Traduction par Nina Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon (p. 36-53).


III. Pavel Pavlovitch Trousotsky


L’autre demeura sur place, immobile et muet. Ils restèrent ainsi, l’un en face de l’autre, sur le seuil de la porte, sans bouger, les yeux dans les yeux. Cela dura quelques moments, puis, tout à coup, Veltchaninov reconnut son hôte !

À l’instant même, l’hôte comprit manifestement que Veltchaninov l’avait reconnu : cela passa comme une lueur dans ses yeux. Tout son visage, aussitôt, s’épanouit en un sourire, le plus doux du monde.

— C’est bien à Alexis Ivanovitch que j’ai le plaisir de parler ? fit-il d’une voix suave au point d’être comique, dans la circonstance.

— Mais vous-même n’êtes-vous pas Pavel Pavlovitch Trousotsky ? s’écria Veltchaninov, de l’air d’un homme qui devine.

— Nous nous sommes connus, il y a neuf ans, à T…, et, si vous voulez me permettre de le rappeler, nous avons été bien bons amis.

— Oui, sans doute… c’est possible… mais enfin il est trois heures du matin, et vous venez d’essayer pendant dix minutes si c’était fermé chez moi ou non.

— Trois heures ! s’écria l’autre, qui saisit sa montre, confondu d’étonnement — c’est vrai, trois heures ! Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch, j’aurais dû y songer avant de venir ; je suis tout confus. Je m’en vais ; je m’expliquerai une autre fois, mais maintenant…

— Mais pas du tout ! Si vous avez quelque chose à dire, mieux vaut tout de suite ! interrompit Veltchaninov. Faites-moi le plaisir d’entrer par ici, dans ma chambre. C’est cela que vous vouliez, j’imagine ; vous n’êtes pas venu de nuit uniquement pour essayer ma serrure…

Il était bouleversé, épouvanté, et sentait qu’il n’était plus maître de lui. Il en était honteux : qu’y avait-il, en somme, de mystérieux ou d’inquiétant dans toute cette fantasmagorie ! Tant d’émotion pour avoir vu surgir la sotte figure d’un Pavel Pavlovitch… ! Pourtant, au fond, il ne trouvait pas cela aussi simple ; il pressentait quelque chose, confusément, avec terreur. Il offrit un fauteuil à son hôte, s’assit d’un mouvement brusque sur son lit, à un pas du fauteuil, et, penché en avant, les paumes ouvertes posées sur les genoux, attendit que l’autre parlât. Il le regardait avidement, et faisait effort pour se souvenir. Chose étrange, l’autre se taisait, semblait ne pas comprendre qu’il « fallait » qu’il s’expliquât tout de suite ; au contraire, il regardait Veltchaninov d’un air d’attente. Peut-être avait-il peur, tout simplement, et se sentait-il mal à l’aise, comme une souris dans une souricière. Mais Veltchaninov éclata :

— Qu’est-ce que vous voulez ? s’écria-t-il ; vous n’êtes pourtant pas, j’imagine, un fantôme ou un songe ! Êtes-vous donc venu ici pour jouer aux morts ? Il faut vous expliquer, mon petit père !

L’hôte s’agita, sourit, et commença timidement :

— Je vois que vous êtes surtout étonné que je sois venu à une pareille heure, et… dans des conditions si particulières… Lorsque je songe à tout ce qui s’est passé jadis, et à la manière dont nous nous sommes quittés… oui, c’est fort étrange… Au reste, je n’avais pas du tout l’intention d’entrer, et, si cela est arrivé, c’est bien par hasard…

— Comment, par hasard ! Mais je vous ai vu de ma fenêtre traverser furtivement la rue sur la pointe des pieds.

— Ah ! vous m’avez vu ! Alors, je vous jure, vous en savez là-dessus plus que moi. Mais je vous impatiente… Tenez, voici ce que c’est : je suis arrivé à Pétersbourg, il y a trois semaines, pour affaires… Oui, je suis bien Pavel Pavlovitch Trousotsky ; vous m’avez parfaitement reconnu. Voici ce que c’est que mon affaire : je me remue pour obtenir de changer de service et de passer dans un autre gouvernement, avec augmentation de traitement… Non, ce n’est pas tout à fait ça… Enfin, voyez-vous, l’essentiel, c’est que je traîne ici depuis trois semaines, et que, ma foi, je fais durer moi-même mon affaire… oui, l’affaire de ma permutation… et que, si cela s’arrange, ma foi, tant pis, j’oublierai que c’est arrangé, et je ne pourrai pas m’en aller de votre Pétersbourg dans ma situation. Je traîne comme si je n’avais plus de but, et comme si j’étais content de n’en plus avoir… dans ma situation !…

— Mais enfin, quelle « situation » ? interrompit Veltchaninov.

