ordre est donc un certain accord entre le sujet et l’objet. C’est l’esprit se retrouvant dans les choses. Mais l’esprit, disions-nous, peut marcher dans deux sens opposés. Tantôt il suit sa direction naturelle : c’est alors le progrès sous forme de tension, la création continue, l’activité libre. Tantôt il l’invertit, et cette inversion, poussée jusqu’au bout, mènerait à l’extension, à la détermination réciproque nécessaire des éléments extériorisés les uns par rapport aux autres, enfin au mécanisme géométrique. Or, soit que l’expérience nous paraisse adopter la première direction, soit qu’elle s’oriente dans le sens de la seconde, dans les deux cas nous disons qu’il y a de l’ordre, car dans les deux processus l’esprit se retrouve. La confusion entre eux est donc naturelle. Il faudrait, pour y échapper, mettre sur les deux espèces d’ordre des noms différents, et ce n’est pas facile, à cause de la variété et de la variabilité des formes qu’elles prennent. L’ordre du second genre pourrait se définir par la géométrie, qui en est la limite extrême : plus généralement, c’est de lui qu’il s’agit toutes les fois qu’on trouve un rapport de détermination nécessaire entre des causes et des effets. Il évoque des idées d’inertie, de passivité, d’automatisme. Quant à l’ordre du premier genre, il oscille sans doute autour de la finalité : on ne saurait cependant le définir par elle, car tantôt il est au-dessus, tantôt au-dessous. Dans ses formes les plus hautes il est plus que finalité, car d’une action libre ou d’une œuvre d’art on pourra dire qu’elles manifestent un ordre parfait, et pourtant elles ne sont exprimables en termes d’idées qu’après coup et approximativement. La vie dans son ensemble, envisagée comme une évolution créatrice, est quelque chose d’analogue ; elle transcende la finalité, si l’on entend par finalité la réalisation d’une idée conçue ou concevable par avance. Le cadre de la finalité est donc trop étroit pour la vie dans son intégralité. Au contraire, il est souvent trop large pour telle ou telle manifestation de la vie, prise en particulier. Quoi qu’il en soit, c’est toujours à du vital qu’on a ici affaire, et toute la présente étude tend à établir que le vital est dans la direction du volontaire. On pourrait donc dire que ce premier genre d’ordre est celui du vital ou du voulu, par opposition au second, qui est celui de l’inerte et de l’automatique. Le sens commun fait d’ailleurs instinctivement la distinction entre les deux espèces d’ordre, au moins dans les cas extrêmes : instinctivement aussi, il les rapproche. Des phénomènes astronomiques on dira qu’ils manifestent un ordre admirable, entendant par là qu’on peut les prévoir mathématiquement. Et l’on trouvera un ordre non moins admirable à une symphonie de Beethoven, qui est la génialité, l’originalité et par conséquent l’imprévisibilité même.

Mais c’est par exception seulement que l’ordre du premier genre revêt une forme aussi distincte. En général, il se présente avec des caractères qu’on a tout intérêt a confondre avec ceux de l’ordre opposé. Il est bien certain, par exemple, que si nous envisagions l’évolution de la vie dans son ensemble, la spontanéité de son mouvement et l’imprévisibilité de ses démarches s’imposeraient à notre attention. Mais ce que nous rencontrons dans notre expérience courante, c’est tel ou tel vivant déterminé, telles ou telles manifestations spéciales de la vie, qui répètent à peu près des formes et des faits déjà connus : même, la similitude de structure que nous constatons partout entre ce qui engendre et ce qui est engendré, similitude qui nous permet d’enfermer un nombre indéfini d’individus vivants dans le même groupe, est à nos yeux le type même du générique, les genres inorganiques nous paraissant prendre les genres vivants pour modèle. Il se trouve ainsi que l’ordre vital, tel qu’il s’offre à nous dans l’expérience qui le morcelle, présente le même caractère et accomplit la même fonction que l’ordre physique : l’un et l’autre font que notre expérience se répète, l’un et l’autre permettent que notre esprit généralise. En réalité, ce caractère a des origines toutes différentes dans les deux cas, et même des significations opposées. Dans le second, il a pour type, pour limite idéale, et aussi pour fondement, la nécessité géométrique en vertu de laquelle les mêmes composantes donnent une résultante identique. Dans le premier, il implique au contraire l’intervention de quelque chose qui s’arrange de manière à obtenir le même effet, alors même que les causes élémentaires, infiniment complexes, peuvent être toutes différentes. Nous avons insisté sur ce dernier point dans notre premier chapitre, quand nous avons montré comment des structures identiques se rencontrent sur des lignes d’évolution indépendantes. Mais, sans chercher aussi loin, on peut présumer que la seule reproduction du type de l’ascendant par ses descendants est déjà tout autre chose que la répétition d’une même composition de forces qui se résumeraient dans une résultante identique. Quand on pense à l’infinité d’éléments infinitésimaux et de causes infinitésimales qui concourent à la genèse d’un être vivant, quand on songe qu’il suffirait de l’absence ou de la déviation de l’un d’eux pour que rien ne marchât plus, le premier mouvement de l’esprit est de faire surveiller cette armée de petits ouvriers par un contremaître avisé, le « principe vital », qui réparerait à tout instant les fautes commises, corrigerait l’effet des distractions, remettrait les choses en place : par là on essaie de traduire la différence entre l’ordre physique et l’ordre vital, celui-là faisant que la même combinaison de causes donne le même effet d’ensemble, celui-ci assurant la stabilité de l’effet lors même qu’il y a du flottement dans les causes. Mais ce n’est là qu’une traduction : en y réfléchissant, on trouve qu’il ne peut pas y avoir de contremaître, par la raison très simple qu’il n’y a pas d’ouvriers. Les causes et les éléments que l’analyse physico-chimique découvre sont des causes et des éléments réels, sans doute, pour les faits de destruction organique ; ils sont alors en nombre limité. Mais les phénomènes vitaux proprement dits, ou faits de création organique, nous ouvrent, quand nous les analysons, la perspective d’un progrès à l’infini : d’où l’on peut inférer que causes et éléments multiples ne sont ici que des vues de l’esprit s’essayant à une imitation indéfiniment approchée de l’opération de la nature, tandis que l’opération imitée est un acte indivisible. La ressemblance entre individus d’une même espèce aurait ainsi un tout autre sens, une tout autre origine que la ressemblance entre effets complexes obtenus par la même composition des mêmes causes. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il y a ressemblance, et par conséquent généralisation possible. Et comme c’est là tout ce qui nous intéresse dans la pratique, puisque notre vie quotidienne est nécessairement une attente des mêmes choses et des mêmes situations, il était naturel que ce caractère commun, essentiel au point de vue de notre action, rapprochât les deux ordres l’un de l’autre, en dépit d’une diversité tout interne, qui n’intéresse que la spéculation. De là l’idée d’un ordre général de la nature, le même partout, planant à la fois sur la vie et sur la matière. De là notre habitude de désigner par le même mot, et de nous représenter de la même manière, l’existence de lois dans le domaine de la matière inerte et celle de genres dans le domaine de la vie.

Que d’ailleurs cette confusion soit à l’origine de la plupart des difficultés soulevées par le problème de la connaissance, chez les anciens comme chez les modernes, cela ne nous paraît pas douteux. En effet, la généralité des lois et celle des genres étant désignées par le même mot, subsumées à la même idée, l’ordre géométrique et l’ordre vital étaient dès lors confondus ensemble. Selon le point de vue où l’on se plaçait, la généralité des lois était expliquée par celle des genres, ou celle des genres par celles des lois. Des deux thèses ainsi définies, la première est caractéristique de la pensée antique ; la seconde appartient à la philosophie moderne. Mais, dans l’une et l’autre philosophies, l’idée de « généralité » est une idée équivoque, qui réunit dans son extension et dans sa compréhension des objets et des éléments incompatibles entre eux. Dans l’une et dans l’autre, on groupe sous le même concept deux espèces d’ordre qui se ressemblent simplement par la facilité qu’ils donnent à notre action sur les choses. On rapproche deux termes en vertu d’une similitude tout extérieure, qui justifie sans doute leur désignation par le même mot dans la pratique, mais qui ne nous autorise pas du tout, dans le domaine spéculatif, à les confondre dans la même définition.

Les anciens, en effet, ne se sont pas demandé pourquoi la nature se soumet à des lois, mais pourquoi elle s’ordonne selon des genres. L’idée de genre correspond surtout à une réalité objective dans le domaine de la vie, où elle traduit un fait incontestable, l’hérédité. Il ne peut d’ailleurs y avoir de genres que là où il y a des objets individuels : or, si l’être organisé est découpé dans l’ensemble de la matière par son organisation même, je veux dire par la nature, c’est notre perception qui morcelle la matière inerte en corps distincts, guidée par les intérêts de l’action, guidée par les réactions naissantes que notre corps dessine, c’est-à-dire, comme on l’a montré ailleurs[8], par les genres virtuels qui aspirent à se constituer : genres et individus se déterminent donc ici l’un l’autre par une opération semi-artificielle, toute relative à notre action future sur les choses. Néanmoins, les anciens n’hésitèrent pas à mettre tous les genres sur le même rang, à leur attribuer la même existence absolue. La réalité devenant ainsi un système de genres, c’est à la généralité des genres (c’est-à-dire, en somme, à la généralité expressive de l’ordre vital) que devait se ramener la généralité des lois. Il serait intéressant, à cet égard, de comparer la théorie aristotélicienne de la chute des corps à l’explication fournie par Galilée. Aristote est uniquement préoccupé des concepts de « haut » et de « bas », de « lieu propre » et de lieu emprunté, de « mouvement naturel » et de « mouvement forcé »[9] : la loi physique, en vertu de laquelle la pierre tombe, exprime pour lui que la pierre regagne le « lieu naturel » de toutes les pierres, à savoir la terre. La pierre, à ses yeux, n’est pas tout à fait pierre tant qu’elle n’est pas à sa place normale : en retombant à cette place elle vise à se compléter, comme un être vivant qui grandit, et à réaliser ainsi pleinement l’essence du genre pierre[10]. Si cette conception de la loi physique était exacte, la loi ne serait plus une simple relation établie par esprit, la subdivision de la matière en corps ne serait plus relative à notre faculté de percevoir : tous les corps auraient la même individualité que les corps vivants, et les lois de l’univers physique exprimeraient des rapports de parenté réelle entre des genres réels. On sait quelle physique sortit de là, et comment, pour avoir cru à la possibilité d’une science une et définitive, embrassant la totalité du réel et coïncidant avec l’absolu, les anciens durent s’en tenir, en fait, à une traduction plus ou moins grossière du physique en vital.

