Traduction par Nina Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon (p. 173-205).

XII. Chez les Zakhlebinine


Les Zakhlébinine étaient en effet « des gens très bien », comme avait dit tout à l’heure Veltchaninov, et Zakhlébinine était un fonctionnaire considérable. Ce que Pavel Pavlovitch avait raconté de leurs ressources était également exact : « Ils vivent largement, mais si le père venait à mourir, il ne leur resterait rien. »

Le vieux Zakhlébinine reçut Veltchaninov avec une parfaite cordialité ; l’» adversaire » de jadis fut bientôt devenu un excellent ami.

— Toutes mes félicitations pour l’heureuse issue de votre procès, dit-il tout de suite de l’air le plus affable ; j’ai toujours été pour une solution amiable, et Petr Karlovitch (l’avocat de Veltchaninov) est à ce point de vue un homme précieux. Il vous reviendra soixante mille roubles, sans tracas, sans atermoiements, sans ennuis. Et l’affaire pouvait encore traîner trois ans !

Veltchaninov fut aussitôt présenté à madame Zakhlébinine : c’était une femme mûre et grasse, aux traits vulgaires et fatigués. Puis ce fut le tour des jeunes filles, une à une ou deux par deux. Il y en avait toute une troupe ; Veltchaninov en compta dix ou douze, puis y renonça : les unes rentraient, les autres sortaient, des voisines s’étaient jointes aux filles de la maison. La maison des Zakhlébinine était une grande bâtisse en bois, d’un goût médiocre et bizarre, faite de corps de bâtiments de diverses époques. Elle était entourée d’un grand jardin, sur lequel donnaient trois ou quatre autres villas : le jardin était commun et les filles voisinaient, de bonne amitié.

Veltchaninov comprit dès les premiers mots qu’il était attendu, et que son arrivée, en qualité d’ami de Pavel Pavlovitch désireux d’être présenté, était un événement. Son œil, expert en cette sorte d’affaires, eût bientôt démêlé dans tout cela une intention particulière : l’accueil excessivement cordial des parents, un certain air des jeunes filles, et leur mise apprêtée (il est vrai que c’était jour de fête) lui donnèrent immédiatement à penser que Pavel Pavlovitch lui avait joué un tour, et qu’il avait fait ici, à propos de lui, des insinuations qui pouvaient bien avoir l’air d’avances, en l’annonçant comme un homme « du meilleur monde », un vieux garçon riche, fatigué du célibat, et peut-être tout disposé à faire une fin d’un moment à l’autre et à s’établir, « surtout à présent qu’il venait de recueillir cet héritage ». Il semblait bien qu’il y eût quelque chose de cela chez l’aînée des filles, Katerina Fédoséievna, celle qui avait vingt-quatre ans, et dont Pavel Pavlovitch parlait comme d’une très charmante personne. Elle se distinguait de ses sœurs par plus de recherche dans sa toilette, et par l’originale coiffure qu’elle s’était faite de ses superbes cheveux. Ses sœurs et les autres jeunes filles avaient tout l’air d’être parfaitement persuadées que Veltchaninov venait « pour Katia ». Leurs regards, certains mots, jetés furtivement au cours de la journée, le convainquirent que son hypothèse était exacte.

Katerina Fédoséievna était une grande fille blonde, très forte, aux traits extraordinairement doux, au caractère manifestement pacifique, hésitant, un peu mou. « Il est bien étrange qu’une pareille fille ne soit pas encore mariée, songea malgré lui Veltchaninov, en la regardant avec un vrai plaisir ; elle n’a pas de dot, c’est vrai, et elle engraisse trop vite, mais pourtant il se trouve assez d’amateurs pour ce genre de beauté… » Les sœurs étaient toutes assez gentilles, et, parmi les amies, il remarqua plusieurs figures agréables, ou même fort jolies. Il n’était pas sans prendre plaisir à tout cela ; mais il était venu dans une disposition d’esprit particulière.

Nadéjda Fédoséievna, la sixième, la lycéenne, la prétendue de Pavel Pavlovitch, se faisait attendre. Veltchaninov était très impatient de la voir, ce qui le surprit lui-même et lui parut assez ridicule. Enfin elle arriva, et son entrée fit son effet. Elle était accompagnée d’une amie, une petite brune pas jolie, l’air vivant et espiègle, Maria Nikitichna, qui manifestement faisait grand-peur à Pavel Pavlovitch. Cette Maria Nikitichna, une fille de vingt-trois ans, rieuse et spirituelle, était institutrice dans une maison voisine ; depuis longtemps on la traitait chez les Zakhlébinine comme si elle était de la famille, et les jeunes filles l’aimaient fort. Il était clair que Nadia surtout ne pouvait se passer d’elle.