L’hôte leva les yeux sur lui, saisit son chapeau, et, avec une dignité pleine de grandeur, montra le crêpe.

— Eh bien, oui, quelle « situation » ? Veltchaninov regardait d’un œil hébété le crêpe, et puis le visage de son hôte. Tout à coup une rougeur couvrit ses joues et il ressentit un bouleversement terrible :

— Quoi ! Natalia Vassilievna !

— Oui, Natalia Vassilievna ! En mars dernier… La phtisie presque subitement, en deux ou trois mois !… Et moi je suis resté, comme vous voyez !

En disant ces derniers mots, l’hôte, avec une expression de tristesse, ouvrit ses bras étendus, la main gauche tenant le chapeau au crêpe, et laissa tomber sa tête chauve sur sa poitrine, pendant à peu près dix secondes.

Cet air et ce geste rendirent soudain le calme à Veltchaninov ; un sourire ironique, même agressif, glissa sur ses lèvres, mais s’effaça à l’instant même : la nouvelle de la mort de cette femme, qu’il avait connue il y avait si longtemps, lui faisait une impression inattendue, très profonde.

— Est-ce possible, murmura-t-il ; mais pourquoi n’êtes-vous pas venu franchement et ouvertement à moi ?

— Je vous remercie de votre sympathie, je la vois et j’y suis sensible… Quoique…

— Quoique…

— Quoique nous soyons séparés depuis bien des années, vous avez pris tout de suite à mon chagrin, à moi-même, un intérêt si véritable que je vous en ai, n’en doutez pas, une vive reconnaissance. C’est tout ce que je voulais dire. Je ne me suis pas trompé dans mes amitiés, puisqu’ici je puis retrouver à l’instant même mes amis les plus sincères (je ne vous citerai que Stepan Mikhailovitch Bagaoutov) : mais, vraiment, Alexis Ivanovitch, depuis nos relations de jadis, et, laissez-moi le dire, car j’ai la mémoire fidèle, depuis notre vieille amitié, neuf ans se sont écoulés sans que vous soyez revenu nous voir ; pas même de lettres échangées.

On eût dit qu’il chantait un air appris, et tout le temps qu’il parla il garda les yeux fixés à terre, tout en ne perdant rien de ce qui se passait. Veltchaninov était redevenu maître de lui. Il écoutait et regardait Pavel Pavlovitch avec des impressions bizarres, dont l’intensité allait croissant, et soudain, lorsqu’il se tut, les idées les plus singulières et les plus imprévues se pressèrent dans sa tête.

— Mais comment se fait-il que je ne vous aie pas reconnu jusqu’à présent ? s’écria-t-il. Nous nous sommes rencontrés cinq fois dans la rue.

— En effet, je me rappelle ; je tombais à chaque instant sur vous, et, deux ou trois fois au moins…

— C’est-à-dire que c’est moi qui tombais à chaque instant sur vous, et non pas vous sur moi.

Veltchaninov se leva, et, tout à coup, partit d’un éclat de rire violent, inattendu. Pavel Pavlovitch demeura silencieux, regarda attentivement, et poursuivit aussitôt :

— Si vous ne m’avez pas reconnu, c’est d’abord que vous avez pu m’oublier : et puis, c’est que j’ai eu, depuis, la petite vérole, dont j’ai gardé des traces au visage.

— La petite vérole ? En effet, c’est de la petite vérole. Mais comment… ?

— Comment je l’ai pincée ? Tout arrive, Alexis Ivanovitch ; on est pincé.

— C’est bien drôle. Mais continuez, continuez, cher ami !

— Eh bien donc, quoique je vous aie déjà rencontré…

— Attendez ! Pourquoi donc avez-vous dit tout à l’heure « pincer » ? Il faut parler d’une manière moins triviale. Mais continuez, continuez !

