Hetzel (p. 123-137).

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À TRAVERS LE TRANSVAAL.

En arrivant à Potchefstrom, les quatre voyageurs apprirent qu’un jeune Cafre, — dont le signalement se rapportait à la personne de Matakit, — avait passé la veille par la ville. C’était une chance heureuse pour le succès de leur expédition. Mais, ce qui devait la rendre bien longue, sans doute, c’est que le fugitif s’était procuré là une légère carriole, attelée d’une autruche, et qu’il serait plus difficile de le rejoindre.

En effet, il n’y a pas de meilleurs marcheurs que ces animaux, ni de plus endurants ni de plus rapides. Il faut ajouter que les autruches de trait sont très rares, même en Griqualand, car elles ne sont pas commodes à dresser. C’est pourquoi Cyprien, pas plus que ses compagnons, ne put s’en procurer à Potchefstrom.

Or, c’était dans ces conditions, — cela put être constaté, — que Matakit poursuivait sa route vers le nord, avec un équipage qui aurait mis sur les dents dix chevaux de relais.

Il ne restait donc qu’à se préparer à le suivre le plus rapidement possible. À la vérité, le fugitif avait, avec une forte avance, l’avantage d’une vitesse bien supérieure à celle du mode de locomotion que ses adversaires allaient adopter. Mais enfin les forces d’une autruche ont des limites. Matakit serait bien obligé de s’arrêter, et peut-être de perdre du temps. Au pis aller, on le rattraperait au terme de son voyage.

Cyprien eut bientôt lieu de se féliciter d’avoir emmené Lî et Bardik, lorsque d’abord il s’agit pour lui de s’équiper en vue de l’expédition. Ce n’est pas une petite affaire, en pareil cas, de choisir avec discernement les objets qui pourront être vraiment utiles. Rien ne peut remplacer l’expérience du désert. Cyprien avait beau être de première force en calcul différentiel et intégral, il ne connaissait pas l’A B C de la vie du Veld, de la vie sur le « trek » ou « sur les traces de roues de wagon, » comme on dit là-bas. Or, non seulement ses compagnons ne semblaient pas disposés à l’aider de leurs conseils, mais ils avaient plutôt une tendance à l’induire en erreur.

Pour le chariot recouvert d’une bâche imperméable, pour les attelages de bœufs et les divers approvisionnements, les choses allèrent encore assez bien. L’intérêt commun commandait de les choisir judicieusement, et James Hilton s’en acquitta à merveille. Mais il n’en était pas de même pour ce qui était laissé à l’initiative individuelle de chacun, — pour l’achat d’un cheval, par exemple.

Cyprien avait déjà avisé, sur la place du marché, un fort joli poulain de trois ans, plein de feu, qu’on lui laissait pour un prix modéré ; il l’avait essayé à la selle, et, le trouvant bien dressé, il se préparait déjà à compter au marchand la somme que celui-ci demandait, lorsque Bardik, le prenant à l’écart, lui dit :

« Comment, petit père, tu vas acheter ce cheval ?

— Assurément, Bardik ! C’est le plus beau que j’aie jamais trouvé pour un prix pareil !

— Il ne faudrait pas le prendre, même si on t’en faisait cadeau ! répondit le jeune Cafre. Ce cheval ne résisterait pas huit jours au voyage dans le Transvaal !

— Que veux-tu dire ? reprit Cyprien. Est-ce que tu te mêles de jouer au devin avec moi ?

— Non, petit père, mais Bardik connaît le désert et t’avertit que ce cheval n’est pas « salé ».

— Pas « salé ? » As-tu donc la prétention de me faire acheter un cheval en barrique ?

— Non petit père, mais cela veut dire qu’il n’a pas encore eu la maladie du Veld. Il l’aura nécessairement bientôt, et même, s’il n’en meurt pas, il te deviendra inutile !