Veltchaninov s’était aperçu au premier coup d’œil que les jeunes filles étaient toutes contre Pavel Pavlovitch, y compris les voisines ; il n’y avait pas une minute que Nadia était là, qu’il fut tout à fait certain qu’elle le détestait. Il se convainquit également que Pavel Pavlovitch ne s’en doutait absolument pas, ou qu’il n’en voulait rien voir. Nadia était incontestablement la plus jolie de toutes les sœurs : c’était une petite brune, l’air un peu sauvage, avec une assurance de nihiliste ; un petit démon à l’œil ardent, au sourire exquis, souvent malicieux, aux lèvres et aux dents admirables ; mince et élancée, avec une expression fière et résolue, et en même temps quelque chose d’enfantin. Chacun de ses pas, chacun de ses mots disait qu’elle avait quinze ans.

Le bracelet eut peu de succès ; l’effet produit fut même fâcheux. Pavel Pavlovitch, sitôt qu’elle fut arrivée, s’était approché d’elle le sourire aux lèvres. Il lui donna comme prétexte « le très grand plaisir qu’il avait eu, l’autre fois, en l’entendant chanter cette charmante romance au piano… ». Il s’embrouilla, n’arriva pas à terminer sa phrase, resta sur place, ahuri, tendant l’écrin, cherchant à le mettre dans la main de Nadia. Celle-ci refusa de le prendre, rougit de confusion et de colère, retira sa main ; elle se tourna hardiment vers sa mère, qui paraissait déconcertée et lui dit tout haut :

— Je n’en veux pas, maman !

— Accepte et remercie, — fit le père d’un ton calme et sévère, mais il était lui-même fort mécontent. — C’était inutile, vraiment inutile ! dit-il tout bas à Pavel Pavlovitch, d’une manière significative.

Nadia, résignée, prit l’écrin, et, les yeux baissés, fit une révérence d’enfant, elle plongea vivement pour se redresser vivement, comme mue par un ressort. Une de ses sœurs s’approcha pour voir le bijou ; Nadia lui tendit l’écrin sans l’ouvrir, pour montrer qu’elle-même n’avait aucun désir de regarder. Le bracelet passa de main en main ; toutes regardèrent sans mot dire, quelques-unes avec un sourire railleur. Seule la mère dit d’un air contraint que le bracelet était très joli. Pavel Pavlovitch aurait voulu rentrer sous terre.

Veltchaninov tira tout le monde d’embarras.

Il saisit la première idée venue, et parla tout haut avec entrain : cinq minutes après, toutes les personnes présentes au salon n’avaient plus d’oreilles que pour lui. Il possédait admirablement l’art de la conversation mondaine, l’art de prendre un air de conviction et de candeur, et de donner à ses auditeurs l’impression qu’il les considérait, eux aussi, comme des gens convaincus et candides. Il savait, lorsqu’il fallait, paraître le plus heureux et le plus gai des hommes. Il était fort habile à placer au moment voulu un mot spirituel et mordant, une allusion drôle, un calembour, le plus naturellement du monde, sans paraître y faire attention, même quand la plaisanterie était préparée de longue date, sue par cœur et resservie cette fois après cent autres. Mais à ce moment, ce n’était plus seulement de l’art, tout son naturel était de la partie. Il se sentait en verve, très excité ; il sentait avec une certitude pleine et triomphante qu’il lui suffirait de quelques minutes pour que tous les yeux fussent braqués sur lui, ne rit plus que de ce qu’il dirait. Et, en effet, peu à peu, tout le monde entra dans la conversation, qu’il menait avec une maîtrise parfaite. Le visage fatigué de madame Zakhlébinine s’éclaira de satisfaction, presque de joie, et Katia se mit à regarder et à écouter, ravie. Nadia l’observait par en dessous : il était clair qu’elle était prévenue contre lui, ce qui ne faisait que stimuler davantage la verve de Veltchaninov. La malveillante Maria Nikitichna avait su faire courir sur son compte un bruit qui nuisait à son prestige : elle avait affirmé que Pavel Pavlovitch lui avait parlé la veille de Veltchaninov comme de son camarade d’enfance, ce qui vieillissait ce dernier de sept ans bien comptés. Mais, à présent, la malveillante Maria était elle-même sous le charme. Pavel Pavlovitch était complètement ahuri. Il se rendait compte de ce qui faisait la supériorité de son ami ; au début, il avait été enchanté de son succès, il avait lui-même ri avec les autres et pris part à la conversation ; mais peu à peu il tomba dans une rêverie, et, finalement, dans une sorte de tristesse que trahissait clairement sa physionomie.

— Eh bien, mais vous êtes un hôte avec qui il n’est pas nécessaire de se mettre en frais ! — dit gaiement le vieux Zakhlébinine, en se levant pour remonter à sa chambre, où l’attendaient, bien que ce fût jour de fête, des papiers à examiner. — Et figurez-vous que je vous considérais comme le garçon le plus hypocondriaque du monde ! Comme on se trompe !