Il se sentait l’humeur de plus en plus gaie. L’oppression qui l’étouffait avait complètement disparu.

Il marchait à grands pas dans la chambre, de long en large.

— C’est vrai, je vous ai déjà rencontré, et j’étais résolu, dès mon arrivée à Pétersbourg, à venir vous trouver ; mais, je vous le répète, je suis à présent dans une telle situation d’esprit… je suis tellement bouleversé depuis le mois de mars…

— Bouleversé depuis le mois de mars… ? Ah oui, parfaitement !… Pardon, vous ne fumez pas ?

— Moi, vous savez, du temps de Natalia Vassilievna…

— Ah oui ! mais depuis le mois de mars ?

— Peut-être une petite cigarette.

— Voici une cigarette ; allumez-la, et… poursuivez ! Poursuivez ; c’est excessivement…

Et Veltchaninov alluma un cigare, et alla se rasseoir sur le lit, tout en parlant. Pavel Pavlovitch l’interrompit :

— Mais vous-même, n’êtes-vous pas un peu agité ? Allez-vous tout à fait bien ?

— Eh ! au diable ma santé ! s’écria Veltchaninov avec mauvaise humeur. Continuez donc !

L’hôte, à son tour, voyant l’agitation de Veltchaninov, se sentit devenir plus assuré et plus maître de lui-même.

— Que voulez-vous que je continue ? fit-il. Représentez-vous d’abord, Alexis Ivanovitch, un homme tué, vraiment tué ; un homme qui, après vingt ans de mariage, change de vie, se met à traîner par les rues poussiéreuses, sans but, comme s’il marchait par la steppe, presque inconscient, d’une inconscience qui lui procure encore un certain calme. C’est vrai : je rencontre parfois une connaissance, même un véritable ami, et je passe à dessein, pour ne pas l’aborder dans cet état d’inconscience. À d’autres moments, au contraire, on se souvient de tout avec tant d’intensité, on éprouve un besoin si impérieux de voir un témoin de ce passé à jamais disparu, on sent battre si fort son cœur qu’il faut absolument, que ce soit de jour, que ce soit de nuit, courir se jeter dans les bras d’un ami, quand même il faudrait pour cela le réveiller à quatre heures du matin. Il se peut que j’aie mal choisi mon heure, mais je ne me suis pas trompé sur l’ami : ça à présent, je me sens pleinement réconforté. Quant à l’heure, je croyais, je vous assure, qu’il était à peine minuit. On boit son propre chagrin, et on s’en trouve en quelque sorte enivré. Et alors, ce n’est plus du chagrin, c’est comme une nouvelle nature que je sens battre en moi…

— Comme vous vous exprimez ! fit d’une voix sourde Veltchaninov, soudainement redevenu sombre.

— Eh oui, j’ai une manière bizarre de m’exprimer.

— Et… vous ne plaisantez pas ?

— Plaisanter ! s’écria Pavel Pavlovitch, sur un ton de tristesse anxieuse, plaisanter ! au moment où je vous déclare…

— Ah ! n’en dites pas davantage, je vous en prie.

Veltchaninov se leva et se remit à marcher par la chambre.

Cinq minutes se passèrent ainsi. L’hôte voulut se lever, mais Veltchaninov lui cria :

— Restez assis ! restez assis !

Et l’autre docilement se laissa retomber dans son fauteuil.

— Mon Dieu que vous êtes changé ! — reprit Veltchaninov, se campant devant lui, comme s’il venait seulement d’y prendre garde. — Terriblement changé ! extraordinairement ! Vous êtes un tout autre homme !

— Ce n’est pas surprenant : neuf ans !

— Non pas, non pas, ce n’est pas une question d’âge. Ce n’est pas votre physique qui a changé, mais vous êtes devenu un tout autre homme !

— Eh oui, c’est possible : neuf ans !

— Ou ne serait-ce pas plutôt depuis le mois de mars ?

— Hé, hé ! fit Pavel Pavlovitch avec un sourire malin, vous aimez à plaisanter… Mais voyons, puisque vous y tenez, quel changement voyez-vous ?

— Eh bien, voici. Le Pavel Pavlovitch d’autrefois était un homme tout à fait sérieux, convenable et spirituel ; celui d’à présent est tout à fait un « vaurien » !

