Hetzel (p. 234-242).

X X I V


UNE ÉTOILE QUI FILE !

Cette demande du jeune ingénieur produisit l’effet d’un coup de théâtre. Quel que fût le peu de sensibilité de leur nature à demi sauvage, tous ces convives de John Watkins ne purent que bruyamment y applaudir. Tant de désintéressement était bien fait pour les toucher.

Alice, les yeux baissés, le cœur palpitant, seule peut-être à ne point se montrer surprise de la démarche du jeune homme, se tenait en silence auprès de son père.

Le malheureux fermier, encore accablé du coup terrible qui venait de le frapper, avait redressé la tête. Et, en effet, il connaissait assez Cyprien pour savoir qu’en lui donnant sa fille, il assurait à la fois l’avenir et le bonheur d’Alice, mais il ne voulait pas encore, même d’un signe, indiquer qu’il ne voyait plus d’objection au mariage.

Cyprien, maintenant confus de la démarche publique à laquelle l’ardeur de sa tendresse venait de l’entraîner, en sentait, lui aussi, la singularité, et il commençait à se reprocher de ne pas avoir été un peu plus maître de lui-même.

Ce fut au milieu de cet embarras commun et facile à comprendre, que Jacobus Vandergaart fit un pas vers le fermier.

« John Watkins, dit-il, je n’aimerais pas à abuser de ma victoire, et je ne suis pas de ceux qui foulent aux pieds leurs ennemis abattus ! Si j’ai revendiqué mon droit, c’est qu’un homme se doit toujours de le faire ! Mais je sais, par expérience, ce que répétait mon avocat, à savoir que le droit rigoureux confine parfois à l’injustice, et je ne voudrais pas faire porter à des innocents le poids de fautes qu’ils n’ont pas commises !… Et puis, je suis seul au monde et déjà bien près du tombeau ! À quoi me serviraient tant de richesses, s’il ne m’était pas permis de les partager ?… John Watkins, si vous consentez à unir ces deux enfants, je les prie d’accepter en dot cette Étoile du Sud, qui ne me serait à moi d’aucun usage !… Je m’engage, en outre, à les faire mes héritiers et à réparer ainsi, dans la mesure du possible, le tort involontaire que je cause à votre charmante fille ! »

Il y eut à ces mots, parmi les spectateurs, ce que les comptes rendus parlementaires appellent un « vif mouvement d’intérêt et de sympathie. » Tous les regards se portèrent vers John Watkins. Ses yeux s’étaient subitement mouillés, et il les couvrait d’une main tremblante.

« Jacobus Vandergaart !… s’écria-t-il enfin, incapable de contenir les sentiments tumultueux qui l’agitaient. Oui !… vous êtes un brave homme, et vous vous vengez noblement du mal que je vous ai fait, en faisant le bonheur de ces deux enfants ! »

Ni Alice ni Cyprien ne pouvaient répondre, du moins à voix haute, mais leurs regards répondaient pour eux.

Le vieillard tendit la main à son adversaire, et Mr. Watkins la saisit avec ardeur.

Tous les yeux des assistants étaient humides, — même ceux d’un vieux constable en cheveux gris, qui semblait pourtant aussi sec qu’un biscuit de l’Amirauté.

Quant à John Watkins, il était réellement transfiguré. Sa physionomie était maintenant aussi bienveillante, aussi douce qu’elle était tout à l’heure dure et méchante. Pour Jacobus Vandergaart, sa face austère avait repris l’expression qui lui était habituelle, celle de la bonté la plus sereine.

« Oublions tout, s’écria-t-il, et buvons au bonheur de ces enfants, — si toutefois monsieur l’officier du shérif veut bien nous le permettre, — avec le vin qu’il a saisi !

— Un officier du shérif a parfois le devoir de s’opposer à la vente des boissons excisables, dit le magistrat en souriant, mais il ne s’est jamais opposé à leur consommation ! »

Sur ces mots prononcés de bonne humeur, les bouteilles circulèrent et la plus franche cordialité reparut dans la salle à manger.

Jacobus Vandergaart, assis à la droite de John Watkins, faisait avec lui des plans d’avenir.

« Nous vendrons tout, et nous suivrons les enfants en Europe ! disait-il. Nous nous établirons près d’eux, à la campagne, et nous aurons encore de beaux jours ! »

Alice et Cyprien, placés côte à côte, s’étaient engagés dans une causerie à voix basse, en français, — causerie qui ne paraissait pas moins intéressante, à en juger par l’animation des deux partenaires.

Il faisait alors plus chaud que jamais. Une chaleur lourde et accablante desséchait les lèvres au bord des verres et transformait tous les convives en autant de machines électriques, prêtes à donner des étincelles. En vain les fenêtres et les portes avaient-elles été laissées ouvertes. Pas le moindre souffle d’air ne faisait vaciller les bougies.

Chacun sentait qu’il n’y avait qu’une solution possible à une pareille pression atmosphérique : c’était un de ces orages, accompagnés de tonnerre et de pluies torrentielles, qui ressemblent, dans l’Afrique australe, à une conjuration de tous les éléments de la nature. Cet orage, on l’attendait, on l’espérait comme un soulagement.

