La Renaissance du livre (p. 171-183).


CHAPITRE XII



Théodore achetait la Gazette de Hollande chaque fois qu’elle « passait », c’est-à-dire de temps à autre.

Malgré son esprit germanique, cette feuille était bien obligée de publier les correspondances des fronts alliés, à peine de perdre beaucoup de clients. Quoique les commentaires de la rédaction ne fussent pas toujours d’une impartialité rigoureuse, les nouvelles n’étaient généralement pas déformées à la manière allemande, de sorte que la lecture de ce quotidien était, sinon toujours réconfortante, moins déprimante que celle des vils organes publiés en Belgique sous le contrôle du pouvoir occupant.

Un soir que le coiffeur, qui ne traduisait pas très couramment le hollandais, était enfoncé dans le déchiffrement d’une lettre émanant d’un soldat anglais combattant en Flandre — et dont le traducteur avait laissé subsister quelques expressions topiques — il poussa tout à coup une exclamation de surprise attendrie :

— Écoute donc, dit-il à Martha qui rangeait silencieusement le ménage, est-ce que tu sais croire ça, toi ?

Le soldat, gisant sur le champ de bataille, assurait en effet qu’il avait été sauvé par un chien qui était venu le flairer au milieu des morts. Sorti de son évanouissement, il avait eu la force de se soulever et de dire à l’intelligent animal : « Go and inform my mates », c’est-à-dire : « Vite, va prévenir mes compagnons ». Et le chien avait compris. Il était parti ventre à terre pour ramener bientôt avec lui deux brancardiers qui avaient emporté le blessé à une proche ambulance.

— Ce chien, ajoutait le rescapé, « is an old hand at this work  », est un vieux routier dans la partie. Il va et vient le long de la ligne de bataille sans se laisser émouvoir par le fracas du canon ; seulement, lorsque le feu devient trop ardent — « hellish fire ! » — il creuse un trou et s’y terre momentanément à l’abri.

Émerveillée, Martha ne doutait pas un instant de l’exactitude absolue de cette petite anecdote.

— Vois le brave Tom, dit-elle avec un soupir de regret, il aurait bien été capable de faire la même chose… C’est probablement un ancien dogue de mitrailleuse qu’on aura dressé en conséquence…

Cependant, Théodore continuait de lire ce curieux récit :

— Mais non, dit-il en s’interrompant soudain, le soldat déclare que c’est un chien errant que personne n’avait jamais vu et qui est apparu dans le campement lors d’une terrible bataille sur l’Yser au mois de mars de l’an dernier. Grâce à lui, un grand nombre de blessés qui gisaient dans la boue par dessous les morts auraient été sauvés…

La jeune fille avait tressailli :

— Au mois de mars de l’année dernière ? dit-elle à voix basse et comme si elle interrogeait sa mémoire. Mais c’est le combat dans lequel monsieur Claes est tombé… C’est là-bas que Victor s’est rendu pour tâcher de retrouver le corps de son ami…

Son émotion était si forte quelle fut obligée de suspendre ses rangements et de s’asseoir. Frappé à son tour de la coïncidence, le père regarda sa fille et dans un souvenir subit :

— N’est-ce pas aussi vers cette époque que le chien des Claes a disparu de la quincaillerie ?

— Mais oui, je me rappelle : c’est le lendemain du jour où j’ai été annoncer la fatale nouvelle à M. Bernard…

Elle demanda si le soldat ne donnait aucune indication sur la taille et la couleur du brave animal.

— Je ne sais pas… Attends, je vais voir…

Mais à peine s’était-il renfoncé dans le journal que sa figure prit une expression de curiosité fébrile :

— Est-ce possible ? Est-ce possible ? murmurait-il tout en poursuivant sa laborieuse lecture.

— Eh bien, Pa ? interrogeait la jeune fille énervée et frémissante, parle donc ! Traduis-moi !

