L’Étourdi, 1784/Seconde partie/18

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 92-99).

LETTRE XVIII.

Singulier genre d’amuſement.


J’Acceptai la propoſition du Comte : je fus chez l’aînée de ces Dames qui ſe nommait Madame d’Orfoy, m’y préſenter de la part de Mylord Gordon. On me fait entrer. Elle était à ſa toilette occupée à placer quelques fleurs dans ſes cheveux, & à écouter les fleurettes d’un Abbé bien poudré, bien muſqué, qui ne manqua pas de me lorgner de la tête au pied, & de rire, lorſque je dis, en faiſant une révérence tout d’une piece, que je venais de la part de Mylord Gordon, porter ſes reſpects & donner de ſes nouvelles à Madame, & qu’il aurait déſiré fort de venir lui-même, mais qu’il n’avait pas pu, n’étant pas encore totalement rétabli. — Eſt-ce qu’il a été malade, me demanda Madame d’Orfoy. — Oh ! beaucoup malade : étant à la chaſſe, ſon fuſil crêva, & lui emporta ſon poignet. — Ô ciel ! quel funeſte accident ! — Ce n’eſt plus rien, Madame, voyez-vous ; dans un mois, il ſera bien totalement guéri, & alors il retourne à Londres. — Et vous, Monſieur, comptez-vous y aller bientôt, ou ſi vous retournerez à Paris ? — Madame, je crois partir demain de cette ville, aller à Toulouſe, de là à Bordeaux, d’où je repaſſe en Angleterre. — Vous avez ſans doute beaucoup voyagé, Monſieur, me demanda l’Abbé ? — Oui, Monſieur, j’ai vu toute l’Europe, j’ai paſſé par la Ruſſie, par la mer Baltique qui eſt une mer diabolique. — Je ſuis fâchée que vous ne faſſiez pas un ſéjour plus long dans notre ville, me dit Madame d’Orfoy. Lorſque vous reverrez M. Gordon, dites-lui, je vous prie, combien j’ai été flattée de ſon ſouvenir, & ſenſible à ſon malheur. Je lui ſais bon gré de m’avoir procuré le plaiſir de vous voir, & je regrette que ce ne ſoit pas pour plus long-temps. Ah ! Madame, vous me faites plus que beaucoup d’honneur.

Après quelques autres propos vagues, je fis deux ou trois révérences, & je ſortis. Je fus chez la ſeconde ſœur, en m’y préſentant auſſi de la part de Mylord, mais je changeai de langage ; au lieu de continuer à parler comme Mylord Houzei, dans la comédie du Français à Londres, je contrefis l’italien, me dis Mouſicien dou Grand-Douc de Toſcane, arrivant de Paris, & chargé, par il Signor Gordon, de lui préſenter ſes très-houmbles reſpects & de le rappeller à ſon ſouvenir. — Comment ſe porte-t-il à préſent, me demanda-t-elle ? Du temps qu’il était ici, il était tout malade… Non ſe porta trop ben, depouis ſon choute. — Comment depuis ſa chute ; eh ! mon Dieu, que lui eſt-il arrivé ? — E ché Madame ne ſait pas queſto malhourous accident. — Vous me faites trembler. — Effendo ſtato allé védéré ouna courſa àlla plaina des ſablons, era montato ſour oun cavalo ſouperbo, ma oun poco rétif. Il cavalo prit pour ſe cabra, & ſe renverſa ſour Mylord, é li caſſa la couiſſe. — Ciel ! quelle malheureuſe chûte ! Elle me fait doutant plus de peine qu’elle aura ſans doute augmenté la mélancolie qui le dévore. — E véro, è per ché io ſono ſouvent allé al ſouo hôtel, faré de la mouſique per diſſipar ſon chagrin. — Rien, en effet, n’eſt plus propre que la muſique pour diſtraire & chaſſer les idées noires. Il me ſouvient que Mylord l’aime beaucoup, je l’aime auſſi infiniment ; j’eſpere que Vous donnerez dans cette ville concert, & que j’aurai le plaiſir de vous entendre. — Cela m’eſt impoſſible, Madame, per ché io parto queſto note, per ritournar auprès del ſoua Alteza, mon maeſtro, lou Grand-Douc. Io ſono ſolamenté venouto ici per vous donar des nouvelles del Signor Gordon qui m’en a expreſſément chargé ; car il vous è béné attaché. — Je l’eſtime auſſi beaucoup, il le mérite à tous égards.

