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Quand on a enfermé l’essence du christianisme dans la foi au Dieu Père, presque tout ce qui a constitué et constitue encore le christianisme historique devient nécessairement secondaire, ou adventice, étranger et contraire à cette pure essence. Tout le développement hiérarchique, dogmatique et cultuel de l’Eglise est ainsi placé en dehors du christianisme véritable et se présente comme un abaissement progressif de la religion. C’est ridée protestante et anticatholique poussée à ses dernières conséquences. Mais si le fondement du système, la détermination de l’essence du christianisme, a été fixé en dépit de l’histoire, il y a chance pour que l’édifice qu’il supporte ne soit pas plus solide, et que l’appréciation du développement chrétien justifie la même critique que celle de l’Évangile. Pour l’historien, tout ce en quoi l’Évangile continue de vivre est chrétien, et le critérium pour juger de cette qualité ne peut être une essence abstraite, définie d’après les principes d’une théologie particulière et non d’après les faits.


I modifier

La société du Christ, dit M. Harnack, était quelque chose d’invisible et de céleste, parce que c’était quelque chose d’intérieur. Le christianisme évangélique était comme un esprit sans corps [1]. Lorsqu’il eut rompu avec le judaïsme, il dut se créer des formes de vie et d’abord une organisation sociale : ainsi la préoccupation de ce qui était extérieur se fit jour à côté de la préoccupation de l’unique nécessaire ; et quand on sort de la sphère purement intérieure, il n’y a pas de progrès qui n’ait son revers et qui n’apporte des inconvénients [2].

Vers l’an 200, le christianisme a décidément évolué vers le catholicisme. Une grande société ecclésiastique s’est établie, rejetant en dehors d’elle quantité de sectes qui se disent aussi chrétiennes ; elle est constituée par les diverses Eglises répandues dans l’empire romain et qui, bien que mutuellement indépendantes, sont en rapport constant et régulier, organisées intérieurement de la même manière, et professent une doctrine commune où les règles de la discipline se distinguent des règles de la foi. Chaque Eglise se considère comme l’organe d’un culte qui a ses rites solennels et dont les actes principaux ne peuvent être accomplis que par les prêtres. C’est, nous dit-on, que le formalisme s’introduit fatalement dans les religions qui durent, après que la ferveur d’enthousiasme qui leur a donné naissance est passée ; c’est aussi que « la lutte contre le gnosticisme a forcé l’Église à exprimer sa doctrine, son culte et sa discipline, dans des formes et des lois fixes, et à exclure quiconque ne s’y soumettait pas [3] ». Grand dommage pour la liberté ! Mais la vie primitive avait disparu. « La médiocrité fonda l’autorité [4]. » Cependant on peut voir par les Actes des martyrs, les écrits de Clément d’Alexandrie et de Tertullien, que l’Eglise « n’avait pas étouffé l’Évangile [5] ».

L’Église, en Orient comme en Occident, s’est organisée en institution juridique et en administration politique. Toutefois en Orient, le développement hiérarchique n’aboutit qu’à la constitution d’Eglises nationales, fortement dépendantes du pouvoir civil. Les choses se passèrent tout autrement en Occident, où l’empire s’était écroulé dès le Ve siècle. « Sous main », déclare notre critique, dans une description où il paraît se laisser quelque peu griser de sa propre éloquence, « l’Eglise romaine se substitua à l’empire romain qui, en réalité, se survécut en elle ; l’empire n’a pas péri ; il s’est seulement transformé….. L’Église romaine gouverne toujours les peuples ; ses papes règnent comme Trajan et Marc-Aurèle ; à la place de Romulus et de Rémus sont venus Pierre et Paul ; à la place des proconsuls, les archevêques et les évêques ; aux légions correspondent les troupes de prêtres et de moines ; à la garde impériale, les Jésuites. Jusque dans les détails, jusque dans les particularités de droit, et même jusque dans les habits, on peut suivre l’influence de l’ancien empire et de ses institutions. Ce n’est pas du tout une Église comme les communautés évangéliques, ou comme les Églises nationales de l’Orient, c’est une création politique aussi considérable qu’un empire universel, parce que c’est la suite de l’empire romain. Le pape, qui s’appelle « roi » et « pontife suprême », est le successeur de César... Il gouverne un empire. Aussi bien est-ce une entreprise inutile que de l’attaquer seulement avec les armes de la polémique doctrinale... Pour cette Église, il est aussi important de gouverner que d’annoncer l’Évangile... Il ne doit pas y avoir de piété qui, avant tout, ne se soumette à cette Église papale, ne soit approuvée par elle et ne demeure dans une perpétuelle dépendance vis-à-vis d’elle... Le développement que l’Eglise a pris comme État terrestre devait logiquement la conduire jusqu’à la monarchie absolue du pape et à son infaillibilité ; car l’infaillibilité, dans une théocratie terrestre, ne signifie pas autre chose, au fond, que la souveraineté absolue dans un État ordinaire [6]. »

Ce caractère particulier du catholicisme latin a eu pour effet de modifier grandement les traits qui lui sont communs avec le catholicisme oriental. Ainsi, observe M. Harnack, le principe de tradition est proclamé par l’Eglise romaine comme par l’Église grecque ; mais, quand il gêne, on passe outre, et la tradition, c’est le pape. De même l’orthodoxie : « la politique du pape peut la modifier en fait ; au moyen d’habiles distinctions, maint dogme a changé de sens ; des dogmes nouveaux sont établis, la doctrine est, à beaucoup d’égards, devenue arbitraire. » La tradition du culte n’est pas plus réellement immuable que la tradition doctrinale. Et l’on peut en dire autant de la vie religieuse, l’ancien monachisme s’étant transformé au point de devenir, dans de grandes institutions, « juste le contraire de ce qu’il était. Cette Eglise possède, dans son organisation, une faculté unique de s’adapter au cours historique des choses : elle reste toujours l’ancienne Eglise, ou du moins elle paraît l’être, et elle est toujours nouvelle [7] ».