Mais il ne paraissait pas avoir entendu et continuait à déchiffrer avidement la lettre du « young fellow ». Soudain il se leva et s’élançant vers la jeune fille :

— C’est lui, pour sûr que c’est lui ! s’écria-t-il avec exaltation. Tiens regarde…

Il avait posé le journal sur la table et faisait courir son doigt sous les lignes de l’article :

— Mais voyons Pa, supplia la jeune fille avec une affectueuse impatience, tu sais bien que je ne comprends pas le hollandais ! Vite, explique-moi…

— C’est vrai, fit le brave homme, où ai-je la tête ? Et bien voici :

Et il traduisit librement : « C’est un chien de taille moyenne tenant du barbet écossais. Vous pensez si l’on a soin de lui. Il habite maintenant chez un jeune docteur de l’ambulance auquel il montre un attachement particulier, ce qui n’est pas étonnant, vu que le médecin était, paraît-il, l’ami intime de son maître, un officier de l’armée belge tombé glorieusement sur l’Yser…

— Oh ! fit Martha bouleversée, les larmes aux yeux.

Aucun doute ne pouvait subsister dans son esprit : le chien dont il s’agissait n’était autre que Tom, qui lui avait apporté tant de messages pendant son séjour aux « Peupliers »… Mais quel mystérieux appel avait déterminé le fidèle animal à quitter ses maîtres le lendemain même de la mort de Prosper et comment était-il parvenu à trouver sa route jusqu’en Flandre, surtout à franchir les lignes ?

Une pensée l’embarrassait encore dans ses conjectures : pourquoi James ni Victor ne leur avaient-ils jamais parlé de ce chien ? Elle réfléchissait mais sans que sa conviction perdît rien de sa fermeté :

— Tom aura probablement suivi le messager qui venait à la quincaillerie pour M. Lust, dit-elle rêveusement. Quant à nos soldats, il ne faut pas oublier qu’ils sont partis pour l’Angleterre après la bataille…

— Sans compter, ajouta Théodore, que nous n’avons peut-être pas reçu toutes leurs lettres…

Aussi bien, une raison de prudence pouvait avoir empêché les jeunes gens de rapporter un fait qui, en s’ébruitant à Bruxelles, eût été un suffisant prétexte pour les policiers allemands d’interroger les Claes et de leur causer beaucoup d’ennuis…

En attendant que le mystère s’éclaircît, Martha était impatiente du lendemain, tant elle se faisait une joie d’annoncer la bonne nouvelle aux quincailliers. Dans la fête de son cœur, elle s’était approchée du guéridon pour contempler les chers portraits, qui lui souriaient silencieusement du haut de l’étagère fleurie de roses et de capucines. Des quatre images, celle de Prosper était sans contredit la mieux réussie, la plus vivante : il semblait que l’héroïque garçon la regardât avec une fixité étrange en ce moment et comme s’il allait lui parler.

Intimidée presque, Martha s’était assise à sa table à ouvrage et se disposait à faire de la couture, quand un énergique coup de sonnette retentit dans l’escalier.

On était en octobre et il faisait déjà nuit ; toutefois comme huit heures venaient à peine de sonner et que les fonctions de la jeune fille à la cantine de la rue du Boulet lui amenaient souvent après souper la visite de l’une ou de l’autre ménagère du voisinage, il n’y avait pas lieu de s’émouvoir. Du reste, la manie des perquisitions semblait s’être calmée depuis quelque temps et, quant à Mosheim, il y avait des mois que le mouchard, opérant pour l’heure dans un autre quartier, ne s’était plus montré chez Théodore.

Martha déposa son ouvrage :

— Reste seulement Pa, dit-elle en se levant. Ce doit être la bonne madame Moens qui m’apporte les renseignements que je lui ai demandés ce matin. Je descends…



Elle ouvrit. À demi éclairé par le réverbère, un feldgrau apparemment descendu de la grande automobile arrêtée à quelques pas de la porte et dont nul bruit n’avait dénoncé la présence, attendait sur le trottoir.

De haute taille, la tête serrée d’un bandeau noir qui lui recouvrait complètement le front et l’œil gauche, il portait dans ses bras un paquet volumineux.

Malgré sa stupeur, la jeune fille parvint à se dominer et d’une voix assez ferme :

— Que désirez-vous, Monsieur ?

— Excusez-moi, mademoiselle de venir vous déranger aussi tard, répondit l’officier avec un léger accent exotique. Mais je n’ai pu faire autrement… Permettez-moi d’entrer chez vous pour y déposer ma charge et vous entretenir quelques instants…

À cette demande inattendue, faite sur le ton de la prière et non d’un ordre, Martha demeurait interdite ne sachant que faire. Mais le lieutenant insista avec politesse :

— Je vous en prie, Mademoiselle, ne faites pas attention à mon costume et soyez sans défiance… J’arrive de là-bas…

Alors, comme elle restait indécise, il baissa la voix et murmura un mot de passe. Stupéfaite, la jeune fille se recula aussitôt pour lui livrer passage.

