L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre V

chapitre v

la tunisie et l’égypte.

Une conquête obligée. — Mesures bien prises et mal appréciées. — Le traité du Bardo. — Mensonges et calomnies. — La France en Égypte. — Le Condominium. — Arabi et les nationalistes. — Tergiversations de la France : les Anglais bombardent Alexandrie et occupent le Caire. — Le « grand ministère ».

Les conquêtes coloniales ne vont pas sans un prologue dont l’intelligence est indispensable à ceux qui veulent, en connaissance de cause, apprécier les résultats et peser les responsabilités. Par malheur, le public trop souvent ne prend place qu’au début du premier acte et, faute d’avoir entendu le prologue, se méprend sur la pièce.

Dans toutes les régions lointaines où la République a fondé sa domination ou consolidé ses établissements, elle a agi en vertu de titres qu’il était plus ou moins avantageux de faire valoir, mais dont l’ancienneté et l’authenticité ne pouvaient être mises en doute ; l’intervention a généralement été la conséquence d’événements antérieurs que l’opinion avait le tort d’ignorer, mais sur lesquels les gouvernements et les intéressés se gardaient bien de faire l’oubli.

La chute du gouvernement beylical de Tunis[1] — en tant que gouvernement indépendant — était inévitable ; on a résumé la nécessité de sa disparition en disant « que les beys ne pouvaient ni se soustraire à notre influence, ni y obéir », ce qui est rigoureusement vrai. Du jour où elle s’était établie définitivement en Algérie, la France ne pouvait permettre que la Tunisie — ce prolongement de l’Algérie — devint un foyer de propagande antifrançaise, et, d’autre part, les efforts combinés de la Turquie, de l’Angleterre et de l’Italie devaient infailliblemenl produire ce résultat.

« La Porte, dit M. Guizot dans ses Mémoires, nourrissait depuis longtemps le désir de faire à Tunis une révolution analogue à celle qu’elle avait accomplie naguère à Tripoli, c’est-à-dire d’enlever à la régence de Tunis ce qu’elle avait conquis d’indépendance héréditaire et de transformer le bey de Tunis en un simple pacha. Une escadre turque sortait presque chaque année de la mer de Marmara pour aller faire sur la côte tunisienne une démonstration plus on moins menaçante. Il nous importait beaucoup qu’un tel dessein ne réussit pas : au lieu d’un voisin faible et intéressé, comme l’était le bey de Tunis, à vivre en bons rapports avec nous, nous aurions eu sur notre frontière orientale, en Afriqne, l’Empire ottoman lui-même avec ses prétentions persévérantes contre notre conquête et ses alliances en Europe… Chaque fois qu’une escadre turque approchait ou menaçait d’approcher de Tunis, nos vaisseaux se portaient vers cette côte avec ordre de protéger le bey contre toute entreprise des Turcs. »

Ces lignes de M. Guizot sont significatives et témoignent des arrière-pensées qu’entretenait déjà la monarchie de Juillet à l’égard de la Tunisie. Louis-Philippe reçut la visite du bey Achmed qui étonna les Français par son luxe oriental ; on lui envoya une mission militaire pour réorganiser son armée. Lorsque plus tard un contingent beylical prit part à l’expédition de Crimée, ce ne fut pas par attachement à la domination ottomane.

L’Angleterre avait d’autres motifs d’intervenir, moins légitimes, mais non moins pressants ; son intérêt bien entendu lui commandait d’empêcher les autres nations de faire dans la Méditerranée ce qu’elle-même a fait à Gibraltar et à Malte, c’est-à-dire de s’y emparer d’une de ces positions qui commandent les principales routes suivies par les navires et donnent à ceux qui les détiennent une prépondérance à laquelle ils ne pourraient prétendre par ailleurs. Quant à l’Italie, elle comptait à Tunis de très nombreux représentants, qui avaient partagé ses ambitions et ses angoisses et avaient travaillé, dans la mesure de leurs forces, à son unification. Devenue une grande puissance, il était à prévoir qu’elle leur marquerait de l’intérêt ; ne lui assuraient-ils pas les moyens de se faire une colonie, sans trop dépenser ni s’exposer, et d’imiter ainsi les autres grandes puissances, ses voisines ou ses rivales ?

Le représentant de l’Angleterre à Tunis, M. Wood, était un de ces agents avisés et audacieux qui vivent à l’affût d’une conquête à réaliser, d’un avantage quelconque à obtenir, et estimeraient leur carrière mal remplie si elle ne se résumait point en un accroissement quelconque de territoire ou de puissance pour leur patrie. L’idéal de l’agent français est trop souvent négatif ; il aspire à ne pas « causer d’ennui » à son gouvernement, à ne pas « se mettre d’affaire sur les bras », et ses chefs hiérarchiques l’encouragent dans cette attitude par la crainte qu’ils manifestent d’avoir à affronter une responsabilité imprévue ou à résoudre un cas délicat. L’Angleterre, à l’inverse, assure à ceux de ses représentants auxquels elle confie des postes lointains une indépendance et une stabilité qui leur permettent d’agir librement sans avoir à demander à Londres des instructions incessantes et détaillées. Le Foreign Office se réjouit de leur initiative et se garde d’entraver leur action ; et si les circonstances l’obligent à désavouer l’excès de zèle d’un fonctionnaire, celui-ci est certain que le désaveu sera compensé magnifiquement. Nous avons fréquemment et en toutes les parties du monde rencontré de tels hommes en travers de notre route, et ils ont su, il faut bien le dire, infliger à notre politique plus d’un échec et d’un déboire.

À Tunis, M. Wood s’employa d’abord à resserrer les liens de vassalité qui étaient censés unir le Bey au Sultan ; replacer Tunis sous le joug de Constantinople, c’était en écarter la France. Puis il se rapproche du consul italien et se servit de son collègue pour mieux nous combattre. Il le poussait en avant, cherchant à le compromettre et à lui faire prendre position d’une manière qui engageât l’avenir. Précisément, les circonstances semblaient favoriser ses desseins : la France se trouvait hors d’état de veiller d’une manière efficace à ses intérêts méditerranéens ; elle était en guerre avec l’Allemagne, et la fortune abandonnait ses armes. L’institution de la commission financière internationale, qui avait paru devoir lui porter préjudice, la préserva au contraire de la perte de son influence ; le statu quo se trouva maintenu par le seul fait du caractère international qu’avait revêtu le contrôle des finances tunisiennes, et quand, après la guerre, l’Italie, jugeant le moment favorable, menaça d’une intervention armée, l’Angleterre estima que les choses avaient changé de face et qu’il était peut-être plus urgent d’empêcher les empiétements de l’Italie triomphante que ceux de la France vaincue. Elle s’interposa donc. Elle entrevoyait, du reste, la possibilité d’acquisitions préférables, et cette perspective dispose ses délégués au Congrès de Berlin à accueillir avec bienveillance les ouvertures de M. Waddington. Peu après, M. Wood fut rappelé ; se sentant joué, le gouvernement italien envoya à Tunis M. Maccio et lui donna pour instructions de chercher à regagner le terrain perdu. Il y trouva M. Roustan qui, depuis 1875, représentait la France et lui préparait les voies.

