L’Étourdi, 1784/Première partie/17

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 89-91).

LETTRE XVII.

Pauvres maris !


JE partis effectivement pour **, & comme cette ville n’eſt pas à une grande diſtance de celle où nous étions ; j’y arrivai le même ſoir. Le haſard me ſervit aſſez bien pour me faire rencontrer ſon mari deux heures après ſon arrivée. Je lui offris à ſouper ; il accepta, & nous nous ſéparâmes pour nous réjoindre au moment de nous mettre à table.

J’eus ſoin qu’elle fut délicatement ſervie ; & de me pourvoir de deux Nymphes & de bon vin. Au deſſert, les domeſtiques diſparurent, la gaîté arriva, & les bouchons, en volant au plafond annoncerent l’eſſaim pétillant des plus charmantes plaiſanteries, le vin commençait à tranſmettre aux yeux ſa vivacité. Je lus dans ceux de mon convive que les deſirs l’aſſiégeaient, & qu’ils étaient repouſſés par le ſot ſcrupule de fidélité conjugale. Je fis ſigne à la belle que j’avais placé à ſon côté, à laquelle j’avais fait la leçon ; celle-ci redoubla ſes agaceries, verſa du champagne avec profuſion, & l’imbécille mari parvint au point où je l’attendais.

Nous paſſames dans le ſallon, & voyant qu’il avait conſervé la même ardeur, je pris une Bergere par la main, & le laiſſai avec l’autre ſur le ſofa dont il s’était déjà emparé, & ſur lequel il goûta le même plaiſir, que l’autre belle & moi goûtâmes ſur un lit de repos, qui était dans la piéce voiſine où nous avions paſſés, & qui n’en fut point un pour nous.

Nous reparûmes en éclattant de rire, & en leur faiſant des plaiſanteries qui ne finirent qu’à notre ſéparation. Il me conjura de lui garder le ſilence, & des bras de la volupté il fut ſe jeter dans ceux du ſommeil.

Tandis qu’il voyage dans les états de Morphée, un courier que je dépêchai vola vers la femme du pauvre dupe, lui apprendre le ſuccés heureux de mon ſtratagême.

Le mari partit le lendemain & cueillit dans le jardin de l’himenée, les fruits que j’y avais ſémé. Leur maturité ne tarda pas à paraître. Il me parla de ſon malheur, & me témoigna tout le chagrin que lui cauſait l’incertitude, & la crainte de l’avoir fait partager à ſon épouſe. Hélas ! que je ſuis malheureux ! maudite partie de ſoupé, s’écriait-il ! Je le conſolai du mieux qu’il me fut poſſible, & je profitai de ſa confidence pour prévenir la belle malade, qu’il était temps de parler. Elle vole vers l’appartement de ſon mari, lui expoſe ſon état, lui en fait les plus durs reproches, le ménace de ne jamais lui pardonner, & de le punir en le ſévrant déſormais de ſes plus cheres faveurs.

Le pauvre homme déſolé tomba aux genoux de ſa chaſte moitié & s’efforce, par l’aveu de ſa faute, d’en obtenir le pardon. Il l’obtint & ces deux époux vécurent dans la plus parfaite union.

Dans ces entrefaites le régiment reçut ordre de ſe rendre à Toulon, où je fis encore une étourderie que je me reſerve de t’apprendre dans ma premiere lettre.