Mais la même confusion se retrouve chez les modernes, avec cette différence que le rapport entre les deux termes est interverti, que les lois ne sont plus ramenées aux genres, mais les genres aux lois, et que la science, supposée encore une fois une, devient tout entière relative, au lieu d’être tout entière, comme le voulaient les anciens, en coïncidence avec l’absolu. C’est un fait remarquable que l’éclipse du problème des genres dans la philosophie moderne. Notre théorie de la connaissance roule à peu près exclusivement sur la question des lois : les genres devront trouver moyen de s’arranger avec les lois, peu importe comment. La raison en est que notre philosophie a son point de départ dans les grandes découvertes astronomiques et physiques des temps modernes. Les lois de Kepler et de Galilée sont restées, pour elle, le type idéal et unique de toute connaissance. Or, une loi est une relation entre des choses ou entre des faits. Plus précisément, une loi à forme mathématique exprime qu’une certaine grandeur est fonction d’une ou de plusieurs autres variables, convenablement choisies. Or, le choix des grandeurs variables, la répartition de la nature en objets et en faits, a déjà quelque chose de contingent et de conventionnel. Mais admettons que le choix soit tout indiqué, imposé même par l’expérience : la loi n’en restera pas moins une relation, et une relation consiste essentiellement en une comparaison ; elle n’a de réalité objective que pour une intelligence qui se représente en même temps plusieurs termes. Cette intelligence peut n’être pas la mienne ni la vôtre ; une science qui porte sur des lois peut donc être une science objective, que l’expérience contenait par avance et que nous lui faisons simplement dégorger : il n’en est pas moins vrai que la comparaison, si elle n’est l’œuvre de personne en particulier, s’effectue tout au moins impersonnellement, et qu’une expérience faite de lois, c’est-à-dire de termes rapportés à d’autres termes, est une expérience faite de comparaisons, qui a déjà dû traverser, quand nous la recueillons, une atmosphère d’intellectualité. L’idée d’une science et d’une expérience toutes relatives à l’entendement humain est donc implicitement contenue dans la conception d’une science une et intégrale qui se composerait de lois : Kant n’a fait que la dégager. Mais cette conception résulte d’une confusion arbitraire entre la généralité des lois et celle des genres. S’il faut une intelligence pour conditionner des termes les uns par rapport aux autres, on conçoit que, dans certains cas, les termes, eux, puissent exister d’une manière indépendante. Et si, à côté des relations de terme à terme, l’expérience nous présentait aussi des termes indépendants, les genres vivants étant tout autre chose que des systèmes de lois, une moitié au moins de notre connaissance porterait sur la « chose en soi », sur la réalité même. Cette connaissance serait fort difficile, justement parce qu’elle ne construirait plus son objet et serait obligée, au contraire, de le subir ; mais, si peu qu’elle l’entamât, c’est dans l’absolu même qu’elle aurait mordu. Allons plus loin : l’autre moitié de la connaissance ne serait plus aussi radicalement, aussi définitivement relative que le disent certains philosophes, si l’on pouvait établir qu’elle porte sur une réalité d’ordre inverse, réalité que nous exprimons toujours en lois mathématiques, c’est-à-dire en relations qui impliquent des comparaisons, mais qui ne se prête à ce travail que parce qu’elle est lestée de spatialité et par conséquent de géométrie. Quoi qu’il en soit, c’est la confusion des deux espèces d’ordre qu’on trouve derrière le relativisme des modernes, comme elle était déjà sous le dogmatisme des anciens.

Nous en avons assez dit pour marquer l’origine de cette confusion. Elle tient à ce que l’ordre « vital », qui est essentiellement création, se manifeste moins à nous dans son essence que dans quelques-uns de ses accidents : ceux-ci imitent l’ordre physique et géométrique ; ils nous présentent, comme lui, des répétitions qui rendent la généralisation possible, et c’est là tout ce qui nous importe. Il n’est pas douteux que la vie, dans son ensemble, soit une évolution, c’est-à-dire une transformation incessante. Mais la vie ne peut progresser que par l’intermédiaire des vivants, qui en sont dépositaires. Il faut que des milliers et des milliers d’entre eux, à peu près semblables, se répètent les uns les autres dans l’espace et dans le temps, pour que grandisse et mûrisse la nouveauté qu’ils élaborent. Tel, un livre qui s’acheminerait à sa refonte en traversant des milliers de tirages à des milliers d’exemplaires. Il y a toutefois cette différence entre les deux cas que les tirages successifs sont identiques, identiques aussi les exemplaires simultanés du même tirage, au lieu que, ni sur les divers points de l’espace ni aux divers moments du temps, les représentants d’une même espèce ne se ressemblent tout à fait. L’hérédité ne transmet pas seulement les caractères ; elle transmet aussi l’élan en vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même. C’est pourquoi nous disons que la répétition qui sert de base à nos généralisations est essentielle dans l’ordre physique, accidentelle dans l’ordre vital. Celui-là est un ordre « automatique » ; celui-ci est, je ne dirai pas volontaire, mais analogue à l’ordre « voulu ».

Or, dès qu’on s’est représenté clairement la distinction entre l’ordre « voulu » et l’ordre « automatique », l’équivoque dont vit l’idée de désordre se dissipe, et, avec elle, une des principales difficultés du problème de la connaissance.

Le problème capital de la théorie de la connaissance est en effet de savoir comment la science est possible, c’est-à-dire, en somme, pourquoi il y a de l’ordre, et non pas du désordre, dans les choses. L’ordre existe, c’est un fait. Mais d’autre part le désordre, qui nous paraît être moins que de l’ordre, serait, semble-t-il, de droit. L’existence de l’ordre serait donc un mystère à éclaircir, en tous cas un problème à poser. Plus simplement, dès qu’on entreprend de fonder l’ordre, on le tient pour contingent, sinon dans les choses, du moins aux yeux de l’esprit : d’une chose qu’on ne jugerait pas contingente on ne demanderait aucune explication. Si l’ordre ne nous apparaissait pas comme une conquête sur quelque chose, ou comme une addition à quelque chose (qui serait l’ « absence d’ordre »), ni le réalisme antique n’aurait parlé d’une « matière » à laquelle s’ajouterait l’Idée, ni l’idéalisme moderne n’aurait posé une « diversité sensible » que l’entendement organiserait en nature. Et il est incontestable, en effet, que tout ordre est contingent et conçu comme tel. Mais contingent par rapport à quoi ?

La réponse, à notre sens, n’est pas douteuse. Un ordre est contingent, et nous apparaît contingent, par rapport à l’ordre inverse, comme les vers sont contingents par rapport à la prose et la prose par rapport aux vers. Mais, de même que tout parler qui n’est pas prose est vers et nécessairement conçu comme vers, de même que tout parler qui n’est pas vers est prose et nécessairement conçu comme prose, ainsi toute manière d’être qui n’est pas l’un des deux ordres est l’autre, et nécessairement conçue comme l’autre. Mais nous pouvons ne pas nous rendre compte de ce que nous concevons, et n’apercevoir l’idée réellement présente à notre esprit qu’à travers une brume d’états affectifs. On s’en convaincra en considérant l’emploi que nous faisons de l’idée de désordre dans la vie courante. Quand j’entre dans une chambre et que je la juge « en désordre », qu’est-ce que j’entends par là ? La position de chaque objet s’explique par les mouvements automatiques de la personne qui couche dans la chambre, ou par les causes efficientes, quelles qu’elles soient, qui ont mis chaque meuble, chaque vêtement, etc., à la place où ils sont : l’ordre, au second sens du mot, est parfait. Mais c’est l’ordre du premier genre que j’attends, l’ordre que met consciemment dans sa vie une personne rangée, l’ordre voulu enfin et non pas l’automatique. J’appelle alors désordre l’absence de cet ordre. Au fond, tout ce qu’il y a de réel, de perçu et même de conçu dans cette absence de l’un des deux ordres, c’est la présence de l’autre. Mais le second m’est indifférent ici, je ne m’intéresse qu’au premier, et j’exprime la présence du second en fonction du premier, au lieu de l’exprimer, pour ainsi dire, en fonction d’elle-même, en disant que c’est du désordre. Inversement, quand nous déclarons nous représenter un chaos, c’est-à-dire un état de choses où le monde physique n’obéit plus à des lois, à quoi pensons-nous ? Nous imaginons des faits qui apparaîtraient et disparaîtraient capricieusement. Nous commençons par penser à l’univers physique tel que nous le connaissons, avec des effets et des causes bien proportionnés les uns aux autres : puis, par une série de décrets arbitraires, nous augmentons, diminuons, supprimons, de manière à obtenir ce que nous appelons le désordre. En réalité, nous avons substitué du vouloir au mécanisme de la nature ; nous avons remplacé l’ « ordre automatique » par une multitude de volontés élémentaires, autant que nous imaginons d’apparitions et de disparitions de phénomènes. Sans doute, pour que toutes ces petites volontés constituassent un « ordre voulu », il faudrait qu’elles eussent accepté la direction d’une volonté supérieure. Mais, en y regardant de près, on verra que c’est bien ce qu’elles font : notre volonté est là, qui s’objective elle-même tour à tour dans chacune de ces volontés capricieuses, qui prend bien garde à ne pas lier le même au même, à ne pas laisser l’effet proportionnel à la cause, enfin qui fait planer sur l’ensemble des volitions élémentaires une intention simple. Ainsi l’absence de l’un des deux ordres consiste bien encore ici dans la présence de l’autre. — En analysant l’idée de hasard, proche parente de l’idée de désordre, on y trouverait les mêmes éléments. Que le jeu tout mécanique des causes qui arrêtent la roulette sur un numéro me fasse gagner, et par conséquent opère comme eût fait un bon génie soucieux de mes intérêts, que la force toute mécanique du vent arrache du toit une tuile et me la lance sur la tête, c’est-à-dire agisse comme eût fait un mauvais génie conspirant contre ma personne, dans les deux cas je trouve un mécanisme là où j’aurais cherché, là où j’aurais dû rencontrer, semble-t-il, une intention ; c’est ce que j’exprime en parlant de hasard. Et d’un monde anarchique, où les phénomènes se succéderaient au gré de leur caprice, je dirai encore que c’est le règne du hasard, entendant par là que je trouve devant moi des volontés, ou plutôt des décrets, quand c’est du mécanisme que j’attendais. Ainsi s’explique le singulier ballottement de l’esprit quand il tente de définir le hasard. Ni la cause efficiente ni la cause finale ne peuvent lui fournir la définition cherchée. Il oscille, incapable de se fixer, entre l’idée d’une absence de cause finale et celle d’une absence de cause efficiente, chacune de ces deux définitions le renvoyant à l’autre. Le problème reste insoluble, en effet, tant qu’on tient l’idée de hasard pour une pure idée, sans mélange d’affection. Mais, en réalité, le hasard ne fait qu’objectiver l’état d’âme de celui qui se serait attendu à l’une des deux espèces d’ordre, et qui rencontre l’autre. Hasard et désordre sont donc nécessairement conçus comme relatifs. Que si l’on veut se les représenter comme absolus, on s’aperçoit qu’involontairement on va et vient comme une navette entre les deux espèces d’ordre, passant dans celui-ci au moment précis où l’on se surprendrait soi-même dans celui-là, et que la prétendue absence de tout ordre est en réalité la présence des deux avec, en outre, le balancement d’un esprit qui ne se pose définitivement ni sur l’un ni sur l’autre. Pas plus dans les choses que dans notre représentation des choses, il ne peut être question de donner ce désordre pour substrat à l’ordre, puisqu’il implique les deux espèces d’ordre et qu’il est fait de leur combinaison.