La conquête s’imposa bientôt comme une nécessité urgente ; les années 1880 et 1881 se passèrent en pleine anarchie ; il y avait à la fois impuissance et mauvais vouloir de la part du Bey et de ses ministres ; les Kroumirs révoltés faisaient de fréquentes incursions ; tout présageait un prochain réveil du fanatisme musulman coïncidant avec une marche en avant du parti panislamique ; de sanglants épisodes, tels que le massacre de la colonne Flatters, indiquaient le danger qu’il y aurait de la part des Français à se laisser surprendre : une intervention prompte et décisive pouvait épargner bien des maux dans l’avenir. Éclairé sur cette situation, le gouvernement n’avait pas le droit d’hésiter. Il saisit les Chambres d’une demande de crédits, malheureusement insuffisants. Le vote presque unanime[2] du Parlement, l’attitude amicale de l’Allemagne, très correcte de l’Angleterre, enlevèrent tout souci à notre diplomatie : l’Italie, découragée, rappela M. Maccio, et l’opinion passa sa colère sur le ministre Cairoli qui fut renversé.

Très sagement le général Farre, ministre de la guerre, ordonna des préparatifs que l’on critiqua parce qu’ils ne parurent pas en rapport avec l’effort à accomplir. La soumission fut, en effet, des plus promptes : on occupa Bizerte ; le Bey, surpris et décontenancé par l’indifférence et les fins de non-recevoir qui accueillirent, en Europe, sa protestation, signa le traité du 12 mai 1881, et M. Roustan fut nommé ministre résident. Deux fautes graves furent alors commises : nous consentîmes à ce que les troupes françaises n’entrassent pas dans Tunis, et l’effet moral produit sur les Arabes par cette fâcheuse concession fut considérable ; en second lieu, on se pressa de rapatrier le corps expéditionnaire, sans songer que la soumission du Bey n’impliqnait point que tout danger fût conjuré du côté du Sud ; les effets de la prudente conduite du ministre de la guerre furent annihilés de la sorte.

Malgré que les circonstances parussent si favorables, ce n’était pas sans une certaine inquiétude que le gouvernement s’était résigné à faire la conquête de la Tunisie ; il est impossible d’étudier même superficiellement la courte histoire de cette expédition sans se rendre compte que son principal intérêt était dans la façon dont fonctionneraient, à cette occasion, les nouveaux rouages politiques et militaires de la République française. C’était précisément là le motif de l’inquiétude ressentie par les membres du Cabinet. La question de la guerre ou de la paix est une des plus délicates qui se puissent poser sous un régime parlementaire. Il est difficile, en effet, de trouver dans un Parlement assez de patriotisme et d’abnégation pour que les intérêts de parti se taisent absolument (à moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse d’une lutte vraiment nationale, pour la défense du sol de la patrie). D’autre part, les choses de la guerre nécessitent une action prompte, secrète, des décisions qui ne peuvent pas être le fait d’une assemblée nombreuse : les députés se trouvent appelés à donner ou à refuser leur approbation aux actes du gouvernement, et la liberté de leur vote est entravée par ce seul fait. L’approbation enchaîne leur responsabilité d’une façon qui peut être contraire à leur conscience ; la désapprobation risque d’accroître les forces de l’ennemi en diminuant celles de leur propre pays. Une forte minorité se prononçant contre un crédit de guerre sème la défiance dans les rangs de l’armée nationale, tandis que l’adversaire se trouve par là même encouragé à la résistance. De tels inconvénients ne sont évitables que si un sentiment supérieur aux partis domine l’Assemblée ; tel eût été le cas, en France, s’il se fût agi de l’Allemagne ; tel ne pouvait être le cas du moment qu’il s’agissait de la Tunisie.

Le traité dont le gouvernement soumit les termes aux Chambres était difficilement critiquable ; il consacrait des résultats importants acquis sans grand effort ; la politique qui l’avait inspiré n’était vulnérable que sur un point : on pouvait prétendre, avec quelque apparence de raison, que la conquête de la Tunisie nous mettrait l’Europe à dos. L’opposition ne manqua pas de livrer bataille sur ce terrain, et, pour la première fois, on entendit, à la tribune française, se formuler cette antinomie entre la politique coloniale et la politique continentale, qui devait, dans l’avenir, causer tant de déboires à nos colons, en nous amenant à sacrifier les intérêts de quelque portion de notre empire d’outre-mer au désir d’obliger un ami ou à la crainte de mécontenter un indifférent.

Les attaques de l’opposition trouvèrent dans l’opinion un écho inattendu. La presse de droite et celle d’extrême gauche s’ingénièrent pour découvrir à l’expédition des « dessous ténébreux ». On parla de tripotages et d’affaires véreuses, et tandis que l’Allemagne, l’Autriche et l’Espagne adressaient au gouvernement français des félicitations, le général Farre et M. Barthélemy Saint-Hilaire se voyaient bafoués et conspués chaque jour, dans les termes les plus offensants, par leurs compatriotes[3] ; on les accusait de trahir les intérêts de leur patrie au profit de l’Allemagne ; on les traitait d’« humbles serviteurs de M. de Bismarck » ; il n’était sorte de grossièretés et d’inepties qu’on ne débitât sur leur compte ; les gens sérieux, eux-mêmes, s’inquiétaient. Au Sénat, le duc de Broglie se fit l’interprète des bruits qui représentaient le gouvernement comme résolu à occuper, après Tunis, Tripoli.

