L’Étourdi, 1784/Seconde partie/16

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 84-89).

LETTRE XVI.

La Comédie.


MA ſanté s’étant altérée, & ne s’étant pas rétablie, comme je l’eſpérais par les eaux de forges que je pris ſur les lieux où les Médecins m’envoyerent, je fus, ſuivant leur avis, retrouver mes Dieux Pénates, & je reſtai avec eux preſque un an. J’eus tout lieu de me louer de cette derniere ordonnance ; l’air natal me fit le plus grand bien, & au bout de trois mois ma ſanté fut raffermie.

Mais comme je n’ai jamais reſſemblé à ces malades dont Moliere a ſi bien peint le ridicule, qui n’ont d’autre occupation que de ſe médicamenter, qu’il me faut un objet de diſſipation, & que l’amour ne pouvait m’en fournir dans un pays où preſque toutes les femmes ont encore de la vertu, ou du moins les ſots préjugés qui la remplacent ; que je n’avais ni la volonté ni le loiſir de les combattre, j’employai mon temps à former une troupe pour jouer la comédie en ſociété ; paſſion que j’ai toujours eu, & qui ſouvent ma tenue lieu de beaucoup d’autres.

Que d’obſtacles, n’eus-je pas à vaincre avant d’y réuſſir ? C’était la conquête de la toiſon d’or ; il me fallut terraſſer tous ces monſtres qu’on nomme préjugés, & qu’il eſt difficile de détruire & même d’affaiblir dans l’eſprit des perſonnes qui les ont reçu dans leur enfance. Point de mere qui oſât permettre à ſa fille de paraître ſur le théâtre ! Elle croyait ſe perdre, & damner en même-temps celle à qui elle avait donné le jour. Point de mari qui oſât conſentir que ſa femme jouât la comédie ; il craignait les reproches de la belle-mere, & tous les propos qu’on ne manque jamais de tenir dans une petite ville de province, contre ceux qui, les premiers, font ce qui n’eſt pas encore en uſage.

Je fus obligé d’épuiſer ma rhétorique pour montrer aux uns & aux autres leurs erreurs ſur des plaiſirs devenus l’amuſement le plus chéri de la nation. Enfin je prêchai & ſuppliai tant que j’eus des actrices. C’était le point principal. Les acteurs ne manquaient point. Les jeunes gens étaient dévorés du deſir de jouer. Me voilà donc directeur d’une petite troupe compoſée de ce qu’il y a de mieux dans la ville, & de ce qu’il y a de plus aimable dans l’un & l’autre ſexe.

Nous fimes conſtruire un fort joli théatre, & nous apprimes le Glorieux, Comédie de Deſtouches. Elle fut très-bien jouée. Je fus même étonné de rencontrer, dans une petite ville ſi éloignée de la Capitale, tant de graces & de nobleſſe dans le jeu des actrices & des acteurs, & tant de diſpoſitions heureuſes pour un talent ſi rare, & devenu ſi à la mode, attendu que le goût de la bonne comédie ne pouvait pas leur être inſpiré par celles qu’ils avaient vu juſques alors représenter, puiſque ce n’avait jamais été que par ces chétives troupes délabrées qui ambulent dans les provinces, de ville en ville, & encore n’était-ce pas tous les ans qu’on en avait à…

Tous les gens comme il faut des villes & châteaux voiſins vinrent partager nos plaiſirs & rendre brillans les bals qui ſuivaient chaque repréſentation, & qui durerent juſques à ce temps que l’Égliſe a jugé à propos de deſtiner au jeûne & à la pénitence.

Une jeune perſonne élevée par ſa mere, & dans un vieux château, venait réguliérement à nos repréſentations : elle prit tant de goût pour ce paſſe-temps, qu’elle avait appris pluſieurs rôles tendres. Sa mere, à qui elle les avait répété, en était enchantée ; auſſi la bonne femme me pria-t-elle de vouloir faire quelquefois répéter ſa fille qui, de ſon côté, m’en ſollicitait de ſi bonne grace avec des yeux ſi plein de feu & de deſir, que je ne pus me refuſer à ce qu’on demandait.

Comme le château n’eſt qu’à quelques lieux de la ville, j’y allais quelquefois dîner ; & c’était ordinairement après le dîner que la jeune perſonne commençait la répétition. Elle jouait toujours les amoureuſes & moi, par conſéquent, les amoureux. Ces rôles ſont favorables pour l’amour, diſpoſent à la tendreſſe, ſecondent à merveille les plaiſirs par les faveurs qu’ils exigent qu’on accorde, & préparent ſouvent à des plus grandes. Il n’y manque que l’occaſion. Peres & meres, maris & amans je vous le recommande ! Ne laiſſez jamais ni vos filles, ni vos femmes, ni vos maîtreſſes ſeules répéter un rôle de comédie. Obſervez-les même, & ſoigneuſement, lorſque toute la troupe répete enſemble, ſinon… Eh bien ! il en arrivera ce qui eſt arrivé à mon éleve, & à beaucoup d’autres experto crede Roberto.

Un jour qu’on nous laiſſa ſeuls, la Demoiſelle me propoſa de jouer Zaïre. J’applaudis à ſon choix. Ma bouche ouvre la ſcene, & en joue une des plus agréables. L’actrice me remontre que je ne ſuis pas dans mon rôle, qu’Oroſmane… Sa remarque eſt juſte… Auſſitôt ma tendreſſe ſe change en fureur : je me précipite vers mon amante : le poignard brille à ſes yeux pour diſparaître dans ſon ſein : elle s’écrie, je me meurs : je deviens furieux… Je m’agite… Je verſe un torrent de larmes amoureuſes… & je meurs à mon tour.

À peine la toile était-elle baiſſée que la mere parut, en me demandant ſi j’étais content de ſa fille… Oh ! qu’elle a les geſtes beaux ! m’écriai-je, qu’elle ſent bien le rôle qu’elle joue !… Qu’elle ſait bien donner de l’ame à la paſſion !… Voyez, Madame, elle eſt encore toute agitée du dernier coup de théâtre… Je ne mentais pas, Zaïre était comme éperdue égarée des plaiſirs qu’elle avait éprouvée. En effet, dit la bonne femme, je trouve ma fille comme hors d’elle-même : mais que je regrette de n’avoir pas vu le dernier coup de théâtre, cela doit être ſublime… Oh ! c’eſt un ſuperbe moment, répondis-je ; n’êtes-vous pas de mon avis Mademoiſelle ? Oui, Monſieur.