Mais notre intelligence passe outre. Par un simple sic jubeo, elle pose un désordre qui serait une « absence d’ordre ». Elle pense ainsi un mot ou une juxtaposition de mots, rien de plus. Qu’elle cherche à mettre sous le mot une idée : elle trouvera que le désordre peut bien être la négation d’un ordre, mais que cette négation est alors la constatation implicite de la présence de l’ordre opposé, constatation sur laquelle nous fermons les yeux parce qu’elle ne nous intéresse pas, ou à laquelle nous échappons en niant à son tour le second ordre, c’est-à-dire, au fond, en rétablissant le premier. Comment parler alors d’une diversité incohérente qu’un entendement organiserait ? On aura beau dire que nul ne suppose cette incohérence réalisée ou réalisable : du moment qu’on en parle, c’est qu’on croit y penser ; or, en analysant l’idée effectivement présente, on n’y trouvera, encore une fois, que la déception de l’esprit devant un ordre qui ne l’intéresse pas, ou une oscillation de l’esprit entre deux espèces d’ordre, ou enfin la représentation pure et simple du mot vide qu’on a créé en accolant le préfixe négatif à un mot qui signifiait quelque chose. Mais c’est cette analyse qu’on néglige de faire. On l’omet, précisément parce qu’on ne songe pas à distinguer deux espèces d’ordre irréductibles l’une à l’autre.

Nous disions en effet que tout ordre apparaît nécessairement comme contingent. S’il y a deux espèces d’ordre, cette contingence de l’ordre s’explique : l’une des formes est contingente par rapport à l’autre. Où je trouve du géométrique, le vital était possible ; où l’ordre est vital, il aurait pu être géométrique. Mais supposons que l’ordre soit partout de même espèce, et comporte simplement des degrés, qui aillent du géométrique au vital. Un ordre déterminé continuant a m’apparaître comme contingent, et ne pouvant plus l’être par rapport à un ordre d’un autre genre, je croirai nécessairement que l’ordre est contingent par rapport à une absence de lui-même, c’est-à-dire par rapport à un état de choses « où il n’y aurait pas d’ordre du tout ». Et cet état de choses, je croirai y penser, parce qu’il est impliqué, semble-t-il, dans la contingence même de l’ordre, qui est un fait incontestable. Je poserai donc, au sommet de la hiérarchie, l’ordre vital, puis, comme une diminution ou une moins haute complication de celui-là, l’ordre géométrique, et enfin, tout en bas, l’absence d’ordre, l’incohérence même, auxquelles l’ordre se superposerait. C’est pourquoi l’incohérence me fera l’effet d’un mot derrière lequel il doit y avoir quelque chose, sinon de réalisé, du moins de pensé. Mais si je remarque que l’état de choses impliqué par la contingence d’un ordre déterminé est simplement la présence de l’ordre contraire, si, par là même, je pose deux espèces d’ordre inverses l’une de l’autre, je m’aperçois qu’entre les deux ordres on ne saurait imaginer de degrés intermédiaires, et qu’on ne saurait davantage descendre de ces deux ordres vers l’ « incohérent ». Ou l’incohérent n’est qu’un mot vide de sens, ou, si je lui donne une signification, c’est à la condition de mettre l’incohérence à mi-chemin entre les deux ordres, et non pas au-dessous de l’un et de l’autre. Il n’y a pas l’incohérent d’abord, puis le géométrique, puis le vital : il y a simplement le géométrique et le vital, puis, par un balancement de l’esprit entre l’un et l’autre, l’idée de l’incohérent. Parler d’une diversité incoordonnée à laquelle l’ordre se surajoute est donc commettre une véritable pétition de principe, car en imaginant l’incoordonné on pose réellement un ordre, ou plutôt on en pose deux.

Cette longue analyse était nécessaire pour montrer comment le réel pourrait passer de la tension à l’extension et de la liberté à la nécessité mécanique par voie d’inversion. Il ne suffisait pas d’établir que ce rapport entre les deux termes nous est suggéré, tout à la fois, par la conscience et par l’expérience sensible. Il fallait prouver que l’ordre géométrique n’a pas besoin d’explication, étant purement et simplement la suppression de l’ordre inverse. Et, pour cela, il était indispensable d’établir que la suppression est toujours une substitution, et même qu’elle est nécessairement conçue comme telle : seules, les exigences de la vie pratique nous suggèrent ici une manière de parler qui nous trompe à la fois sur ce qui se passe dans les choses et sur ce qui est présent à notre pensée. Il faut maintenant que nous examinions de plus près l’inversion dont nous venons de décrire les conséquences. Quel est donc le principe qui n’a qu’a se détendre pour s’étendre, l’interruption de la cause équivalant ici à un renversement de l’effet ?

Faute d’un meilleur mot, nous l’avons appelé conscience. Mais il ne s’agit pas de cette conscience diminuée qui fonctionne en chacun de nous. Notre conscience à nous est la conscience d’un certain être vivant, placé en un certain point de l’espace ; et, si elle va bien dans la même direction que son principe, elle est sans cesse tirée en sens inverse, obligée, quoiqu’elle marche en avant, de regarder en arrière. Cette vision rétrospective est, comme nous l’avons montré, la fonction naturelle de l’intelligence et par conséquent de la conscience distincte. Pour que notre conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu’elle se détachât du tout fait et s’attachât au se faisant. Il faudrait que, se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté de voir ne fît plus qu’un avec l’acte de vouloir. Effort douloureux, que nous pouvons donner brusquement en violentant la nature, mais non pas soutenir au delà de quelques instants. Dans l’action libre, quand nous contractons tout notre être pour le lancer en avant, nous avons la conscience plus ou moins claire des motifs et des mobiles, et même, à la rigueur, du devenir par lequel ils s’organisent en acte ; mais le pur vouloir, le courant qui traverse cette matière en lui communiquant la vie, est chose que nous sentons à peine, que tout au plus nous effleurons au passage. Essayons de nous y installer, ne fût-ce que pour un moment : même alors, c’est un vouloir individuel, fragmentaire, que nous saisirons. Pour arriver au principe de toute vie comme aussi de toute matérialité, il faudrait aller plus loin encore. Est-ce impossible ? non, certes ; l’histoire de la philosophie est là pour en témoigner. Il n’y a pas de système durable qui ne soit, dans quelques-unes au moins de ses parties, vivifié par l’intuition. La dialectique est nécessaire pour mettre l’intuition à l’épreuve, nécessaire aussi pour que l’intuition se réfracte en concepts et se propage à d’autres hommes ; mais elle ne fait, bien souvent, que développer le résultat de cette intuition qui la dépasse. À vrai dire, les deux démarches sont de sens contraires : le même effort, par lequel on lie des idées à des idées, fait évanouir l’intuition que les idées se proposaient d’emmagasiner. Le philosophe est obligé d’abandonner l’intuition une fois qu’il en a reçu l’élan, et de se fier à lui-même pour continuer le mouvement, en poussant maintenant les concepts les uns derrière les autres. Mais bien vite il sent qu’il a perdu pied ; un nouveau contact devient nécessaire ; il faudra défaire la plus grande partie de ce qu’on avait fait. En résumé, la dialectique est ce qui assure l’accord de notre pensée avec elle-même. Mais par la dialectique, — qui n’est qu’une détente de l’intuition, — bien des accords différents sont possibles, et il n’y a pourtant qu’une vérité. L’intuition, si elle pouvait se prolonger au delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux. Telle qu’elle existe, fuyante et incomplète, elle est, dans chaque système, ce qui vaut mieux que le système et ce qui lui survit. L’objet de la philosophie serait atteint si cette intuition pouvait se soutenir, se généraliser, et surtout s’assurer des points de repère extérieurs pour ne pas s’égarer. Pour cela, un va-et-vient continuel est nécessaire entre la nature et l’esprit.

Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, et notre vouloir lui-même dans l’impulsion qu’il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin. Notre volonté fait déjà ce miracle. Toute œuvre humaine qui renferme une part d’invention, tout acte volontaire qui renferme une part de liberté, tout mouvement d’un organisme qui manifeste de la spontanéité, apporte quelque chose de nouveau dans le monde. Ce ne sont là, il est vrai, que des créations de forme. Comment seraient-elles autre chose ? Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière, c’est-à-dire de parties congelées de sa substance qu’il charrie le long de son parcours. Dans la composition d’une œuvre géniale comme dans une simple décision libre, nous avons beau tendre au plus haut point le ressort de notre activité et créer ainsi ce qu’aucun assemblage pur et simple de matériaux n’aurait pu donner (quelle juxtaposition de courbes connues équivaudra jamais au trait de crayon d’un grand artiste ?), il n’y en a pas moins ici des éléments qui préexistent et survivent à leur organisation. Mais si un simple arrêt de l’action génératrice de la forme pouvait en constituer la matière (les lignes originales dessinées par l’artiste ne sont-elles pas déjà, elles-mêmes, la fixation et comme la congélation d’un mouvement ?), une création de matière ne serait ni incompréhensible ni inadmissible. Car nous saisissons du dedans, nous vivons à tout instant une création de forme, et ce serait précisément là, dans les cas où la forme est pure et où le courant créateur s’interrompt momentanément, une création de matière. Considérons toutes les lettres de l’alphabet qui entrent dans la composition de tout ce qui a jamais été écrit : nous ne concevons pas que d’autres lettres surgissent et viennent s’ajouter à celles-là pour faire un nouveau poème. Mais que le poète crée le poème et que la pensée humaine s’en enrichisse, nous le comprenons fort bien : cette création est un acte simple de l’esprit, et l’action n’a qu’à faire une pause, au lieu de se continuer en une création nouvelle, pour que, d’elle-même, elle s’éparpille en mots qui se dissocient en lettres qui s’ajouteront à tout ce qu’il y avait déjà de lettres dans le monde. Ainsi, que le nombre des atomes composant à un moment donné l’univers matériel augmente, cela heurte nos habitudes d’esprit, cela contredit notre expérience. Mais qu’une réalité d’un tout autre ordre, et qui tranche sur l’atome comme la pensée du poète sur les lettres de l’alphabet, croisse par des additions brusques, cela n’est pas inadmissible ; et l’envers de chaque addition pourrait bien être un monde, ce que nous nous représentons, symboliquement d’ailleurs, comme une juxtaposition d’atomes.

Le mystère répandu sur l’existence de l’univers vient pour une forte part, en effet, de ce que nous voulons que la genèse s’en soit faite d’un seul coup, ou bien alors que toute matière soit éternelle. Qu’on parle de création ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas c’est la totalité de l’univers qu’on met en cause. En approfondissant cette habitude d’esprit, on y trouverait le préjugé que nous analyserons dans notre prochain chapitre, l’idée, commune aux matérialistes et à leurs adversaires, qu’il n’y a pas de durée réellement agissante et que l’absolu — matière ou esprit — ne saurait prendre place dans le temps concret, dans le temps que nous sentons être l’étoffe même de notre vie : d’où résulterait que tout est donné une fois pour toutes, et qu’il faut poser de toute éternité ou la multiplicité matérielle elle-même, ou l’acte créateur de cette multiplicité, donné en bloc dans l’essence divine. Une fois déraciné ce préjugé, l’idée de création devient plus claire, car elle se confond avec celle d’accroissement. Mais ce n’est plus alors de l’univers dans sa totalité que nous devrons parler.