Ce fut bien pis quand on sut que l’effort principal restait à faire et qu’une révolte arabe montait des profondeurs du Sud, comme un vent de simoun, menaçant non seulement la Tunisie, mais l’ensemble de nos possessions d’Algérie. On parla d’évacuer la nouvelle conquête, tout comme, à l’avènement de Louis-Philippe, on avait parlé d’abandonner Alger. Une majorité de 13 voix, qui comprenait les ministres eux-mêmes, sauva le protectorat. Et, précisément, les élections approchaient. Un débordement de violences signala l’ouverture de la période électorale[4].

Cependant nos soldats avaient repris, courageusement, le chemin de la Régence ; plus sérieuse, cette seconde expédition fut néanmoins peu sanglante et peu coûteuse[5]. Sfax fut bombardé et pris ; on s’empara de Gabès, puis de Kairouan, la ville sainte, sur laquelle s’opéra une marche concentrique en trois colonnes. Bientôt tout le pays se trouva occupé ; l’artillerie fut à la hauteur de sa tâche, et les services administratifs fonctionnèrent de façon à donner confiance en l’avenir ; à l’étranger, les spécialistes suivirent avec un vif intérêt ce premier essai de nos armes nouvelles. L’opinion, en France, trouvait la bataille politique plus instructive et plus intéressante.

Les élections donnèrent, en apparence, une puissante majorité au cabinet Jules Ferry, puisqu’elles ramenèrent 454 députés républicains au Palais-Bourbon. Nous verrons quel mandat avaient reçu ces nouveaux élus et comment le ministère, loin d’en être fortifié, s’en trouva affaibli. Mais ce à quoi on ne pouvait logiquement s’attendre, c’était à la continuation, en ce qui concerne la Tunisie, d’un état de choses que l’agitation du scrutin avait, seule, rendu compréhensible, sinon excusable. La presse avait si bien envenimé la querelle que l’expédition demeura ridiculisée. On continua de la considérer comme une « guerre électorale ». Lorsque, le 28 octobre 1881, la nouvelle Chambre se réunit, le président d’âge se leva et demanda un peu de silence. « Il désirait donner lecture d’un télégramme important que le gouvernement avait reçu de Tunis. On écoute. Kairouan est entre nos mains. L’insurrection est à la veille de se voir étouffée. Nous en avons fini, sans effusion de sang, en quelques semaines… Comment accueille-t-on cette nouvelle ? Par un éclat de rire. Le président est étonné ; on rit plus fort. Hilarité, rires, bruyante hilarité, constatent les journaux. Quelqu’un crie : « La comédie a raté » ! On rit de plus belle. Kairouan hérite du privilège qu’avaient eu les Kroumirs d’égayer Paris, et cette hilarité dure plusieurs jours. À l’extrême gauche et à droite, c’est un moyen qui n’est pas encore usé d’affaiblir le gouvernement. Le mot d’ordre est de ne pouvoir écouter sérieusement prononcer le nom de la Tunisie. On rit encore le 5 novembre quand M. Ferry a l’imprudence de dire : « Nous avons dompté l’insurrection à Sfax. » On rit quand il parle des victoires d’Ali-Bey, quand il annonce que l’armée tunisienne a combattu avec nous ; à chaque instant, si l’on se reporte au compte rendu de ces séances mémorables, ce ne sont que rires ; rires approbatifs, s’il s’agit d’une interruption ou d’une apostrophe de l’opposition ; rires et applaudissements ironiques, ricanements, s’il s’agit d’une assertion rassurante, émise par un ministre. Quand M. Amagat monte à la tribune, le 5 novembre, et prononce sur la question tunisienne son premier discours, les formules manquent pour exprimer le fou rire dont la Chambre est saisie. À chaque mot, le Journal officiel enregistre : « Rires et exclamations, bruit prolongé, bruit continu, bruit croissant, bruyante bilarité[6]. » Chaque jour, les généraux étaient injuriés et l’administration de la guerre traitée d’incapable et de vendue. MM. Clemenceau et Naquet appelaient l’expédition un « coup de bourse[7] ». « Ce que vous appelez un coup de bourse, ripostait Jules Ferry indigné, je l’appelle, moi, un coup de fortune pour la France. Si nous nous étions abstenus, il n’y aurait pas eu assez de justes reproches, de malédictions à nous adresser. »

L’attitude de la presse italienne, le voyage du roi Humbert à Vienne et les manifestations sympathiques entre l’Autriche et l’Italie semblaient donner raison à ceux qui prétendaient qu’en entrant à Tunis nous avions jeté l’Italie dans les bras de l’AIlemagne. Il est permis de se demander si toutes les précautions avaient été prises pour ménager les susceptibilités du sentiment national dans la Péninsule et si même les différentes solutions acceptables avaient été l’objet d’un examen préalable suffisamment approfondi. Il n’eût peut-être pas été impossible de trouver, pour l’Italie, sous une forme ou sous une autre, une compensation qui eût, tout au moins, adouci ses regrets et paralysé pour l’avenir sa rancune. Mais l’opposition, chez nous, ne parlait pas ce langage de modération et paraissait peu préoccupée de s’appuyer sur des arguments de haute valeur. C’étaient les accusations les plus absurdes, les calomnies les plus invraisemblables qui avaient chance de produire le plus d’effet et de causer le plus de dommage.

Un mouvement d’évolution, néanmoins, se dessina dans les rangs de la majorité : elle commençait à savoir gré au gouvernement des responsabilités qu’il n’avait pas craint d’assumer. Seulement, le ministère qu’elle croyait avoir reçu la mission de soutenir n’était pas fait ; il n’existait que dans la coulisse, et les hommes qui occupaient le banc ministériel prenaient, aux yeux des députés et de leurs électeurs, comme un aspect vague d’usurpateurs. On attendait Gambetta.

Gambetta, lui, n’écouta que la voix du patriotisme ; il défendit le gouvernement et obtint 355 voix contre 68 et 124 abstentions pour un ordre du jour ainsi conçu : « La Chambre, résolue à l’exécution intégrale du traité souscrit par la nation française le 12 mai 1881, passe à l’ordre du jour. » Ce triomphe le désignait plus clairement encore au choix du chef de l’État. Jules Ferry le comprit et se retira[8].