M. Harnack n’insiste pas sur cette flexibilité de l’Eglise romaine ; il semble y voir un défaut plutôt qu’un mérite, et sans doute il n’en estime pas suffisamment l’importance au point de vue de la philosophie générale du christianisme et de son histoire. Mais il est assez piquant de rencontrer un protestant libéral et un savant qui incline à penser que l’Eglise romaine change trop, ou qui est disposé à s’étonner qu’elle change tant et si facilement. Combien d’autres lui reprochent de ne pas changer assez !


II modifier

Bien qu’on le répète depuis plusieurs siècles, il est difficile de comprendre, si l’on n’y est préparé par une éducation théologique spéciale, comment la société du Christ était quelque chose de plus invisible et de plus intérieur que l’Eglise romaine. Cette société, comprenant ceux qui adhéraient à l’Évangile de Jésus, n’était pas formée de purs esprits qui n’auraient eu d’autre lien entre eux que la communauté d’un sentiment. Elle n’était pas nombreuse, mais plus on la réduira, plus elle apparaîtra distincte du monde qui l’entoure. Elle comptait les quelques fidèles qui persévérèrent jusqu’à la fin et qui se retrouvèrent, après la passion, pour former le noyau de la première communauté chrétienne. Groupe circonscrit, parfaitement inconnaissable, très centralisé aussi et même hiérarchisé dans la plus entière fraternité. Jésus est le centre et le chef, l’autorité incontestée. Les disciples ne sont pas autour de lui comme une masse confuse ; parmi eux le Sauveur a distingué les Douze et les a associés lui-même, directement et effectivement, à son ministère ; même parmi les Douze il y en avait un qui était le premier, non seulement par la priorité de sa conversion ou l’ardeur de son zèle, mais par une sorte de désignation du Maître, qui avait été acceptée, et dont les suites se font sentir encore dans l’histoire de la communauté apostolique.

C’était là une situation de fait, créée en apparence par les péripéties du ministère galiléen, mais qui, un certain temps avant la passion, se dessine comme acquise et comme ratifiée par Jésus. Pas n’est besoin de chercher des programmes arrêtés, des chartes constitutionnelles, des inaugurations pompeuses. Jésus pourvoyait à la diffusion de l’Evangile dans le présent, et il préparait ainsi le royaume à venir. Ni son entourage ni le royaume n’étaient des réalités invisibles et impalpables, une société d’âmes ; c’était une société d’hommes qui portait l’Evangile et qui devait devenir le royaume.

L’Eglise naquit et dura parle développement d’une organisation dont les linéaments étaient tracés dans 1'Evangile. Ce fut une communauté qui avait pour base la foi à « la bonne nouvelle » de Jésus ressuscité, pour loi la charité, pour but la propagation de la grande espérance, pour forme de gouvernement la distinction du collège apostolique et des simples disciples. Les Douze forment une sorte de comité directeur qui a pour chef Simon-Pierre. On ne voit rien encore qui ressemble à 1'administration d’une monarchie. La parole du Sauveur : « Que celui d’entre vous qui voudra être le premier soit le serviteur de tous [8] », est appliquée à la lettre. La communauté ne connaît qu’un seul Maître, un seul Seigneur, qui est le Christ, et aucune autorité de domination ; la hiérarchie qu’on y trouve est celle du dévouement. Cependant un pouvoir positif, d’ordre social, appartient visiblement aux apôtres, celui d’agréger les convertis à la communauté, d’exclure les indignes et de maintenir le bon ordre.

Cet état de choses résultait de ce que Jésus avait fait et voulu ; car le Sauveur n’avait pas abandonné la prédication de l’Évangile aux premiers venus ; il l’avait confiée à ceux qui avaient tout quitté pour le suivre. Peu importe que ce premier groupe chrétien n’eût pas encore conscience de former une société distincte du judaïsme ; le principe de vie propre, qu’il tient de sa foi en Jésus, lui a déjà donné subsistance en lui-même ; son individualité grandira dans la lutte qu’il devra soutenir pour se conserver et s’étendre. Pas plus que Jésus les apôtres ne s’enfermaient dans la sphère purement intérieure. Leur activité tendait à l’organisation d une société religieuse. Et ce n’est pas seulement plus tard que les inconvénients de l’action extérieure se firent sentir : l’Evangile de Jésus a son revers dans le caractère absolu de sa formule, qui est, à la fois, son côté faible et la condition de son entrée dans le monde ; l’Évangile des apôtres a son revers dans l’explosion d’enthousiasme qui est un élément de sa force et un phénomène déconcertant pour ceux qui ne croient pas encore ; néanmoins, c’est toujours l’Evangile vivant, non seulement esprit, mais corps dès le commencement.

Des communautés chrétiennes se fondent parmi les Gentils et deviennent bientôt l’Église, tout à fait distincte et même séparée de la Synagogue. Dans ces communautés, les apôtres et les premiers missionnaires instituent des collèges d’anciens ou de surveillants, pour les gouverner comme ils avaient gouverné eux-mêmes la première communauté de Jérusalem. L’organisation du corps presbytéral, l’affirmation de ses droits, la prééminence de l’évêque dans le groupe des anciens et dans la communauté, celle de l’évêque de Rome entre les évêques ne se dessineront et ne se fortifieront qu’avec le temps, selon le besoin de l’œuvre évangélique. L’Église devient, aux moments importants, ce qu’elle doit être pour ne pas déchoir et périr, en entraînant l’Évangile dans sa ruine. Cependant elle ne crée aucune pièce essentielle de sa constitution. Un organe qui semblait jusque-là rudimentaire ou de moindre vigueur prend les proportions et la consistance que réclame la nécessité présente ; il subsiste ensuite dans la forme acquise, sauf les modifications accessoires qui se produiront, à l’occasion d’autres développements, pour l’équilibre de l’ensemble. Cet équilibre ne s’établit pas ordinairement sans quelque travail intérieur qui a tous les caractères d’une crise douloureuse. Telle est, en effet, la loi de tout développement, et la croissance naturelle des êtres vivants connaît de semblables périodes. Ces tiraillements ne prouvent pas que la vie diminue, mais qu’elle est menacée ; quand la crise est finie et que la puissance de l’être en est augmentée, il faut le louer de sa vitalité, non le blâmer d’avoir souffert ou de n’avoir pas succombé. L’Eglise peut dire que, pour être, à toutes les époques, ce que Jésus a voulu que fût la société de ses amis, elle a dû être ce quelle a été ; car elle a été ce qu’elle avait besoin d’être pour sauver l’Evangile en se sauvant elle-même.

