L’Étourdi, 1784/Première partie/16

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 80-89).

LETTRE XVI.

La lanterne magique ; la femme malade.


JE t’ai dit, mon cher Deſpras, que le régiment avait reçu ordre de quitter A… Ce fut à ... où il vint en garniſon, & c’eſt dans cette ville où m’arriva cette aventure ſi bizarre qui fit tant de bruit dans la province, & qu’on ne raconta jamais ſans ſupprimer, altérer, ou ajouter aux circonſtances. Voici exactement comme elle ſe paſſa[1].

Huit jours après notre arrivée, l’Intendant de province donna un bal où les maſques étaient reçus. J’y vais déguiſé en porteur de lanterne magique, & je propoſe aux Dames de voir la curioſité. Le haſard veut que je débute par la femme du héros du bal. Elle conſent à voir ma piece curieuſe. Alors j’allume un bout de bougie, & je le paſſe par un trou fait exprès à la caiſſe que je portais afin qu’on pût voir plus clairement ce que j’avais à montrer.

Madame l’Intendante regarde à travers un verre, & charmée de l’illuſion que je lui offre, ne croit admirer que l’art en voyant la nature. Dans cette idée, elle engage la femme du premier Préſident à voir combien elle était imitée.

Au moment où ces Dames en font les plus grands éloges, je me courbe, & les prie de regarder plus attentivement. Le corps que je venais de pencher faiſant, par ſon attitude, relever mes deux globes jumeaux leur laiſſa voir la plus agréable piece de ma curioſité.

Ces Dames ne s’y méprirent plus. Elles connaiſſaient trop bien ce qui venait de paraître ; confuſes de leur erreur, elles ſe plaignirent de mon impudence à l’Officier de garde qui me fit arrêter au moment où je faiſais le tour de la ſalle du bal en chantant eh ! qui veut voir la piece curieuſe, la rareté, la beauté !

Je me fis reconnaître ; l’on m’ordonna les arrêts. Je fus dans ma chambre, où réfléchiſſant ſur les ſuites que pourait avoir cette poliſſonnerie, je m’occupai pendant la nuit à peindre ſur du carton ce que j’avais montré au bal, & je formai la réſolution de nier qu’on eût vu l’original de mon tableau, ſuppoſé qu’on voulut m’en faire un crime.

Ce que j’avais prévu arriva. Le lendemain du bal, les Chefs du régiment me reprocherent vivement mon étourderie. Je me juſtifiai en leur montrant ce que j’avais deſſiné, & en les aſſurant que c’était là ce qu’on avait vu. Ils rirent de la mépriſe de ces Dames, & furent les arracher à leur erreur. Elles en reviennent, s’intéreſſent à ma liberté. Je ſuis prêt d’en jouir, lorſque le Parlement demande que je lui ſois remis, ou que le régiment réponde de ma perſonne qui ſera repréſentée toutes & quantes fois la Cour le réquerra,

Il était arrivé que ſur les plaintes de Madame la Premiere Préſidente, le Sénat qui s’était aſſemblé le lendemain, avait mis en délibéré, s’il me décreterait de priſe de corps comme coupable d’indécence, & perturbateur du bon ordre. Les voix avaient été partagées. Les jeunes Conſeillers opinaient pour le décret ; ils en puiſaient les raiſons dans cette antipathie qui a regnée de tout temps entre la robe & l’épée. Les Magiſtrats d’un âge mur s’y oppoſaient. L’Avocat du Roi dit : „ que le maſqué avait voulu inſulter leur auguſte corps dans la perſonne de la reſpectable moitié de leur Chef. “ Il fit là deſſus un long & pathétique diſcours digne de l’Orateur du Parlement d’alors, & donna ſes concluſions en faveur du décret.

Le Parlement d’alors était celui qui avait été ſubſtitué aux vrais défenſeurs des loix, & aux peres du peuple.

L’avis de l’Avocat du Roi faiſait chanceler les vieux robins, & allait prévaloir, ſi le Major du régiment qui arriva dans ce moment n’eût rendu compte à la Cour de l’erreur où elle était, & ne l’eût aſſuré que ce que j’avais montré n’était que du carton ſur lequel était imitée cette partie de l’individu humain, cauſe de ma détention. Il offrit au Parlement de prouver ce qu’il avançait. Les Chambres aſſemblées y conſentirent. Je fus mandé ; je n’eus garde d’oublier ma piece juſtificative, & lorſque je fus devant l’auguſte Sénat, je parlai en ces termes.