L’affaire de Tunisie eut pour épilogue le procès Roustan. Nous avons vu comment « les attaques de l’Intransigeant étaient devenues plus violentes à mesure que la situation se compliquait[9] ». Bientôt Rochefort ne se borna plus à attaquer les ministres ; il prit à partie M. Roustan, qu’il appelait « leur associé, leur complice ». À la fin de septembre, l’Intransigeant annonça en grande pompe qu’il avait « découvert le pot aux roses tunisien » et commença ses révélations. Pour mieux agir sur le public, il le prévint que le secret en avait été livré au journal par « un diplomate ». Il se gardait bien de le nommer. Ce fut plus tard que l’on apprit de qui il s’agissait, « d’un ancien secrétaire du bey, Mohammed-Arif-Effendi, mort trois ans avant l’expédition et qu’on pouvait exhumer sans risque[10] ».

Le gouvernement, perdant patience, invita M. Roustan à poursuivre l’Intransigeant. On expérimenta, dans ce procès, la nouvelle loi sur la presse dont l’article 45 enlevait au tribunal correctionnel, pour en investir le jury, le jugement des délits d’injure et de diffamation contre un fonctionnaire. La campagne fut très habilement menée ; tous les ennemis de M. Roustan, tous ceux dont son énergie avait lésé les intérêts, saisirent une si belle occasion de vengeance. Les jurés troublés par ce monde inconnu qui se levait devant eux, ébranlée par la singulière attitude de M. de Billing, acquittèrent l’Intransigeant qui triompha insolemment.

Les Parisiens trouvèrent cela charmant ; le dilettantisme frivole et sceptique qui fut si longtemps l’état d’âme des habitués du boulevard s’en divertit infiniment. Les questions nationales n’étaient pas encore envisagées avec ce respect qu’elles devaient inspirer plus tard, même aux plus légers ; à voir ce déchaînement de passions mesquines, ce déluge de mensonges et de calomnies, cette mobilité de l’esprit public, plus d’un républicain dut se demander avec angoisse ce qu’il adviendrait d’un régime de libre discussion chez un peuple encore si peu maître de son jugement.

Les détails qui précèdent étaient nécessaires pour fixer l’état de l’opinion à un moment décisif de notre histoire, à l’époque où la République, dûment établie de fait, entreprenait de s’assimiler définitivement la France. S’ils sont affligeants à relire, ils permettent, d’autre part, de se rendre compte des progrès accomplis depuis lors ; et cette comparaison autorise la confiance et l’espoir.

Le gouvernement n’eut point de défaillance ; M. Roustan, énergiquement soutenu, retourna à son poste où il acheva de se tailler, dans l’histoire de la Régence, une place assez belle pour le consoler de ses déboires. Le 1er  décembre 1881, Gaubetta, devenu premier ministre, eut à s’expliquer à la Chambre sur le crédit de 28,900,000 francs dont la demande avait été déposée par Jules Ferry, la veille de sa retraite. Il silhouetta magnifiquement le régime du protectorat, et 400 voix approuvèrent son programme. C’était un protectorat, en effet, qu’on allait établir, rompant ainsi avec la routine habituelle de nos mœurs coloniales. La France, instruite par les déplorables errements commis en Algérie, allait essayer de ce système de superposition matérielle, administrative et morale qui réussit si bien aux peuples colonisateurs et dont elle devait, très vite, réaliser par elle-même les bienfaits. Sous MM. Roustan, Cambon, Massicault, on sait quelles réformes sages et judicieuses furent opérées, et comment la Tunisie parvint rapidement à un degré de prospérité encore inconnu de nos autres dépendances d’outre-mer.

Au moment même où la France se trouvait aux prises avec les difficultés soulevées par son action en Tunisie, des événements se produisaient en Égypte[11] qui l’allaient placer dans cette fâcheuse alternative d’intervenir dans un conflit gros de conséquences ou d’abandonner l’espèce de protectorat moral qu’elle exerçait sur la terre des Pharaons. Il est malaisé de définir autrement les liens qui unissent la France et l’Égypte. Ils existent depuis le jour où une pensée illogique et imprévue, mais féconde, a conduit Bonaparte au pied des Pyramides. Ils ont été consolidés par les progrès d’une science nouvelle, l’égyptologie, demeurée, jusqu’à ce jour, presque exclusivement française, et c’est une entreprise privée due au génie et aux capitaux français, le percement de l’isthme de Suez, qui a paru devoir consacrer définitivement l’amitié des deux pays. Une seule fois, la France est intervenue dans une pensée de pure politique ; en 1841, lors de la convention dite des Détroits, qui assura le trône khédivial aux descendants de Méhémet-Ali. On peut dire que nos intérêts en Égypte sont des intérêts d’un caractère spécial ; la gloire d’un illustre capitaine, les travaux de nombreux savants, l’entreprise géniale d’un grand citoyen nous y ont attirés et nous y retiennent ; ce sont là des motifs puissants, moins puissants néanmoins que ces obligations d’ordre purement matériel, résultant de la présence sur une terre lointaine de colons qui défrichent et mettent en valeur un sol vierge et comptent sur la protection de la mère patrie, en cas de péril. On comprend donc que la France ait eu, à l’égard de l’Égypte, une politique de sentiment et une politique de raisonnement, et qu’à un moment donné ces deux politiques se soient trouvées en opposition. Si l’absence de jugement et de sens pratique dont le gouvernement et l’opinion donnèrent les preuves en cette circonstance, doit être excusée, ce ne peut être qu’en considération de cette dualité d’intérêts.