Pourquoi en parlerions-nous ? L’univers est un assemblage de systèmes solaires que nous avons tout lieu de croire analogues au nôtre. Sans doute, ces systèmes ne sont pas absolument indépendants les uns des autres. Notre soleil rayonne de la chaleur et de la lumière au delà de la planète la plus lointaine, et d’autre part notre système solaire tout entier se meut dans une direction définie, comme s’il y était attiré. Il y a donc un lien entre les mondes. Mais ce lien peut être considéré comme infiniment lâche en comparaison de la solidarité qui unit les parties d’un même monde entre elles. De sorte que ce n’est pas artificiellement, pour des raisons de simple commodité, que nous isolons notre système solaire, la nature elle-même nous invite à l’isoler. En tant qu’êtres vivants, nous dépendons de la planète où nous sommes et du soleil qui l’alimente, mais de rien autre chose. En tant qu’êtres pensants, nous pouvons appliquer les lois de notre physique à notre monde à nous, et sans doute aussi les étendre à chacun des mondes pris isolément, mais rien ne dit qu’elles s’appliquent encore à l’univers entier, ni même qu’une telle affirmation ait un sens, car l’univers n’est pas fait, mais se fait sans cesse. Il s’accroît sans doute indéfiniment par l’adjonction de mondes nouveaux.

Étendons alors à l’ensemble de notre système solaire, mais limitons à ce système relativement clos, comme aux autres systèmes relativement clos, les deux lois les plus générales de notre science, le principe de la conservation de l’énergie et celui de la dégradation. Voyons ce qui en résultera. Il faut d’abord remarquer que ces deux principes n’ont pas la même portée métaphysique. Le premier est une loi quantitative, et par conséquent relative, en partie, à nos procédés de mesure. Il dit que, dans un système supposé clos, l’énergie totale, c’est-à-dire la somme des énergies cinétique et potentielle, reste constante. Or, s’il n’y avait que de l’énergie cinétique dans le monde, ou même s’il n’y avait, en outre de l’énergie cinétique, qu’une seule espèce d’énergie potentielle, l’artifice de la mesure ne suffirait pas à rendre la loi artificielle. La loi de conservation de l’énergie exprimerait bien que quelque chose se conserve en quantité constante. Mais il y a en réalité des énergies de nature diverse[11], et la mesure de chacune d’elles a été évidemment choisie de manière à justifier le principe de la conservation de l’énergie. La part de convention inhérente à ce principe est donc assez grande, encore qu’il y ait sans doute, entre les variations des diverses énergies composant un même système, une solidarité qui a précisément rendu possible l’extension du principe par des mesures convenablement choisies. Si donc le philosophe fait application de ce principe à l’ensemble du système solaire, il devra tout au moins en estomper les contours. La loi de conservation de l’énergie ne pourra plus exprimer ici la permanence objective d’une certaine quantité d’une certaine chose, mais plutôt la nécessité pour tout changement qui se produit d’être contre-balancé, quelque part, par un changement de sens contraire. C’est dire que, même si elle régit l’ensemble de notre système solaire, la loi de conservation de l’énergie nous renseigne sur le rapport d’un fragment de ce monde à un autre fragment plutôt que sur la nature du tout.

Il en est autrement du second principe de la thermodynamique. La loi de dégradation de l’énergie, en effet, ne porte pas essentiellement sur des grandeurs. Sans doute l’idée première en naquit, dans la pensée de Carnot, de certaines considérations quantitatives sur le rendement des machines thermiques. Sans doute aussi, c’est en termes mathématiques que Clausius la généralisa, et c’est à la conception d’une grandeur calculable, l’ « entropie », qu’il aboutit. Ces précisions sont nécessaires aux applications. Mais la loi resterait vaguement formulable et aurait pu, à la rigueur, être formulée en gros, lors même qu’on n’eût jamais songé à mesurer les diverses énergies du monde physique, lors même qu’on n’eût pas créé le concept d’énergie. Elle exprime essentiellement, en effet, que tous les changements physiques ont une tendance à se dégrader en chaleur, et que la chaleur elle-même tend à se répartir d’une manière uniforme entre les corps. Sous cette forme moins précise, elle devient indépendante de toute convention ; elle est la plus métaphysique des lois de la physique, en ce qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifices de mesure, la direction où marche le monde. Elle dit que les changements visibles et hétérogènes les uns aux autres se dilueront de plus en plus en changements invisibles et homogènes, et que l’instabilité à laquelle nous devons la richesse et la variété des changements s’accomplissant dans notre système solaire cédera peu à peu la place à la stabilité relative d’ébranlements élémentaires qui se répéteront indéfiniment les uns les autres. Tel, un homme qui conserverait ses forces mais les consacrerait de moins en moins à des actes, et finirait par les employer tout entières à faire respirer ses poumons et palpiter son cœur.

Envisagé de ce point de vue, un monde tel que notre système solaire apparaît comme épuisant à tout instant quelque chose de la mutabilité qu’il contient. Au début était le maximum d’utilisation possible de l’énergie : cette mutabilité est allée sans cesse en diminuant. D’où vient-elle ? On pourrait d’abord supposer qu’elle est venue de quelque autre point de l’espace, mais la difficulté ne serait que reculée, et pour cette source extérieure de mutabilité la même question se poserait. On pourrait ajouter, il est vrai, que le nombre des mondes capables de se passer de la mutabilité les uns aux autres est illimité, que la somme de mutabilité contenue dans l’univers est infinie, et que, dès lors, il n’y a pas plus lieu d’en rechercher l’origine que d’en prévoir la fin. Une hypothèse de ce genre est aussi irréfutable qu’elle est indémontrable ; mais parler d’un univers infini consiste à admettre une coïncidence parfaite de la matière avec l’espace abstrait, et par conséquent une extériorité absolue de toutes les parties de la matière les unes par rapport aux autres. Nous avons vu plus haut ce qu’il faut penser de cette dernière thèse, et combien il est difficile de la concilier avec l’idée d’une influence réciproque de toutes les parties de la matière les unes sur les autres, influence à laquelle on prétend justement ici faire appel. On pourrait enfin supposer que l’instabilité générale est sortie d’un état général de stabilité, que la période où nous sommes, et pendant laquelle l’énergie utilisable va en diminuant, a été précédée d’une période où la mutabilité était en voie d’accroissement, que d’ailleurs les alternatives d’accroissement et de diminution se succèdent sans fin. Cette hypothèse est théoriquement concevable, comme on l’a montré avec précision dans ces derniers temps ; mais, d’après les calculs de Boltzmann, elle est d’une improbabilité mathématique qui passe toute imagination et qui équivaut, pratiquement, à l’impossibilité absolue[12]. En réalité, le problème est insoluble si l’on se maintient sur le terrain de la physique, car le physicien est obligé d’attacher l’énergie à des particules étendues, et, même s’il ne voit dans les particules que des réservoirs d’énergie, il reste dans l’espace : il mentirait à son rôle s’il cherchait l’origine de ces énergies dans un processus extra-spatial. C’est bien là cependant, à notre sens, qu’il faut la chercher.

Considère-t-on in abstracto l’étendue en général ? L’extension apparaît seulement, disions-nous, comme une tension qui s’interrompt. S’attache-t-on à la réalité concrète qui remplit cette étendue ? L’ordre qui y règne, et qui se manifeste par les lois de la nature, est un ordre qui doit naître de lui-même quand l’ordre inverse est supprimé : une détente du vouloir produirait précisément cette suppression. Enfin, voici que le sens où marche cette réalité nous suggère maintenant l’idée d’une chose qui se défait ; là est, sans aucun doute, un des traits essentiels de la matérialité. Que conclure de là, sinon que le processus par lequel cette chose se fait est dirigé en sens contraire des processus physiques et qu’il est dès lors, par définition même, immatériel ? Notre vision du monde matériel est celle d’un poids qui tombe ; aucune image tirée de la matière proprement dite ne nous donnera une idée du poids qui s’élève. Mais cette conclusion sera à nous avec plus de force encore si nous serrons de plus près la réalité concrète, si nous considérons, non plus seulement la matière en général, mais, à l’intérieur de cette matière, les corps vivants.

Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. Par là elles nous laissent entrevoir la possibilité, la nécessité même, d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption. Certes, la vie qui évolue à la surface de notre planète est attachée à de la matière. Si elle était pure conscience, à plus forte raison supraconscience, elle serait pure activité créatrice. De fait, elle est rivée à un organisme qui la soumet aux lois générales de la matière inerte. Mais tout se passe comme si elle faisait son possible pour s’affranchir de ces lois. Elle n’a pas le pouvoir de renverser la direction des changements physiques, telle que le principe de Carnot la détermine. Du moins se comporte-t-elle absolument comme ferait une force qui, laissée à elle-même, travaillerait dans la direction inverse. Incapable d’arrêter la marche des changements matériels, elle arrive cependant à la retarder. L’évolution de la vie continue en effet, comme nous l’avons montré, une impulsion initiale ; cette impulsion, qui a déterminé le développement de la fonction chlorophyllienne dans la plante et du système sensori-moteur chez l’animal, amène la vie à des actes de plus en plus efficaces par la fabrication et l’emploi d’explosifs de plus en plus puissants. Or, que représentent ces explosifs sinon un emmagasinage de l’énergie solaire, énergie dont la dégradation se trouve ainsi provisoirement suspendue en quelques-uns des points où elle se déversait ? L’énergie utilisable que l’explosif recèle se dépensera, sans doute, au moment de l’explosion ; mais elle se fût dépensée plus tôt si un organisme ne s’était trouvé là pour en arrêter la dissipation, pour la retenir et l’additionner avec elle-même. Telle qu’elle se présente aujourd’hui à nos yeux, au point où l’a amenée une scission des tendances, complémentaires l’une de l’autre, qu’elle renfermait en elle, la vie est suspendue tout entière à la fonction chlorophyllienne de la plante. C’est dire qu’envisagée dans son impulsion initiale, avant toute scission, elle était une tendance à accumuler dans un réservoir, comme font surtout les parties vertes des végétaux, en vue d’une dépense instantanée efficace, comme celle qu’effectue l’animal, quelque chose qui se fût écoulé sans elle. Elle est comme un effort pour relever le poids qui tombe. Elle ne réussit, il est vrai, qu’à en retarder la chute. Du moins peut-elle nous donner une idée de ce que fut l’élévation du poids[13].

Imaginons donc un récipient plein de vapeur à une haute tension, et, çà et là, dans les parois du vase, une fissure par où la vapeur s’échappe en jet. La vapeur lancée en l’air se condense presque tout entière en gouttelettes qui retombent, et cette condensation et cette chute représentent simplement la perte de quelque chose, une interruption, un déficit. Mais une faible partie du jet de vapeur subsiste, non condensée, pendant quelques instants ; celle-là fait effort pour relever les gouttes qui tombent ; elle arrive, tout au plus, à en ralentir la chute. Ainsi, d’un immense réservoir de vie doivent s’élancer sans cesse des jets, dont chacun, retombant, est un monde. L’évolution des espèces vivantes à l’intérieur de ce monde représente ce qui subsiste de la direction primitive du jet originel, et d’une impulsion qui se continue en sens inverse de la matérialité. Mais ne nous attachons pas trop à cette comparaison. Elle ne nous donnerait de la réalité qu’une image affaiblie et même trompeuse, car la fissure, le jet de vapeur, le soulèvement des gouttelettes sont déterminés nécessairement, au lieu que la création d’un monde est un acte libre et que la vie, à l’intérieur du monde matériel, participe de cette liberté. Pensons donc plutôt à un geste comme celui du bras qu’on lève ; puis supposons que le bras, abandonné à lui-même, retombe, et que pourtant subsiste en lui, s’efforçant de le relever, quelque chose du vouloir qui l’anima : avec cette image d’un geste créateur qui se défait nous aurons déjà une représentation plus exacte de la matière. Et nous verrons alors, dans l’activité vitale, ce qui subsiste du mouvement direct dans le mouvement inverti, une réalité qui se fait à travers celle qui se défait.

Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire. Nous montrerons, dans notre prochain chapitre, l’origine de cette illusion. Elle est naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faite pour nous représenter des choses et des états plutôt que des changements et des actes. Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions. Plus particulièrement, si je considère le monde où nous vivons, je trouve que l’évolution automatique et rigoureusement déterminée de ce tout bien lié est de l’action qui se défait, et que les formes imprévues qu’y découpe la vie, formes capables de se prolonger elles-mêmes en mouvements imprévus, représentent de l’action qui se fait. Or, j’ai tout lieu de croire que les autres mondes sont analogues au nôtre, que les choses s’y passent de la même manière. Et je sais qu’ils ne se sont pas tous constitués en même temps, puisque l’observation me montre, aujourd’hui même, des nébuleuses en voie de concentration. Si, partout, c’est la même espèce d’action qui s’accomplit, soit qu’elle se défasse soit quelle tente de se refaire, j’exprime simplement cette similitude probable quand je parle d’un centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouquet, — pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère ; nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement. Que des choses nouvelles puissent s’ajouter aux choses qui existent, cela est absurde, sans aucun doute, puisque la chose résulte d’une solidification opérée par notre entendement, et qu’il n’y a jamais d’autres choses que celles que l’entendement a constituées. Parler de choses qui se créent reviendrait donc à dire que l’entendement se donne plus qu’il ne se donne, — affirmation contradictoire avec elle-même, représentation vide et vaine. Mais que l’action grossisse en avançant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun de nous constate quand il se regarde agir. Les choses se constituent par la coupe instantanée que l’entendement pratique, à un moment donné, dans un flux de ce genre, et ce qui est mystérieux quand on compare entre elles les coupes devient clair quand on se reporte au flux. Même, les modalités de l’action créatrice, en tant que celle-ci se poursuit dans l’organisation des formes vivantes, se simplifient singulièrement quand on les prend de ce biais. Devant la complexité d’un organisme et la multitude quasi-infinie d’analyses et de synthèses entrelacées qu’elle présuppose, notre entendement recule déconcerté. Que le jeu pur et simple des forces physiques et chimiques puisse faire cette merveille, nous avons peine à le croire. Et si c’est une science profonde qui est à l’œuvre, comment comprendre l’influence exercée sur la matière sans forme par cette forme sans matière ? Mais la difficulté naît de ce qu’on se représente, statiquement, des particules matérielles toutes faites, juxtaposées les unes aux autres, et, statiquement aussi, une cause extérieure qui plaquerait sur elles une organisation savante. En réalité la vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse, et chacun de ces deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux indivisé, indivisée aussi étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants. De ces deux courants, le second contrarie le premier, mais le premier obtient tout de même quelque chose du second : il en résulte entre eux un modus vivendi, qui est précisément l’organisation. Cette organisation prend pour nos sens et pour notre intelligence la forme de parties entièrement extérieures à des parties dans le temps et dans l’espace. Non seulement nous fermons les yeux sur l’unité de l’élan qui, traversant les générations, relie les individus aux individus, les espèces aux espèces, et fait de la série entière des vivants une seule immense vague courant sur la matière, mais chaque individu lui-même nous apparaît comme un agrégat, agrégat de molécules et agrégat de faits. La raison s’en trouverait dans la structure de notre intelligence, qui est faite pour agir du dehors sur la matière et qui n’y arrive qu’en pratiquant, dans le flux du réel, des coupes instantanées dont chacune devient, dans sa fixité, indéfiniment décomposable. N’apercevant, dans un organisme, que des parties extérieures à des parties, l’entendement n’a le choix qu’entre deux systèmes d’explication : ou tenir l’organisation infiniment compliquée (et, par là, infiniment savante) pour un assemblage fortuit, ou la rapporter à l’influence incompréhensible d’une force extérieure qui en aurait groupé les éléments. Mais cette complication est l’œuvre de l’entendement, cette incompréhensibilité est son œuvre aussi. Essayons de voir, non plus avec les yeux de la seule intelligence, qui ne saisit que le tout fait et qui regarde du dehors, mais avec l’esprit, je veux dire avec cette faculté de voir qui est immanente à la faculté d’agir et qui jaillit, en quelque sorte, de la torsion du vouloir sur lui-même. Tout se remettra en mouvement, et tout se résoudra en mouvement. Là où l’entendement, s’exerçant sur l’image supposée fixe de l’action en marche, nous montrait des parties infiniment multiples et un ordre infiniment savant, nous devinerons un processus simple, une action qui se fait à travers une action du même genre qui se défait, quelque chose comme le chemin que se fraye la dernière fusée du feu d’artifice parmi les débris qui retombent des fusées éteintes.


De ce point de vue s’éclaireront et se compléteront les considérations générales que nous présentions sur l’évolution de la vie. On dégagera plus nettement ce qu’il y a d’accidentel, ce qu’il y a d’essentiel dans cette évolution.

L’élan de vie dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu’il rencontre devant lui la matière, c’est-à-dire le mouvement inverse du sien. Mais il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté. Comment s’y prend-il ?

Un animal élevé dans la série peut se représenter en gros, disions-nous, par un système nerveux sensori-moteur posé sur des systèmes digestif, respiratoire, circulatoire, etc. Ces derniers ont pour rôle de le nettoyer, de le réparer, de le protéger, de le rendre aussi indépendant que possible des circonstances extérieures, mais, par-dessus tout, de lui fournir l’énergie qu’il dépensera en mouvements. La complexité croissante de l’organisme tient donc théoriquement (malgré les innombrables exceptions dues aux accidents de l’évolution) à la nécessité de compliquer le système nerveux. Chaque complication d’une partie quelconque de l’organisme en entraîne d’ailleurs beaucoup d’autres, parce qu’il faut bien que cette partie elle-même vive, tout changement en un point du corps ayant sa répercussion partout. La complication pourra donc aller à l’infini dans tous les sens : mais c’est la complication du système nerveux qui conditionne les autres en droit, sinon toujours en fait. Maintenant, en quoi consiste le progrès du système nerveux lui-même ? En un développement simultané de l’activité automatique et de l’activité volontaire, la première fournissant à la seconde un instrument approprié. Ainsi, dans un organisme tel que le nôtre, un nombre considérable de mécanismes moteurs se montent dans la moelle et dans le bulbe, n’attendant qu’un signal pour libérer l’acte correspondant ; la volonté s’emploie, dans certains cas, à monter le mécanisme lui-même, et, dans les autres, à choisir les mécanismes à déclancher, la manière de les combiner ensemble, le moment du déclanchement. La volonté d’un animal est d’autant plus efficace, d’autant plus intense aussi, qu’elle a le choix entre un plus grand nombre de ces mécanismes, que le carrefour où toutes les voies motrices se croisent est plus compliqué, ou, en d’autres termes, que son cerveau atteint un développement plus considérable. Ainsi, le progrès du système nerveux assure à l’acte une précision croissante, une variété croissante, une efficacité et une indépendance croissantes. L’organisme se comporte de plus en plus comme une machine à agir qui se reconstruirait tout entière pour chaque action nouvelle, comme si elle était de caoutchouc et pouvait, à tout instant, changer la forme de toutes ses pièces. Mais, avant l’apparition du système nerveux, avant même la formation d’un organisme proprement dit, déjà dans la masse indifférenciée de l’Amibe se manifestait cette propriété essentielle de la vie animale. L’Amibe se déforme dans des directions variables ; sa masse entière fait donc ce que la différenciation des parties localisera dans un système sensori-moteur chez l’animal développé. Ne le faisant que d’une manière rudimentaire, elle est dispensée de la complication des organismes supérieurs : point n’est besoin ici que des éléments auxiliaires passent à des éléments moteurs de l’énergie à dépenser ; l’animal indivisé se meut, et indivisé aussi se procure de l’énergie par l’intermédiaire des substances organiques qu’il s’assimile. Ainsi, qu’on se place en bas ou en haut de la série des animaux, on trouve toujours que la vie animale consiste 1° à se procurer une provision d’énergie, 2° à la dépenser, par l’entremise d’une matière aussi souple que possible, dans des directions variables et imprévues.

Maintenant, d’où vient l’énergie ? De l’aliment ingéré, car l’aliment est une espèce d’explosif, qui n’attend que l’étincelle pour se décharger de l’énergie qu’il emmagasine. Qui a fabriqué cet explosif ? L’aliment peut être la chair d’un animal qui se sera nourri d’animaux, et ainsi de suite ; mais, en fin de compte, c’est au végétal qu’on aboutira. Lui seul recueille véritablement l’énergie solaire. Les animaux ne font que la lui emprunter, ou directement, ou en se la repassant les uns aux autres. Comment la plante a-t-elle emmagasiné cette énergie ? Par la fonction chlorophyllienne surtout, c’est-à-dire par un chimisme sui generis dont nous n’avons pas la clef, et qui ne ressemble probablement pas à celui de nos laboratoires. L’opération consiste à se servir de l’énergie solaire pour fixer le carbone de l’acide carbonique, et, par là, à emmagasiner cette énergie comme on emmagasinerait celle d’un porteur d’eau en l’employant à remplir un réservoir surélevé : l’eau une fois montée pourra mettre en mouvement, comme on voudra et quand on voudra, un moulin ou une turbine. Chaque atome de carbone fixé représente quelque chose comme l’élévation de ce poids d’eau, ou comme la tension d’un fil élastique qui aurait uni le carbone à l’oxygène dans l’acide carbonique. L’élastique se détendra, le poids retombera, l’énergie mise en réserve se retrouvera, enfin, le jour où, par un simple déclanchement, on permettra au carbone d’aller rejoindre son oxygène.

De sorte que la vie tout entière, animale et végétale, dans ce qu’elle a d’essentiel, apparaît comme un effort pour accumuler de l’énergie et pour la lâcher ensuite dans des canaux flexibles, déformables, à l’extrémité desquels elle accomplira des travaux infiniment variés. Voilà ce que l’élan vital, traversant la matière, voudrait obtenir tout d’un coup. Il y réussirait, sans doute, si sa puissance était illimitée ou si quelque aide lui pouvait venir du dehors. Mais l’élan est fini, et il a été donné une fois pour toutes. Il ne peut pas surmonter tous les obstacles. Le mouvement qu’il imprime est tantôt dévié, tantôt divisé, toujours contrarié, et l’évolution du monde organisé n’est que le déroulement de cette lutte. La première grande scission qui dut s’effectuer fut celle des deux règnes végétal et animal, qui se trouvent ainsi être complémentaires l’un de l’autre, sans que cependant un accord ait été établi entre eux. Ce n’est pas pour l’animal que la plante accumule de l’énergie, c’est pour sa consommation propre ; mais sa dépense à elle est moins discontinue, moins ramassée et moins efficace, par conséquent, que ne l’exigeait l’élan initial de la vie, dirigé essentiellement vers des actes libres : le même organisme ne pouvait soutenir avec une égale force les deux rôles à la fois, accumuler graduellement et utiliser brusquement. C’est pourquoi, d’eux-mêmes, sans aucune intervention extérieure, par le seul effet de la dualité de tendance impliquée dans l’élan originel et de la résistance opposée par la matière à cet élan, les organismes appuyèrent les uns dans la première direction, les autres dans la seconde. À ce dédoublement en succédèrent beaucoup d’autres. De là les lignes divergentes d’évolution, au moins dans ce qu’elles ont d’essentiel. Mais il y faut tenir compte des régressions, des arrêts, des accidents de tout genre. Et il faut se rappeler, surtout, que chaque espèce se comporte comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à elle au lieu de la traverser. Elle ne pense qu’à elle, elle ne vit que pour elle. De là les luttes sans nombre dont la nature est le théâtre. De là une désharmonie frappante et choquante, mais dont nous ne devons pas rendre responsable le principe même de la vie.

