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VIII


Le lendemain, Migourski, en rentrant de l’exercice, fut saisi d’un joyeux étonnement en voyant sa femme venir au devant de lui et l’emmener dans la chambre, d’un pas léger comme jadis.

— Écoute, José, dit-elle.

— J’écoute. Qu’y a-t-il ?

— Toute la nuit, j’ai songé au récit de Rossolowski et j’ai décidé que je ne pouvais plus vivre ici. Je ne peux pas. Je vais mourir, mais je ne resterai pas ici.

— Que faire, alors ?

— S’en aller. Fuir.

— Fuir. Mais où ?

— J’ai tout organisé. Écoute.

Elle lui raconta le plan qu’elle avait conçu pendant la nuit. Lui, Migourski, allait sortir le soir au bord de l’Oural ; il laisserait sa capote et une lettre dans laquelle il dirait avoir décidé de se tuer. On comprendrait qu’il s’était noyé. On chercherait, on ferait des rapports et pendant ce temps elle le cacherait si bien qu’il serait introuvable. On laisserait ainsi passer un mois et quand tout se calmerait, on pourrait fuir.

Ce projet parut d’abord inexécutable à Migourski. Mais à la fin du jour, comme sa femme avait mis toute sa passion et toute son assurance pour le persuader, il se décida. Ce qui influença encore sa décision, c’est que, en cas d’échec, lui seul encourait la punition qu’avait décrite Rossolowski tandis que la réussite la libérait, elle, qu’il voyait tant souffrir après la mort de leurs enfants.

Rossolowski et Louise furent au courant du complot et après de longues conférences et des rectifications, le plan de l’évasion fut établi. Au début, il avait été entendu que Migourski, reconnu noyé, allait fuir seul et à pied. Quant à Albine, elle devait partir en voiture pour l’attendre à un endroit désigné d’avance. Tel avait été le plan primitif. Mais Rossolowski ayant conté toutes les évasions qui avaient échoué pendant les dernières cinq années en Sibérie, Albine en proposa un autre :

José, dissimulé dans l’équipage, allait voyager avec elle et Louise jusqu’à Saratoff. Arrivé dans cette ville, il partirait sous un déguisement à pied en longeant le Volga et, à un endroit convenu, il prendrait un bateau loué d’avance par Albine et qui l’amènerai à Astrakan. De là, à travers la Caspienne jusqu’en Perse.

Ce plan approuvé par tous ainsi que par Rossolowski, l’organisateur principal, présentait un seul inconvénient, la difficulté de trouver la place de cacher un homme dans la voiture sans provoquer la suspicion.

Quand, après avoir visité le tombeau de ses enfants, Albine dit à Rossolowski son désespoir de laisser à l’étranger les cendres de ses enfants, il réfléchit et dit :

— Demandez à l’administration d’emmener avec vous les cercueils de vos enfants.

— Non, je ne veux pas, et ne peux pas ! s’écria-t-elle.

— Demandez toujours, car c’est la planche de salut. Nous ne prendrons pas les cercueils, mais nous ferons faire une grande caisse et dans cette caisse nous mettrons José.

Au premier moment, Albine avait refusé cette proposition : Elle ne voulait pas unir la fraude au souvenir de ses enfants. Mais Migourski ayant approuvé ce projet, elle consentit.

C’est ainsi que fut arrêté le plan définitif. Migourski allait faire tout ce qu’il fallait pour convaincre les autorités de son suicide. Son décès reconnu, Albine ferait une demande pour obtenir la permission de retourner dans son pays en emmenant les cendres de ses enfants. Cette autorisation obtenue, on ferait un simulacre d’exhumation, mais après avoir laissé les cercueils où ils se trouvaient, on mettrait Migourski dans la caisse préparée pour ceux-ci. La voiture les conduirait à Saratoff où ils prendraient le bateau de là, ils passeraient par la Caspienne en Perse ou en Turquie, vers la liberté.