„ Mon intention, Meſſieurs, n’a jamais été de manquer à Madame la Premiere Préſidente pour laquelle j’ai la plus profonde conſidération, ni de commettre aucun acte indécent, & j’oſe vous aſſurer de ma ſoumiſſion aveugle à vos remontrances, ſi ce carton que je tiens à la main n’eſt pas ce que j’ai montré au bal. Au ſurplus, j’offre de faire voir, en préſence des Commiſſaires, que je ſupplie la Cour de nommer à cet effet ; j’offre de faire voir l’original, afin qu’on puiſſe en faire comparaiſon, & que ſur le rapport de ces Dames, l’on reconnaiſſe le véritable objet de la lanterne magique. “

Les ſuppôts de Thémis furent déconcertés par ma harangue, qui était auſſi ſinguliere pour eux que peu prévue. Ils s’entreregarderent, & leurs éclats de rire qu’ils ne purent contenir, & qui les engagea à plonger le nez dans leur bonnet, m’annoncerent ma victoire.

Il n’y avait pas de milieu, il falloit que je fiſſe voir à ces Dames, en préſence du Parlement ou des Commiſſaires, ce qu’elles avaient réellement vu, ou que je fus renvoyé abſous. Ce fut à ce dernier parti qu’on s’arrêta, & je fus pris hors de cour & de procès.

Lorſqu’il fut queſtion d’apprendre à mon pere l’hiſtoire de la lanterne magique, l’un de mes oncles la lui raconta en la mettant ſur le compte d’un de mes camarades… Parbleu, cette aventure eſt plaiſante, s’écria M. De Falton ! Je voudrais qu’elle me fût arrivée dans ma jeuneſſe, & m’en être tiré auſſi adroitement & auſſi malignement que l’auteur. Eh bien ! conſole toi, lui répartit ſon frere, elle n’eſt pas ſortie de la famille ; c’eſt à ton fils à qui elle eſt arrivée.

Une jeune & jolie femme trouva ce déguiſement ſi plaiſant, & ſi peu dans l’ordre des idées ordinaires, qu’elle en aima l’auteur. Des méchans, où n’y en a-t-il pas ? aſſurerent que ce n’eſt qu’à la relation de la piece curieuſe que je dus cette bonne fortune. Chacun ſait que le public reſſemble à un microſcope, & l’on crut que les objets avaient été tellement groſſis, que Madame de ... avait voulu vérifier par elle-même, juſques à quel point la nature pouvait avantager un de ſes favoris. Je fus l’inclination de cette belle Dame, & comme je ne fus jamais ni cruel, ni ingrat, nos ſoupirs ne durerent pas long-temps.

Le changement de Madame De Larba, les leçons de Serfet, m’avaient fait trop d’impreſſion pour que je reſtaſſe fidele à mes maîtreſſes. Ainſi dans le même temps que je connus ma belle paſſionnée, je vis d’autres femmes, & malheureuſement j’en vis une qui me rendit malade. S’il eſt juſte que les charmes & la beauté ne ſoient point un préſervatif contre le poiſon de la débauche, ne ſerait-il pas juſte également, que le ſentiment ſervit d’égide aux femmes qui ſuccombent moins au goût du plaiſir qu’au penchant de leur cœur ? Combien d’infortunées qui, entrainées dans leur chute par le poids de leur amour, ne s’en relevent que les larmes aux yeux, au lieu qu’elles ne devroient s’en rappeller que par le plus agréable des ſouvenirs.

Ma maladie était de celles qui attaquent dans la ſource de la vie & des plaiſirs. Je la communiquai à ma maîtreſſe : elle m’en fit des reproches ſanglans, & me peignit, avec tant d’éloquence, l’état triſte où elle ſerait réduite, ſi elle tranſmettait mes dons à ſon mari, que je lui promis de remédier à tout.

Son mari était abſent depuis quelque temps ; il était amoureux de la femme, contre tout uſage qui défend aux maris d’aimer celles à qui ils ſont unis par le Sacrement. Contre tout uſage encore, il entretenait une correſpondance amoureuſe avec ſa femme. Dans une lettre il lui manda „ qu’il allait à ** où il ne reſterait que quelques jours pour finir des affaires qui exigeaient ſa préſence dans cette ville, & enſuite il revolait à ſes pieds. “

J’entrai chez elle dans le moment où elle venait de recevoir cet écrit déchirant : je la trouvai toute baignée de larmes. Qui peut donc, lui dis-je affectueuſement faire verſer des pleurs aux deux ; plus beaux yeux du monde. „ Tenez, Monſieur, me dit-elle en me remettant la fatale lettre, liſez, & voyez toute l’horreur de ma poſition. Mon mari arrive inceſſamment, & avant ſon retour je ne puis être délivré de… “ Faites tarir vos larmes, lui répondis-je, en ſerrant amoureuſement ſa main, & en la portant à mes levres : j’ai promis de remédier à tout ; je tiendrai ma parole, ſecondez ſeulement mon projet. Votre mari vous a écrit qu’il paſſerait par ***, il doit y arriver demain & y reſter quelques jours pour y terminer, des affaires ; eh bien ! c’eſt ſon ſéjour dans cette ville que je veux faire ſervir à l’avantage de nos amours. Adieu Madame… je pars.

  1. Voyez l’almanach de nuit, année 1776. Cet almanach eſt de l’Auteur de ces lettres.