La part de la contingence est donc grande dans l’évolution. Contingentes, le plus souvent, sont les formes adoptées, ou plutôt inventées. Contingente, relative aux obstacles rencontrés en tel lieu, à tel moment, la dissociation de la tendance primordiale en telles et telles tendances complémentaires qui créent des lignes divergentes d’évolution. Contingents les arrêts et les reculs ; contingentes, dans une large mesure, les adaptations. Deux choses seulement sont nécessaires : 1° une accumulation graduelle d’énergie, 2° une canalisation élastique de cette énergie dans des directions variables et indéterminables, au bout desquelles sont les actes libres.

Ce double résultat a été obtenu d’une certaine manière sur notre planète. Mais il eût pu l’être par de tout autres moyens. Point n’était nécessaire que la vie jetât son dévolu sur le carbone de l’acide carbonique principalement. L’essentiel était pour elle d’emmagasiner de l’énergie solaire ; mais, au lieu de demander au Soleil d’écarter les uns des autres, par exemple, des atomes d’oxygène et de carbone, elle eût pu (théoriquement du moins, et abstraction faite de difficultés d’exécution peut-être insurmontables) lui proposer d’autres éléments chimiques, qu’il aurait dès lors fallu associer ou dissocier par des moyens physiques tout différents. Et, si l’élément caractéristique des substances énergétiques de l’organisme eût été autre que le carbone, l’élément caractéristique des substances plastiques eût probablement été autre que l’azote. La chimie des corps vivants eût donc été radicalement différente de ce qu’elle est. Il en serait résulté des formes vivantes sans analogie avec celles que nous connaissons, dont l’anatomie eût été autre, la physiologie autre. Seule, la fonction sensori-motrice se fût conservée, sinon dans son mécanisme, du moins dans ses effets. Il est donc vraisemblable que la vie se déroule sur d’autres planètes, dans d’autres systèmes solaires aussi, sous des formes dont nous n’avons aucune idée, dans des conditions physiques auxquelles elle nous paraît, du point de vue de notre physiologie, répugner absolument. Si elle vise essentiellement à capter de l’énergie utilisable pour la dépenser en actions explosives, elle choisit sans doute dans chaque système solaire et sur chaque planète, comme elle le fait sur la terre, les moyens les plus propres à obtenir ce résultat dans les conditions qui lui sont faites. Voilà du moins ce que dit le raisonnement par analogie, et c’est user à rebours de ce raisonnement que de déclarer la vie impossible là où d’autres conditions lui sont faites que sur la terre. La vérité est que la vie est possible partout où l’énergie descend la pente indiquée par la loi de Carnot et où une cause, de direction inverse, peut retarder la descente, — c’est-à-dire, sans doute, dans tous les mondes suspendus à toutes les étoiles. Allons plus loin : il n’est même pas nécessaire que la vie se concentre et se précise dans des organismes proprement dits, c’est-à-dire dans des corps définis qui présentent à l’écoulement de l’énergie des canaux une fois faits, encore qu’élastiques. On conçoit (quoiqu’on n’arrive guère à l’imaginer) que de l’énergie puisse être mise en réserve et ensuite dépensée sur des lignes variables courant à travers une matière non encore solidifiée. Tout l’essentiel de la vie serait là, puisqu’il y aurait encore accumulation lente d’énergie et détente brusque. Entre cette vitalité, vague et floue, et la vitalité définie que nous connaissons, il n’y aurait guère plus de différence qu’il n’y en a, dans notre vie psychologique, entre l’état de rêve et l’état de veille. Telle a pu être la condition de la vie dans notre nébuleuse avant que la condensation de la matière fût achevée, s’il est vrai que la vie prenne son essor au moment même où, par l’effet d’un mouvement inverse, la matière nébulaire apparaît.

On conçoit donc que la vie eût pu revêtir un tout autre aspect extérieur et dessiner des formes très différentes de celles que nous lui connaissons. Avec un autre substrat chimique, dans d’autres conditions physiques, l’impulsion fût restée la même, mais elle se fût scindée bien différemment en cours de route et, dans l’ensemble, un autre chemin eût été parcouru, — moins de chemin peut-être, peut-être aussi davantage. En tout cas, de la série entière des vivants, aucun terme n’eût été ce qu’il est. Maintenant, était-il nécessaire qu’il y eût une série et des termes ? Pourquoi l’élan unique ne se serait-il pas imprimé à un corps unique, qui eût évolué indéfiniment ?

Cette question se pose, sans doute, quand on compare la vie à un élan. Et il faut la comparer à un élan, parce qu’il n’y a pas d’image, empruntée au monde physique, qui puisse en donner plus approximativement l’idée. Mais ce n’est qu’une image. La vie est en réalité d’ordre psychologique, et il est de l’essence du psychique d’envelopper une pluralité confuse de termes qui s’entrepénètrent. Dans l’espace, et dans l’espace seul, sans aucun doute, est possible la multiplicité distincte : un point est absolument extérieur à un autre point. Mais l’unité pure et vide ne se rencontre, elle aussi, que dans l’espace : c’est celle d’un point mathématique. Unité et multiplicité abstraites sont, comme on voudra, des déterminations de l’espace ou des catégories de l’entendement, spatialité et intellectualité étant calquées l’une sur l’autre. Mais ce qui est de nature psychologique ne saurait s’appliquer exactement sur l’espace ni entrer tout à fait dans les cadres de l’entendement. Ma personne, à un moment donné, est-elle une ou multiple ? Si je la déclare une, des voix intérieures surgissent et protestent, celles des sensations, sentiments, représentations entre lesquels mon individualité se partage. Mais si je la fais distinctement multiple, ma conscience s’insurge tout aussi fort ; elle affirme que mes sensations, mes sentiments, mes pensées sont des abstractions que j’opère sur moi-même, et que chacun de mes états implique tous les autres. Je suis donc — il faut bien adopter le langage de l’entendement, puisque l’entendement seul a un langage — unité multiple et multiplicité une[14] ; mais unité et multiplicité ne sont que des vues prises sur ma personnalité par un entendement qui braque sur moi ses catégories : je n’entre ni dans l’une ni dans l’autre ni dans les deux à la fois, quoique les deux, réunies, puissent donner une imitation approximative de cette interpénétration réciproque et de cette continuité que je trouve au fond de moi-même. Telle est ma vie intérieure, et telle est aussi la vie en général. Si, dans son contact avec la matière, la vie est comparable à une impulsion ou à un élan, envisagée en elle-même elle est une immensité de virtualité, un empiètement mutuel de mille et mille tendances qui ne seront pourtant « mille et mille » qu’une fois extériorisées les unes par rapport aux autres, c’est-à-dire spatialisées. Le contact avec la matière décide de cette dissociation. La matière divise effectivement ce qui n’était que virtuellement multiple, et, en ce sens, l’individuation est en partie l’œuvre de la matière, en partie l’effet de ce que la vie porte en elle. C’est ainsi que d’un sentiment poétique s’explicitant en strophes distinctes, en vers distincts, en mots distincts, on pourra dire qu’il contenait cette multiplicité d’éléments individués et que pourtant c’est la matérialité du langage qui la crée.

Mais à travers les mots, les vers et les strophes, court l’inspiration simple qui est le tout du poème. Ainsi, entre les individus dissociés, la vie circule encore : partout, la tendance à s’individuer est combattue et en même temps parachevée par une tendance antagoniste et complémentaire à s’associer, comme si l’unité multiple de la vie, tirée dans le sens de la multiplicité, faisait d’autant plus d’effort pour se rétracter sur elle-même. Une partie n’est pas plutôt détachée qu’elle tend à se réunir, sinon à tout le reste, du moins à ce qui est le plus près d’elle. De là, dans tout le domaine de la vie, un balancement entre l’individuation et l’association. Les individus se juxtaposent en une société ; mais la société, à peine formée, voudrait fondre dans un organisme nouveau les individus juxtaposés, de manière à devenir elle-même un individu qui puisse, à son tour, faire partie intégrante d’une association nouvelle. Au plus bas degré de l’échelle des organismes nous trouvons déjà de véritables associations, les colonies microbiennes, et, dans ces associations, s’il faut en croire un travail récent, la tendance à s’individuer par la constitution d’un noyau[15]. La même tendance se retrouve à un échelon plus élevé, chez ces Protophytes qui, une fois sortis de la cellule-mère par voie de division, restent unis les uns aux autres par la substance gélatineuse qui entoure leur surface, comme aussi chez ces Protozoaires qui commencent par entremêler leurs pseudopodes et finissent par se souder entre eux. On connaît la théorie dite « coloniale » de la genèse des organismes supérieurs. Les Protozoaires, constitués par une cellule unique, auraient formé, en se juxtaposant, des agrégats, lesquels, se rapprochant à leur tour, auraient donné des agrégats d’agrégats : ainsi, des organismes de plus en plus compliqués, de plus en plus différenciés aussi, seraient nés de l’association d’organismes à peine différenciés et élémentaires[16]. Sous cette forme extrême, la thèse a soulevé des objections graves ; de plus en plus paraît s’affirmer l’idée que le polyzoïsme est un fait exceptionnel et anormal[17]. Mais il n’en est pas moins vrai que les choses se passent comme si tout organisme supérieur était né d’une association de cellules qui se seraient partagé entre elles le travail. Très probablement, ce ne sont pas les cellules qui ont fait l’individu par voie d’association ; c’est plutôt l’individu qui a fait les cellules par voie de dissociation[18]. Mais ceci même nous révèle, dans la genèse de l’individu, une hantise de la forme sociale, comme s’il ne pouvait se développer qu’à la condition de scinder sa substance en éléments ayant eux-mêmes une apparence d’individualité et unis entre eux par une apparence de sociabilité. Nombreux sont les cas où la nature paraît hésiter entre les deux formes, et se demander si elle constituera une société ou un individu : il suffit alors de la plus légère impulsion pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Si l’on prend un Infusoire assez volumineux, tel que le Stentor, et qu’on le coupe en deux moitiés contenant chacune une partie du noyau, chacune des deux moitiés régénère un Stentor indépendant ; mais si l’on effectue la division incomplètement, en laissant entre les deux moitiés une communication protoplasmique, on les voit exécuter, chacune de son côté, des mouvements parfaitement synergiques, de sorte qu’il suffit ici d’un fil maintenu ou coupé pour que la vie affecte la forme sociale ou la forme individuelle. Ainsi, dans des organismes rudimentaires faits d’une cellule unique, nous constatons déjà que l’individualité apparente du tout est le composé d’un nombre non défini d’individualités virtuelles, virtuellement associées. Mais, de bas en haut de la série des vivants, la même loi se manifeste. Et c’est ce que nous exprimons en disant qu’unité et multiplicité sont des catégories de la matière inerte, que l’élan vital n’est ni unité ni multiplicité pures, et que si la matière à laquelle il se communique le met en demeure d’opter pour l’une des deux, son option ne sera jamais définitive : il sautera indéfiniment de l’une à l’autre. L’évolution de la vie dans la double direction de l’individualité et de l’association n’a donc rien d’accidentel. Elle tient à l’essence même de la vie.