Les premières communautés n’auraient pu durer sans l’organisation rudimentaire qui leur fut donnée par leurs fondateurs. Le collège presbytéral maintenait l’ordre dans les réunions, la paix entre les frères ; il assurait le service des aumônes et les relations avec le dehors. De même que les disciples de Jésus avaient formé société, et que le royaume des cieux était conçu comme société, non comme une coalition de fervents et parfaits individualistes, les communautés chrétiennes formaient naturellement des sociétés, des confréries ; elles avaient besoin de l’élément conservateur de toute société, l’autorité. Quand il se produisit dans les Eglises, et ce fut de très bonne heure, des mouvements d’idées, des tendances plus ou moins accusées et plus ou moins divergentes, des difficultés intérieures et extérieures plus ou moins considérables, la nécessité d’un pouvoir dirigeant se fit encore plus pressante, et il fallut que la communauté tint tête à tous les périls par le moyen d’une parfaite unité. Il est certain que le christianisme et l’Évangile auraient sombré dans la crise gnostique, sans l’opposition que fit au débordement des hérésies l’épiscopat monarchique, qui s’affermit définitivement dans cette lutte. Ne s’ensuit-il pas que l’Eglise est aussi nécessaire à l’Evangile que l’Evangile est nécessaire à l’Eglise, et que les deux ne font qu’un dans la réalité, comme l’Evangile et le groupe des croyants ne faisaient qu’un pendant le ministère de Jésus ?

Il n’y a sans doute qu’un jeu d’esprit assez froid dans la réflexion sur « la médiocrité » qui « fonda l’autorité ». Les chrétiens de Lyon au temps d’Irénée, ceux d’Afrique au temps de Tertullien étaient-ils bien inférieurs aux fidèles de Corinthe que Ion apprend à connaître dans les Epîtres de Paul ? La diminution des charismes primitifs prouve-t-elle que la foi réelle fût moins forte, et devra-t-on regretter que l’Église entière n’ait pas donné dans le montanisme ? Même quand il s’agit de religion, les accès de fièvre ne sont pas la condition normale de la vie.

En même temps que l’épiscopat grandit, la prépondérance de l’Eglise romaine se manifeste. M. Harnack lui-même l’a fort bien montré dans son Histoire des dogmes [9]. Cette Eglise eut un rôle considérable dans le combat contre le gnosticisme : les principaux docteurs de la gnose vinrent à Rome comme au point central du christianisme, où il importait le plus de faire agréer leurs doctrines ; ils y furent successivement condamnés. Mais ce n’est point seulement par là que la communauté romaine apparaît dans sa qualité d’Eglise principale. Chaque Église particulière avait le sentiment et même le souci de l’unité générale ; elle se gardait dans cette unité en en surveillant la conservation autour d’elle. Il y fallait cependant un centre qui supportât, en quelque sorte, l’effort de la tendance universelle et garantît le concert des Eglises en le rendant visible et régulier. Ce point de rencontre, ce chef-lieu de l’unité ecclésiastique était indiqué à la fois par les plus grands souvenirs chrétiens et par la situation politique de l’empire. C’est incontestablement à son rang de capitale que Rome dut d’attirer à elle les deux personnages les plus importants de l’Eglise apostolique. Pierre et Paul y sont tous deux venus ; mais quel que fût le prestige de Paul, celui du prince des apôtres est demeuré plus grand dans le souvenir traditionnel. On honorait leur mémoire et l’on gardait leurs tombeaux. Parmi les anciens qui gouvernaient la communauté vers la fin du premier siècle, beaucoup les avaient connus et avaient le souvenir tout rempli de leur martyre. Cinquante ans plus tard, quand Irénée vint à Rome, on y trouvait certainement encore des croyants qui avaient été disciples de leurs disciples, et l’on montrait une liste d’évêques remontant jusqu’à Lin, le premier, celui qui avait pris le gouvernement de l’Église romaine après la mort de Pierre.

Les critiques ont observé que l’évêque de Rome, dont le rôle prendra tant de relief avant la fin du second siècle, ne se distingue pas nettement du corps des anciens, à la fin du premier, et que l’épiscopat unitaire s’est constitué plus tard en Occident qu’en Orient. L’importance même de la communauté, qui a dû se partager de bonne heure en plusieurs groupes, a pu contribuer à maintenir plus longtemps la prééminence du conseil presbytéral, qui garda toujours à Rome, au-dessous de l’évêque, une autorité effective plus grande, semble-t-il, que dans les autres Églises. Il n’y en avait sans doute pas moins, dès l’origine, à Rome comme ailleurs, dans le corps des presbyties, une sorte de président qui est devenu bientôt l’évèque unique. L’Épître de saint Clément aux Corinthiens est écrite au nom de l’Eglise romaine, et la personnalité du rédacteur ne se montre pas ; néanmoins la lettre a été reçue et gardée comme épître de Clément, qui en était Fauteur responsable et l’organe officiel de la communauté. Cette même épître fait voir que l’Eglise romaine s’intéressait à la vie intérieure des chrétientés éloignées et se croyait le droit d’y intervenir avec autorité. Paul n’aurait pas parlé aux Corinthiens divisés avec plus de force que Clément, bien que ce soit encore la communauté héritière de la tradition apostolique, non le successeur personnel de Pierre, qui semble avoir la parole. Cette distinction est accessoire, car le sentiment de l’autorité reste identique chez Clément, qui parle au nom de l’Eglise dont il est le mandataire autant que le président, et chez Victor, chez Calliste, chez Etienne, qui parlent en leur nom propre et comme tenant la place de l’apôtre Pierre.

