Hetzel (p. 175-187).

X V I I I


L’AUTRUCHE QUI PARLE.

Cyprien et Lî, après cette épouvantable catastrophe, n’eurent plus qu’une idée : fuir le lieu où elle venait de s’accomplir.

Ils se déterminèrent donc à longer le fourré vers le nord, marchèrent pendant plus d’une heure et finirent par arriver au lit d’un torrent presque à sec, qui, faisant brèche dans le massif de lentisques et de figuiers d’Inde, permettait de le tourner.

Là, une surprise nouvelle les attendait. Ce torrent se déversait dans un lac assez vaste, au bord duquel s’élevait une bordure de végétation luxuriante, qui jusqu’à ce moment l’avait masqué à la vue.

Cyprien aurait bien voulu revenir sur ses pas en longeant les bords du lac ; mais la rive en était si escarpée, par places, qu’il dut bientôt renoncer à ce projet. D’autre part, retourner en arrière par le chemin qu’il venait de suivre, lui ôtait tout espoir de retrouver Matakit.

Cependant, sur la rive opposée du lac, s’élevaient des collines, qui se reliaient par une série d’ondulations à des montagnes assez hautes. Cyprien pensa qu’en arrivant à leur cime, il aurait plus de chances d’obtenir une vue d’ensemble et par suite d’arrêter un plan.

Lî et lui se remirent donc en marche afin de contourner le lac. L’absence de tout chemin rendait cette opération très pénible, à raison surtout de la nécessité où ils étaient parfois de tirer les deux girafes par la bride. Aussi mirent-ils plus de trois heures à franchir une distance de sept à huit kilomètres à vol d’oiseau.

Enfin, lorsqu’ils furent arrivés, en tournant le lac, à peu près au niveau de leur point de départ sur la rive opposée, la nuit allait venir. Harassés de fatigue, ils se décidèrent à camper en cet endroit. Mais, avec le peu de ressources dont ils disposaient, cette installation ne pouvait être bien confortable. Cependant, Lî s’en occupa avec son zèle habituel ; puis, cela fait, il rejoignit son maître.

On le vit, un instant, suspendu par les mains. (Page 174.)

« Petit père, lui dit il de sa voix caressante et réconfortante aussi, je vous vois bien fatigué ! Nos provisions sont épuisées presque entièrement ! Laissez-moi aller à la recherche de quelque village, où l’on ne me refusera pas de nous venir en aide.

— Me quitter, Lî ? s’écria tout d’abord Cyprien.

— Il le faut, petit père ! répondit le Chinois. Je prendrai une des girafes, et j’irai du côté du nord !… La capitale de ce Tonaïa, dont nous a parlé Lopèpe, ne peut être éloignée maintenant, et je m’arrangerai pour que l’on vous y fasse un bon accueil. Puis, alors, nous reviendrons vers le Griqualand, où vous
Cyprien, meurtri, haletant (Page 180.)

n’aurez plus rien à craindre de ces misérables, qui ont tous trois succombé dans cette expédition ! »

Le jeune ingénieur réfléchissait à la proposition que lui faisait le dévoué Chinois. Il comprenait, d’une part, que, si le Cafre pouvait être retrouvé, c’était surtout dans cette région où on l’avait entrevu la veille et qu’il importait de ne pas la quitter. D’autre part, il fallait bien refaire des ressources maintenant insuffisantes. Cyprien se décida donc, quoique à grand regret, à se séparer de Lî, et il fut convenu qu’il l’attendrait, en cet endroit, pendant quarante-huit heures. En quarante-huit heures, le Chinois, monté sur sa rapide girafe, pouvait avoir fait bien du chemin à travers cette région, et être revenu au campement.

Cela convenu, Lî ne voulut pas perdre un instant. Quant à la question de repos, il s’en préoccupait peu ! Il saurait bien se passer de sommeil ! Il dit donc adieu à Cyprien, en lui baisant la main, reprit sa girafe, sauta dessus et disparut dans la nuit.