— Ah ! fit Cyprien, très frappé de l’avertissement que lui donnait son serviteur. Et en quoi consiste cette maladie ?

— C’est une fièvre ardente, accompagnée de toux, répondit Bardik. Il est indispensable de n’acheter que des chevaux qui l’aient déjà eue — ce qui se reconnaît aisément à leur aspect, — parce qu’il est rare, lorsqu’ils en ont réchappé, qu’ils soient pris une seconde fois ! »

Devant une telle éventualité, il n’y avait pas à hésiter. Cyprien suspendit immédiatement sa négociation et alla aux renseignements. Tout le monde lui confirma ce que lui avait dit Bardik. C’était un fait si parfaitement notoire, dans le pays, qu’on n’en parlait même point.

Ainsi mis en garde contre son inexpérience, le jeune ingénieur devint plus prudent et s’assura les conseils d’un médecin vétérinaire de Potchefstrom.

Grâce à l’intervention de ce spécialiste, il lui fut possible de se procurer, en quelques heures, la monture qu’il fallait pour ce genre de voyage. C’était un vieux cheval gris, qui n’avait que la peau et les os et ne possédait même en propre qu’une fraction de queue. Mais il n’y avait qu’à le voir pour s’assurer que celui-là, du moins, avait été « salé, » et, quoiqu’il eût le trot un peu dur, il valait évidemment beaucoup mieux que sa mine. Templar, — c’était son nom, — jouissait dans le pays d’une véritable réputation, comme cheval de fatigue, et, lorsqu’il l’eut vu, Bardik, qui avait bien quelque droit à être consulté, se déclara pleinement satisfait.

Quant à lui, il devait être spécialement préposé à la direction du wagon et des attelages de bœufs, fonction dans laquelle son camarade Lî devait lui venir en aide.

Il n’y avait donc pas à s’inquiéter de les monter, ni l’un ni l’autre, — ce que Cyprien n’aurait jamais pu faire, étant donné le prix qu’il fallut débourser pour l’acquisition de son propre cheval.

La question des armes n’était pas moins délicate. Cyprien avait bien choisi ses fusils, un excellent rifle du système Martini-Henry, et une carabine Remington, qui ne brillaient guère par l’élégance, mais qui portaient juste et se rechargeaient rapidement. Mais ce qu’il n’aurait jamais pensé à faire, si le Chinois ne lui en eût donné l’idée, c’était à s’approvisionner d’un certain nombre de cartouches à balle explosible. Il aurait cru aussi emporter des munitions bien suffisantes en prenant cinq ou six cents charges de poudre et de plomb, et fut très surpris d’apprendre que quatre mille coups par fusil étaient un minimum commandé par la prudence dans ce pays de fauves et d’indigènes non moins redoutables.

Cyprien dut aussi se munir de deux revolvers à balle explosible, et compléta son armement par l’achat d’un superbe couteau de chasse, qui figurait depuis cinq ans à la vitrine de l’armurier de Potchefstrom, sans que personne se fût avisé de le choisir.

C’est encore Lî qui insista pour que cette acquisition fût faite, assurant que rien ne serait plus utile que ce couteau. D’ailleurs, le soin qu’il prit désormais d’entretenir personnellement le fil et le poli de cette lame courte et large, assez semblable au sabre-baïonnette de l’infanterie française, montrait sa confiance dans les armes blanches, confiance qu’il partageait avec tous les hommes de sa race.

Au surplus, la fameuse caisse rouge accompagnait toujours le prudent Chinois. Il y logea, à côté d’une foule de boîtes et d’ingrédients mystérieux, soixante mètres environ de cette corde souple et mince, mais fortement tressée, que les matelots appellent de la « ligne. » Et, comme on lui demandait ce qu’il en prétendait faire :

« Ne faut-il pas étendre le linge au désert comme ailleurs ? » répondit-il évasivement.