Veltchaninov en était venu à cet état d’énervement où les hommes les plus maîtres d’eux-mêmes vont parfois en parler plus loin qu’ils ne veulent.

— « Vaurien ! » Vous trouvez ?… Je ne suis plus spirituel ? Pas spirituel, fit complaisamment Pavel Pavlovitch.

— Au diable l’esprit ! Maintenant vous êtes intelligent, tout simplement.

« Je suis insolent, songeait Veltchaninov, mais cette canaille est encore plus insolente que moi !… Enfin, que veut-il ? »

— Ah ! mon bien-aimé Alexis Ivanovitch, s’écria tout à coup l’hôte, en s’agitant dans son fauteuil. Que faire, à présent ? Notre place n’est plus dans le monde, dans la brillante société du grand monde ! Nous sommes deux vieux et véritables amis, et, à présent que notre intimité est devenue plus complète, nous nous rappellerons l’un à l’autre la précieuse union de nos deux affections, entre lesquelles la défunte était un lien plus précieux encore !

Et, comme transporté par l’élan de ses sentiments, il laissa de nouveau tomber la tête, et se cacha le visage derrière son chapeau. Veltchaninov le regardait, avec un mélange d’inquiétude et de répugnance.

« Voyons, tout cela ne serait-il qu’une farce ? songea-t-il. Mais non, non, non ! Il n’a pas l’air ivre… mais, après tout, il se peut qu’il soit ivre : il a la figure bien rouge. Au reste, ivre ou non, cela revient au même… Enfin, que me veut-il ? Que me veut cette canaille ? »

— Vous rappelez-vous, vous rappelez-vous ? — s’écria Pavel Pavlovitch, écartant peu à peu son chapeau, et de plus en plus exalté par ses souvenirs. — Vous rappelez-vous nos parties de campagne, nos soirées, nos danses et nos petits jeux chez Son Excellence le très accueillant Semen Semenovitch ? Et nos lectures du soir, à trois ? Et notre première entrevue, lorsque vous êtes venu chez moi, un matin, me consulter sur votre affaire ? Vous rappelez-vous que vous étiez sur le point de vous impatienter, lorsque Natalia Vassilievna est entrée, comment au bout de dix minutes vous étiez déjà notre meilleur ami, comment vous l’êtes resté tout un an — tout à fait comme dans La Provinciale, la pièce de M. Tourgueneff…

Veltchaninov se promenait lentement, les yeux à terre, écoutait avec impatience, avec répugnance, mais écoutait attentivement.

— Je n’ai jamais songé à La Provinciale, interrompit-il, et jamais il ne vous est arrivé jadis de parler de cette voix de fausset, dans ce style qui n’est pas le vôtre. À quoi bon tout cela ?

— C’est vrai, jadis je me taisais davantage, et je parlais moins, reprit vivement Pavel Pavlovitch. Vous savez, jadis je préférais écouter, quand la défunte parlait. Vous vous rappelez comme elle causait, avec quel esprit… Pour ce qui est de La Provinciale, et en particulier de Stoupendiev, vous avez raison : c’est nous, la chère défunte et moi, qui souvent, en songeant à vous, une fois que vous fûtes parti, avons rapproché notre première rencontre de cette pièce… et en effet, l’analogie était frappante. Et en particulier pour Stoupendiev…

— Que le diable emporte votre Stoupendiev ! s’écria Veltchaninov en frappant du pied, s’emportant à ce nom, qui éveillait, en son esprit un souvenir inquiet.

— Stoupendiev ? Mais c’est le nom du mari dans La Provinciale, continua Pavel Pavlovitch de sa voix la plus douce. Mais tout cela se rapporte à l’autre série de mes chers souvenirs, à l’époque qui suivit votre départ, lorsque Stepan Mikhailovitch Bagaoutov nous faisait la faveur de son amitié, tout à fait comme vous, mais, pendant cinq années entières.

— Bagaoutov ? Quel Bagaoutov ? répliqua Veltchaninov, se plantant droit devant Pavel Pavlovitch.

— Mais Bagaoutov, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov, qui nous a accordé son amitié tout juste un an après vous… et… tout à fait comme vous.