Tout à coup, un éclair vint jeter une teinte verdâtre sur les visages, et, presque aussitôt, les éclats du tonnerre, roulant au-dessus de la plaine, annoncèrent que le concert allait commencer.

À ce moment, une rafale soudaine, faisant irruption dans la salle, éteignit toutes les lumières. Puis, sans transition, les cataractes du ciel s’ouvrirent et le déluge commença.

« Avez-vous entendu, immédiatement après le coup de tonnerre, un petit bruit sec et cassant ? demanda Thomas Steel, tandis qu’on fermait précipitamment les fenêtres et qu’on rallumait les bougies. On aurait dit un globe de verre qui éclate ! »

Aussitôt, tous les regards se portèrent instinctivement vers l’Étoile du Sud

Le diamant avait disparu.

Pourtant, ni la cage de fer, ni le globe de verre qui le couvraient, n’avaient changé de place, et il était manifestement impossible que personne y eût touché.

Le phénomène semblait tenir du prodige.

Cyprien, qui s’était vivement penché en avant, venait de reconnaître, sur le coussin de velours bleu, à la place du diamant, la présence d’une sorte de poussière grise. Il ne put retenir un cri de stupéfaction et expliqua d’un mot ce qui venait de se passer.

« L’Étoile du Sud a éclaté ! » dit-il.

Tout le monde sait, en Griqualand, que c’est là une maladie particulière aux diamants du pays. On n’en parle guère parce qu’elle déprécie considérablement leur valeur ; mais le fait est que, par suite d’une action moléculaire inexpliquée, les plus précieuses de ces pierres éclatent parfois comme de simples pétards. Il n’en reste rien, dans ce cas, qu’un peu de poussière, bonne tout au plus aux usages industriels.

Le jeune ingénieur était évidemment beaucoup plus préoccupé des côtés scientifiques de l’accident que de la perte énorme qui en résultait pour lui.

« Ce qui est singulier, dit-il, au milieu de la stupeur générale, ce n’est pas que cette pierre ait éclaté dans ces conditions, c’est qu’elle ait attendu jusqu’à ce jour pour le faire ! Ordinairement, les diamants s’y prennent plus tôt, et tout au moins dans les dix jours qui suivent la taille, n’est-il pas vrai, monsieur Vandergaart ?

— C’est parfaitement exact, et voilà la première fois de ma vie que je vois un diamant éclater après trois mois de taille ! déclara le vieillard avec un soupir. — Allons ! Il était écrit que l’Étoile du Sud ne resterait à personne ! ajouta-t-il. Quand je pense qu’il aurait suffi, pour empêcher ce désastre, d’enduire la pierre d’une légère couche de graisse…

— Vraiment ? s’écria Cyprien avec la satisfaction d’un homme qui a enfin le mot d’une difficulté. En ce cas, tout s’explique ! La fragile étoile avait sans doute emprunté au gésier de Dada cette couche protectrice, et c’est ce qui l’a sauvée jusqu’à ce jour ! En vérité ! elle aurait bien mieux fait d’éclater, il y a quatre mois, et de nous épargner tout le chemin que nous avons parcouru à travers le Transvaal ! »

À ce moment, on s’aperçut que John Watkins, qui paraissait mal à l’aise, s’agitait violemment sur son fauteuil.

« Comment pouvez-vous traiter si légèrement un pareil sinistre ? dit-il enfin, rouge d’indignation. Vous êtes tous là, sur ma parole, devisant de ces cinquante millions partis en fumée, comme s’il ne s’agissait que d’une simple cigarette !

— C’est ce qui montre que nous sommes philosophes ! répondit Cyprien. C’est bien le cas d’être sage, quand la sagesse est devenue nécessaire.

— Philosophes tant qu’on voudra ! répliqua le fermier, mais cinquante millions sont cinquante millions et ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval !… Ah ! tenez, Jacobus, vous m’avez aujourd’hui rendu un fier service, sans y songer ! Je crois bien que, moi aussi, j’aurais éclaté comme un marron, si l’Étoile du Sud avait encore été mienne !

— Que voulez-vous ? reprit Cyprien en regardant tendrement le frais visage de miss Watkins, placée près de lui. J’ai conquis, ce soir même, un diamant si précieux que la perte d’aucun autre ne saurait plus m’atteindre ! »

Ainsi finit par un coup de théâtre, digne de son histoire, si courte et si agitée, la carrière du plus gros diamant taillé que le monde eût jamais vu.

Une pareille fin ne contribua pas peu, comme on pense, à confirmer les opinions superstitieuses qui avaient cours sur son compte en Griqualand. Plus que jamais, les Cafres et les mineurs tinrent pour assuré que de si grosses pierres ne peuvent que porter malheur.

Jacobus Vandergaart, qui était fier de l’avoir taillée, et Cyprien, qui songeait à l’offrir au musée de l’École des Mines, ressentaient, au fond, plus de dépit qu’ils ne voulaient l’avouer de ce dénouement inattendu. Mais, au total, le monde n’en alla pas moins droit son chemin, et l’on ne saurait dire qu’il perdît grand chose à l’affaire.