Que la position centrale de Rome, après avoir amené les apôtres dans cette ville, ait mis son évêque à même d’exercer une influence que nul autre n’aurait pu avoir dans un autre endroit, il n’y a pas lieu de le contester. L’importance de la ville a contribué à l’importance du siège, mais on ne peut pas dire qu’elle l’ait créée. Il est permis de croire que la force des choses, l’expérience acquise, le fait que, sans eux, le christianisme allait à Rome, que la communauté romaine grandissait, qu’une intervention apostolique semblait nécessaire pour achever son institution et ne pas laisser, pour ainsi dire, en dehors de leur influence un point d’où celle-ci devrait plutôt rayonner, amenèrent les apôtres dans la capitale de l’empire. On peut penser aussi que, lorsqu’ils moururent, ils ne se doutaient pas qu’ils eussent légué un maître à César, ni même qu’ils eussent donné un chef suprême à l’Église. La pensée du grand avènement était trop puissante sur leur esprit, les questions de symbole et de gouvernement leur étaient trop peu familières, pour qu’ils vissent dans Rome et l’Église romaine autre chose que le centre providentiel de l’évangélisation chrétienne. Leur mort consacra ce qu’avait signifié leur présence. Nulle part ailleurs la tradition évangélique n’avait été plus solidement implantée ; nulle part ailleurs elle n’aurait pu trouver un terrain plus propice à sa conservation. Très consciemment, ils avaient fait de Rome le chef-lieu de l’Evangile ; par là même, sans le vouloir expressément, ils avaient fait de l’Eglise romaine la mère et la reine des Églises du monde entier ; ils laissaient l’héritage de l’apostolat en des mains capables de le faire valoir. La facilité que les évêques de Rome trouvèrent à établir leur prépondérance sur les autres communautés chrétiennes n’est donc pas chose entièrement étrangère aux prévisions des apôtres. La tête de l’empire, censée la tête du monde, devait être aussi, tant que besoin serait,, la tête de la chrétienté universelle. Il n’est pas étonnant que cette idée ne se soit jamais perdue et que le développement chrétien ne lui ait donné que plus de force, en lui ménageant de nouvelles applications. Ce qui est moins étonnant encore, c’est que la conscience de cette prééminence, qui était une charge beaucoup plus qu’un privilège, ait été surtout vivante là où elle avait sa raison d’être et le siège de son action. La nécessité de l’union avec l’Église romaine, union qui impliquait de là part des autres Églises une certaine subordination de droit et de fait, était aussi profondément sentie dans les Églises d’Occident, fondées par Rome, que pouvait l’être, à Rome même, l’idée d’une sorte de responsabilité générale pour le salut commun.

Il n’en était pas ainsi en Orient, où les Églises, qui ne devaient pas à Rome leur origine, se rattachaient moins étroitement à elle par leur tradition. L’on dirait que l’idée de l’union avec Rome, n’ayant pas été déposée dans leur première assise, n’a pu acquérir ensuite une force capable de résister aux divisions politiques et aux tendances particularistes. La translation de l’empire à Constantinople prépara le schisme, et il a été bien établi que l’Eglise grecque est, comme telle, une institution politique, dont le principe n’est nullement traditionnel [10]. Avec une autonomie plus complète qu’en Occident, avec un sentiment moins net de ce que l’évêque de Rome devait à la succession de Pierre, l’Eglise d’Orient, pendant les premiers siècles, avait gravité autour de Rome ; elle aurait continué de le faire et serait entrée de plus en plus dans l’orbite de l’Eglise apostolique, si le développement normal du gouvernement ecclésiastique n’avait été entravé par la politique, dès que l’empire se fut converti. A mesure que les évêques de Rome se feront une idée plus précise de leur fonction modératrice et la traduiront en droit positif et divin, les Orientaux les comprendront de moins en moins et finiront par ne plus les comprendre du tout ; ils ne verront que les prétentions romaines et n auront pas le sens de ce qu’exige le maintien de l’unité, par-dessus les divisions des frontières. Ils auront si bien fait du christianisme une religion d’Etat que, Rome une fois perdue pour l’empire, il leur semblera que l’évêque de Rome n’a plus rien à dire en ce qui les touche, et que celui de Constantinople, la nouvelle Rome, a sur l’Orient les mêmes droits et les mêmes pouvoirs que l’évêque de l’ancienne sur les contrées de l’Occident qui lui obéissent. Au temps où les papes ne connaissent plus de frontières et assurent, ce dont les loue M. Harnack, l’indépendance de la religion à l’égard du pouvoir séculier, les patriarches de Constantinople encadrent l’Eglise dans les débris de l’empire et, voulant organiser leur papauté, font celle de l’empereur, En ramenant le christianisme aux proportions d’un culte national, ils ont détruit, autant qu’il était en eux, la notion du catholicisme, que l’Eglise romaine avait reçue en dépôt et qu’elle entendait garder.

Si cette Eglise a pris des airs d’impératrice qu’elle n’avait pas aux premiers temps, si elle a voulu donner des formes juridiques, on pourrait dire constitutionnelles, à sa prééminence et à son action, ce n’est pas seulement en vertu dune tradition locale et héréditaire de domination universelle, qui aurait passé de l’empire à l’Eglise, de César au successeur de Pierre, mais par l’effet d’un mouvement général qui, depuis les origines, poussait l’Eglise à s’organiser en gouvernement, et qui s’était fait sentir en Orient aussi bien qu’en Occident. L’Eglise avait des biens, une discipline, une hiérarchie. Elle ne pouvait se passer d’un droit ; mais le droit ne peut subsister sans l’autorité qui le garantit ; et cette autorité même a besoin, pour être efficace, d’avoir ses représentants officiels. Les papes du IVe et du Ve siècle veulent être les juges en dernier ressort de toute la chrétienté, comme ceux des deux siècles précédents voulaient que l’Eglise romaine servît de type aux autres pour l’enseignement, l’organisation et la discipline. C’est toujours la même prétention, appliquée à des situations différentes. Rome ne s’arroge pas un nouveau pouvoir, ou bien il faut dire que le pouvoir n’est pas plus nouveau que la situation en vue de laquelle on le réclame. Il était nécessaire que l’Eglise devînt un gouvernement, sous peine de n’être plus ; mais le gouvernement, dans une Eglise une et universelle, ne se conçoit pas sans une autorité centrale. Un centre idéal, sans puissance réelle, comme le concevait saint Cyprien, aurait été inutile. Il fallait que les questions importantes se terminassent quelque part. Les conciles particuliers pouvaient n’avoir pas un prestige suffisant ; les conciles généraux n’auraient jamais été qu’un tribunal extraordinaire, et l’expérience montrait que ces assemblées n’étaient pas sans de très grands inconvénients. Le tribunal supérieur et permanent auquel devaient naturellement ressortir toutes les causes majeures, et qui avait mission de résoudre définitivement tous les conflits, ne pouvait être que dans l’Eglise apostolique entre toutes, qui avait la tradition de Pierre et de Paul, et dont les chefs n’hésitaient plus à se dire successeurs du prince des apôtres.