Les dilapidations du khédive Ismaïl, les difficultés financières qui allaient s’aggravant chaque jour avaient provoqué, en 1876, l’unification de la dette égyptienne et l’établissement du contrôle étranger. Or, en 1878, le gouvernement égyptien s’était trouvé hors d’état de remplir ses engagements. M. Waddington, jugeant que les circonstances n’autorisaient pas la France à intervenir seule, avait alors conçu l’idée d’une action commune de la France et de l’Angleterre. Ainsi s’était créé le régime dit du condominium. Des ministres européens avaient été adjoints au cabinet présidé par Nubar-Pacha, et diverses mesures d’économie avaient été adoptées. Parmi ces mesures, il en était une dont on n’avait pas assez prévu les conséquences. Elle avait trait à l’armée ; une partie des troupes était licenciée, et deux mille cinq cents officiers mis à la demi-solde. Ce fut l’occasion des premiers troubles et le point de départ de la formation d’un parti nationaliste militaire. Ce parti, sur lequel on aurait pu, peut-être, s’appuyer avec succès[12], acquit rapidement de l’influence et du prestige. À sa tête était un homme habile et remuant, du nom d’Arabi ; il parvint à tromper beaucoup de ses compatriotes sur les motifs qui le faisaient agir, on le suivit, et il se sentit bientôt assez fort pour organiser une démonstration militaire (11 septembre 1881) à la suite de laquelle Chérif-Pacha dut convoquer une « Assemblée des notables ». L’Assemblée écouta la leçon qu’on lui soufflait, réclama un parlement national et le droit de voter le budget. Gambetta venait, en France, de prendre le pouvoir ; il pressa lord Granville d’intervenir ; malgré ses répugnances, celui-ci consentit au dépôt d’une note identique qui fut remise le 7 janvier 1882 entre les mains des ministres du khédive. « Les deux gouvernements, y était-il dit, étroitement associés dans la résolution de parer, par leurs communs efforts, à toutes les causes de complications extérieures ou intérieures, qui viendraient à menacer le régime établi en Égypte, ne doutent pas, etc.[13]. » La Porte, bien entendu, protesta, disant que et rien ne peut justifier la démarche collective faite auprès de S. A. Tewfik-Pacha, d’autant plus que l’Égypte forme partie intégrante des possessions de S. M. le Sultan et que le pouvoir conféré au khédive… appartient essentiellement au domaine des droits et prérogatives de la Sublime Porte ». Mais cette protestation fût demeurée platonique si la chute du ministère Gambetta, survenue inopinément le 26 janvier, n’eût arrêté net le mouvement interventioniste qui commençait à se dessiner à Paris. Les tergiversations recommencèrent ; l’hiver de 1882 se passa sans qu’une solution quelconque intervint. Arabi devenait de plus en plus populaire et se sentait de mieux en mieux obéi ; il organisa un complot pour rire dirigé contre sa personne, réunit une cour martiale et fit juger les prétendus coupables avec une sévérité telle que les consuls durent s’entremettre pour amener le khédive à commuer la sentence.

Le 25 mai, enfin, appuyés par la présence des escadres de leurs pays respectifs, qui venaient de mouiller devant Alexandrie, M. Sienkievicz, consul général de France, et sir Edw. Mulet demandèrent au khédive le renvoi de ses ministres et l’éloignement d’Arabi. Tewfik parut céder et le ministère démissionna, mais peu de jours après, Arabi, réintégré dans ses charges, recouvra un pouvoir presque dictatorial. La Porte entra alors en scène et envoya en Égypte une commission officielle chargée de rétablir l’ordre : Dervish-Pasha en était le chef. C’était presque une solution ; c’était du moins un parti et peut-être le meilleur : provoquer l’intervention de la Turquie et la soutenir[14]. Mais M. de Freycinet préféra recourir, dans son désir d’éviter des complications, à cet expédient si usé qu’il équivalait presque à un aveu d’impuissance, la réunion d’une conférence internationale. C’était un procédé approprié aux lenteurs ottomanes ; cependant le Sultan ne désigna pas de représentants. Il n’admettait plus l’ingérence de l’Europe dans sa querelle avec un vassal et prétendait la régler à lui tout seul. La conférence s’ouvrit à Constantinople le 23 juin. Mais, depuis le jour où elle avait été convoquée, un événement terrible et imprévu avait changé la face des choses. Le 10 juin, quatre jours après que Dervish-Pacha avait pris pied sur le sol d’Égypte, le massacre de trois cents Européens avait ensanglanté Alexandrie, et l’Angleterre, sortie de son irrésolution, décidée maintenant à intervenir, faisait ses préparatifs de combat. Le 11 juillet, pendant qu’à Constantinople les plénipotentiaires délibéraient pacifiquement sous la présidence du comte Corti, ambassadeur d’Italie, l’amiral Seymour commença le bombardement d’Alexandrie. L’amiral Conrad ayant reçu l’ordre de s’éloigner d’Égypte avec l’escadre française, les Anglais n’avaient pas hésité à agir seuls et à mettre l’Europe en présence du fait accompli ; fait de guerre que n’avait précédé aucune déclaration d’hostilité et que ne légitimait pas même l’événement tragique qui en avait été la cause occasionnelle.

Le caractère de la crise se précisait maintenant : au début l’Angleterre et la France étaient hésitantes entre le désir de n’avoir pas à partager si les choses tournaient bien et la crainte d’avoir agi isolément pour le cas où elles tourneraient mal ; en même temps on avait vu Arabi, chef du parti nationaliste, défendre les prérogatives du Sultan et celui-ci le désavouer officiellement tandis que ses représentants l’encourageaient en secret. Puis tandis qu’en France l’incertitude augmentait, l’AngIeterre s’était peu à peu faite à l’idée de la lourde responsabilité qu’entraînerait son intervention. Sans plus s’occuper des conversations qui continuaient de s’échanger entre diplomates à Constantinople[15], elle marchait désormais droit au but. Chez nous, les esprits s’échauffaient : certains journaux, oublieux des encouragements que, trois mois plus tôt, ils avaient adressés à l’Angleterre, l’accusaient à présent de trahison. L’attitude de M. de Lesseps, qui prétendait défendre lui-même son canal et avait obtenu d’Arabi la promesse que la liberté de la navigation n’y serait point entravée, excitait l’enthousiasme ; d’autant qu’on attendait en vain des gouvernants une direction, une déclaration quelconque qui satisfît au moins l’amour-propre national. M. de Freycinet demanda des crédits pour l’armement de la flotte, en protestant, il est vrai, qu’il n’en ferait pas usage[16]. Quand on passa au vote, les crédits furent repoussés. Tout le monde était de méchante humeur parce que chacun se rendait compte de sa part de culpabilité comme aussi de l’inconséquence forcée qui subsistait entre les secrets désirs et les actes. Si le gouvernement manquait à son devoir en ne dirigeant point, on pouvait, en lui votant des crédits supérieurs à ceux qu’il demandait, l’obliger en quelque sorte à intervenir. Et à cette date il en était temps encore ; les troupes de l’armée des Indes n’avaient pas débarqué à Suez[17]. La vérité est que les députés reculaient devant cette même responsabilité qu’ils reprochaient aux ministres de ne pas assumer ; et quand ceux-ci se furent retirés, nul ne songea qu’on pût raisonnablement former un ministère d’intervention. Le danger était trop évident ; et en cas d’intervention[18], l’attitude de l’Europe, trop incertaine. On n’avait pas prévu, au début, ce qu’allait devenir le conflit ; on avait encore moins prévu avec quelle incroyable indifférence les puissances le regarderaient se dérouler. « Ni veto, ni mandat », avait dit M. de Bismarck, et ce mot d’ordre s’exécutait au pied de la lettre. Pour s’être trop approchée de Constantinople, la Russie, quelques années plus tôt, avait soulevé les protestations de tous ; cette fois l’Angleterre jetait ses régiments sur les bords du Nil, et nulle réclamation ne se faisait entendre.

