L’Étourdi, 1784/Première partie/Avis

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. ix-xii).

AVIS.


UN Épître dédicatoire, une Préface, & encore un Avis ; oh ! pour le coup, c’eſt trop Monſieur l’éditeur, & c’eſt abuſer de vos droits. Il eſt d’uſage de ne plus lire de Préfaces, on eſt raſſaſſié de dédicaces, & tous les avis ſont inutiles & ſuperflus, me diſoit modeſtement mon Imprimeur ; ainſi diſpenſez-moi…“ Et vous diſpenſez-moi de vos remontrances, parce que vous n’êtes pas galant, & que vous n’avez pas beſoin d’avis, ne privez pas le lecteur de celui que je vais lui donner, en lui racontant une petite hiſtoire.

Luceide nouvellement arrivée de la province en avait tous les préjugés, & les ſots ſcrupules ; mais née avec un goût décidé pour le grand monde, elle voulait en apprendre le bel uſage, & puiſer le bon air dans ſa ſource. Delſon, l’homme le plus favoriſé de la nature & le plus inſtruit, fut celui qu’elle choiſit pour maître ; il était vif & ſaillant. Luceide était avide de tout ſavoir. Son mari qui était venu dépenſer en ſot, dans la Capitale, un bien qu’il avait acquis en fripon dans la province, était par bonheur abſent, & Delſon mit cette abſence à profit. Il donna pluſieurs leçons de bonne compagnie à Luceide. Elle fit des progrès rapides, & en moins de huit jours elle avait preſque tout appris. Un ſoir, malheureuſement dans le feu de la leçon, ils oublierent de fermer les portes. Le mari de retour entra bruſquement & ſurprit Delſon avec elle, comme il achevait de lui donner les dernieres inſtructions du bon ton. Il en était l’ennemi juré, & ſe comporta en provincial mal appris. Delſon trouva ſon procédé indécent ; il lui dit qu’il était ridicule, affreux, qu’un mari qui arrivait de la campagne, ſe gliſſât ainſi furtivement dans l’appartement de ſa femme, qu’en entrant chez elle, il devait du moins ſe faire annoncer, en époux qui ſait les uſages, que c’étoit là le bon ton.

Morbleu, répliqua le Financier, je me moque des uſages ; le mien eſt quand je trouve un petit-maître ſeul avec ma femme de le faire poliment jeter par la fenêtre. Ce n’eſt pas là le bon ton, mais c’eſt le bon parti. Envain Delſon lui cita-t-il l’exemple de ce Robin qui, revenant du palais, paſſé chez ſa femme qu’il croyait couchée ſeule ; mais il la trouve dormant entre les bras de ſon amant. Né avec l’uſage du monde, il poſa entr’eux ſon bonnet, & fut dans ſon cabinet vaquer aux affaires qu’il avait à juger le lendemain.

Envain lui cita-t-il encore la conduite de M. de … qui, entrant ſans ſe faire annoncer dans un arriere cabinet deſtiné aux plaiſirs de l’Intendant de la province, le trouva prenant des privautés avec ſa femme, & ayant déjà une main ſous le voile qui cachait l’autel où l’on ſacrifie aux plaiſirs. Que fit M. de … il battit ſa femme & voulut poignarder ſon amant ? Point du tout. Né avec un flegme que vous allez admirer, & ſachant ſon monde il ſe contenta de regarder l’heureux Intendant, & de lui dire :

Vous avez dans vos mains ce que toute la terre
A vu plus d’une fois utile à l’Angleterre


Ces deux vers tirés du ſecond acte de la tragédie du Comte d’Eſſex, étaient d’autant plus heureuſement appliqués que Madame de… avait eu des intrigues galantes avec pluſieurs Anglais.

Rien n’eut d’aſcendant ſur ce brutal, & ce qu’il avait dit, il le fit exécuter. Deux grands & vigoureux laquais lui obéirent avec tant de promptitude & de ſoumiſſion, que Delſon fut voir ce qui ſe paſſait dans la rue. Heureuſement les fenêtres n’étaient pas hautes, il en fut quitte pour une légere contuſion au bras ; & il connut, mais trop tard, la néceſſité de fermer les portes quand on enſeigne le bon ton aux femmes des provinciaux. Lecteur profitez de l’Avis.