Vis-à-vis des Églises qui se maintiennent ou se constituent dans les pays occupés par les barbares, et vis-à-vis des nations elles-mêmes, le pape ne se comporte plus seulement comme le juge suprême de toutes les controverses et de toutes les causes ecclésiastiques. Dès la fin du VIIIe siècle, il agit comme dépositaire de la tradition impériale, en transférant à Charlemagne et à ses successeurs le titre des Césars. Au déclin du XIe siècle, il semble que toute autorité lui appartienne, non seulement sur les Eglises particulières, mais encore sur les peuples. Le pape s’est fait éducateur social, tuteur des monarchies, chef de la confédération chrétienne, en même temps qu’il reste et devient de plus en plus le chef de la hiérarchie ecclésiastique, l’arbitre de la foi, le gardien de la discipline, l’évêque de toutes les Eglises. Ses deux rôles ne se distinguent pas l’un de l’autre. Bien que le premier ne lui soit pas conféré directement en vertu d’un principe purement religieux, évangélique et catholique, il s’est trouvé comme renfermé dans le second par l’effet des circonstances.

Dans le chaos où s’était effondré l’empire d’Occident, l’Église avait maintenu ses cadres ; elle seule avait survécu, et c’est dans son sein, sous son influence et sa direction, que se fondaient les royaumes nouveaux et qu’ils s’avançaient vers la civilisation. L’Eglise n’avait pu mener à bien l’œuvre de leur conversion sans se faire leur institutrice dans l’ordre temporel. Elle avait dû être leur maîtresse, en toute science et leur enseigner les éléments de la sagesse antique en même temps que l’Évangile du salut ; elle avait dû même se faire craindre dans l’ordre temporel pour n’être pas anéantie dans l’ordre spirituel. L’individualité des nations naissantes commençait à peine à se dessiner ; sur toutes planait encore le souvenir de l’empire romain, de l’unité romaine, idéalisé dans le sentiment de l’unité catholique ; une sorte de grand État, fait d’États encore informes, se constituait, république universelle qui était une Église, et dont le vrai chef, le seul chef naturel, était le pape, ayant sous lui, bon gré malgré eux, les souverains temporels. Dans cette mêlée qu’elle avait besoin de dominer pour ne pas disparaître, l’Église se transformait et grandissait toujours ; elle grandissait pour durer, parce que les changements qui s’opéraient en elle étaient la condition même de son existence.

Avec l’autonomie des Eglises particulières, on aurait eu la submersion complète du christianisme dans la superstition et la féodalité germaniques. Des réformes devinrent possibles dès que Rome eut tout pouvoir pour les appuyer, lors même qu’elle n’aurait pas eu toujours l’initiative de les provoquer. La grande situation temporelle des papes, au XIIe et au XIIIe siècle, n’a été que la garantie de leur indépendance dans l’ordre spirituel ; et, dans cet ordre, les papes ont dû être ce qu’ils étaient, ce qu’ils sont devenus, pour que l’Église fût encore l’Eglise, pour qu’elle ne cessât pas d’être le christianisme et la religion de Jésus. Que serait-il arrivé si les pontifes s’étaient tout à coup avisés que l’essence du christianisme consistait dans la foi au Dieu Père et qu’il fallait se borner à représenter cette vérité aux individus qui voudraient bien en faire leur religion ?

A partir du XIVe siècle, les conditions générales de la société catholique se modifient. Il n’y a plus vraiment de république chrétienne, mais des Etats chrétiens, suffisamment affermis en eux-mêmes, et que le sentiment d’une foi commune ou d’un péril commun ne réunira plus dans une action commune, ainsi qu’il était arrivé pour les croisades. En fait, l’autorité du pape s’exerce de plus en plus difficilement dans l’ordre politique ; l’Eglise, riche et puissante dans chaque Etat, est minée par une croissante corruption ; il importait maintenant qu’une grande réforme se fît, pour la dégager du monde et la rendre à sa propre fin. Mais l’Eglise et l’Etat se trouvaient si intimement associés l’un à l’autre, que l’organisation indépendante du pouvoir religieux et du pouvoir politique ne put se faire sans tiraillements, sans secousses, sans déchirements. Quand on regarde les événements à distance, après avoir constaté que la papauté du XVe et du XVIe siècle a été beaucoup trop préoccupée de ses intérêts particuliers, et pas assez de la réforme toujours plus urgente, on s’aperçoit que si, par la force des choses, l’influence politique de l’Église est allée toujours baissant, le pouvoir spirituel du pape est allé toujours augmentant, et qu’il est devenu ce qu’il avait besoin d’être pour assurer la conservation de l’Église catholique au milieu des révolutions et des troubles de l’âge moderne. Le pape reste le père des fidèles et le chef des Eglises. On peut prévoir que son action ne s’exercera plus jamais dans les formes où elle s’exerçait au moyen âge. Mais ce pouvoir importe toujours à la conservation de l’Eglise et à la conservation de l’Evangile dans l’Eglise.


III modifier

Reprocher à l’Eglise catholique tout le développement de sa constitution, c’est donc lui reprocher d’avoir vécu, ce qui pourtant ne laissait pas d’être indispensable à l’Evangile même. Nulle part, dans son histoire, il n’y a solution de continuité, création absolue d’un régime nouveau ; mais chaque progrès se déduit de ce qui a précédé, de telle sorte que l’on peut remonter du régime actuel de la papauté jusqu’au régime évangélique autour de Jésus, si différents qu’ils soient l’un de l’autre, sans rencontrer de révolution qui ait changé avec violence le gouvernement de la société chrétienne. En même temps, chaque progrès s’explique par une nécessité de fait qui s’accompagne de nécessités logiques, en sorte que l’historien ne peut pas dire que l’ensemble de ce mouvement soit en dehors de l’Evangile. Le fait est qu’il en procède et qu’il le continue.