Dans la nuit du 19 au 20 août 1882, sir (depuis lord) Wolseley, commandant en chef des forces britanniques, occupa Pord-Saïd et Ismaïlia, ferma le canal, pour débarquer ses troupes, puis le rouvrit à la circulation, annonçant l’intention de payer le transit en manière d’indemnité. Si ce coup de force eût été suivi d’une prompte marche en avant, les Anglais n’eussent pas rencontré à Ramsès et à Gassanin une résistance assez sérieuse à laquelle le temps perdu à former les convois permit de s’organiser. Le 23 septembre, la bataille de Tel-el-Kébir leur ouvrit l’accès du Caire, et, dès le 17, lord Dufferin informa la Porte qu’il était désormais inutile d’envoyer des troupes ; en même temps, l’Angleterre donna à entendre que le condominium avait cessé d’exister[19]. La France reçut, en compensation, l’offre de la présidence de la commission de la Dette publique. M. Duclerc, président du conseil, la déclina ; préoccupé surtout de liquider les difficultés présentes et de réserver l’avenir, il s’abstint de faire une contre-proposition. Au mois de janvier 1883, il annonça à la Chambre que les négociations en resteraient là et que la France conservait sa liberté d’action pleine et entière à l’égard des affaires d’Égypte.

Qu’en pourrait-elle faire ? L’Égypte semblait perdue pour elle. Lord Granville avait informé l’Europe du résultat de la campagne et avait fait suivre ses déclarations de quelques aperçus sur la neutralisation du canal, la réorganisation de l’armée égyptienne et des services publics ; les puissances avaient accueilli cette communication sans marquer de surprise ni de mécontentement. Mais il advint que la conquête ne s’organisa pas sans déboires et incidents de tout genre, et qu’en Angleterre même un certain nombre d’hommes politiques insistèrent pour que l’Égypte fût évacuée dès que l’ordre y serait rétabli. À la fin de 1883, comme une partie des troupes allaient être rapatriées, un désastre essuyé par le général Hicks à la tête d’un corps de réguliers égyptiens contre les insurgés soudanais permit au gouvernement britannique de contremander l’évacuation partielle ; en 1884, ce fut le Mahdi qui servit de prétexte, et ce prétexte-là, du moins, était sérieux : on sait comment le général Gordon s’enferma dans Karthoum et comment l’expédition envoyée à son secours arriva trop tard pour le sauver. Le 21 avril de cette même année (1884), M. Gladstone convoqua une conférence, à l’extrême indignation du parti chauvin, pour l’entretenir des affaires d’Égypte[20]. Jules Ferry saisit habilement cette occasion de proposer l’établissement d’un contrôle international à l’ombre duquel nous eussions pu rétablir notre influence. L’indifférence de l’Europe fit échouer son plan ; la conférence ne réussit pas ; personne n’y prit la parole. Évidemment les gouvernements qui avaient permis à l’Angleterre de triompher seule en Égypte n’étaient point enclins à l’aider maintenant qu’elle s’y trouvait aux prises avec les difficultés. Mais l’Angleterre en prit son parti et resta en Égypte : nous ne pûmes que travailler au maintien du statu quo et empêcher des empiétements nouveaux[21].

Tels sont, trop brièvement résumés, ces événements qui tirent perdre à la France une partie du prestige qu’elle s’était acquis, à l’extérieur, pendant les années précédentes et qui troublèrent si profondément ses relations avec l’Angleterre. On eût compris, en Europe, notre abstention aussi bien que notre action ; il y avait de sérieux motifs pour agir, et il y en avait d’aussi sérieux pour s’abstenir. Ce qui causa de la surprise, voire même de l’inquiétude, car on y vit la preuve que le gouvernement français se désagrégeait, ce furent l’indécision, les demi-mesures, les violences de langage que ne suivait aucun acte énergique et surtout cette mauvaise humeur de l’opinion, ces incartades d’enfant gâté par lesquelles on se dédommageait des déceptions éprouvées. Le bilan des affaires intérieures pendant cette année 1882 n’était pas de nature à relever la confiance.

Les Français, encore peu habitués à la pratique d’un régime impersonnel et enclins à croire aux hommes providentiels, s’étaient accoutumés à cette idée que Gambetta tenait en réserve pour eux de merveilleux progrès, des réformes admirables, et que tous les sourires de la fortune étaient sur lui. Les élections législatives de 1881 avaient contribué à accentuer cette impression ; préparées et accomplies par Jules Ferry, elles étaient, aux yeux de tous, le prélude de l’arrivée de Gambetta au pouvoir, et lorsqu’on sut que la République y gagnait cinquante-trois sièges, on sut en même temps que le ministère Gambetta était fait.

Le président de la Chambre, de son côté, se préparait au rôle auquel il se sentait appelé ; il avait de plus en plus les allures d’un chef de parti sur lequel pèsent déjà les responsabilités prochaines du pouvoir. La sagesse et la raison se mêlaient dans ses discours à ces élans superbes du cœur qui lui faisaient traduire, en son hardi langage, la pensée de tous, en sorte « qu’on entendait vraiment en lui l’écho de la conscience nationale[22] ». À Cahors, le 28 mai 1881, il avait de nouveau pris la défense du Sénat menacé par les intransigeante : il le voyait, disait-il, « grandir à chaque renouvellement, en force démocratique et libérale », et il ajoutait ces mots prophétiques : « Peut-être s’habituera-t-on à y trouver de suprêmes ressources que vous serez heureux d’avoir. » Si à Tours, le 4 août, et à Belleville, il s’était prononcé en faveur d’une révision partielle de la Constitution, c’est qu’il avait jugé utile, en sacrifiant du texte constitutionnel quelques articles de moindre importance, d’en faire consacrer à nouveau l’ensemble par une assemblée dont la majorité fût, cette fois, nettement républicaine[23]. Gambetta était, à cette date, aussi conservateur que le pouvait être un républicain ; un courant de modération soufflait sur le pays ; dans les desiderata des électeurs, la modération des solutions allait de pair avec la stabilité républicaine[24]. Tout était donc prêt pour la formation du « grand ministère ». On l’appelait ainsi avant qu’il fût né.