Pour la première fois depuis son départ de Vandergaart-Kopje, Cyprien se trouvait seul en plein désert. Il se sentait profondément attristé et ne put s’empêcher, quand il se fut roulé dans sa couverture, de s’abandonner aux plus lugubres pronostics. Isolé, presque à bout de vivres et de munitions, qu’allait-il devenir dans ce pays inconnu, à plusieurs centaines de lieues de toute région civilisée ? Rejoindre Matakit, c’était maintenant une chance bien faible ! Ne pouvait-il pas se trouver à un demi-kilomètre de lui, sans qu’il en eût le moindre soupçon ? Décidément, cette expédition était désastreuse et n’avait été marquée que par des événements tragiques ! Presque chaque centaine de milles, faite en avant, avait coûté la vie à un de ses membres ! Un seul restait maintenant… lui… ! Était-il donc destiné à finir misérablement comme les autres ?

Telles étaient les tristes réflexions de Cyprien, qui parvint cependant à s’endormir.

La fraîcheur du matin et le repos qu’il venait de goûter donnèrent un tour plus confiant à ses pensées, lorsqu’il se réveilla. En attendant le retour du Chinois, il résolut de faire l’ascension de la haute colline, au pied de laquelle il s’était arrêté. Il pourrait ainsi explorer du regard une plus vaste étendue de pays et peut-être arriver, au moyen de sa lorgnette, à découvrir quelque trace de Matakit. Mais, pour le faire, il devenait indispensable de se séparer de sa girafe, aucun naturaliste n’ayant jamais classé ces quadrupèdes dans la famille des grimpeurs.

Cyprien commença donc par la débarrasser du licou si ingénieusement fabriqué par Lî ; puis, il l’attacha par le jarret à un arbre, entouré d’une herbe épaisse et drue, en lui laissant une longueur de corde suffisante pour qu’elle pût paître tout à son aise. Et en vérité, si l’on ajoutait la mesure de son cou à celle de la corde, le rayon d’action de cette gracieuse bête ne laissait pas d’être fort étendu.

Ces préparatifs achevés, Cyprien mit son fusil sur une épaule, sa couverture sur l’autre, et, après avoir dit adieu d’une tape amicale à sa girafe, il commença l’ascension de la montagne.

Cette ascension fut longue et pénible. Toute la journée se passa à gravir des pentes abruptes, à tourner des roches ou des pics infranchissables, à recommencer par l’est ou par le sud une tentative infructueusement tentée par le nord ou par l’ouest.

À la nuit, Cyprien n’était encore qu’à mi-côte, et il dut remettre au lendemain la suite de son ascension.

Reparti au point du jour, après s’être assuré, en regardant bien, que Lî n’était point revenu au campement, il arriva enfin vers onze heures du matin au sommet de la montagne.

Une cruelle déception l’y attendait. Le ciel s’était couvert de nuages. D’épais brouillards flottaient sur les flancs inférieurs. Ce fut en vain que Cyprien essaya d’en percer le rideau pour sonder du regard les vallées voisines. Tout le pays disparaissait sous un amoncellement de vapeurs informes, qui ne laissaient rien distinguer au-dessous d’elles.

Cyprien s’obstina, attendit, espérant toujours qu’une éclaircie viendrait lui rendre les vastes horizons qu’il espérait embrasser : ce fut inutilement. À mesure que la journée s’avançait, les nuages semblaient croître en épaisseur, et, comme la nuit venait, le temps tourna décidément à la pluie.

Le jeune ingénieur se trouva donc surpris par ce prosaïque météore, précisément au sommet d’un plateau dénudé, qui ne possédait pas un seul arbre, pas une roche susceptible de servir d’abri. Rien que le sol chauve et desséché, et tout autour, la nuit grandissante, accompagnée d’une petite pluie fine, qui, peu à peu, pénétrait tout, couverture, vêtements et perçait jusqu’à la peau.