Des objections qui peuvent sembler très graves, au point de vue d’une certaine théologie. n’ont presque pas de signification pour l’historien. Il est certain, par exemple, que Jésus n’avait pas réglé d’avance la constitution de l’Eglise comme celle d’un gouvernement établi sur la terre et destiné à s’y perpétuer pendant une longue série de siècles. Mais il y a quelque chose de bien plus étranger encore à sa pensée et à son enseignement authentiques, c’est l’idée d’une société invisible, formée à perpétuité par ceux qui auraient foi dans leur cœur à la bonté de Dieu. On a vu que l’Evangile de Jésus avait déjà un rudiment d’organisation sociale, et que le royaume aussi devait avoir forme de société. Jésus annonçait le royaume, et c’est l’Eglise qui est venue. Elle est venue en élargissant la forme de l’Evangile, qui était impossible à garder telle quelle, dès que le ministère de Jésus eut été clos par la passion. Il n’est aucune institution sur la terre ni dans l’histoire des hommes dont on ne puisse contester la légitimité et la valeur, si l’on pose en principe que rien n’a droit d’être que dans son état originel. Ce principe est contraire à la loi de la vie, laquelle est un mouvement et un effort continuel d adaptation à des conditions perpétuellement variables et nouvelles. Le christianisme n’a pas échappé à cette loi, et il ne faut pas le blâmer de s’y être soumis. Il ne pouvait pas faire autrement.

La conservation de son état primitif était impossible, et la restauration de cet état l’est également, parce que les conditions dans lesquelles s’est produit l’Evangile ont à jamais disparu. L’histoire montre l’évolution des éléments qui le constituaient. Ces éléments ont subi et ne pouvaient manquer de subir beaucoup de transformations ; mais ils sont toujours reconnaissables, et il est aisé de voir ce qui représente maintenant, dans l’Eglise catholique, l’idée du royaume céleste, l’idée du Messie agent du royaume, l’idée de l’apostolat ou de la prédication du royaume, c’est-à-dire les trois éléments essentiels de l’Evangile vivant, devenus ce qu’ils ont eu besoin d’être pour subsister. La théorie du royaume purement intérieur les supprime et fait abstraction de l’Evangile réel. La tradition de l’Eglise les garde, en les interprétant et les adaptant à la condition changeante de l’humanité.

Il serait absurde d’exiger que le Christ eût déterminé d’avance les interprétations et adaptations que le temps devait provoquer, puisqu’elles n’avaient aucune raison d’être avant l’heure qui les rendait nécessaires. Il n’était ni possible ni utile que l’avenir de l’Eglise fût révélé par Jésus à ses disciples. La pensée que leur léguait le Sauveur était qu’il fallait continuer à vouloir, à préparer, à attendre, à réaliser le royaume de Dieu. La perspective du royaume s’est élargie et modifiée, celle de son avènement définitif a reculé, mais le but de l’Évangile est resté le but de l’Église.

C’est, en effet, chose digne d’attention, que l’Eglise, si vieille qu’elle soit déjà, si rassurée qu’elle paraisse maintenant sur l’imminence du jugement dernier, si long avenir qu’elle se promette encore sur la terre, se regarde elle-même comme une institution provisoire, un organisme de transition. L’Église de la terre, dite Église militante, est comme le vestibule de l’Église triomphante, qui est le royaume des deux réalisé dans l’éternité, jugé réalisable encore à l’extrême limite des temps. Si les dimensions de l’horizon évangélique ont changé, le point de vue est resté le même. L’Église a retenu l’idée fondamentale de la prédication du Christ : aucune institution terrestre ne réalise définitivement le royaume, et l’Evangile ne fait qu’en préparer l’accomplissement. L’on devine sans peine pourquoi des théologiens comme M. Harnack abandonnent l’eschatologie évangélique. Mais la question est uniquement de savoir si l’eschatologie n’a pas été un élément essentiel de l’Evangile historique, et si l’Eglise, qui a retenu cet élément essentiel de l’Evangile, ne continue pas véritablement le Christ. Que l’eschatologie évangélique ait été, au fond, le symbole expressif de réalités complexes et indescriptibles ; que l’eschatologie ecclésiastique soit aussi un symbole, toujours perfectible, des mêmes biens espérés, le théologien traditionnel peut le soutenir et continuer ainsi à placer l’essence de l’Evangile là où Jésus a voulu la mettre. Toujours est-il que Jésus et l’Eglise ont les yeux levés dans la même direction, vers le même symbole d’espérance, et que l’Église observe, vis-à-vis du royaume céleste, la même attitude que Jésus.

Dans leur polémique antitraditionnelle, les théologiens protestants les plus éclairés, ceux qui reconnaissent, avec M. Harnack, au développement catholique une sorte de nécessité relative, n’en raisonnent pas moins volontiers comme s’il n’était pas évident que l’on condamnerait le christianisme à mort en voulant le ramener à sa forme et à son organisation primitives, et comme si la condition naturelle de sa conservation et l’expression de sa vitalité n’avaient pas été le changement. Ils sont moins exigeants pour eux-mêmes, quand il s’agit de justifier leurs propres convictions religieuses, qui sont bien loin pourtant de se confondre avec l’Évangile de Jésus. Que font ils autre chose que d’approprier l’Évangile aux besoins de leur conscience personnelle ? L’Eglise aussi, depuis le commencement, approprie l’Évangile aux besoins des hommes à qui elle s’adresse.