En douze heures, tous les achats étaient terminés. Des draps imperméables, des couvertures de laine, des ustensiles de ménage, d’abondantes provisions de bouche en boîtes soudées, des jougs, des chaînes, des courroies de rechange, constituaient à l’arrière du wagon le fonds du magasin général. L’avant, rempli de paille, devait servir de lit et d’abri pour Cyprien et ses compagnons de voyage.

Mais Annibal Pantalacci ne manquait guère alors d’intervenir et de lui couper la parole.

« Quel besoin avez-vous de faire part de vos connaissances au Frenchman ? lui disait-il à mi-voix. Tenez-vous donc beaucoup à lui voir gagner le prix de la course ? À votre place, je garderais pour moi ce que je sais et n’en soufflerais mot ! »

Et James Hilton de répondre, en regardant le Napolitain avec une admiration sincère :

« C’est très fort ce que vous me dites là… très fort !… Voilà une idée qui ne me serait pas venue ! »

Cyprien, lui, n’avait pas manqué d’avertir loyalement Friedel de ce qu’il avait appris au sujet des chevaux du pays, mais il se heurta contre une suffisance et un entêtement sans bornes. L’Allemand ne voulait rien entendre et prétendait n’agir qu’à sa tête. Il acheta donc le cheval le plus jeune et le plus ardent qu’il put trouver, — celui-là même que Cyprien avait refusé, — et se préoccupa surtout de se munir d’engins de pêche, sous prétexte qu’on serait bientôt las du gibier.

Enfin, ces préparatifs achevés, on put se mettre en route, et la caravane se forma dans l’ordre qui va être indiqué.

Le wagon, traîné par douze bœufs roux et noirs, s’avançait, d’abord, sous la haute direction de Bardik, qui tantôt marchait auprès des robustes bêtes, son aiguillon en main, tantôt, pour se reposer, sautait sur l’avant du chariot. Là, trônant près du siège, il n’avait plus qu’à s’abandonner aux cahots des routes, sans s’inquiéter du reste, et paraissait enchanté de ce mode de locomotion. Les quatre cavaliers venaient de front à l’arrière-garde. Sauf les cas où ils jugeraient à propos de s’écarter pour tirer une perdrix ou faire une reconnaissance, tel devait être pour de longs jours l’ordre à peu près immuable de la petite caravane.

Après une délibération rapide, il fut convenu qu’on se dirigerait droit vers la source du Limpopo. Tous les renseignements tendaient à démontrer que Matakit devait suivre cette route. En effet, il n’en pouvait guère prendre d’autre, si son intention était de s’éloigner au plus tôt des possessions britanniques. L’avantage que le Cafre avait sur ceux qui le poursuivaient était à la fois dans sa parfaite connaissance du pays et dans la légèreté de son équipage. D’une part, il savait évidemment où il allait et prenait la voie la plus directe ; de l’autre, il était sûr, grâce à ses relations dans le nord, de trouver
Le wagon, traîné par douze bœufs (Page 127.)

partout aide et protection, nourriture et abri, — même des auxiliaires, s’il le fallait. Et, pouvait-on assurer qu’il ne profiterait pas de son influence sur les naturels pour se retourner contre ceux qui le talonneraient et peut-être les faire attaquer à main armée ? Cyprien et ses compagnons comprenaient donc de plus en plus la nécessité de marcher en corps et de se soutenir mutuellement dans cette expédition, s’ils voulaient que l’un d’eux en recueillît le fruit.

Le Transvaal, qui allait être traversé du sud au nord, est cette vaste région de l’Afrique méridionale, — au moins trente milliers d’hectares, — dont la surface s’étend entre le Vaal et le Limpopo, à l’ouest des monts Drakenberg, de la colonie anglaise de Natal, du pays des Zoulous et des possessions portugaises.