La situation devenait critique, et pourtant il fallait l’accepter. Effectuer la descente dans de pareilles conditions eût été folie. Cyprien prit donc son parti de se laisser tremper jusqu’aux os, comptant se sécher, le lendemain, d’un bon rayon de soleil.

Le premier moment d’émotion passé, cette pluie, — douche rafraîchissante qui reposait de la sécheresse des jours précédents, — Cyprien, pour se consoler de sa mésaventure, se dit qu’elle n’avait rien de désagréable ; mais une de ses conséquences les plus pénibles fut de l’obliger à manger son dîner, sinon tout cru, du moins tout froid. Allumer du feu ou simplement faire flamber une allumette par un temps pareil, il n’y devait pas songer. Il se contenta donc d’ouvrir une boîte d’endaubage et de la dévorer sous cette forme élémentaire.

Une ou deux heures plus tard, engourdi par la fraîcheur de la pluie, le jeune ingénieur réussit à s’endormir, la tête sur une grosse pierre recouverte de sa couverture ruisselante. Quand il s’éveilla avec le jour, il était en proie à une fièvre ardente.

Comprenant qu’il était perdu, s’il lui fallait recevoir plus longtemps une pareille douche, — car la pluie ne cessait de tomber à torrents, — Cyprien fit un effort, se dressa sur ses pieds, et, appuyé sur son fusil comme sur une canne, il commença à redescendre la montagne.

Comment arriva-t-il au bas ? C’est ce qu’il aurait été lui-même fort embarrassé de dire. Tantôt roulant sur les talus détrempés, tantôt se laissant glisser le long des roches humides, meurtri, haletant, aveuglé, brisé par la fièvre, il parvint pourtant à continuer sa route, et il arriva vers le milieu du jour au campement où il avait laissé sa girafe.

L’animal était parti, impatienté sans doute par la solitude et peut-être pressé par la faim, car l’herbe était absolument tondue dans tout le cercle dont sa corde formait le rayon. Aussi avait-il fini par s’attaquer au lien qui le retenait, et, après l’avoir rongé, il était redevenu libre.

Cyprien aurait plus vivement senti ce nouveau coup de la mauvaise fortune, s’il eût été dans son état normal ; mais la lassitude extrême et l’accablement ne lui en laissèrent pas la force. En arrivant, il ne put que se jeter sur son havresac imperméable, qu’il retrouva heureusement, passer des vêtements secs, puis tomber, écrasé de fatigue, sous l’abri d’un baobab qui ombrageait le campement.

Alors commença pour lui une période bizarre de demi-sommeil, de fièvre, de délire, où toutes les notions se confondaient, où le temps, l’espace, les distances n’avaient plus de réalité. Faisait-il nuit ou jour, soleil ou pluie ? Était-il là depuis douze heures ou depuis soixante ? Vivait-il encore ou bien était-il mort ? Il n’en savait plus rien. Les rêves gracieux et les cauchemars effroyables se succédaient sans relâche sur le théâtre de son imagination. Paris, l’École des Mines, le foyer paternel, la ferme du Vandergaart-Kopje, miss Watkins, Annibal Pantalacci, Hilton, Friedel et des légions d’éléphants, Matakit et des vols d’oiseaux, répandus sur un ciel sans limites, tous les souvenirs, toutes les sensations, toutes les antipathies, toutes les tendresses, se heurtaient en son cerveau comme dans une bataille incohérente. À ces créations de la fièvre venaient parfois s’ajouter des impressions extérieures. Ce qui fut surtout horrible, c’est qu’au milieu d’une tempête d’aboiements de chacals, de miaulements de chats-tigres, de ricanements d’hyènes, le malade inconscient poursuivit laborieusement le roman de son délire et crut entendre un coup de fusil qui fut suivi d’un grand silence. Puis, l’infernal concert reprit de plus belle pour se prolonger jusqu’au jour.

Sans doute, pendant ce mirage, Cyprien serait passé, sans en avoir le sentiment, de la fièvre au repos éternel, si l’événement le plus bizarre, le plus extravagant, en apparence, n’était venu se mettre à la traverse du cours naturel des choses.