Essentielle aussi est la marche à la réflexion. Si nos analyses sont exactes, c’est la conscience, ou mieux la supraconscience, qui est à l’origine de la vie. Conscience ou supraconscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, traversant les débris et les illuminant en organismes. Mais cette conscience, qui est une exigence de création, ne se manifeste à elle-même que là où la création est possible. Elle s’endort quand la vie est condamnée à l’automatisme ; elle se réveille dès que renaît la possibilité d’un choix. C’est pourquoi, dans les organismes dépourvus de système nerveux, elle varie en raison du pouvoir de locomotion et de déformation dont l’organisme dispose. Et, chez les animaux à système nerveux, elle est proportionnelle à la complication du carrefour où se croisent les voies dites sensorielles et les voies motrices, c’est-à-dire du cerveau. Comment faut-il comprendre cette solidarité entre l’organisme et la conscience ?

Nous n’insisterons pas ici sur un point que nous avons approfondi dans des travaux antérieurs. Bornons-nous à rappeler que la théorie d’après laquelle la conscience serait attachée à certains neurones, par exemple, et se dégagerait de leur travail comme une phosphorescence, peut être acceptée par le savant pour le détail de l’analyse ; c’est une manière commode de s’exprimer. Mais ce n’est pas autre chose. En réalité, un être vivant est un centre d’action. Il représente une certaine somme de contingence s’introduisant dans le monde, c’est-à-dire une certaine quantité d’action possible, — quantité variable avec les individus et surtout avec les espèces. Le système nerveux d’un animal dessine les lignes flexibles sur lesquelles son action courra (bien que l’énergie potentielle à libérer soit accumulée dans les muscles plutôt que dans le système nerveux lui-même) ; ses centres nerveux indiquent, par leur développement et leur configuration, le choix plus ou moins étendu qu’il aura entre des actions plus ou moins nombreuses et compliquées. Or, le réveil de la conscience, chez un être vivant, étant d’autant plus complet qu’une plus grande latitude de choix lui est laissée et qu’une somme plus considérable d’action lui est départie, il est clair que le développement de la conscience paraîtra se régler sur celui des centres nerveux. D’autre part, tout état de conscience étant, par un certain côté, une question posée à l’activité motrice et même un commencement de réponse, il n’y a pas de fait psychologique qui n’implique l’entrée en jeu des mécanismes corticaux. Tout paraîtra donc se passer comme si la conscience jaillissait du cerveau, et comme si le détail de l’activité consciente se modelait sur celui de l’activité cérébrale. En réalité, la conscience ne jaillit pas du cerveau ; mais cerveau et conscience se correspondent parce qu’ils mesurent également, l’un par la complexité de sa structure et l’autre par l’intensité de son réveil, la quantité de choix dont l’être vivant dispose.

Précisément parce qu’un état cérébral exprime simplement ce qu’il y a d’action naissante dans l’état psychologique correspondant, l’état psychologique en dit plus long que l’état cérébral. La conscience d’un être vivant, comme nous avons essayé de le prouver ailleurs, est solidaire de son cerveau dans le sens où un couteau pointu est solidaire de sa pointe : le cerveau est la pointe acérée par où la conscience pénètre dans le tissu compact des événements, mais il n’est pas plus coextensif à la conscience que la pointe ne l’est au couteau. Ainsi, de ce que deux cerveaux, comme celui du singe et celui de l’homme, se ressemblent beaucoup, on ne peut pas conclure que les consciences correspondantes soient comparables ou commensurables entre elles.

Mais ils se ressemblent peut-être moins qu’on ne le suppose, Comment n’être pas frappé du fait que l’homme est capable d’apprendre n’importe quel exercice, de fabriquer n’importe quel objet, enfin d’acquérir n’importe quelle habitude motrice, alors que la faculté de combiner des mouvements nouveaux est strictement limitée chez l’animal le mieux doué, même chez le singe ? La caractéristique cérébrale de l’homme est là. Le cerveau humain est fait, comme tout cerveau, pour monter des mécanismes moteurs et pour nous laisser choisir parmi eux, à un instant quelconque, celui que nous mettrons en mouvement par un jeu de déclic. Mais il diffère des autres cerveaux en ce que le nombre des mécanismes qu’il peut monter, et par conséquent le nombre des déclics entre lesquels il donne le choix, est indéfini. Or, du limité à l’illimité il y a toute la distance du fermé à l’ouvert. Ce n’est pas une différence de degré, mais de nature.

Radicale aussi, par conséquent, est la différence entre la conscience de l’animal, même le plus intelligent, et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce, il arrive sans doute à les élargir par son initiative individuelle, mais il n’échappe à l’automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussît qu’à l’allonger. Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère. Toute l’histoire de la vie, jusque-là, avait été celle d’un effort de la conscience pour soulever la matière, et d’un écrasement plus ou moins complet de la conscience par la matière qui retombait sur elle. L’entreprise était paradoxale, — si toutefois l’on peut parler ici, autrement que par métaphore, d’entreprise et d’effort. Il s’agissait de créer avec la matière, qui est la nécessité même, un instrument de liberté, de fabriquer une mécanique qui triomphât du mécanisme, et d’employer le déterminisme de la nature à passer à travers les mailles du filet qu’il avait tendu. Mais, partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est laissé prendre au filet dont elle voulait traverser les mailles. Elle est restée captive des mécanismes qu’elle avait montés. L’automatisme, qu’elle prétendait tirer dans le sens de la liberté, s’enroule autour d’elle et l’entraîne. Elle n’a pas la force de s’y soustraire, parce que l’énergie dont elle avait fait provision pour des actes s’emploie presque tout entière à maintenir l’équilibre infiniment subtil, essentiellement instable, où elle a amené la matière. Mais l’homme n’entretient pas seulement sa machine ; il arrive à s’en servir comme il lui plaît. Il le doit sans doute à la supériorité de son cerveau, qui lui permet de construire un nombre illimité de mécanismes moteurs, d’opposer sans cesse de nouvelles habitudes aux anciennes, et, en divisant l’automatisme contre lui-même, de le dominer. Il le doit à son langage, qui fournit à la conscience un corps immatériel où s’incarner et la dispense ainsi de se poser exclusivement sur les corps matériels dont le flux l’entraînerait d’abord, l’engloutirait bientôt. Il le doit à la vie sociale, qui emmagasine et conserve les efforts comme le langage emmagasine la pensée, fixe par là un niveau moyen où les individus devront se hausser d’emblée, et, par cette excitation initiale, empêche les médiocres de s’endormir, pousse les meilleurs à monter plus haut. Mais notre cerveau, notre société et notre langage ne sont que les signes extérieures et divers d’une seule et même supériorité interne. Ils disent, chacun à sa manière, le succès unique, exceptionnel, que la vie a remporté à un moment donné de son évolution. Ils traduisent la différence de nature, et non pas seulement de degré, qui sépare l’homme du reste de l’animalité. Ils nous laissent deviner que si, au bout du large tremplin sur lequel la vie avait pris son élan, tous les autres sont descendus, trouvant la corde tendue trop haute, l’homme seul a sauté l’obstacle.

C’est dans ce sens tout spécial que l’homme est le « terme » et le « but » de l’évolution. La vie, avons-nous dit, transcende la finalité comme les autres catégories. Elle est essentiellement un courant lancé à travers la matière, et qui en tire ce qu’il peut. Il n’y a donc pas eu, à proprement parler, de projet ni de plan. D’autre part, il est trop évident que le reste de la nature n’a pas été rapporté à l’homme : nous luttons comme les autres espèces, nous avons lutté contre les autres espèces. Enfin, si l’évolution de la vie s’était heurtée à des accidents différents sur la route, si, par là, le courant de la vie avait été divisé autrement, nous aurions été, au physique et au moral, assez différents de ce que nous sommes. Pour ces diverses raisons, on aurait tort de considérer l’humanité, telle que nous l’avons sous les yeux, comme préformée dans le mouvement évolutif. On ne peut même pas dire qu’elle soit l’aboutissement de l’évolution entière, car l’évolution s’est accomplie sur plusieurs lignes divergentes, et, si l’espèce humaine est à l’extrémité de l’une d’elles, d’autres lignes ont été suivies avec d’autres espèces au bout. C’est dans un sens bien différent que nous tenons l’humanité pour la raison d’être de l’évolution.

De notre point de vue, la vie apparaît globalement comme une onde immense qui se propage à partir d’un centre et qui, sur la presque totalité de sa circonférence, s’arrête et se convertit en oscillation sur place : en un seul point l’obstacle a été forcé, l’impulsion a passé librement. C’est cette liberté qu’enregistre la forme humaine. Partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est vu acculer à une impasse ; avec l’homme seul elle a poursuivi son chemin. L’homme continue donc indéfiniment le mouvement vital, quoiqu’il n’entraîne pas avec lui tout ce que la vie portait en elle. Sur d’autres lignes d’évolution ont cheminé d’autres tendances que la vie impliquait, dont l’homme a sans doute conservé quelque chose, puisque tout se compénètre, mais dont il n’a conservé que peu de chose. Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même. Ces déchets sont représentés par le reste de l’animalité, et même par le monde végétal, du moins dans ce que ceux-ci ont de positif et de supérieur aux accidents de l’évolution.

De ce point de vue s’atténuent singulièrement les discordances dont la nature nous offre le spectacle. L’ensemble du monde organisé devient comme l’humus sur lequel devait pousser ou l’homme lui-même ou un être qui, moralement, lui ressemblât. Les animaux, si éloignés, si ennemis même qu’ils soient de notre espèce, n’en ont pas moins été d’utiles compagnons de route, sur lesquels la conscience s’est déchargée de ce qu’elle traînait d’encombrant, et qui lui ont permis de s’élever, avec l’homme, sur les hauteurs d’où elle voit un horizon illimité se rouvrir devant elle.