Il y avait dans le salon un piano à queue. Veltchaninov demanda qui s’occupait de musique, et se tourna tout à coup vers Nadia.

— Mais vous chantez, je crois ?

— Qui vous l’a dit ? fit-elle sèchement.

— C’est Pavel Pavlovitch qui me l’a dit tout à l’heure.

— Ce n’est pas vrai : je chante pour rire ; je n’ai pas une ombre de voix.

— Mais moi non plus je n’ai pas de voix, et je chante tout de même.

— Alors vous nous chanterez quelque chose ? Et puis, je vous chanterai quelque chose à mon tour, dit Nadia, avec une lueur dans les yeux ; seulement pas maintenant, après le dîner… Je ne puis pas souffrir la musique, ajouta-t-elle ; ce piano m’ennuie ; du matin au soir on ne fait ici que chanter et jouer ; il n’y a que Katia qui s’y entende un peu !

Veltchaninov prit la balle au bond, et tout le monde convint qu’en effet Katia était la seule qui s’occupât sérieusement de musique. Aussitôt il la pria de jouer quelque chose. Tous furent manifestement enchantés qu’il s’adressât à Katia et la mère rougit de plaisir. Katia se leva en souriant, se dirigea vers le piano ; et là, soudain, sans qu’elle-même s’y attendît, elle se sentit rougir, et elle fut toute confuse de rougir ainsi comme une fillette, elle, la grande et forte fille de vingt-quatre ans, — et tout cela se peignit sur son visage, tandis qu’elle s’asseyait pour jouer. Elle joua un petit morceau de Haydn, correctement, sans expression ; mais elle était intimidée. Quand elle eut terminé, Veltchaninov loua chaudement, non pas son jeu, mais Haydn, et ce petit morceau ; elle en eut un plaisir si visible, et elle écouta d’un air si reconnaissant et si heureux l’éloge qu’il faisait non pas d’elle, mais de Haydn, que Veltchaninov ne put s’empêcher de la regarder d’un œil plus attentif et plus cordial : « Vraiment, tu es une excellente fille », disait son regard — et tous comprirent du coup son regard, mais surtout Katerina.

— Quel magnifique jardin vous avez ! dit-il en s’adressant à toutes, et en jetant un regard vers les portes vitrées de la terrasse. Savez-vous ? allons tous ensemble au jardin.

— Oui, c’est cela, au jardin !

Ce fut un cri de joie, comme s’il eût répondu au désir de tous.

On descendit donc au jardin, pour attendre le dîner. Madame Zakhlébinine, qui depuis longtemps ne souhaitait qu’une chose, faire sa sieste, dut sortir avec tout le monde, mais s’arrêta prudemment sur la terrasse, où elle s’assit, et s’assoupit aussitôt. Au jardin, les rapports entre Veltchaninov et les jeunes filles furent bien vite devenus tout à fait familiers et amicaux. Il vit aussitôt sortir des villas voisines, pour venir se joindre à eux, deux ou trois jeunes gens : l’un était étudiant, l’autre encore un lycéen ; chacun d’eux rejoignit la jeune fille pour laquelle il venait. Le troisième était un garçon de vingt ans, l’air sombre, les cheveux embroussaillés, avec d’énormes lunettes bleues ; il se mit à causer à voix basse, très vite, les sourcils froncés, avec Maria Nikitichna et Nadia. Il jetait vers Veltchaninov des regards durs, et semblait prendre à tâche d’avoir à son égard une attitude extraordinairement méprisante.

Quelques-unes des jeunes filles proposèrent de jouer, tout de suite. Veltchaninov demanda à quoi elles jouaient d’habitude ; on lui répondit qu’on jouait à toute espèce de jeux, mais le plus souvent aux proverbes. On lui expliqua : tout le monde s’assied, un seul s’éloigne un moment ; on choisit un proverbe quelconque, et puis, lorsqu’on a fait revenir celui qui doit deviner, il faut que chacun à son tour lui dise une phrase où se trouve l’un des mots du proverbe ; l’autre doit deviner la phrase entière.

— Mais c’est très amusant, dit Veltchaninov.

— Oh non ! c’est très ennuyeux, répondirent en même temps deux ou trois voix.

— Et puis, nous jouons au théâtre, fit Nadia, en s’adressant à lui. Vous voyez là-bas ce gros arbre entouré de bancs : les acteurs sont derrière l’arbre, comme dans les coulisses ; chacun sort à son tour, le roi, la reine, la princesse, le jeune premier ; chacun vient à son gré, dit ce qui lui passe par la tête et sort.

— C’est charmant ! répliqua Veltchaninov.