Entièrement colonisé par les Boërs, anciens citoyens hollandais du Cap, qui y ont semé, en quinze ou vingt ans, une population agricole de plus cent mille blancs, le Transvaal a naturellement excité la convoitise de la Grande-Bretagne. Aussi l’a-t-elle annexé en 1877 à ses possessions du Cap. Mais les révoltes fréquentes des Boërs, qui s’obstinent à rester indépendants, rendent encore douteux le sort de cette belle contrée.

C’est une des plus riantes et des plus fertiles de l’Afrique, une des plus salubres aussi, — et c’est ce qui explique, sans la justifier, l’attraction qu’elle exerce sur ses redoutables voisins. Les mines d’or, qui viennent d’y être découvertes, n’ont pas été non plus sans influence sur l’action politique de l’Angleterre à l’égard du Transvaal.

Au point de vue géographique, on le divise habituellement, avec les Boërs eux-mêmes, en trois régions principales : le haut pays ou Hooge-Veld, — le pays des collines ou Banken-Veld, — et le pays des broussailles ou Bush-Veld.

Le haut pays est le plus méridional. Il est formé par les chaînes de montagnes, qui s’écartent du Drakenberg vers l’ouest et le sud. C’est le district minier du Transvaal, où le climat est froid et sec comme dans l’Oberland bernois.

Le Banken-Veld est plus spécialement le district agricole. S’étendant au nord du premier, il abrite, dans ses vallées profondes, arrosées de cours d’eau et ombragées d’arbres toujours verts, la plus grande partie de la population hollandaise.

Enfin le Bush-Veld ou pays des broussailles, et, par excellence, la région des chasses, se développe en vastes plaines jusqu’aux bords du Limpopo, vers le nord, de manière à se prolonger jusqu’au pays des Cafres Betchouanas, vers l’ouest.

Partis de Potchefstrom, qui est située dans le Banken-Veld, les voyageurs avaient d’abord à parcourir en diagonale la plus grande partie de cette région, avant d’avoir atteint le Bush-Veld, et de là, plus au nord, les rives du Limpopo.

Cette première partie du Transvaal fut naturellement la plus aisée à franchir. On était encore dans un pays à demi civilisé. Les plus gros accidents se réduisaient à une roue embourbée ou à un bœuf malade. Les canards sauvages, les perdrix, les chevreuils, abondaient sur la route et fournissaient tous les jours les éléments du déjeuner ou du dîner. La nuit se passait habituellement dans quelque ferme, dont les habitants, isolés du reste du monde pendant les trois quarts de l’année, accueillaient avec une joie sincère les hôtes qui leur arrivaient.

Partout les Boërs étaient les mêmes, hospitaliers, prévenants, désintéressés. L’étiquette du pays exige, il est vrai, qu’on leur offre une rémunération pour l’abri qu’ils donnent aux hommes et aux bêtes en voyage. Mais cette rémunération, ils la refusent presque toujours, et même ils insistent au départ pour qu’on accepte de la farine, des oranges, des pêches tapées. Si peu qu’on leur laisse en échange, un objet quelconque d’équipement ou de chasse, un fouet, une gourmette, une poire à poudre, les voilà ravis, quelque minime qu’en soit la valeur.

Ces braves gens mènent au milieu de leurs vastes solitudes une existence assez douce ; ils vivent sans effort, eux et leurs familles, des produits que rendent leurs troupeaux, et cultivent tout juste assez de terre, avec leurs aides Hottentots ou Cafres, pour obtenir un approvisionnement de grains et de légumes.

Leurs maisons sont très simplement bâties en terre et couvertes d’un épais chaume. Quand la pluie a fait brèche dans les murs, — ce qui arrive assez fréquemment, — le remède est sous la main. Toute la famille se met à pétrir de la glaise, dont elle prépare un grand tas ; puis, filles et garçons, la prenant à poignées, font pleuvoir sur la brèche un bombardement qui l’a bientôt obstruée.