Cependant, tous ces événements accumulés, ces émotions douloureuses, la perte de sa fortune, suivie de la perte de l’Étoile du Sud, avaient gravement atteint John Watkins. Il s’alita, languit quelques jours, puis s’éteignit. Ni les soins dévoués de sa fille, ni ceux de Cyprien, ni même les mâles exhortations de Jacobus Vandergaart, qui s’était établi à son chevet et passait son temps à tâcher de lui rendre courage, ne purent atténuer ce coup terrible. En vain, cet excellent homme l’entretenait de ses plans d’avenir, lui parlait du Kopje comme de leur propriété commune, lui demandant son avis sur les mesures à prendre et l’associant toujours à ses projets. Le vieux fermier était frappé dans son orgueil, dans sa monomanie de propriétaire, dans son égoïsme, dans toutes ses habitudes ; il se sentait perdu.

Un soir, il attira à lui Alice et Cyprien, mit leurs mains l’une dans l’autre, et, sans prononcer un mot, rendit le dernier soupir. Il n’avait pas survécu quinze jours à sa chère étoile.

Et, en vérité, il semblait qu’il y eût une étroite connexité entre la fortune de cet homme et le sort de cette pierre étrange. Tout au moins, les coïncidences étaient telles qu’elles expliquaient dans une certaine mesure, sans les justifier aux yeux de la raison, les idées superstitieuses qui couraient à cet égard en Griqualand. L’Étoile du Sud avait bien « porté malheur » à son possesseur, en ce sens que l’arrivée de l’incomparable gemme sur la scène du monde avait marqué le déclin de la prospérité du vieux fermier.

Mais ce que les bavards du camp ne voyaient pas, c’est que la véritable origine de ce malheur était dans les fautes mêmes de John Watkins, — fautes qui portaient en germe, comme une fatalité, les déboires et la ruine. Bien des infortunes en ce monde sont ainsi mises au compte d’une malchance mystérieuse, et n’ont pour base unique, si l’on descend au fond des choses, que les actes mêmes de ceux qui les subissent ! Qu’il y ait des malheurs immérités, soit : il y en a un bien plus grand nombre de rigoureusement logiques, et qui se déduisent, comme la conclusion d’un syllogisme, des prémisses posées par le sujet. Si John Watkins avait été moins attaché au lucre, s’il n’avait pas donné une importance exagérée et bientôt criminelle, à ces petits cristaux de carbone qu’on appelle des diamants, la découverte et la disparition de l’Étoile du Sud l’auraient laissé froid, — comme elles laissaient Cyprien, — et sa santé, physique et morale n’aurait pas été à la merci d’un
« Nous nous établirons près d’eux. » (Page 236.)

accident de ce genre. Mais il avait mis tout son cœur dans les diamants : c’est par les diamants qu’il devait périr.

Quelques semaines plus tard, le mariage de Cyprien Méré et d’Alice Watkins était célébré très simplement et à la grande joie de tous. Alice était maintenant la femme de Cyprien… Que pouvait-elle demander de plus en ce monde ?

D’ailleurs, le jeune ingénieur se trouvait être plus riche qu’elle ne le supposait et qu’il ne le croyait lui-même.

En effet, par suite de la découverte de l’Étoile du Sud, son claim, sans qu’il
Thomas Steel chasse le renard. (Page 242.)

s’en doutât, avait acquis une valeur considérable. Pendant son voyage au Transvaal, Thomas Steel en avait poursuivi l’exploitation, et cette exploitation s’étant trouvée des plus fructueuses, les offres affluèrent pour acheter sa part. Aussi la vendit-il plus de cent mille francs comptant, avant son départ pour l’Europe.

Alice et Cyprien ne tardèrent donc pas à quitter le Griqualand pour revenir en France ; mais ils ne le firent point sans avoir assuré le sort de Lî, de Bardik et de Matakit, — bonne œuvre à laquelle voulut s’associer Jacobus Vandergaart.

Le vieux lapidaire venait, en effet, de vendre son Kopje à une compagnie dirigée par l’ex-courtier Nathan. Après avoir heureusement terminé cette liquidation, il vint rejoindre en France ses enfants d’adoption, lesquels, grâce au travail de Cyprien, à son mérite reconnu, à l’accueil que le monde savant lui fit à son retour, sont assurés de la fortune, après s’être préalablement assurés du bonheur.

Quant à Thomas Steel, rentré au Lancashire avec une vingtaine de mille livres sterling, il s’est marié, chasse le renard comme un gentleman et boit tous les soirs sa bouteille de Porto ; ce n’est pas ce qu’il fait de mieux.

Le Vandergaart-Kopje n’est pas encore épuisé et il continue à fournir tous les ans, en moyenne, la cinquième partie des diamants exportés du Cap ; mais aucun mineur n’a plus eu ni la bonne ni la mauvaise chance d’y retrouver une autre Étoile du Sud !

FIN.