L’Étourdi, 1784/Seconde partie/9

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 42-46).

LETTRE IX.

Comment on ſe retrouve.


UN matin comme je ſortais de la boutique d’un Marchand Bijoutier de la rue Dauphine, où j’avais été faire quelques emplettes, & comme j’allais monter dans mon cabriolet, je fus arrêté par un embarras de voitures. Celle devant laquelle je me trouvai, annonçait l’équipage d’une petite maîtreſſe. Grands laquais, cocher à mouſtache, chevaux pomponés, grand chien danois qui courait devant, rien ne manquait.

Moi qui me piquais de connaître toutes les jolies femmes, ou du moins celles qui avaient dans le monde une certaine conſiſtance, j’étais encore à ſavoir à qui appartenait un char auſſi brillant. La livrée ne pouvait me l’indiquer ; elle m’était inconnue. J’avance deux pas pour regarder à travers les glaces ; je ne me trompais point dans ma conjecture. C’était une femme qui était dans la voiture. Je ne pus voir ſa figure, à cauſe qu’elle ſe perdait dans une caleche. Ma curioſité redouble ; je fais des vœux pour qu’elle ſouleve ce voile importun ; le haſard me favoriſe. je conſidere ce viſage avec avidité… Qu’on juge de ma ſurpriſe ! Je crus entrevoir les traits de Cécile, de cette jeune novice qui était au couvent de ... & à qui j’avais ravi ce tréſor précieux que la nature donne à chaque femme, & dont la garde eſt ſi difficile.

La reſſemblance d’un autre objet pouvait me tromper. Je n’avais entrevu ce minois féminin qu’à la dérobée, & ſes yeux ne s’étaient point rencontrés avec les miens. Le moyen de croire Cécile dans le monde, elle qui avait déjà le voile blanc lorſque je la connus. Tout me diſait de douter du témoignage de mes yeux ; quand la Dame dit, avec une voix argentine, au cocher, de ſe dégager de l’embarras & de fouetter. Ce ſon de voix acheva de me faire flotter dans la plus grande incertitude. C’était celui de Cécile, j’allais m’approcher de la portiere pour m’aſſurer de ce que je devais croire ; mais le cocher obéiſſant, jure, frappe ſes chevaux avec délicateſſe ; le char s’ébranle ; les courſiers en partant font jaillir du pavé mille étincelles de feu, & les roues de la voiture qu’ils entraînent auſſi rapidement que l’éclair, me couvrent d’un déluge de boue.

Moins chagrin de me voir ſi bien éclabouſſé que de n’avoir pu m’aſſurer ſi c’était Cécile, je monte dans mon cabriolet, & roulant avec une vîteſſe égale à mon impatience, je ſuis le caroſſe ; il entre dans la vaſte cour d’un hôtel ſuperbe. L’on m’apprend que c’eſt celui de M. de Preſſy arrivé avec ſa femme depuis quelque temps à Paris, & venant s’y fixer.

J’apperçois un de ſes gens entrer au cabaret, j’ordonne auſſitôt à l’Éveillé, cet adroit domeſtique, que tu connais, & que j’avais heureuſement avec moi, de le joindre & de le queſtionner. Il revient un inſtant après me dire que Madame de Preſſy était au moment de ſe faire religieuſe, lorſque ſon frere qui était Page du Roi fut tué. Devenue par cette mort l’une des plus riches héritieres de la province, elle avait depuis peu épouſé M. de Preſſy, & que le couvent d’où elle ſortait était à A **.

C’en fut aſſez pour me confirmer que c’était ma Cécile. Je vole chez moi lui écrire ce que le haſard venait de me faire découvrir, & combien je ſerais enchanté de la revoir. Elle me répond de ne pas différer plus long-temps de me rendre chez elle où elle m’attendait à dîner tête-à-tête, ſon mari étant à Verſailles.

Je ne fis languir ni mon impatience ni celle de Madame de Preſſy. Je fus bien vîte dans ſes bras, nous nous revîmes avec des tranſports qui ne peuvent ſe comprendre que par ceux qui les ont éprouvé. Je vous retrouve chere Cécile, lui dis-je, je ne puis vous exprimer ma joie : ſeriez-vous encore cette Cécile qui ſemblait faire ſon bonheur de ma tendreſſe.

Si votre cœur n’a point changé, me dit-elle, vous trouverez peut-être que Cécile ne fut jamais plus ſenſible. Je ne vis que depuis un inſtant.

Après que nous eûmes donné les premiers momens au plaiſir, je la priai de me raconter comment elle avait été délivrée de ſa priſon. Ma premiere lettre, mon cher Deſpras, t’inſtruira de ce que Madame de Preſſy me dit.