L’Étourdi, 1784/Première partie/23
LETTRE XXIII.
Pas trop intéreſſant.
SErfet tint ſa parole. Il me conduiſit chez Madame d’Herbeville ; il y avait déjà beaucoup de monde. Après lui avoir été préſenté, je m’avançai vers ſa fille pour lui faire un compliment ; mais toute la confiance que j’avais ſur mes graces personnelles, avantage dont j’avais tant de fois éprouvé le pouvoir auprès d’autres femmes ; tout cela m’abandonna dès que je me trouvai vis-à-vis de Mademoiselle d’Herbeville. Tant d’attraits, tant de graces, m’interdirent & me troublerent. Pour aſſurer ma contenance, je m’approchai d’une table où l’on jouait. Un penchant involontaire me ramena bientôt auprès d’elle. Je lui tins notre langage ordinaire ; je la trouvais jolie, aimable, & lui peignais, avec énergie, les ſentimens que ſa vue m’avait inſpiré… Ici elle rompit le ſilence qu’elle avait toujours gardé, pour me dire, avec un air plein de graces, de majeſté, & de douceur, qu’elle était bien éloignée d’ajouter foi à ce que je lui diſais ; que les vrais ſentimens, les ſeuls dont on dût faire cas, étaient fondés ſur l’eſtime & la vertu, & avaient leur ſource dans la conformité du caractere & de la façon de penſer ; que n’ayant pas l’avantage d’être connue de moi, elle ne pouvait ſe perſuader d’avoir ſi vîte fait naître des ſentimens, tels que je cherchais de lui faire accroire qu’elle m’avait inſpiré !… Je voulus répliquer, m’excuſer ſur ſa beauté, lui vanter ſes charmes ;… Loin de m’écouter, elle s’approcha de ſa maman qui jouait, ce qui l’empêcha de s’appercevoir de ce que nous diſions.
C’eſt en ce moment, Deſpras, que mon ame frappée d’étonnement éprouva un plaiſir confus. Mais bientôt éveillée par des ſoudains tranſports, elle ſortit de cet état d’aliénation & me fit appercevoir que mon cœur était ſans que je le ſoupçonnaſſe, de la partie.
Le jeu finit, & rendit la converſation générale. Tu te doutes bien que la calomnie était le pivot ſur lequel elle tournait. Mademoiſelle d’Herbeville ne prononça pas un ſeul mot ; nous nous mîmes à table, je fis vainement ce que je pus pour être auprès d’elle. Serfet dont l’œil perçant avait pénétré mes deſirs, les contraria par méchanceté, en me plaçant d’authorité entre lui, & Mademoiſelle d’Herbeville qui me trouva fort à ſon gré, & me témoigna beaucoup d’amitié. Je me trouvai par ce moyen placé vis-à-vis ſa fille. Je n’oſais lever les yeux ſur elle, & ne pouvais pas en même temps les porter ailleurs. Un charme ſecret & invincible les y attirait malgré moi.
Comme rien n’échappe aux femmes, elles s’en apperçurent, & m’en firent des plaiſanteries, je les ſoutins mal, j’étais excédé. Le Chevalier qui donnait le ton dans la maiſon, me tira d’embarras, en propoſant de danſer ; le bal, fut des plus décens. Madame d’Herbeville me permit de danſer avec ſon aimable fille ; je lui préſentai la main ; mais je n’eus pas plutôt touché la ſienne que je ſentis mon cœur palpiter : mon émotion devint ſi violente qu’à peine je pouvais me ſoutenir. Ce fut dans ce trouble que j’achevai mon menuet, & que je la remenai auprès de ſa maman, ſans jamais oſer ni lui parler, ni la regarder.
Arrivé chez moi, je me trouvais le cœur & l’ame ſi remplis, qu’il n’y avait d’action ni dans l’une ni dans l’autre. Je ne pouvais penſer ni ſentir que confusément, je repaſſais tout ce qu’elle m’avait dit, & n’oſais m’arrêter ſur l’attention qu’elle avait eu de me regarder à la dérobée. Ce cahos enfin ſe débrouilla. Je démêlai que j’étais vivement touché des charmes que je venais de voir, & encore plus de la façon de penſer qu’on m’avait montré. Et je jugeai mieux que jamais, que je n’avais eu pour toutes mes autres maîtreſſes que ces ſentimens paſſagers qu’on a dans le monde pour tout ce qu’on y appelle jolie femme, & qui, ſemblables à l’eau qui prend le goût du terrein où elle paſſe, & des matériaux qu’on y dépoſe, acquierrent plus ou moins de vivacité ſuivant les caracteres où ils naiſſent, & ſuivant les qualités qu’ils rencontrent chez la perſonne aimée.