Tout de suite, elle voulut allumer dans le salon de coiffure, mais il s’y opposa :

— Non, cela n’en vaut pas la peine, le réverbère de la rue nous éclaire suffisamment.

En même temps, avec précaution, il déposait sur le plancher son lourd fardeau qui remua tout à coup et fit entendre une sourde plainte.

La fille de Théodore ne put retenir un cri de surprise.

— Ne vous effrayez pas, Mademoiselle, dit le mystérieux visiteur en braquant sur le sol le rayon d’une petite lampe électrique qu’il avait retirée de sa tunique : voyez ce n’est qu’un chien ; oui, un pauvre chien blessé que j’ai ramassé sur ma route dans la région d’étape et transporté jusqu’ici en me disant que vous ne refuseriez pas de le garder au moins jusqu’à demain…

Si étrange que lui semblât cette histoire, Martha se sentait déjà tout attendrie :

— Mais, dit-elle…

Le soldat prévint sa question :

— Pourquoi j’ai pensé à vous, Mademoiselle ? Parce que l’on m’a dit que ce chien ne vous était peut-être pas inconnu…

Le visage de la jeune fille, éclairé par la lumière qui pénétrait dans la pièce par l’imposte vitrée de la porte, exprima le plus vif étonnement :

— Oui, fit l’officier après une pause, on m’a conté là-bas que ce chien s’était un jour enfui de Bruxelles pour rejoindre les troupes, on ne sait comment. Les brancardiers l’utilisaient à la recherche des blessés… Il appartient, paraît-il, à de braves négociants de ce quartier, aux Claes si j’ai bien retenu le nom…

Cependant Martha s’était laissé tomber à genoux et penchée sur l’animal inerte, elle lui soulevait la tête :

— Tom ! s’écria-t-elle éperdue. C’est Tom, notre bon Tom !

Réveillé de sa torpeur, le pauvre animal poussa un faible gémissement sous les douces caresses qu’on lui prodiguait :

— Est-ce que tu me reconnais ? Regarde, c’est moi, Martha ! Oui, oui, il m’a reconnue !

Tout à coup, elle se redressa et avisant une cuvette sur le lavabo elle la remplit d’eau :

— Bois, mon bon chien !

Et tendrement, elle l’aidait à se désaltérer, tandis que l’homme demeurait effacé dans la pénombre, sans qu’il fût possible de distinguer ses traits que masquait à demi le large bandeau qui barrait sa figure.

— J’espère bien qu’il se remettra, dit-il, en voyant boire l’animal avec avidité. Je compte sur vos bons soins. Excusez l’embarras que je vous cause, Mademoiselle…

Il expliqua qu’il se proposait d’abord de conduire directement le chien chez ses maîtres :

— Ils habitent non loin d’ici, n’est-ce pas ? Mais il est tard : j’ai craint de réveiller ces bonnes gens et surtout de leur donner une trop forte émotion… Demain, vous aurez le temps de les préparer à recevoir la pauvre bête…

— Oh ! quelle joie pour eux ! Revoir le compagnon de leur cher fils !

Elle s’était relevée :

— C’est extraordinaire… Figurez-vous que justement nous avons lu ce soir…

Elle allait conter l’anecdote du journal quand elle s’interrompit :

— Mais j’y pense, fit-elle tout à coup avec confusion, vous devez être bien fatigué… Et vous souffrez aussi… Ne désirez-vous pas vous reposer, prendre quelque chose ? Attendez, Monsieur, je vais appeler mon père…

— N’en faites rien, dit-il vivement, car je ne puis m’attarder…

En même temps, il fouillait dans sa tunique dont il retira un paquet qu’il tendit à la jeune fille :

— Voici des lettres de vos amis qui donnent de leurs bonnes nouvelles. J’y ai joint certains papiers officiels que l’on m’a chargé de recueillir dans certain endroit du pays, lesquels, selon les instructions que j’ai reçues, doivent être remis à la nièce même de M. et Mme Claes.

Mlle Camille !