Le matin venu, il ne pleuvait plus, et le soleil était déjà assez élevé sur l’horizon. Cyprien venait d’ouvrir les yeux. Il regardait, mais sans curiosité, une autruche de grande taille, qui, après s’être approchée de lui, vint s’arrêter à deux ou trois pas.

« Serait-ce l’autruche de Matakit ? » se demanda-t-il, suivant toujours son idée fixe.

Ce fut l’échassier en personne qui se chargea de lui répondre, et, qui plus est, de lui répondre en bon français.

« Je ne me trompe pas !… Cyprien Méré !… Mon pauvre camarade, que diable fais-tu par ici ? »

Une autruche qui parlait français, une autruche qui savait son nom, il y avait certainement là de quoi étonner une intelligence ordinaire et de sens rassis. Eh bien, Cyprien ne fut nullement choqué de ce phénomène invraisemblable et le trouva tout naturel. Il en avait vu bien d’autres, en rêve, pendant la nuit précédente ! Cela lui parut tout simplement la conséquence de son détraquement mental.

« Vous n’êtes pas polie, madame l’autruche ! répondit-il. De quel droit me tutoyez-vous ? »

Il parlait de ce ton sec, saccadé, particulier aux fiévreux, qui ne peut laisser aucun doute sur leur état, — ce dont l’autruche parut vivement émue.

« Cyprien !… mon ami !… Tu es malade et tout seul dans ce désert ! » s’écria-t-elle en se jetant à genoux auprès de lui.

Ceci était un phénomène physiologique non moins anormal que le don de la parole chez les échassiers, car la génuflexion est un mouvement qui leur est ordinairement interdit par la nature. Mais Cyprien, au milieu de sa fièvre, persistait à ne pas s’étonner. Il trouva même tout simple que l’autruche prît, sous son aileron gauche, une gourde de cuir pleine d’une eau fraîche, coupée de cognac, et lui en mît le goulot aux lèvres.

La seule chose qui commença à le surprendre, c’est lorsque l’étrange animal se releva pour jeter à terre une sorte de carapace, couverte de marabouts, qui semblait être son plumage naturel, puis un long cou surmonté d’une tête d’oiseau. Et alors, dépouillée de ces ornements d’emprunt, l’autruche se montra à lui sous les traits d’un grand gaillard, solide, vigoureux, qui n’était autre que Pharamond Barthès, grand chasseur devant Dieu et devant les hommes.

« Eh ! oui ! c’est moi ! s’écria Pharamond. N’as-tu donc pas reconnu ma voix aux premiers mots que je t’ai dits ?… Tu es étonné de mon accoutrement ?… C’est une ruse de guerre que j’ai empruntée aux Cafres pour pouvoir approcher des vraies autruches et les tirer plus facilement à la sagaie !… Mais parlons de toi, mon pauvre ami !… Comment te trouves-tu ici, malade et abandonné ?… C’est par le plus grand hasard que je t’ai aperçu, en flânant de ce côté, et j’ignorais même que tu fusses dans ce pays ! »

Cyprien, n’étant guère en état de causer, ne put donner à son ami que des indications très sommaires sur son propre compte. D’ailleurs, Pharamond Barthès, comprenant de son côté que ce qui pressait le plus c’était de procurer au malade les secours qui lui avaient manqué jusqu’alors, se mit en devoir de le traiter du mieux qu’il lui fut possible.

Son expérience du désert était déjà longue, à ce hardi chasseur, et il avait appris des Cafres une méthode de traitement d’une efficacité extrême pour la fièvre paludéenne, dont était atteint son pauvre camarade.