Il est vrai qu’elle n’a pas seulement abandonné en route un bagage embarrassant. Elle a dû renoncer aussi à des biens précieux. La conscience, chez l’homme, est surtout intelligence. Elle aurait pu, elle aurait dû, semble-t-il, être aussi intuition. Intuition et intelligence représentent deux directions opposées du travail conscient : l’intuition marche dans le sens même de la vie, l’intelligence va en sens inverse, et se trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où ces deux formes de l’activité consciente atteindraient leur plein développement. Entre cette humanité et la nôtre on conçoit d’ailleurs bien des intermédiaires possibles, correspondant à tous les degrés imaginables de l’intelligence et de l’intuition. Là est la part de la contingence dans la structure mentale de notre espèce. Une évolution autre eût pu conduire à une humanité ou plus intelligente encore, ou plus intuitive. En fait, dans l’humanité dont nous faisons partie, l’intuition est à peu près complètement sacrifiée à l’intelligence. Il semble qu’à conquérir la matière, et à se reconquérir sur elle-même, la conscience ait dû épuiser le meilleur de sa force. Cette conquête, dans les conditions particulières où elle s’est faite, exigeait que la conscience s’adaptât aux habitudes de la matière et concentrât toute son attention sur elles, enfin se déterminât plus spécialement en intelligence. L’intuition est là cependant, mais vague et surtout discontinue. C’est une lampe presque éteinte, qui ne se ranime que de loin en loin, pour quelques instants à peine. Mais elle se ranime, en somme, là où un intérêt vital est en jeu. Sur notre personnalité, sur notre liberté, sur la place que nous occupons dans l’ensemble de la nature, sur notre origine et peut-être aussi sur notre destinée, elle projette une lumière vacillante et faible, mais qui n’en perce pas moins l’obscurité de la nuit où nous laisse l’intelligence.

De ces intuitions évanouissantes, et qui n’éclairent leur objet que de distance en distance, la philosophie doit s’emparer, d’abord pour les soutenir, ensuite pour les dilater et les raccorder ainsi entre elles. Plus elle avance dans ce travail, plus elle s’aperçoit que l’intuition est l’esprit même et, en un certain sens, la vie même : l’intelligence s’y découpe par un processus imitateur de celui qui a engendré la matière. Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence on ne passera jamais à l’intuition.

La philosophie nous introduit ainsi dans la vie spirituelle. Et elle nous montre en même temps la relation de la vie de l’esprit à celle du corps. La grande erreur des doctrines spiritualistes a été de croire qu’en isolant la vie spirituelle de tout le reste, en la suspendant dans l’espace aussi haut que possible au-dessus de terre, elles la mettaient à l’abri de toute atteinte : comme si elles ne l’exposaient pas simplement ainsi à être prise pour un effet de mirage ! Certes, elles ont raison d’écouter la conscience, quand la conscience affirme la liberté humaine ; — mais l’intelligence est là, qui dit que la cause détermine son effet, que le même conditionne le même, que tout se répète et que tout est donné. Elles ont raison de croire à la réalité absolue de la personne et à son indépendance vis-à-vis de la matière ; — mais la science est là, qui montre la solidarité de la vie consciente et de l’activité cérébrale. Elles ont raison d’attribuer à l’homme une place privilégiée dans la nature, de tenir pour infinie la distance de l’animal à l’homme ; — mais l’histoire de la vie est là, qui nous fait assister à la genèse des espèces par voie de transformation graduelle et qui semble ainsi réintégrer l’homme dans l’animalité. Quand un instinct puissant proclame la survivance probable de la personne, elles ont raison de ne pas fermer l’oreille à sa voix ; — mais s’il existe ainsi des « âmes » capables d’une vie indépendante, d’où viennent-elles ? quand, comment, pourquoi entrent-elles dans ce corps que nous voyons, sous nos yeux, sortir très naturellement d’une cellule mixte empruntée aux corps de ses deux parents ? Toutes ces questions resteront sans réponse, une philosophie d’intuition sera la négation de la science, tôt ou tard elle sera balayée par la science, si elle ne se décide pas à voir la vie du corps là où elle est réellement, sur le chemin qui mène à la vie de l’esprit. Mais ce n’est plus alors à tels ou tels vivants déterminés qu’elle aura affaire. La vie entière, depuis l’impulsion initiale qui la lança dans le monde, lui apparaîtra comme un flot qui monte, et que contrarie le mouvement descendant de la matière. Sur la plus grande partie de sa surface, à des hauteurs diverses, le courant est converti par la matière en un tourbillonnement sur place. Sur un seul point il passe librement, entraînant avec lui l’obstacle, qui alourdira sa marche mais ne l’arrêtera pas. En ce point est l’humanité ; là est notre situation privilégiée. D’autre part, ce flot qui monte est conscience, et, comme toute conscience, il enveloppe des virtualités sans nombre qui se compénètrent, auxquelles ne conviennent par conséquent ni la catégorie de l’unité ni celle de la multiplicité, faites pour la matière inerte. Seule, la matière qu’il charrie avec lui, et dans les interstices de laquelle il s’insère, peut le diviser en individualités distinctes. Le courant passe donc, traversant les générations humaines, se subdivisant en individus : cette subdivision était dessinée en lui vaguement, mais elle ne se fût pas accusée sans la matière. Ainsi se créent sans cesse des âmes, qui cependant, en un certain sens, préexistaient. Elles ne sont pas autre chose que les ruisselets entre lesquels se partage le grand fleuve de la vie, coulant à travers le corps de l’humanité. Le mouvement d’un courant est distinct de ce qu’il traverse, bien qu’il en adopte nécessairement les sinuosités. La conscience est distincte de l’organisme qu’elle anime, bien qu’elle en subisse certaines vicissitudes. Comme les actions possibles, dont un état de conscience contient le dessin, reçoivent à tout instant, dans les centres nerveux, un commencement d’exécution, le cerveau souligne à tout instant les articulations motrices de l’état de conscience ; mais là se borne l’interdépendance de la conscience et du cerveau ; le sort de la conscience n’est pas lié pour cela au sort de la matière cérébrale. Enfin, la conscience est essentiellement libre ; elle est la liberté même : mais elle ne peut traverser la matière sans se poser sur elle, sans s’adapter à elle : cette adaptation est ce qu’on appelle l’intellectualité ; et l’intelligence, se retournant vers la conscience agissante, c’est-à-dire libre, la fait naturellement entrer dans les cadres où elle a coutume de voir la matière s’insérer. Elle apercevra donc toujours la liberté sous forme de nécessité ; toujours elle négligera la part de nouveauté ou de création inhérente à l’acte libre, toujours elle substituera à l’action elle-même une imitation artificielle, approximative, obtenue en composant l’ancien avec l’ancien et le même avec le même. Ainsi, aux yeux d’une philosophie qui fait effort pour réabsorber l’intelligence dans l’intuition, bien des difficultés s’évanouissent ou s’atténuent. Mais une telle doctrine ne facilite pas seulement la spéculation. Elle nous donne aussi plus de force pour agir et pour vivre. Car, avec elle, nous ne nous sentons plus isolés dans l’humanité, l’humanité ne nous semble pas non plus isolée dans la nature qu’elle domine. Comme le plus petit grain de poussière est solidaire de notre système solaire tout entier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de descente qui est la matérialité même, ainsi tous les êtres organisés, du plus humble au plus élevé, depuis les premières origines de la vie jusqu’au temps où nous sommes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps, ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion unique, inverse du mouvement de la matière et, en elle-même, indivisible. Tous les vivants se tiennent, et tous cèdent à la même formidable poussée. L’animal prend son point d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort.


  1. Nous avons développé ce point dans Matière et Mémoire, chap. II et III, notamment pages 78-80 et 169-186.
  2. Faraday, A speculation concerning electric conduction (Philos. Magazine, 3e série, vol. XXIV).
  3. Notre comparaison ne fait que développer le contenu du terme λόγος, tel que l’entend Plotin. Car d’une part le λόγος de ce philosophe est une puissance génératrice et informatrice, un aspect ou un fragment de la ψυχή, et d’autre part Plotin en parle quelquefois comme d’un discours. Plus généralement, la relation que nous établissons, dans le présent chapitre, entre l’ « extension » et la « distension », ressemble par certains côtés à celle que suppose Plotin (dans des développements dont devait s’inspirer M. Ravaisson), quand il fait de l’étendue, non pas sans doute une inversion de l’Être originel, mais un affaiblissement de son essence, une des dernières étapes de la procession (Voir en particulier : Enn., IV, III, 9-11 et III, VI, 17-18). Toutefois, la philosophie antique ne vit pas quelles conséquences résultaient de là pour les mathématiques, car Plotin, comme Platon, érigea les essences mathématiques en réalités absolues. Surtout, elle se laissa tromper par l’analogie tout extérieure de la durée avec l’extension. Elle traita celle-là comme elle avait traité celle-ci, considérant le changement comme une dégradation de l’immutabilité, le sensible comme une chute de l’intelligible. De là comme nous le montrerons dans le prochain chapitre, une philosophie qui méconnaît la fonction et la portée réelles de l’intelligence.
  4. Bastian, Le cerveau, Paris, 1882, vol. I, p. 166-170.
  5. Nous avons développé ce point dans un travail antérieur. Voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris, 1889, p. 155-160.
  6. Op. cit., chap. I et III, passim.
  7. Nous faisons allusion ici, surtout, aux profondes études de M. Ed. Le Roy, parues dans la Revue de métaphysique et de morale.
  8. Matière et mémoire, chap. III et IV.
  9. Voir en particulier : Phys., IV, 215 a 2 ; V, 230 b 12 ; VIII, 255 a 2 ; et De Cælo, IV, 1-5 ; II, 296 b 27 ; IV, 308 a 34.
  10. De Cælo, IV, 310 a 34 : τὸ δ᾽εἰς τὸν αὑτοῦ τόπον φέρεσθαι ἕκαστον τὸ εἰς τὸ αὑτοῦ εἶδός ἐστι φέρεσθαι.
  11. Sur ces différences de qualité, voir l’ouvrage de Duhem, L’évolution de la mécanique, Paris, 1905, p. 197 et suiv.
  12. Boltzmann, Vorlesungen über Gastheorie, Leipzig, 1898, p. 253 et suiv.
  13. Dans un livre riche de faits et d’idées (La dissolution opposée à l’évolution, Paris, 1899), M. André Lalande nous montre toutes choses marchant à la mort, en dépit de la résistance momentanée que paraissent opposer les organismes. — Mais, même du côté de la matière inorganisée, avons-nous le droit d’étendre à l’univers entier des considérations tirées de l’état présent de notre système solaire ? À côté des mondes qui meurent, il y a sans doute des mondes qui naissent. D’autre part, dans le monde organisé, la mort des individus n’apparaît pas du tout comme une diminution de la « vie en général », ou comme une nécessité que celle-ci subirait à regret. Comme on l’a remarqué plus d’une fois, la vie n’a jamais fait effort pour prolonger indéfiniment l’existence de l’individu, alors que sur tant d’autres points elle a fait tant d’efforts heureux. Tout se passe comme si cette mort avait été voulue, ou tout au moins acceptée, pour le plus grand progrès de la vie en général.
  14. Nous avons développé ce point dans un travail intitulé : Introduction à la métaphysique (Revue de métaphysique et de morale, janvier 1903, p. 1 à 25).
  15. Serkovski, mémoire (en russe) analysé dans l’Année biologique, 1898, p. 317.
  16. Ed. Perrier, Les colonies animales, Paris, 1897 (2e éd.).
  17. Delage, L'Hérédité, 2e édit., Paris, 1903, p. 97. Cf., du même auteur : La conception polyzoïque des êtres (Revue scientifique, 1896, p. 641-653).
  18. C’est la théorie soutenue par Kunstler, Delage, Sedgwick, Labbé, etc. On en trouvera le développement, avec des indications bibliographiques, dans l’ouvrage de Busquet, Les êtres vivants, Paris, 1899.