L’Étourdi, 1784/Première partie/10

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 49-56).

LETTRE X.

Galerie de différens portraits.


UN palais nous paraît toujours beau & un lieu de délices à en juger par ſon extérieur ſuperbe ; le plus ſouvent il eſt mal diſtribué. Il en eſt ainſi des hommes. Le zele apparent de la vérité n’eſt jamais en eux que le maſque de l’intérêt, ou ſi tu veux ils reſſemblent à ces anciens palais d’Égypte qui étaient ſi précieux au dehors, & qui, en dedans, ne renfermaient que des monſtres !

„ Quant aux femmes, elles ſont en général frivoles, ruſées, artificieuſes, étourdies, volages, parlant bien, mais ne penſant point, ſentant encore moins, & dépenſant tout leur mérite en vain babil, ne connaiſſant ni le vrai amour, ni ſes plaiſirs, ne conſultant que leurs deſirs, la commodité, & certaines convenances, extérieures. Leur vertu eſt une chimere, un vrai phantôme, une illuſion, qui n’exiſte que dans les romans, & pour les gens mal-adroits, elles la nomment en s’y dérobant.

„ Je vais, avec rapidité, faire paſſer ſous tes yeux toutes les femmes de notre ſociété. Tu ne les a vu qu’en perſpective ; & le lointain t’a dérobé leurs défauts. Ma lorgnette va te les rapprocher. Fatime eſt la premiere que ſaiſira mon verre.

Fatime pour qui l’on a un eſpece de vénération, Fatime que l’on reſpecte tant, mérite réellement de l’être ; mais tout gît dans l’acception du mot. Ce n’eſt qu’après avoir trouvé des hommes toujours reſpectueux qu’elle s’eſt retranchée ſur ce ſentiment, que tous ces ſoins, ni ceux de l’art, n’ont pu faire changer. Rien de mieux imaginé que cette convention des deux ſexes. Un homme qui n’a, & qui ne peut reſſentir aucun deſir auprès d’une femme ſemblable à Fatime, ſe tire d’affaire en diſant qu’il la reſpecte, & une femme qui n’a pas aſſez de charmes pour faire impreſſion, trouve ſa vanité à l’abri de l’humiliation, en recevant les témoignages de reſpect qu’on lui marque. Elle va même juſques à ſe faire illuſion, & à ſe perſuader qu’elle doit à ſa vertu réelle ou ſuppoſée, ce qui n’eſt que l’ouvrage de ſa laideur. Car comme l’a fort bien dit un ancien, il n’y a de femme vertueuſe que celle qu’on n’a jamais cherché à ſéduire[1].

„ La groſſe & courte Cunegonde a le maintien froid, l’eſprit dur, le ſang chaud. La méchanceté l’emporte ſur tout autre ſentiment ; le tempérament ſeul ſur la méchanceté.

„ Tu n’as vu Eudoſie que du bon côté. Sa démarche, ſon air, ſon ton, ſa façon même de s’énoncer, en impoſent. Son mari en eſt dupe. Il croit


Que Dieu tout exprès d’une côte nouvelle,
A tiré pour lui ſeul une femme fidele.


„ Il ignore, ainſi que bien d’autres, que l’Abbé de St. Ildeberge a fait venir de Rome les diſpenſes néceſſaires entre couſins germains. Elle n’a voulu le rendre heureux que lorſqu’il a été muni de la patente du St. Pere. De tels ſcrupules peuvent bien, dans ce ſiecle, être mis au rang des vertus.

„ Les graces & la beauté ſont des biens dont on eſt reſponſable à la ſociété, Julie était bien éloignée de lui en faire tort. M. de ... & M. de ... & M. de ... peuvent lui rendre cette juſtice, & convaincre le public que ſi ſon mari a jugé à propos de mettre entre elle & lui une certaine diſtance, ce n’eſt que pour la ſouſtraire aux importunes aſſiduités du Clergé & de la Finance.