Ce n’est pas l’appropriation personnelle qui continue le ministère du Christ, la prédication de la « bonne nouvelle » et la préparation du royaume des cieux, Même chez les protestants, la tradition enseignante exerce une influence considérable sur la façon d’entendre la parole divine, et l’effet que l’Evangile écrit produirait, sans cette tradition, sur la masse des fidèles aurait chance d’être à peu près nul ou de n’être pas toujours salutaire. Il y a, dans toutes les communions chrétiennes, un service de l’Évangile qui assure la transmission et l’application de la parole du Maître. L’Église catholique est ce service tel que l’ont fait les siècles, et continué sans interruption depuis l’origine. Pour être identique à la religion de Jésus, elle n’a pas plus besoin de reproduire exactement les formes de l’Évangile galiléen qu’un homme n’a besoin, pour être le même à cinquante ans qu’au jour de sa naissance, de garderies proportions, les traits et toute la manière d’être d’un nouveau-né. Quand on veut s’assurer de l’identité d’un individu, on ne songe pas à le faire rentrer dans son berceau. L’Église d’aujourd’hui ne ressemble ni plus ni moins à la communauté des premiers disciples qu’un homme adulte ne ressemble à l’enfant qu’il a été d’abord. Ce qui fait l’identité de l’Église et de l’homme, ce n’est pas la permanente immobilité des formes extérieures, mais la continuité de l’existence et de la conscience d’être, sous les transformations perpétuelles qui sont la condition et la manifestation de la vie. Toute chicane théologique mise à part, l’Eglise catholique, en tant que société fondée sur l’Evangile, est identique au premier cercle des disciples de Jésus, si elle se sent et si elle est avec Jésus dans le même rapport que ses disciples ; s’il y a correspondance générale entre l’état actuel de son être et son état primitif ; si l’être actuel n’est que l’être primitif autrement déterminé et développé ; si ses organes actuels sont les organes primitifs grandis et fortifiés, adaptés aux fonctions de plus en plus considérables qu’ils ont eu à remplir.

C’est la durée même du christianisme qui a causé cette évolution. Si la fin du monde était arrivée dans les années qui suivirent la publication de l’Apocalypse, le développement ecclésiastique n’aurait pas eu lieu, et l’Église même aurait à peine existé. Mais le monde ne voulait pas périr ; l’Eglise a gardé sa raison d’être et la garde encore. Son histoire est celle de l’Evangile dans le monde ; et pour trouver que cette histoire n’est pas celle de la religion du Christ, il faut avoir commencé par mettre cette religion en dehors de l’histoire et du monde réel.

Si l’Eglise était une institution toute politique, telle que la conçoit et la représente M. Harnack, il est sûr qu’elle n’aurait rien de commun avec l’Evangile et qu’elle succéderait simplement à l’empire romain. Mais on a déjà pu voir en quel sens l’Eglise a véritablement succédé à l’empire. Les souvenirs et la tradition de l’empire ont conditionné, pour ainsi dire, l’action de l’Eglise, mais ils n’en ont pas changé le caractère essentiel. Quoi qu’on en puisse dire, il y a loin encore de Pie X à Trajan, des évêques aux proconsuls, des moines aux légions, des Jésuites à la garde prétorienne. Le pape n’est pas roi en tant que pape, et c’est encore d’Eglise universelle, non d’empire qu’il s’agit. Les catholiques ne regardent pas le pape comme leur souverain, mais comme leur guide spirituel. Tout en recevant l’investiture du pape, les évêques ne sont, ni en droit ni en fait, de simples délégués ; si le pape est successeur de Pierre, les évêques sont successeurs des apôtres, et leur ministère n’est pas d’ordre politique ni purement administratif. On ne peut comparer que par métaphore les religieux à une armée ; ce que prêchent les prêtres séculiers et les moines n’est point la politique du pape, même quand il en a une ; ils prêchent d’abord l’Evangile, avec l’interprétation traditionnelle qu’y donne l’Eglise, et le règne qu’ils s’efforcent d’étendre est celui de l’Evangile, non celui du pape en tant qu’il se distinguerait du règne du Christ. Les Jésuites mêmes, qui ont été institués pour défendre l’Eglise romaine contre la réforme protestante et antipapale, ne sont pas des agents politiques, mais des prédicateurs de religion et des éducateurs religieux, quoi que l’on puisse penser de leurs méthodes et de leurs tendances particulières. Le côté politique de cette grande institution qu’est le catholicisme est tout naturellement celui qui frappe le plus les gens du dehors, mais il est tout extérieur et l’on peut dire accessoire. Vu de l’intérieur, l’organisme ecclésiastique est essentiellement d’ordre religieux et n’a d’autre raison d’être que la conservation et la propagation de la religion dans le monde. Bien que tout le développement catholique, lorsqu’on l’observe à la surface, semble tendre uniquement à augmenter l’autorité de la hiérarchie ou plutôt celle du pape, le principe fondamental du catholicisme n’a pas cessé d’être le principe même de l’Evangile. Les fidèles n’existent pas pour le service de la hiérarchie, mais la hiérarchie existe pour le service des fidèles. L’Eglise n’existe pas pour le service du pape, mais le pape existe pour le service de l’Eglise.

Certes, l’Église a revêtu, à beaucoup d’égards, la forme d’un gouvernement humain, et elle est devenue, elle est encore une puissance politique. Elle n’en a pas moins toujours voulu et elle veut encore être autre chose. Qu’elle compte au point de vue politique et que la politique doive compter avec elle, c’est une conséquence inévitable de son existence, et c’est ce qui est arrivé dès que le christianisme a été suffisamment répandu dans l’empire romain. Qu’elle s’érige elle-même en puissance politique, traitant de supérieur à inférieur ou d’égal à égal avec les gouvernements, négociant avec eux certaines affaires religieuses comme on négocie les traités internationaux, c’est une forme particulière et transitoire de ses rapports avec les pouvoirs humains. En ce sens, l’Eglise n’a pas toujours été une puissance politique, et elle pourrait cesser de l’être. La situation actuelle est un legs du passé, qu’on ne peut liquider qu’avec précaution. Mais on peut prévoir dans l’avenir un état général des nations civilisées où l’Église, puissance spirituelle, et nullement politique au sens qui vient d’être dit, ne perdrait rien de son prestige, ni de son indépendance, ni de son influence morale. La politique ne tombe-t-elle pas de plus en plus et ne tombera-t-elle pas finalement des mains des manieurs d’hommes aux mains des manieurs d’affaires ? Que gagnerait l’Église à traiter directement avec ceux-ci de ce qui la regarde, et quel intérêt auraient-ils eux-mêmes à s’occuper de ces choses ?