Mlle L’Hoest, je crois, reprit le soldat après un instant d’hésitation. Je vous les confie, persuadé que vous les lui remettrez fidèlement et…

Il fit une pause :

— Et secrètement, poursuivit-il. Au reste, le docteur vous en explique les motifs dans sa lettre…

— Le docteur ? interrogea Martha. Quel docteur ? Il me connaît donc ?

— Je crois bien que oui…

— Comment se nomme-t-il ?

— C’est le docteur De Bouck…

— Victor ! s’écria la jeune fille dans un transport de joie. Oh ! c’est donc lui qui vous envoie ? Vous l’avez vu ? Vous avez vu mon frère James ? Parlez, oh ! parlez, Monsieur. Où sont-ils, comment se portent-ils ?

À ces questions pressées, l’officier garda un instant le silence, puis il répondit :

— Non, Mademoiselle, je n’ai vu aucun de ces messieurs. Je les connais, mais eux ne me connaissent pas. Comprenez que je ne suis qu’un obscur intermédiaire parmi tant d’autres… Mais je sais, je puis vous garantir qu’ils sont en excellente santé.

Comme elle renouvelait ses questions, il précisa l’endroit où ils se trouvaient actuellement l’un et l’autre, donna des détails sur leur existence, insistant sur la sympathie, la popularité dont ils jouissaient parmi les soldats.

Martha écoutait avec une attention fiévreuse, en s’efforçant de lire sur la physionomie de son interlocuteur qui se tenait obstinément à contre-lumière. Grand, svelte, il paraissait jeune encore et d’une souplesse, d’une vigueur qui défiait la fatigue. Il donnait bien l’impression de l’homme de tête et de main propre au dangereux métier qu’il faisait.

Sous le bandeau qui aveuglait son œil gauche, le bas de la figure s’enfonçait davantage dans l’ombre sans permettre de saisir aucun de ses traits. Seul, au fond de ce sombre visage dont les contours se détachaient à peine sur la demi-obscurité, l’œil droit lançait par moment un vif éclair. Il parlait couramment avec une voix douce et ferme à la fois, laquelle, malgré son bizarre accent, troublait étrangement la jeune fille. Où donc avait-elle cru entendre le son de cette voix ?

Mais en ce moment, le plafond résonna sous un bruit de pas : Théodore s’était levé sans doute et, inquiet de l’absence prolongée de sa fille, tournait dans la petite salle à manger délibérant s’il n’irait pas aider Martha à congédier cette Mme Moens, bonne femme assurément, mais commère redoutable qui ne déparlait pas.

Aussitôt le pseudo-officier annonça qu’il se retirait :

— Ma mission est accomplie, Mademoiselle. Je vous remercie de votre bon accueil… On m’avait dit du reste que j’y pouvais compter…

Et d’une voix où il semblait que l’affection s’ajoutât à la politesse :

— Je sais aussi qui vous êtes et que vous ne communiquerez à votre père et à vos amis que l’essentiel de notre entretien sans rien révéler de ma personne, si par hasard celle-ci vous avait intriguée et continuait de le faire plus qu’elle ne doit…

Sur ces mots enveloppés, dont le sens échappait en ce moment à la jeune fille, il s’était avancé de quelques pas et, ployant le genou auprès du chien écrasé de fatigue :

— Tâche de guérir, mon brave ! dit-il en caressant avec précaution la tête de l’animal. Va, je te laisse en bonnes mains…

À ces douces paroles, Tom essayait de se redresser, mais il n’en eut pas la force :

— Repose-toi, pauvre ami ! Allons, bon courage ; on se retrouvera peut-être un jour…

Il se releva :

— Adieu, Mademoiselle Martha…

Elle tressaillit en entendant prononcer son nom. Déjà le mystérieux émissaire voulait s’excuser de cette familiarité. Mais la jeune fille lui tendit la main qu’il porta vivement à ses lèvres :

— Au revoir !

Il sortit, donna un ordre bref au chauffeur et s’élança dans l’automobile qui démarra sans bruit dans la direction du faubourg.

Cependant Martha restait plongée dans une rêverie si profonde qu’elle oubliait la présence de Tom et les précieuses lettres déposées sur le comptoir.

Soudain, elle poussa une exclamation étouffée. On eût dit que sa mémoire venait de s’illuminer…

Et la jeune fille demeurait là, toute frémissante de l’espérance folle qui envahissait sa pensée…