Didone a l’ame tendre, & cette ſenſibilité ne lui a jamais permis de laiſſer long-temps ſoupirer ſes adorateurs. Le déſeſpoir ſurtout eſt l’écueil qu’elle redoute. Elle ſerait inconsolable d’être la cauſe innocente de leur mort. Lorſque notre ame eſt affectée de quelque ſentiment impétueux, elle trace ſur la figure l’empreinte de ce qui la touche ſi vivement. Didone eſt ſi aſſurée de ce principe, qu’elle eſt devenue bonne phyſionomiſte, & ſa théorie, fondée ſur la pratique, lui fait aiſément diſcerner ceux qui ſont dans les tourmens pour elle ; alors ſa bonté ne lui permet pas de les laiſſer ſouffrir. Elle aſſure qu’elle ne s’y eſt jamais trompé.

„ L’élegante Clotilde eſt une femme qui a des vapeurs, & fréquemment dans le tête-à-tête. Par cette maladie, palliant ſes faibleſſes, elle donne beau jeu à ſes adorateurs, & ſe met, pour ainſi dire, à l’abri de leur indiſcrete vanité. M. de ... ignorant que ſes larges épaules, ſon grand nez, & ſes beaux cheveux, étaient autant de ſources à ſincope, la crut réellement évanouie, & s’empreſſa d’appeller du ſecours ! Ses cris firent revenir Clotilde de ſa léthargie. Un coup d’œil de dédain & d’ironie apprit à ce mal-adroit la faute qu’il venait de faire. Il chercha à la réparer : vains efforts ! Le dépit l’emporta ſur les deſirs. Elle le traita en femme outragée, le menaça de lui interdire ſa préſence, & ne lui pardonna que lorſqu’il eût juré d’être déſormais moins entreprenant. Aſſurément perſonne ne l’était moins. Depuis elle lui a toujours tenu rigueur ; & c’eſt cette rigueur qui lui a acquis cette légere réputation de ſageſſe. De ſorte que ce que Clotilde a dû à la maladreſſe de M. de ... la vertu en a eu les honneurs.

Cléomire eſt une femme auſſi mépriſable qu’eſtimée, qui, ſans avoir d’ame, a beaucoup de tempérament. Établiſſant ſes plaiſirs ſur la jouiſſance de l’un, & ſa réputation ſur le défaut de l’autre. Conſervant ſon cœur pour faire parade d’une vertu dont il n’y a que les ſots qui ſoient dupes.

„ L’abord le plus enchanteur, les graces les plus ſéduiſantes, le ſublime de la galanterie, & l’art de plaire au ſouverain degré ; voilà les dons que la nature a fait à Silvanire. La fortune ne l’a oubliée que pour reſſerrer, par la reconnoiſſance, le nœud qui l’attache aux perſonnes qui ne lui ont pas laiſſé le temps de penſer à cet oubli, & qui ont chaſſé la pâle indigence du ſéjour des ris.

„ Après avoir été trompée dans ſa jeuneſſe, Eulalie était devenue la fable de ſes amans. Elle en fut informée par un de ces méchans eſprits, qui loin d’émouſſer ſous le voile de l’amitié, le poignard qu’ils vous plongent dans le ſein, ne s’en couvrent que pour l’affiler davantage, & l’enfoncer plus profondément. La plaie qu’elle en reçut porta atteinte à ſa conſtitution. Devenue étique, elle a entendu dire que lorſque on était maigre, l’on était obligé, en honneur d’avoir de l’eſprit. Eulalie a auſſitôt entrepris de le faire croire ; elle a examiné les ouvrages de ceux qui avoient examiné les actions, & depuis lors elle a été recherchée, conſidérée, & même citée comme un bel eſprit ; mais par des gens qui ne le ſont point. On lui trouve des jugemens, mais non pas à coup ſûr du jugement.

„ Tu t’imagines peut-être que le dépit, la vengeance, ou que tout autre ſentiment également indigne de mon ame, a guidé mes pinceaux. Tu te trompes, pourſuivit le Chevalier, ce ſont la vérité, la raiſon, qui t’ont parlé par ma bouche, & qui ſe ſont ſervi de l’organe touchant de l’amitié pour t’arracher à l’erreur, & pour t’apprendre qu’il ne faut voir les femmes que par amuſement, par habitude, ou pour le beſoin d’un moment. Régler ſes deſirs ſur la facilité de les ſatisfaire, & n’être jamais dupé qu’en revanche, n’avoir ni attachement, ni eſtime pour elles, mais ſeulement de la politeſſe & de l’uſage du monde. Concluſion : il faut les mépriſer en les ſervant. “

  1. Illa eſt caſin quam nemo rogavit.