L’Éternelle Vision

Vers et Prosetome 11, septembre-octobre-novembre (p. 105-111).


L’ÉTERNELLE VISION


J’ai mal d’amour tant violent

Que nul mal ne le saurait guérir…

Gustave Kahn


Atome parmi les autres atomes,
je flottais dans des rais de soleil ou dans l’ombre
Je ne voulais rien qu’accomplir mon destin,
vivre mes soirs et mes matins…
Parce qu’un autre atome a passé,
me voici gisant à terre et blessé…
Il a passé, vêtu de lumière étrange —
Et c’était la lumière de mes yeux.
Un fil mystérieux
le nouait à moi — C’est ma main qui l’avait noué.

Mais le vent change…
Est-ce un matin, est-ce un soir
qu’il éteignit la torche d’espoir ?…
Le fil s’est rompu, la bise l’emporte
et je gis, blessé, dans les feuilles mortes —
atome que laissa tout seul un cher atome —
et la fièvre a peuplé mon sommeil de fantômes…

 

J’ai vu le féroce Amour :
ses yeux changeants mentaient ; ses mains rouges
fouillaient des cœurs et son rire perlait du sang…
Oh ! son rouge rire éclatait de sang !
Sur les cités, sur les campagnes
il passait comme un cyclone, cinglant
du fouet son troupeau tremblant —
pauvres brebis que nul chien n’accompagne,
marquées de rouge pour un trépas cruel et lent.

J’ai vu le hideux Amour :
des roses éclaboussaient de sang
les serpents de sa chevelure verte ;
sa poitrine ouverte
montrait un cœur pourri, suppurant ;
ses yeux brûlaient, sans réchauffer,
brûlaient de convoitises basses ;
sa bouche bavait son désir avorté
et sa main lasse
cherchait, tâtonnante, un geste ancien de volupté.

J’ai vu le stupide Amour :
rose d’un sourire extatique et niais,
applaudi des pitres et des courtisanes,
il couronnait la Tête d’âne
et Bottom, chatouillé d’orgueil, vers lui brayait.

J’ai vu Celui que les fous nomment Amour,
celui-là qu’on ne voit qu’en songe
et dont la voix lointaine prolonge
en nos âmes sa douceur infinie.

 

Il allait, vêtu de blanche harmonie ;
ses grands yeux de pâle améthyste
étaient noyés d’ivresse triste ;
ses mains bénies
apportaient la fraîcheur des baumes, les caresses,
tout ce que laisse
aux cœurs meurtris la divine Pitié.
Parfois son doigt levé
montrait une invisible étoile, et son sourire
s’attristait d’éternelle attente jusqu’à mourir.

Et j’ai vu mon amour, mon cruel Amour…

Alors mon être entier
trembla du noir frisson des tortures subies,
trembla du vain effort des ailes asservies.
Au geste de sa main, à l’appel de sa voix
resurgissait tout le long Calvaire… Sur moi
son haleine de cendre et de braise et de glace
soufflait la mort et, comme un masque, sur sa face
grimaçait l’Ironie au regard meurtrier…
Va — disait-il — tu peux prier, pleurer, crier !
Toujours, comme un écho moqueur de ton martyre,
sonnera dans ton âme en ruine mon Rire…

Écoute :

« L’éther léger d’Avril palpite de baisers ;
Des caresses de fleurs flottent par les prairies ;
Sur les ailes, encor timides et meurtries,
Éclosent des chansons vers les cieux apaisés ;

 

« Et des vapeurs d’amour, à l’horizon, s’amassent
Pour l’orageux été des rouges Passions,
Mais le Désir s’attarde aux blanches possessions
Qui troublent, sans les dévaster, les cœurs qui passent

« Écoute… un violon prélude, si lointain
Qu’il semble la caresse vague d’une brise
Dans la nuit peu à peu bleuissante, qu’irise
L’incertaine clarté d’un idéal matin…

« Écoute ! Il va monter dans l’azur qui s’éclaire…
Il monte… Il chante l’Heure unique, où disparaît
Le soleil même — et c’est l’ineffable secret
De deux cœurs exhalant une même lumière,

« De deux cœurs jamais assouvis, mais défaillants
Déjà, oh ! défaillants d’extase trop cruelle,
Trop douloureusement mystique et sensuelle !…
Et l’invisible archet plane et pleure, éveillant

« Tout ce qui dort au fond des vivants sanctuaires
Et met de l’infini dans l’atome, ce qui
Faisait trembler Siegfried devant l’Éden conquis
Et laisse un souffle tiède aux plis froids des suaires.

