Hetzel (p. 75-82).

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LA GRANDE EXPÉRIENCE

Au cours de brillantes recherches sur la solubilité des corps solides dans les gaz — recherches qui l’avaient occupé toute l’année précédente — Cyprien n’avait pas été sans remarquer que certaines substances, la silice et l’alumine, par exemple, insolubles dans l’eau, sont dissoutes par la vapeur d’eau à une haute pression et à une température très élevée.

De là, cette résolution qu’il prit d’examiner d’abord s’il ne pourrait pas arriver de même à trouver un fondant gazeux du carbone, afin d’obtenir ensuite une cristallisation.

Mais toutes ses tentatives dans cette direction restèrent infructueuses, et, après plusieurs semaines de vains essais, il dut se déterminer à changer de batteries.

Batteries était le mot, car, ainsi qu’on va le voir, un canon y devait jouer son rôle.

Diverses analogies portaient le jeune ingénieur à admettre que le diamant pourrait bien se former dans les Kopjes de la même manière que le soufre dans les solfatares. Or, on sait que le soufre résulte d’une demi-oxydation de l’hydrogène sulfuré ; après qu’une partie s’est changée en acide sulfureux, le reste se dépose en cristaux sur les parois de la solfatare.

« Qui sait, se disait Cyprien, si les gisements de diamants ne sont pas de véritables carbonatares ? Puisqu’un mélange d’hydrogène et de carbone y arrive nécessairement, avec les eaux et les dépôts alluviaux, sous forme de gaz des marais, pourquoi ne serait-ce pas l’oxydation de l’hydrogène, jointe à l’oxydation partielle du carbone, qui amènerait la cristallisation du carbone en excès ? »

De cette idée à essayer de faire jouer à un corps quelconque, dans une réaction analogue mais artificielle, la fonction théorique de l’oxygène, il n’y avait pas loin pour un chimiste.

Et c’est à l’exécution immédiate de ce programme que Cyprien s’arrêta définitivement.

Avant tout, il s’agissait d’imaginer un dispositif expérimental, qui se rapprochât autant que possible des conditions supposées de production du diamant naturel. De plus, ce dispositif, il le fallait très simple. Tout ce qui se fait de grand dans la nature ou dans l’art a ce caractère. Quoi de moins compliqué que les plus belles découvertes conquises par humanité, — la gravitation, la boussole, l’imprimerie, la machine à vapeur, le télégraphe électrique ?

Cyprien allait faire lui-même, dans les profondeurs de la mine, des provisions de terre d’une qualité qu’il croyait être particulièrement favorable à son expérience. Puis, il composa avec cette terre un mortier épais, dont il enduisit soigneusement l’intérieur d’un tube d’acier, long d’un demi-mètre, épais de cinq centimètres et qui mesurait huit centimètres de calibre.

Ce tube n’était autre chose qu’un segment de canon hors de service, qu’il avait pu acheter, à Kimberley, d’une compagnie de volontaires, dont le licenciement s’opérait, après une campagne contre les tribus cafres du voisinage. Ledit canon, convenablement scié dans l’atelier de Jacobus Vandergaart, avait fourni précisément l’engin qu’il fallait, c’est-à-dire un récipient d’une résistance suffisante pour supporter une énorme pression à l’intérieur.

Après avoir placé dans ce tube, préalablement fermé à l’une de ses deux extrémités, des fragments de cuivre et environ deux litres d’eau, Cyprien le remplit de « gaz des marais ; » puis il le luta avec soin, et fit boulonner aux deux bouts des obturateurs métalliques d’une solidité à toute épreuve.

L’appareil était alors construit. Il n’y avait plus qu’à le soumettre à une chaleur intense.

Il fut donc placé dans un grand fourneau à réverbère, dont le feu devait être entretenu jour et nuit, de manière à obtenir une chauffe à blanc, qui devait durer pendant deux semaines.

Tube et fourneau étaient, d’ailleurs, enveloppés d’une épaisse couche de terre réfractaire, destinée à conserver la plus grande quantité de chaleur possible, et à ne se refroidir que très lentement, lorsque le moment en serait venu.

Le tout ressemblait assez à une énorme ruche d’abeilles ou à une hutte d’Esquimaux.

Matakit était maintenant en état de rendre quelques services à son maître. Ce n’était pas sans une attention extrême qu’il avait suivi tous les préparatifs de l’expérience, et, quand il sut qu’il s’agissait de fabriquer du diamant, il ne se montra pas le moins ardent à concourir au succès de l’entreprise. Il eut bientôt appris à alimenter le feu, de telle sorte que l’on put s’en remettre à lui du soin de l’entretenir.