— Mais oui ! Pardieu oui… Mais je le connais, reprit Veltchaninov ; Bagaoutov !… mais il était, je crois, en fonction dans votre gouvernement ?…

— Parfaitement, il était en fonction auprès du gouverneur. Il était de Pétersbourg… Un jeune homme élégant… du meilleur monde ! s’écria dans un véritable transport Pavel Pavlovitch.

— Mais oui, mais parfaitement ! Où ai-je donc la tête ? Alors, lui aussi ?…

— Lui aussi, oui, lui aussi, répéta Pavel Pavlovitch, avec le même élan, en saisissant au vol le mot imprudent de son interrupteur, lui aussi ! C’est alors que nous avons joué La Provinciale, sur un théâtre d’amateurs, chez Son Excellence, le très hospitalier Semen Semenovitch. Stepan Mikhailovitch faisait le comte, la défunte faisait « la Provinciale », et moi… je devais tenir le rôle du mari, mais on m’a repris ce rôle, sur le désir de la défunte, qui prétendait que j’en étais incapable.

— Mais ! quel drôle de Stoupendiev vous faites ! … D’abord, vous êtes Pavel Pavlovitch Trousotsky, et non pas Stoupendiev, interrompit violemment Veltchaninov, qui ne pouvait plus se contenir et tremblait presque d’irritation. Voyons, permettez : Bagaoutov est ici, à Pétersbourg. Je l’ai vu moi-même, je l’ai vu au printemps. Pourquoi n’allez-vous pas chez lui ?

— Mais, tous les jours, je vais chez lui, depuis trois semaines. On ne me reçoit pas. Il est malade, il ne peut plus recevoir. Figurez-vous qu’en effet j’ai appris, de très bonne source, qu’il est vraiment très malade. Voilà un ami ! Un ami de cinq ans ! Ah ! Alexis Ivanovitch, je vous l’ai dit et je vous le répète : il y a des moments où l’on voudrait être sous terre, et à d’autres moments, au contraire, je voudrais retrouver quelqu’un de ceux qui ont vu et vécu notre temps passé, pour pleurer avec lui, oui, uniquement pour pleurer !…

— Voyons, en voilà assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? fit sèchement Veltchaninov.

— Oh oui ! plus qu’assez ! fit Pavel Pavlovitch en se levant aussitôt. Mon Dieu, il est quatre heures. Comme je vous ai égoïstement dérangé !

— Écoutez, j’irai vous voir à mon tour et j’espère… Voyons ! dites-moi bien franchement… N’êtes-vous pas ivre aujourd’hui ?

— Ivre ? mais pas le moins du monde…

— Vous n’avez pas bu en venant, ou avant ?

— Vous savez, Alexis Ivanovitch, vous avez tout à fait la fièvre.

— Demain, j’irai vous voir avant une heure.

— Oui, interrompit avec insistance Pavel Pavlovitch — oui, vous parlez comme dans le délire. Je l’ai remarqué depuis un moment. Je suis vraiment fâché… Sans doute, ma maladresse… oui, je m’en vais, je m’en vais. Mais vous, Alexis Ivanovitch, couchez-vous et tâchez de dormir.

— Mais vous ne m’avez pas dit où vous demeurez ! fit Veltchaninov derrière lui, comme il s’en allait.

— Je ne vous l’ai pas dit ? À l’hôtel Pokrov !

— Qu’est-ce que c’est que l’hôtel Pokrov ?

— C’est tout près de Pokrov, dans la ruelle… Bon, voilà que j’ai oublié le nom de la ruelle et le numéro. Enfin c’est tout près de Pokrov.

— Je trouverai.

— Adieu.

Et déjà, il était sur l’escalier.

— Attendez ! attendez ! cria brusquement Veltchaninov. Vous n’allez pas vous sauver comme cela ?

— Comment ! « me sauver » ? fit l’autre, en écarquillant les yeux et en s’arrêtant sur la troisième marche.

Pour toute réponse, Veltchaninov referma vivement la porte, donna un tour de clef et poussa le verrou ; puis il rentra dans sa chambre et cracha de dégoût, comme s’il venait de toucher quelque chose de sale. Il resta debout, au milieu de la chambre, immobile, cinq grandes minutes et, tout à coup, sans se déshabiller, il se jeta sur son lit et s’endormit à l’instant même. La bougie oubliée sur la table se consuma jusqu’au bout.