Il se forma le 14 novembre 1881. Gambetta avait choisi pour ses collaborateurs le général Campenon, MM. Allain-Targé, Waldeck-Rousseau, Rouvier, Raynal, Antonin Proust, Cazot, Paul Bert, Gougeard (marine), Devès et Cochery. Pour la première fois, on avait, comme par une leçon de choses, la notion de la solidarité d’un cabinet : celui-ci était homogène. On en attendit de grandes choses. Le Times le salua en disant qu’« il ferait époque dans l’histoire européenne ». Or, il n’en fut rien. La majorité se montra jalouse de son œuvre ; elle n’admettait pas ce qu’elle devait réclamer onze ans plus tard de M. Casimir-Périer, à savoir que le premier ministre eût une politique à lui et l’appliquât ; elle confondait cette prépondérance du chef du gouvernement avec la dictature et semblait craindre que l’une ne conduisit à l’autre ; de sorte qu’après avoir passé cinq ans à pousser un homme au pouvoir, elle le renversa au bout de deux mois pour ensuite accorder à son successeur ce qu’elle lui refusait à lui-même.

Les mœurs politiques n’étaient point assez faites pour permettre à Gamhetta de gouverner comme pouvait gouverner un homme de son envergure, c’est-à-dire en premier ministre autoritaire. Autoritaire, il l’était par tempérament ; il l’avait prouvé en 1870 et il continuait de « pencher du côté de cette centralisation que tous nos gouvernements se sont fidèlement transmise et qui empêcha le développement des libertés locales et surtout des libertés individuelles[25] ». Mais son patriotisme dominait tout ; il constituait une garantie suprême contre toute ambition mauvaise, contre tout dessein qui ne fût pas droit et honnête. L’homme qui avait sacrifié ses idées et ses préférences en maintes occasions pour faire à la République une base plus solide et plus large, ne devait point être soupçonné d’aspirer à la dictature ; seulement il fallait comprendre que l’habit des autres premiers ministres n’était pas fait pour lui et lui permettre de s’en tailler un à sa mesure.

Il quitta le ministère sans avoir pu agir et pour n’y jamais revenir. La mort le saisit la dernière nuit de cette année 1882, si décevante pour la France. On lui fit d’incomparables funérailles. Son dernier discours avait roulé sur les affaires d’Égypte et lui avait été inspiré par son ardent patriotisme. Il n’avait point gouverné, mais, comme l’a dit M. de Pressensé, « il avait eu l’honneur de faire parler deux ou trois fois l’âme de la France par sa bouche[26] ». C’est un honneur qui surpasse tous les autres.