Il est même permis d’aller plus loin et de conjecturer que l’Église, dans sa façon de traiter les personnes qui reconnaissent son autorité, trouvera des procédés plus conformes à l’égalité fondamentale et à la dignité personnelle de tous les chrétiens. Dans le nivellement universel qui se prépare, les membres de la hiérarchie ecclésiastique pourront être de moins grands personnages selon le monde, sans rien perdre des droits de leur ministère, qui reprendront plus visiblement leur forme essentielle de devoirs ;

Il n'est pas vrai, d’ailleurs, que l’autorité ecclésiastique ait jamais été ni qu’elle soit maintenant une sorte de contrainte venant du dehors pour comprimer tout mouvement personnel de la conscience. L’Eglise est éducatrice avant d être dominatrice ; elle instruit avant de diriger, et celui qui lui obéit ne le fait que selon sa propre conscience et pour obéir à Dieu. En principe, le catholicisme vise, tout autant que le protestantisme, à la formation de personnalités religieuses, d’âmes maîtresses d’elles-mêmes, de consciences pures et libres. En fait, l’écueil est pour lui de vouloir trop gouverner les hommes, au lieu d’élever seulement les âmes. On ne peut nier que sa tendance, en réaction contre le protestantisme, ait été à l’effacement de l’individu, à lu mise en tutelle de 1'homme, à un contrôle de toute son activité qui n’est point fait pour provoquer l’initiative. Mais ce n’a été qu’une In n lance. A peine pourrait-on dire qu’il y a, dans l’Eglise, une « légion » dont l’idéal religieux et politique est celui d’une société réglée par une sorte de consigne militaire dans tous les ordres de la pensée et de l’action. Encore est-il que le principal défaut de cet idéal n’est pas précisément d’être contraire à l’Évangile, mais d’être irrréalisable et dangereux.

L’Evangile de Jésus n’était ni tout à fait individualiste au sens protestant, ni tout à fait ecclésiastique au sens catholique. Il s’adressait à la masse, pour constituer la libre société des élus : peut-on se faire une idée du développement de la personnalité, peut-on se faire une idée de la forme du gouvernement, dans le royaume des cieux ? C’est la vie et la durée de l’Evangile qui en ont fait un principe permanent d’éducation religieuse et morale, et une société spirituelle où le principe est mis en vigueur. Ni le principe ne tient sans la société, ni la société sans le principe. Le protestantisme et M. Harnack ne veulent garder que le principe. C’est une conception qui manque de consistance et de réalité. Le catholicisme tient pour le principe et pour la société. Les circonstances historiques ont fait que l’organisme social a paru compromettre plus ou moins le principe, et qu’il peut sembler encore le menacer en quelque façon. Mais c’est la condition de tout ce qui vit en ce monde d’être sujet à imperfection. Quelque réserve qu’il puisse faire, dans le détail, sur la manière dont s’exerce l’action de l’Eglise, l’historien ne peut pas contester que le catholicisme ait été, qu’il soit encore le service de l’Evangile, continué depuis les temps apostoliques.

La puissance d’adaptation que l’on reconnaît à l’Eglise romaine est son plus beau titre à l’admiration de l’observateur impartial. Il n’en résulte pas que l’Église altère l’Évangile ou la tradition, mais qu’elle sait comprendre les besoins des temps. Ne nous lassons pas de répéter que l’Evangile n’était pas une doctrine absolue et abstraite, directement applicable à tous les temps et à tous les hommes par sa propre vertu. C’était une foi vivante, engagée de toutes parts dans le temps et le milieu où elle est née. Un travail d’adaptation a été et sera perpétuellement nécessaire pour que cette foi se conserve dans le monde. Que l’Église catholique l’ait adaptée et l’adapte encore, qu’elle s’adapte elle-même continuellement aux besoins des temps nouveaux, ce n’est point la preuve qu’elle oublie l’Évangile ou méprise sa propre tradition, mais qu’elle veut faire valoir l’une et l’autre, qu’elle a le sentiment de ce qu’ils ont de flexible et de constamment perfectible.

Les « raisons d’ordre supérieur [11] » qui, selon M. Harnack, font corriger l’orthodoxie, interpréter les dogmes anciens, produire des dogmes nouveaux, autoriser des pratiques et des dévotions nouvelles, ne sont pas à chercher dans les caprices ou les calculs d un despotisme arbitraire ou égoïste. Quelles que soient les circonstances extérieures de chaque fait particulier, tout ce développement procède de la vie intime de l’Eglise, et les décisions de l’autorité ne font que sanctionner, pour ainsi dire, et consacrer le mouvement de la pensée et de la piété communes. S’il ne plaît pas à l’Eglise catholique de s’abîmer, immobile, dans la contemplation des formules traditionnelles, si elle les scrute et les explique, c’est qu’elle entretient, dans la foi, l’activité de l’intelligence. Si elle modifie sa discipline et ses moyens d’action, c’est qu’elle veut agir, parce qu’elle vit. Comme Eglise, elle a une vie collective qui, nonobstant les défaillances partielles, est la vie universelle de l’Evangile. Elle ne fait pas que des individus chrétiens, elle tend à créer un état chrétien du monde. Il est trop aisé de comprendre que des théologiens individualistes n’aient pas le sens de cette vie collective et continue de l’Évangile dans l’Église, et qu’ils ne la voient pas toujours, même quand ils la regardent. Sa réalité n’en est pas moins constante, et sa variété ne prouve pas que « l’essence du christianisme » y soit comme cachée et étouffée sous un entassement de matériaux étrangers, mais que cette essence y demeure perpétuellement en acte, sous des formes qui manifestent sa puissante fécondité.




Notes modifier

  1. P. 113.
  2. P. 114.
  3. Pp. 119, 129.
  4. P. 130.
  5. P. 135.
  6. Pp. 157-159.
  7. Pp. 159-160.
  8. MARC, X, 44.
  9. I, 439-454.
  10. Cf. DUCHESNE, Églises séparées, 163-227.
  11. P. 155



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