Je pris congé, & allai chez la troiſieme ſœur ; c’était la cadette, & la plus jolie, & par conſéquent celle à qui Mylord Gordon avait donné la pomme. Elle me reçut ſur le champ, dès qu’on lui eut dit que je venais de la part de cet Anglais : mais je changeai encore la ſcene, & au lieu de mettre dans mon accent & dans mes manieres le ton étranger, je conſervai celui de ma nation, & dis à la Dame,

Qu’ayant été aſſez heureux de remporter le prix à l’Académie de peinture de Paris, & allant à Marſeille m’embarquer pour Rome où le gouvernement m’envoyait à l’école qu’il y entretient pour me perfectionner par l’étude des ouvrages de ces grands maîtres qui avaient la nature pour guide, & la gloire pour objet, Mylord Gordon m’avait expreſſement chargé de paſſer par Montpellier, pour le rappeller au ſouvenir d’une femme charmante, & à laquelle il était particuliérement attaché. Il m’entretenait ſouvent de vous, Madame, lui dis-je, de vos charmes, & de ceux de votre eſprit, & je vois que, malgré ſon accident, il a conſervé, à cet égard, ſa mémoire dans toute ſa fraîcheur. — Malgré ſon accident, dites-vous Monſieur, eſt-ce qu’il lui eſt arrivé quelque choſe de fâcheux. — Hélas, oui : il y a près de deux mois que faiſant des armes avec un de ſes amis, il reçut un coup de fleuret qui lui a crêvé l’œil. — À ſon âge, auſſi aller tirer des armes, cette manie n’eſt bonne qu’aux jeunes gens, & quand l’on a 40 ans, comme Mylord, on doit abandonner cet exercice. — J’en conviens ; mais, comme l’on dit, à quelque choſe malheur eſt bon. Mylord qui auparavant était ſujet à de vigoureux maux de tête, en eſt délivré depuis qu’il eſt borgne. — C’eſt une recette que je ne voudrais pas employer pour ma migraine. — Vous n’y gagnerez pas aſſez, & la ſociété y perdrait trop. — Il vaudrait mieux, dit ſa femme de chambre qui était une petite brune piquante à l’œil mutin, & au ton eſpiégle, que les Dames la conſeillaſſent à leurs maris, car il en eſt beaucoup qui ont beſoin d’en avoir qui n’y voient que d’un œil, & encore eſt-ce quelquefois trop. — Nous ſommes ici dans le ſiege de la médecine, repartis-je, j’ai envie de propoſer cette recette à la grave Faculté, & je ne doute pas qu’elle ne trouve de partiſans. Point de folie ni de ſottiſes qui aujourd’hui n’aie les ſiens. D’ailleurs, ſuivant la judicieuſe remarque de Mademoiſelle, celle-ci eſt aſſurée d’avoir la protection d’une grande partie de votre ſexe, & c’eſt lui qui accrédite & donne la vogue aux nouveaux uſages. — Cette idée, digne en effet d’être perfectionnée, me répondit ironiquement la Dame, ne ſaurait tomber, à ce qu’il me paraît, en des meilleures mains, je vous invite à vous en occuper pendant votre ſéjour en cette ville. — Mon ſéjour ſera de peu de durée, comptant partir demain, ſi j’avais du temps dont je puſſe diſpoſer, je l’employrais infiniment mieux, je m’occuperais à peindre les graces, & vous m’auriez fourni tous les modeles.

La converſation dura encore quelques inſtans, enſuite je ſortis & fus retrouver le Comte à qui je racontai comment tout s’était paſſé.