On s’imaginerait malaisément, d’ailleurs, combien ces dispositions, si peu compliquées, furent longues et difficiles à établir. À Paris, dans un grand laboratoire, l’expérience aurait pu être mise en train deux heures après avoir été conçue, et il ne fallut pas moins de trois semaines à Cyprien, au milieu de ce pays à demi sauvage, pour réaliser imparfaitement sa conception. Encore fut-il singulièrement servi par les circonstances, notamment en trouvant à point nommé, non seulement le vieux canon, mais aussi le charbon qui lui était nécessaire. En effet, ce combustible était si rare à Kimberley qu’il fallut, pour s’en procurer une tonne, s’adresser à trois négociants à la fois.

Enfin, toutes les difficultés furent surmontées, et, lorsque le feu eut été une première fois allumé, Matakit s’occupa de ne plus le laisser s’éteindre.

Le jeune Cafre, il faut le dire, était très fier de ces fonctions. Elles ne devaient pourtant pas être absolument nouvelles pour lui, et, sans doute, il avait déjà mis la main dans sa tribu à plus d’une cuisine plus ou moins infernale.

En effet, Cyprien avait constaté plus d’une fois, depuis que Matakit était entré à son service, qu’il jouissait parmi les autres Cafres d’une véritable réputation de sorcier. Quelques secrets de chirurgie élémentaire, deux ou trois tours de passe-passe, qu’il tenait de son père, formaient d’ailleurs tout son bagage de magicien. Mais on venait le consulter pour des maladies réelles ou imaginaires, pour des rêves à expliquer, pour des différends à régler. Jamais à court, Matakit avait toujours quelque recette à indiquer, quelque présage à formuler, quelque sentence à rendre. Les recettes étaient parfois bizarres et les sentences saugrenues, mais ses compatriotes en étaient satisfaits. Que fallait-il de plus ?

Il faut ajouter que les cornues et les flacons, dont il était maintenant entouré dans le laboratoire du jeune ingénieur, sans parler des opérations mystérieuses auxquelles il était admis à collaborer, ne contribuèrent pas peu à rehausser son prestige.

Cyprien ne pouvait s’empêcher de sourire, par moments, des airs solennels que le brave garçon prenait pour remplir ses modestes fonctions de chauffeur et de préparateur, renouvelant le charbon du fourneau, tisonnant la braise, époussetant quelque rangée d’éprouvettes ou de creusets. Et pourtant, il y avait quelque chose d’attendrissant dans cette gravité même : c’était l’expression naïve du respect que la science inspirait à une nature fruste, mais intelligente et avide de savoir.

Matakit avait, au surplus, ses heures de gaminerie et de gaieté, spécialement quand il se trouvait en compagnie de Lî. Une étroite amitié s’était établie entre ces deux êtres, bien qu’ils fussent si différents d’origine, pendant les visites, maintenant assez fréquentes, que le Chinois faisait à la ferme Watkins. Tous deux ils parlaient suffisamment le français, tous deux ils avaient été sauvés par Cyprien d’une mort imminente, et ils lui en gardaient une vive reconnaissance. Il était donc tout naturel qu’ils se sentissent portés l’un vers l’autre par une sympathie sincère, et cette sympathie s’était promptement changée en affection.

Entre eux, Lî et Matakit donnaient au jeune ingénieur un nom touchant et simple, qui exprimait bien la nature du sentiment dont ils étaient animés à son égard. Ils l’appelaient « le petit père, » ne parlant de lui que dans les termes de l’admiration et du dévouement le plus exalté.

Ce dévouement se manifestait de la part de Lî par l’attention scrupuleuse qu’il mettait à blanchir et à repasser le linge de Cyprien, — de la part de Matakit, par le soin religieux qu’il avait d’exécuter avec ponctualité toutes les instructions de son maître.

Mais, parfois, les deux camarades se laissaient aller un peu plus loin dans leur ardeur à satisfaire le « petit père. » Il arrivait, par exemple, que Cyprien trouvait sur sa table — il prenait maintenant ses repas chez lui — des fruits ou des friandises qu’il n’avait nullement commandés, et dont l’origine restait inexpliquée, car on ne les voyait pas figurer sur les comptes des fournisseurs. Ou bien, c’étaient des chemises qui portaient, en revenant du blanchissage, des boutons d’or de provenance inconnue. Puis encore, de temps en temps, un siège élégant et commode, un coussin brodé, une peau de panthère, un bibelot de prix, venaient mystérieusement s’ajouter à l’ameublement de la maison.