  1. Au premier rang des ouvrages à consulter sur la Tunisie, on doit citer celui que le baron d’Estournelles de Coustant, ministre plénipotentiaire, député de la Sarthe, a publié sous le pseudonyme de P.-H.-X. ; il a pour titre : La politique française en Tunisie : le Protectorat et ses origines. Paris, Plon, 1891. On doit citer encore l’ouvrage de M. Narcisse Faucon, La Tunisie avant et depuis l’occupation française, pour lequel M. Jules Ferry a écrit une préface.
  2. Il y eut cinquante abstentions à droite, et M. Delafosse formula des réserves au nom de quelques votants.
  3. On alla jusqu’à reprocher au gouvernement de n’avoir pas su associer à la France, dans une action commune contre le Bey, l’Angleterre et l’Italie. MM. Clemenceau, Delafosse et Cunéo d’Ornano se signalèrent par leurs exagérations tandis que Rochefort, amnistié de la veille, s’esclaffait dans son journal : « Une chose étrange, folichonne, translunaire, écrivait-il, c’est qu’il n’y a pas de Kroumirs ! Le cabinet Ferry offrirait trente mille francs à qui lui en procurerait un afin de le montrer à l’armée. » Et les Parisiens se mirent très gaiement à « chercher le Kroumir ». Ce jeu fut fort à la mode sur les boulevards.
  4. « La fatale expédition de Tunisie sur laquelle le gouvernement a fait volontairement l’obscurité n’a pas eu seulement pour conséquence l’embrasement de l’Afrique, mais nous met à dos toute l’Europe, à la grande joie de l’Allemagne. » Ces mots extraits du manifeste publié par les « députés de Paris » MM. Louis Blanc, Barodet, Clemenceau, de Lanessan, peuvent donner une idée du diapason auquel s’élevaient les violences électorales.
  5. Le ministère était surtout attaquable pour ses procédés. L’expédition coûta en tout : 4 millions pour la première phase et 13,431,000 francs pour la seconde. « Rarement, c’est aujourd’hui un fait incontestable, dit M. d’Estournelles, entreprise semblable fut moins onéreuse. » Aussi les critiques sérieuses comme celles de M. Buffet au Sénat, portèrent non sur le chiffre, mais sur le procédé ; on avait opéré des virements, prélevé ce qui manquait pour le corps expéditionnaire sur les crédits affectés à l’entretien normal de l’armée en France. Le gouvernement répondit que les dépenses du corps expéditionnaire, tout en étant plus considérables que celles entraînées par son entretien en France, n’étaient pas d’une nature différente. Le Sénat donna tort à M. Ballet par 170 voix contre 95 ; un tel vote s’imposait ; on n’en conçut pas moins quelque inquiétude à l’endroit de la théorie du gouvernement, dangereuse dans la pratique, car avec un pareil système on peut appliquer à l’état de guerre tout un budget militaire voté pour l’état de paix et se passer, pour entamer une lutte, peut-être grosse de conséquences, de la sanction du Parlement.
  6. La politique française en Tunisie, par le baron d’Estournelles de Constant.
  7. Dans l’Intransigeant, Rochefort montrait « notre colonie d’Algérie aux trois quarts perdue, tandis que nos soldats sèment leurs cadavres sur les routes ». Il flétrissait la « crétinisation ministérielle » et appelait le gouvernement « un cabinet d’histoire naturelle, une bande d’escrocs, d’imbéciles, d’imposteurs ».
  8. Le cabinet Jules Ferry était au pouvoir depuis le 18 septembre 1880.
  9. La politique française en Tunisie, par le baron d’Estournelles de Constant.
  10. Id.
  11. Consulter l’intéressant volume de M. Borelli, intitulé : Choses d’Égypte, 1883-1895.
  12. MM. de Freycinet et Barthélémy Saint-Hilaire, successeurs de M. Waddington, ne semblèrent pas comprendre l’intérêt que la France pourrait trouver à agir de la sorte ; le seul fonctionnaire qui le comprit, M. de Ring. fut déplacé, et les nationalistes se retournèrent du côté de la Turquie. Plus heureux que M. de Ring, sir Edward Mulet, représentant de l’Angleterre, réussit à forcer la main à son gouvernement et l’amena à encourager sous main Arabi.
  13. Cette note était due à l’initiative de Gambetta ; les Livres jaunes l’ont démontré.
  14. M. Delafosse l’indique à la Chambre le 1er  juin : mais le gouvernement semblait n’avoir sur ce point aucun plan, ni aucune idée. Au cours de la discussion, M. de Freycinet laissa échapper des paroles imprudentes qui témoigneront d’une trop vive anxiété de ne pas s’exposer à des complications. « Vous venez, s’écria Gambetta, de livrer à l’Europe le secret de vos faiblesses : désormais il suffira de vous intimider pour vous faire tout consentir ! » La publication des Livres bleus anglais a corroboré, il faut l’avouer, tout ce qu’on avait soupçonné de l’esprit d’indécision dont le gouvernement fit preuve pendant cette période.
  15. La conférence continua ses travaux sans éclat ; elle ne s’occupa point du bombardement d’Alexandrie qui l’embarrassait, mais rédigea une note dite du 15 juillet qui invitait le Sultan à occuper militairement l’Égypte avec le concours des puissances. La Porte, se ravisant, accepta de prendre part aux discussions : il fallut tout recommencer. Finalement on se borna à une déclaration d’entente platonique en vue de maintenir la liberté du canal. L’attitude de lord Dufferin à la conférence avait été s’accentuant chaque jour ; il déclara enfin, à la date du 30 juillet, que les troupes anglaises ne se retireraient point, mais que l’Angleterre accepterait, à de certaines conditions, le « concours » de la Turquie.
  16. Lors de la discussion des crédits. M. de Freycinet se vit en butte à des attaques presque générales. Il reconnut que la France avait désormais « des griefs positifs » qui lui donnaient « le droit d’intervenir », mais il montra à nouveau sa répugnance à s’engager dans une voie qu’il jugeait dangereuse. Son attitude fut blâmée au Sénat, le 25 juillet, la commission, tout en concluant à l’adoption des crédits, adressa au gouvernement, par l’organe de son rapporteur, M. Schérer, une admonestation énergique. Le 29 juillet, les crédits furent repoussés et le cabinet se retira. M. Duclerc prit le pouvoir.
  17. Le débarquement eut lieu dans les premiers jours d’août.
  18. Ce sentiment se marqua à la séance de la Chambre du 23 février 1882 lorsque M. Francis Charmes envisagea l’opportunité d’une intervention militaire française, et encore à la séance du 11 mai suivant lorsqu’il fut question du prétendu complot contre Arabi.
  19. Au Caire, un acte de comédie termina le drame. Arabi fut traduit devant la justice ; il était difficile de ne pas le condamner à mort. Les Anglais s’entremirent, prirent soin de sa personne et l’installèrent à Ceylan. Ils parvinrent en même temps à soustraire tous ses complices au jugement de la cour martiale. Cette conduite équivoque donna à penser qu’Arabi avait trahi et qu’une convention secrète avait été passée entre lui et l’Angleterre. Parmi les Anglais, ce fut une plaisanterie courante de dire que la bataille de Tel-el-Kébir avait été gagnée par la « cavalerie de Saint-Georges ». On nommait ainsi les pièces d’or d’une livre sterling sur lesquelles se trouvait l’effigie de saint Georges terrassant le dragon.
  20. M. Gladstone avait toujours témoigné de son peu d’enthousiasme à l’égard des conquêtes nouvelles en général et de celle de l’Égypte en particulier. Dans une déclaration faite aux communes le 8 février 1882, il écartait l’idée d’une intervention exclusive, admettant non seulement la France, mais les autres puissances à y participer. Il était donc logique avec lui-même en revenant à l’idée d’une intervention collective, le jour où l’aventure menaçait de tourner au tragique par suite d’un violent réveil du fanatisme musulman.
  21. En 1883, l’Angleterre conclut avec la Porte une convention dont les clauses aggravaient l’état des choses et légalisaient en quelque sorte la présence de ses troupes sur les bords du Nil. L’intervention énergique de M. Flourens s’exerça à point : le comte de Montebello, notre ambassadeur à Constantinople, communiqua à la Porte une sorte d’ultimatum. et la convention négociée par sir Drummond Wolf fut rejetée.
  22. Hippeau, Histoire diplomatique de la troisième République.
  23. C’est dans le même sentiment et afin que le parti républicain se présentât bien uni devant les électeurs que Jules Ferry, à Nancy, le 10 août, avait aussi accepté le principe d’une révision partielle.
  24. Cette tendance s’était manifestée aux élections municipales de Paris en janvier 1881 plus encore qu’aux élections législatives d’automne. M. Édouard Hervé, l’un des élus de janvier, esquissa un mouvement de trêve, sinon de ralliement. M. Dugué de la Fauconnerie s’était, lui, ouvertement rallié (voir sa lettre à ses électeurs dans la France du 23 janvier). « L’armée d’un parti monarchique, dit-il, est composée de petits fonctionnaires qui ne peuvent pas s’exposer chaque jour à la destitution et d’hommes de travail qui ont besoin, pour vivre, que les affaires marchent… Nous n’avons plus qu’un rôle à la fois digne et utile : c’est de nous placer franchement sur le terrain des faits accomplis. » À la réélection qui suivit sa démission, il se trouva en présence d’un royaliste, le comte de Levis, et d’un républicain. M. Bansart des Bois. Ayant eu moins de voix au premier tour, il se désista au second, en faveur de son concurrent républicain, par un sentiment correct de discipline électorale. Il est à remarquer que le langage de M. Dugué de la Fauconnerie en 1881 se retrouvera en 1887 sur les lèvres de M. Raoul-Duval et en 1891 sur celles de M. Piou.
  25. E. de Pressensé. Variétés morales et politiques. Gambetta. 1 vol. Paris, 1886.
  26. id.