Donc, Pharamond Barthès commença par creuser dans le sol une sorte de fosse qu’il remplit de bois, après avoir ménagé une bouche d’appel pour permettre à l’air extérieur de s’y introduire. Ce bois, lorsqu’il eut été allumé et consumé, eut bientôt transformé la fosse en un véritable four. Pharamond Barthès y coucha Cyprien, après l’avoir enveloppé avec soin, de manière à ne lui laisser que la tête à l’air. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’une transpiration abondante se manifestait déjà, — transpiration que le docteur improvisé eut soin d’activer à l’aide de cinq à six tasses d’une tisane qu’il fit avec des herbes à lui connues.

Cyprien ne tarda pas à s’endormir dans cette étuve et d’un bienfaisant sommeil.

Au coucher du soleil, lorsqu’il rouvrit les yeux, le malade se sentait si manifestement soulagé qu’il demanda à dîner. Son ingénieux ami avait réponse à tout : il lui servit immédiatement un excellent potage qu’il avait composé avec les produits les plus délicats de sa chasse et quelques racines de diverses sortes. Une aile d’outarde rôtie, une tasse d’eau additionnée de cognac, complétèrent ce repas, qui rendit quelque force à Cyprien et acheva de dégager son cerveau des fumées qui l’obscurcissaient.

Une heure environ après ce dîner de convalescence, Pharamond Barthès, ayant convenablement dîné, lui aussi, était assis auprès du jeune ingénieur, et il lui contait comment il s’était trouvé là, tout seul, dans cet étrange équipage.

« Tu sais, lui dit-il, de quoi je suis capable pour tâter d’une chasse nouvelle ! Or, j’ai abattu, depuis six mois, tant d’éléphants, de zèbres, de girafes, de lions et autres pièces de tout poil et de toute plume, — sans oublier un aigle-cannibale qui est l’orgueil de ma collection, — que la fantaisie m’a pris, il y a quelques jours, de varier mes plaisirs cynégétiques ! Jusqu’ici, je ne voyageais qu’escorté de mes Bassoutos, — une trentaine de gaillards résolus, que je paie à raison d’un sachet de grains de verre par mois, et qui se jetteraient au feu pour leur seigneur et maître. Mais j’ai reçu dernièrement l’hospitalité chez Tonaïa, le grand chef de ce pays-ci, et, en vue d’obtenir de lui le droit de chasse sur ses terres, — droit dont il est aussi jaloux qu’un lord écossais, — j’ai consenti à lui prêter mes Bassoutos, avec quatre fusils, pour une expédition qu’il méditait contre un de ses voisins. Cet armement l’a tout simplement rendu invincible, et il a remporté sur son ennemi le triomphe le plus signalé. De là une amitié profonde, scellée par l’échange du sang c’est-à-dire que nous nous sommes mutuellement sucé une piqûre faite à l’avant-bras ! Aussi désormais, entre Tonaïa et moi, c’est à la vie, à la mort ! Certain de ne plus être inquiété désormais dans toute l’étendue de ses possessions, avant hier, je suis parti pour chasser le tigre et l’autruche. En fait de tigre, j’ai eu le plaisir d’en abattre un la nuit dernière, et je serais même surpris que tu n’eusses pas entendu le vacarme qui a préludé à cet exploit. Figure-toi que j’avais planté une tente-abri auprès de la carcasse d’un buffle tué d’hier, dans l’espoir assez fondé de voir arriver au milieu de la nuit le tigre de mes rêves ! En effet, le gaillard n’a pas manqué de venir au rendez-vous attiré par l’odeur de la chair fraîche ; mais le malheur a voulu que deux ou trois cents chacals, hyènes et chats-tigres eussent eu la même idée que lui ! De là, un concert des plus discordants qui a dû arriver jusqu’à toi !

— Je crois bien que je l’ai entendu ! répondit Cyprien. J’ai même cru qu’il se donnait en mon honneur !

— Point du tout, mon brave ami ! s’écria Pharamond Barthès. C’était en
« Cyprien !… mon ami !… » (Page 181.)

l’honneur d’une carcasse de buffle, au fond de cette vallée que tu vois s’ouvrir sur la droite. Lorsque le jour, est arrivé, il ne restait plus que les os de l’énorme ruminant ! Je te montrerai cela ! C’est un joli travail d’anatomie !… Tu verras aussi mon tigre, la plus belle bête que j’aie abattue depuis que je viens chasser en Afrique ! Je l’ai déjà dépouillé, et sa fourrure est en train de sécher sur un arbre !