À l’intérieur de ces habitations, on trouve à peine quelques meubles, des escabeaux de bois, des tables grossières, des lits pour les grandes personnes ; les enfants se contentent de coucher sur des peaux de mouton.

Et pourtant, l’art a sa place dans ces existences primitives. Presque tous les Boërs sont musiciens, jouent du violon ou de la flûte. Ils raffolent de la danse, et ne connaissent ni les obstacles, ni les fatigues, lorsqu’il s’agit de se réunir, — parfois de vingt lieues à la ronde pour se livrer à leur passe-temps favori.

Leurs filles sont modestes et souvent fort belles dans leurs simples atours de paysannes hollandaises. Elles se marient jeunes, apportent uniquement en dot à leur fiancé une douzaine de bœufs ou de chèvres, un chariot ou quelque autre richesse de ce genre. Le mari, lui, se charge de bâtir la maison, de défricher plusieurs arpents de terre aux environs, et voilà le ménage fondé.

Les Boërs vivent très vieux, et, nulle part au monde, les centenaires ne se comptent en aussi grand nombre.

Un phénomène singulier, encore inexpliqué, c’est l’obésité qui les envahit presque tous, dès l’âge mûr, et qui atteint chez eux des proportions extraordinaires. Ils sont, du reste, de très haute taille, et ce caractère se retrouve aussi bien chez les colons d’origine française ou allemande, que chez ceux de pure race hollandaise.

Cependant, le voyage se poursuivait sans incidents. Il était rare que l’expédition ne trouvât pas, à la ferme même où elle s’arrêtait chaque soir, des nouvelles de Matakit. Partout on l’avait vu passer, rapidement traîné par son autruche, d’abord avec deux ou trois jours d’avance, puis avec cinq ou six, puis avec sept ou huit. Très évidemment, on était sur sa trace ; mais, très évidemment aussi, il gagnait du chemin sur ceux qui s’étaient lancés à sa poursuite.

Les quatre poursuivants ne se regardaient pas moins comme certains de l’atteindre. Le fugitif finirait bien par s’arrêter. Sa capture n’était donc qu’une question de temps.

Aussi, Cyprien et ses trois compagnons en prenaient-ils à l’aise. Ils commençaient peu à peu à se livrer à leurs plaisirs favoris. Le jeune ingénieur recueillait des échantillons de roches. Friedel herborisait et prétendait reconnaître, rien qu’à leurs caractères extérieurs, les propriétés des plantes qu’il collectionnait. Annibal Pantalacci persécutait Bardik ou Lî, et se faisait pardonner ses mauvais tours en confectionnant aux haltes des plats de macaroni délicieux. James Hilton se chargeait d’approvisionner la caravane de gibier ; il ne passait guère une demi-journée, sans abattre une douzaine de perdrix, des cailles à foison, parfois un sanglier ou une antilope.

Étapes par étapes, on arriva ainsi au Bush-Veld. Bientôt les fermes devinrent plus rares et finirent par disparaître. On était aux confins extrêmes de la civilisation.

À partir de ce point, il fallut camper tous les soirs, allumer de grands feux, autour desquels hommes et bêtes s’établissaient pour dormir, non sans qu’il fût fait bonne garde aux environs.

Le paysage avait pris un aspect de plus en plus sauvage. Des plaines de sable jaunâtre, des fourrés de buissons épineux, de loin en loin un ruisseau bordé de marécages, venaient de succéder aux vertes vallées du Banken-Veld. Parfois aussi, il fallait faire un détour pour éviter une véritable forêt de thorn trees, ou arbres à épines. Ce sont des arbustes, hauts de trois à cinq mètres, portant un grand nombre de branches à peu près horizontales et toutes armées d’épines de deux à quatre pouces de longueur, dures et acérées comme des poignards.

Cette zone extérieure du Bush-Veld, qui prend plus généralement le nom de Lion-Veld, — ou Veld des lions, — ne semblait guère justifier cette appellation redoutable, car, après trois jours de voyage, on n’avait encore ni vu ni signalé aucun de ces fauves.