« Oh ! les suivre à jamais, ceux que l’Archet divin
Appelle maintenant par delà les étoiles !
Le vent de leur désir a soufflé dans leurs voiles
Et leurs larmes les ont grisés comme du vin.

« Ils partent, libres, délestés des choses brèves
Et vaines qui étaient eux sans être Eux vraiment

 
Tous masques arrachés, hors celui qui ne ment
Qu’à lui-même, celui qui jamais ne se lève,

« Parce qu’il fut scellé dans l’âme et dans la chair,
Au point d’être enfin cette âme et cette chair même —
Pauvre masque vivant et douloureux qui aime
Et pleure ! Pauvre masque aveugle, qui voit clair !

« Ils vont… Ils ont cassé les ancres et les tiges,
Soulevés vers le Rythme invisible, là-haut,
Plus haut toujours, puisqu’il le veut, puisqu’il leur faut
Son extase berçante et son troublant vertige,

« Jusqu’aux abîmes éblouis, jusqu’aux sommets
Sidéraux, défiant les obstacles, les armes,
Éternels enivrés de désirs et de larmes,
Sans savoir, sans vouloir… Oh ! les suivre à jamais !…

« Eh bien, lève-toi donc, malade ! Marche, vole,
Sois le navire ailé qui s’exalte aux écueils,
Pars !… J’ai mué ta voile en un voile de deuil.
Bois !… J’ai tari la Source et j’ai brisé la Fiole.

« J’offre à tes pieds meurtris les sables infinis,
saturés de soleil, veufs d’arbres et de nids ;
à tes yeux, que mira l’onde en ses claires courses,
les immobilités froides de la Grande-Ourse
attestant l’Univers sans âme autour de nous ;
à ta soif l’air qui brûle… et, pour que tu sois fou,
prends ceux-ci, dont le maléfice noir enchante
et consume, en l’éternisant, l’heure méchante,
ceux-ci par moi dosés pour toi seul, mes poisons
favoris, les futurs hôtes de ta maison :

 
le Soupçon, qui frappe au cerveau, qui rampe et ronge
pour entrer — Chasse-le, il violera tes songes,
car il se fait succube et va venir, la nuit,
s’accroupir sur ta gorge — et celle qui le suit,
la Jalousie, ardente et dolente, qui veille
à ton chevet pour te chuchoter à l’oreille
un nom cent mille fois répété, détesté,
puis tous les noms… et tu n’es plus que le Hanté.
Elle va vivre en toi, la pâle Jalousie,
inquiète, l’œil fixe, entre toutes choisie
pour saper lentement de ses outils muets
ta raison… Oh ! regarde, écoute… un coup de fouet,
un bruit de roue, un pas qui sonne dans la rue,
et tu tressailles, dis ? et tout ton sang se rue
à ton cœur, soudain lourd, et que d’étranges feux
dévorent… Des frissons… Plus de souffle… Tu veux
lutter, t’enfuir… La Stryge pâle te possède…
Elle a vaincu… Déjà tout chancelle, tout cède
et s’écroule… Plus rien !… Alors, triste insensé
qui cherches à tâtons des débris de Passé
en parlant avec des spectres sous des décombres,
ton désespoir sanglote éperdument vers l’Ombre
éternelle, muette et sourde, qui endort
les râles d’agonie et les spasmes de mort »…

Ainsi parlait mon amour, mon cruel Amour,
et il s’est tu.

J’avais rêvé, je crois…

Je suis seul — oh ! si seul ! — dans ma chambre…
Tout à l’heure

 
des atomes ne dansaient-ils pas dans du soleil,
avec des visions de sang, de larmes et de croix,
et des essors, de radieux éveils
que noya bientôt toute l’Ombre ?…

Un jour blafard drape, comme un linceul,
cette chambre où je suis deux fois seul :
car je l’ai vue, immobile — et si lasse ! —
affleurer à l’eau morte du miroir,
la triste Face
que ravagea l’Amour aux flèches de mensonge,
la face de fièvre et de songe,
la face qui saigna sous les torches d’espoir,
quand des vols d’âmes s’exaltaient vers la lumière,
la face prisonnière,
pâle et morte, aujourd’hui, comme un soir
de lente neige.

Une horloge a sonné, lointaine…
Encore une heure… Encore un boulet à traîner
derrière les barreaux des jours,
tout le long du bagne des années…

Je vis toujours…

émile cottinet
Décembre 1902.