— Mais pourquoi ce singulier déguisement que tu portais ce matin ? demanda Cyprien.

— C’était un costume d’autruche. Ainsi que je te l’ai dit, les Cafres
Pharamond Barthès n’eut qu’à se montrer. (Page 188.)

emploient fréquemment cette ruse pour approcher ces échassiers, qui sont très défiants et fort difficiles à tirer sans cela !… Tu me répondras que j’ai mon excellent rifle !… C’est vrai, mais que veux-tu ? La fantaisie m’a pris de chasser à la mode cafre, et c’est ce qui m’a procuré l’avantage de te rencontrer fort à propos, n’est-ce pas ?

— Fort à propos, en vérité, Pharamond !… Je crois bien que, sans toi, je ne serais plus de ce monde ! » répondit Cyprien en serrant cordialement la main de son ami.

Il était maintenant hors de son étuve, et douillettement couché sur un lit de feuilles que son compagnon lui avait accommodé au pied du baobab.

Le brave garçon ne s’en tint pas là. Il voulut aller chercher dans la vallée voisine la tente-abri qu’il emportait toujours en expédition, et, un quart d’heure après, il l’avait plantée au-dessus de son cher malade.

« Et maintenant, dit-il, voyons ton histoire, ami Cyprien, si toutefois cela ne doit pas te fatiguer trop de me la raconter ! »

Cyprien se sentait assez fort pour satisfaire la curiosité bien naturelle de Pharamond Barthès. Assez sommairement, d’ailleurs, il lui raconta les événements qui s’étaient passés en Griqualand, pourquoi il avait quitté ce pays à la poursuite de Matakit et de son diamant, quels avaient été les principaux faits de son expédition, la triple mort d’Annibal Pantalacci, de Friedel et de James Hilton, la disparition de Bardik, et enfin comment il attendait son serviteur Lî, qui devait venir le rejoindre au campement.

Pharamond Barthès écoutait avec une extrême attention. Interrogé sur ce point, s’il avait rencontré un jeune Cafre, dont Cyprien lui donnait le signalement et qui était celui de Bardik, il répondit négativement.

« Mais, ajouta-t-il, j’ai trouvé un certain cheval abandonné, qui pourrait bien être le tien ! »

Et tout d’une haleine, il raconta à Cyprien dans quelles circonstances ce cheval était tombé entre ses mains.

« Il y a tout justement deux jours, dit-il, je chassais avec trois de mes Bassoutos dans les montagnes du sud, lorsque je vois tout à coup déboucher d’un chemin creux un excellent cheval gris, tout nu, sauf un licou et une longe qu’il traînait après lui. Cet animal paraissait évidemment très indécis sur ce qu’il avait à faire ; mais je l’ai appelé, je lui ai montré une poignée de sucre, et il est venu à moi ! Voilà donc ledit cheval prisonnier, — une excellente bête, pleine de courage et de feu, « salée » comme un jambon…

— C’est le mien !… C’est Templar ! s’écria Cyprien.

— Eh bien mon ami, Templar est à toi, répondit Pharamond Barthès, et je me ferai un véritable plaisir de te le rendre ! Allons, bonsoir, rendors-toi maintenant ! Demain, dès l’aube, nous quitterons ce lieu de délices ! »

Puis, joignant l’exemple au principe, Pharamond Barthès se roula dans sa couverture et s’endormit auprès de Cyprien.

Le lendemain, le Chinois rentrait précisément au campement avec quelques provisions. Aussi, avant que Cyprien ne se fût réveillé, Pharamond Barthès, après l’avoir mis au courant de tout, le chargea-t-il de veiller sur son maître, pendant qu’il allait chercher le cheval dont la perte avait été si sensible au jeune ingénieur.