« C’est sans doute une tradition, se disait Cyprien, et les lions auront reculé plus loin vers le désert ! »

Mais, comme il exprimait cette opinion devant James Hilton, celui-ci se mit à rire.

« Vous croyez qu’il n’y a pas de lions ? dit-il. Cela vient simplement de ce que vous ne savez pas les voir !

— Bon ! Ne pas voir un lion au milieu d’une plaine nue ! répondit Cyprien d’un ton assez ironique.

— Eh bien, je vous parie dix livres, dit James Hilton, qu’avant une heure, je vous en montre un que vous n’aurez pas remarqué !

— Je ne parie jamais, par principe, répondit Cyprien, mais je ne demande pas mieux que de faire l’expérience ! »

On chemina pendant vingt-cinq ou trente minutes, et personne ne songeait plus aux lions, quand James Hilton s’écria :

« Messieurs, regardez donc ce nid de fourmis qui se dresse là-bas sur la droite !

— La belle affaire ! lui répondit Friedel. Nous ne voyons autre chose depuis deux ou trois jours ! »

En effet, rien n’est plus fréquent, dans le Bush-Veld, que ces gros tas de terre jaune, soulevés par d’innombrables fourmis, et qui, seuls, coupent de loin en loin, avec quelques buissons ou un groupe de maigres mimosas, la monotonie des plaines.

James Hilton eut un rire silencieux.

« Monsieur Méré, reprit-il, si vous voulez prendre un temps de galop, de manière à vous approcher de ce nid de fourmis, — là, au bout de mon doigt, — je vous promets que vous verrez ce que vous souhaitez voir ! N’en approchez pas trop, cependant, ou vous pourriez vous en trouver assez mal ! »

Cyprien piqua des deux et se dirigea vers l’endroit que James Hilton avait appelé une fourmilière.

« C’est une famille de lions qui est campée là ! ajouta l’Allemand, dès que Cyprien se fut éloigné. Un sur dix, de ces tas jaunâtres que vous prenez pour des nids de fourmis, ne sont pas autre chose !

Per Bacco ! s’écria Pantalacci, vous aviez bien besoin de lui recommander de ne pas en approcher ! »

Mais, s’apercevant que Bardik et Lî l’écoutaient, il reprit, en donnant un autre tour à sa pensée :

« Le Frenchman aurait eu une belle peur, et nous aurions eu de quoi rire ! »

Le Napolitain se trompait. Cyprien n’était pas un homme à avoir une belle peur, comme il disait. À deux cents pas du but qui lui était indiqué, il reconnut à quel redoutable nid de fourmis il avait affaire. C’étaient un énorme lion, une lionne et trois lionceaux, accroupis en rond sur le sol, comme des chats, et qui dormaient paisiblement au soleil.

Au bruit des sabots de Templar, le lion ouvrit les yeux, souleva sa tête énorme et bâilla, en montrant, entre deux rangées de dents formidables, un gouffre dans lequel un enfant de dix ans aurait pu disparaître tout entier. Puis, il regarda le cavalier, qui s’était arrêté à vingt pas de lui.

Par bonheur, le féroce animal n’avait pas faim, sans quoi il ne fût pas resté indifférent.

Cyprien, la main sur sa carabine, attendit deux ou trois minutes le bon plaisir de monseigneur le lion. Mais, voyant que celui-ci n’était pas d’humeur à engager les hostilités, il ne se sentit pas le cœur de troubler le bonheur de cette intéressante famille, et, tournant bride, il revint à l’amble vers ses compagnons.

Ceux-ci forcés de reconnaître son sang-froid et sa bravoure, l’accueillirent par des acclamations.

« J’aurais perdu ma gageure, monsieur Hilton, » répondit simplement Cyprien.