Et, lorsque Cyprien interrogeait à ce sujet soit Lî, soit Matakit, il ne pouvait tirer d’eux que des réponses évasives :

« Je ne sais pas !… Ce n’est pas moi !… Cela ne me regarde pas !… »

Cyprien aurait aisément pris son parti de ces prévenances ; mais, ce qui les rendait gênantes, c’est qu’il se disait que la source n’en était peut-être pas très pure. Ces présents n’avaient-ils point coûté que la peine de les prendre ? Cependant, rien ne venait confirmer ces suppositions, et les enquêtes, souvent fort minutieuses, faites au sujet de ces étranges accessions, ne produisaient aucun résultat.

Et, derrière lui, Matakit et Lî échangeaient des sourires fuyants, des regards sournois, des signes cabalistiques, qui signifiaient évidemment :

« Eh ! le petit père !… Il n’y voit que du feu ! »

D’ailleurs, d’autres soucis, infiniment plus graves, occupaient l’esprit de Cyprien. John Watkins paraissait décidé à marier Alice, et, dans cette intention, depuis quelque temps, il faisait de sa demeure un véritable musée de prétendants. Non seulement James Hilton y était presque chaque soir en permanence, mais tous les mineurs célibataires, que le succès de leur exploitation semblait douer, dans l’opinion du fermier, des qualités indispensables au gendre qu’il avait rêvé, se voyaient attirés chez lui, retenus à dîner, et, finalement, offerts au choix de sa fille.

L’Allemand Friedel et le Napolitain Pantalacci étaient du nombre. Tous deux comptaient maintenant parmi les mineurs les plus heureux du camp de Vandergaart. La considération, qui s’attache partout au succès, ne leur faisait défaut ni au Kopje ni à la ferme. Friedel était plus pédant et plus tranchant
Alice écoutait Cyprien. (page 73.)

que jamais, depuis que son dogmatisme s’étayait de quelques milliers de livres sterling. Pour Annibal Pantalacci, transformé désormais en dandy colonial, resplendissant de chaînes d’or, de bagues, d’épingles en diamants, il portait des habits de toile blanche, qui faisaient paraître son teint encore plus jaune et plus terreux.

Mais, avec ses bouffonneries, ses chansonnettes napolitaines et ses prétentions au bel esprit, ce ridicule personnage essayait vainement d’amuser Alice. Non, certes, qu’elle lui témoignât un dédain particulier ou parût se douter du motif qui l’amenait à la ferme. Elle se contentait de ne point l’écouter
Matakit s’occupa de ne plus laisser le feu s’éteindre. (Page 77.)

volontiers et ne riait jamais ni de ses lazzi ni de ses attitudes. Bien que trop ignorante des laideurs morales pour soupçonner le triste envers de son ramage, elle ne voyait en lui qu’un passant vulgaire et non moins ennuyeux que la plupart des autres. Cela semblait évident aux yeux de Cyprien, et il eût cruellement souffert de voir en conversation réglée avec cet être méprisable celle qu’il plaçait si haut dans son respect et sa tendresse.

Et il en eût d’autant plus souffert que sa fierté l’aurait empêché d’en rien témoigner, trouvant trop humiliant de tenter un effort pour avilir aux yeux de miss Watkins même un si indigne rival. Quel droit en avait-il d’ailleurs ? Sur quoi baser ses critiques ? Il ne savait rien d’Annibal Pantalacci, et n’était guidé que par une répulsion instinctive dans le jugement défavorable qu’il portait sur lui. Vouloir le montrer sous un jour tragique aurait tout simplement prêté à rire. Voilà ce que Cyprien comprenait clairement, et il aurait été au désespoir, si Alice eût paru prêter quelque attention à un tel homme.

Au surplus, il s’était replongé avec acharnement dans un travail qui l’absorbait nuit et jour. Ce n’est pas un procédé de fabrication du diamant, mais dix, mais vingt expériences qu’il avait en préparation, se proposant de les enter, quand son premier essai aurait pris fin. Il ne se contentait plus des données théoriques et des formules, dont il couvrait, pendant des heures entières, ses cahiers de notes. À tout instant, il courait jusqu’au Kopje, en rapportait de nouveaux échantillons de roches et de terres, recommençait des analyses cent fois faites, mais avec une rigueur et une précision qui ne laissaient place à aucune erreur. Plus le danger de voir miss Watkins lui échapper devenait pressant, plus il était résolu à ne rien épargner pour le vaincre.

Et pourtant, telle était au fond sa défiance de lui-même, qu’il n’avait rien voulu dire à la jeune fille de l’expérience en cours d’exécution. Miss Watkins savait seulement que, suivant son conseil, il s’était remis à la chimie, et elle en était heureuse.