L’Étourdi, 1784/Première partie/24

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 122-124).

LETTRE XXIV.

Le portrait de Mademoiſelle d’Herbeville.


MAdemoiſelle d’Herbeville était, mon cher Deſpras, à cet âge où la fleur de la beauté eſt dans tout ſon éclat. Sa tête offrait ce bel ovale qu’on ne rencontre preſque plus que dans les ſtatues des divinités. Son front libre & ouvert était également le ſéjour des graces, & celui de la pudeur. Ses ſourcils formaient un filet de soie recourbé qui couvrait merveilleuſement de grands yeux bleux & bien fendus. Un nez élégament proportionné était au deſſus des roſes de ſes deux joues qui, par leur arrangement formaient dans ſa bouche cette grace particuliere, qui n’eſt pas le ſourire, mais qui en approche ; & quand elle s’ouvrait, malgré ſa petiteſſe on appercevait des dents dont l’émail relevait encore l’incarnat de ſes levres vermeilles. Enfin cette tête charmante était terminée par un menton d’un ellipſe parfait, qui, parce que Mademoiſelle d’Herbeville était plus belle que jolie, ſe trouvait dépourvu de foſſettes.

Mademoiſelle Roſe avait atteint ſa ſeizieme année. Depuis trois mois elle était ſortie du couvent où elle avait été élevée avec tout le faſte d’une perſonne qui eſt née dans le ſein de l’opulence, & qui ne doit la partager avec perſonne. L’extrême indulgence qu’on avait pour ſes fantaiſies, les eût fait dégénérer en vice, ſi la nature n’y eût mis ordre, & n’eût réprimé ſes paſſions naiſſantes avant qu’elles euſſent fait quelques progrès.

On lui avait donné toute ſorte des maîtres en préférant les plus chers, comme ſi les talens s’achetaient. Heureuſement que ſon grand goût, & ſes diſpoſitions naturelles empêcherent que cette dépenſe ne fût perdue.

Dès que le jour parut, ma toilette devint une affaire ſérieuſe. Que les heures me parurent longues ! que le temps coula lentement au gré de mes deſirs. À tout inſtant je regardais ma montre qui, peu d’accord avec mon impatience, me faiſait croire qu’elle était dérangée. Enfin arriva l’inſtant ſi deſiré où je pouvais, ſans manquer à l’uſage, me préſenter chez Mademoiſelle d’Herbeville ; j’y volai. Mon chagrin fut extrême d’apprendre qu’elle était ſortie avec ſa mere pour faire des viſites, & que pour ce même ſoir, elle n’avait pas de ſoupé chez elle.