Le soir même, on arriva pour faire halte sur la rive droite du Limpopo. Là Friedel s’obstina à vouloir pêcher une friture malgré les avis de James Hilton.

« C’est très malsain, camarade ! lui disait celui-ci. Sachez que, dans le Bush-Veld, il ne faut ni rester, après le coucher du soleil, au bord des cours d’eau, ni…

— Bah ! bah ! J’en ai vu bien d’autres ! répondit l’Allemand avec l’entêtement particulier à sa nation.

— Eh ! s’écria Annibal Pantalacci, quel mal pourrait-il y avoir à se tenir au bord de l’eau pendant une heure ou deux ? Ne m’est-il pas arrivé d’y passer des demi-journées, trempé jusqu’aux aisselles, lorsque j’étais à la chasse au canard ?

— Ce n’est pas du tout la même chose ! reprit James Hilton, en insistant près de Friedel.

— Chansons que tout cela !… répondit le Napolitain. Mon cher Hilton, vous feriez bien mieux de chercher la boîte au fromage râpé pour mon macaroni, que d’empêcher notre camarade d’aller nous pêcher un plat de poisson ! Cela variera au moins notre ordinaire ! »

Friedel partit, sans rien vouloir entendre, et il s’attarda si bien à jeter sa ligne, qu’il était nuit close, lorsqu’il revint au campement.

Là, l’obstiné pêcheur dîna avec appétit, fit honneur comme tout le monde aux poissons qu’il avait pêchés, mais se plaignit de violents frissons, lorsqu’il se coucha dans le wagon auprès de ses camarades.

Le lendemain, au petit jour, quand on se leva pour le départ, Friedel était en proie à une fièvre ardente et se trouva dans l’impossibilité de monter à cheval. Il demanda, néanmoins, qu’on se remît en route, affirmant qu’il serait fort bien sur la paille au fond du chariot. On fit comme il le voulait.

À midi, il délirait.

À trois heures, il était mort.

Sa maladie avait été une fièvre pernicieuse du caractère le plus foudroyant.

En présence de cette fin si subite, Cyprien ne put s’empêcher de penser qu’Annibal Pantalacci, par ses mauvais conseils, avait dans l’événement une responsabilité des plus graves. Mais personne ne semblait songer à faire cette observation, si ce n’est lui.

« Vous voyez comme j’avais raison de dire qu’il ne faut pas flâner au bord de l’eau à la nuit tombante ! » se contenta de répéter philosophiquement James Hilton.

On s’arrêta, pendant quelques instants, afin d’inhumer le cadavre qu’on ne pouvait laisser à la merci des fauves.

Cyprien piqua des deux. (Page 131.)
C’était celui d’un rival, presque d’un ennemi, et pourtant Cyprien se sentit profondément ému en lui rendant les derniers devoirs. C’est que le spectacle de la mort, partout si auguste et si solennel, semble emprunter au désert une majesté nouvelle. En présence de la seule nature, l’homme comprend mieux que c’est là le terme inévitable. Loin de sa famille, loin de tous ceux qu’il aime, sa pensée s’envole avec mélancolie vers eux. Il se dit que, lui aussi, peut-être, il tombera demain sur l’immense plaine pour ne plus se relever, que, lui aussi, il sera alors enseveli sous un pied de sable, surmonté d’une pierre nue, et qu’il n’aura pour l’accompagner à sa dernière heure, ni les
Il fallut trois jours pour trouver un gué. (Page 138.)

larmes d’une sœur ou d’une mère, ni les regrets d’un ami. Et, reportant sur sa propre situation une part de la pitié que lui inspire le sort de son camarade, il lui semble que c’est un peu de lui-même qu’il enferme dans cette tombe !

Le lendemain de cette lugubre cérémonie, le cheval de Friedel, qui suivait, attaché à l’arrière du wagon, fut pris de la maladie du Veld. Il fallut l’abandonner.

Le pauvre animal n’avait survécu que de quelques heures à son maître !