— Oh non ! c’est très ennuyeux ! C’est toujours drôle au commencement, et puis, personne ne sait plus que dire, personne ne sait finir. Peut-être qu’avec vous cela ira mieux… Nous avions cru que vous étiez l’ami de Pavel Pavlovitch, mais nous voyons bien maintenant qu’il s’est vanté. Je suis très contente que vous soyez venu… à cause d’une affaire, dit-elle en regardant Veltchaninov, d’un air sérieux, avec insistance ; et aussitôt elle courut rejoindre Maria Nikitichna.

— Nous jouerons ce soir aux proverbes, — dit tout bas à Veltchaninov une amie qu’il avait à peine remarquée, et qui n’avait encore soufflé mot. — Vous verrez, on se moquera de Pavel Pavlovitch, et vous avec nous.

— Oh ! oui, comme vous avez bien fait de venir. C’est toujours si ennuyeux chez nous — fit une autre amie, qu’il n’avait pas davantage remarquée, une petite rousse, tout essoufflée d’avoir couru.

Pavel Pavlovitch était de plus en plus mal à son aise. Veltchaninov faisait aussi bon ménage que possible avec Nadia ; elle ne le regardait plus en dessous, comme tout à l’heure, elle riait avec lui, sautait, bavardait, et deux fois lui prit la main ; elle était absolument heureuse, et ne faisait pas plus d’attention à Pavel Pavlovitch que s’il n’eût pas été là. Veltchaninov était certain, à présent, qu’il y avait un complot organisé contre Pavel Pavlovitch. Nadia, avec une troupe de jeunes filles, avait attiré Veltchaninov d’un côté ; une autre bande d’amies, sous divers prétextes, entraînait Pavel Pavlovitch dans un autre coin ; mais celui-ci s’arrachait à elles, courait droit au groupe où se trouvaient Nadia et Veltchaninov, et avançait sa tête chauve et inquiète pour écouter ce qui se disait. Bientôt, il n’y mit même plus de décence, et ses gestes et son agitation étaient parfois d’une naïveté prodigieuse.

Veltchaninov ne put s’empêcher d’observer attentivement Katerina Fédoséievna. Elle voyait maintenant, à n’en pas douter, qu’il n’était pas venu pour elle, et qu’il s’intéressait très fort à Nadia ; mais son visage restait aussi doux et aussi calme qu’auparavant. Elle était, semblait-il, tout heureuse d’être auprès d’eux et d’entendre ce que disait le nouvel hôte ; elle-même, la pauvre fille, elle était incapable de se mêler adroitement à la conversation.

— Quelle excellente fille, que votre sœur Katia, dit tout bas Veltchaninov à Nadia.

— Katia ! mais il n’est pas possible d’être meilleure qu’elle ! C’est notre ange à toutes, et je l’adore, répondit-elle avec chaleur.

À cinq heures, on servit le dîner. Évidemment, on s’était mis pour l’hôte en frais extraordinaires. On avait ajouté au menu habituel deux ou trois plats très recherchés ; l’un d’eux était même si bizarre que personne ne parvint à l’avaler. En outre des vins ordinaires, on servit une bouteille de tokai ; au dessert, sous un prétexte quelconque, on versa du champagne.

Le vieux Zakhlébinine, après avoir bu un peu plus que d’habitude, était plein d’entrain, et riait à tout ce que disait Veltchaninov. À la fin, Pavel Pavlovitch ne put plus se retenir : il voulut, lui aussi, produire son effet, et lança un calembour ; ce fut aussitôt un violent éclat de rire à l’extrémité de la table où il était assis, près de madame Zakhlébinine.

— Papa ! Papa ! Pavel Pavlovitch vient de faire un calembour, crièrent ensemble deux fillettes.

— Ah ! il fait des calembours, lui aussi ! Eh bien, voyons ce calembour ! dit le vieux, de sa voix grave, en se tournant vers Pavel Pavlovitch, et en souriant complaisamment, de confiance.

On eut peine à lui faire comprendre en quoi consistait le jeu de mots ; quand il eut enfin compris :

— Ah ! ah ! parfaitement, fit-il… Enfin ! une autre fois il trouvera mieux.

— Que voulez-vous, Pavel Pavlovitch ? on ne peut avoir tous les talents à la fois, dit très haut, sur un ton railleur, Maria Nikitichna. — Ah ! mon Dieu ! voilà qu’il s’étrangle avec une arête ! s’écria-t-elle ; et elle sauta de dessus sa chaise.

Il y eut un branle-bas général : c’était tout ce qu’elle voulait. Pavel Pavlovitch, après son effet manqué, avait voulu cacher sa confusion en vidant son verre, et avait avalé de travers ; mais Maria Nikitichna cria à tous les échos que « c’était bien une arête, qu’elle en était sûre, et qu’on a vu des gens mourir de cela ».

— Il faut lui taper dans le dos, fit quelqu’un.

— Oui, oui, parfaitement, approuva Zakhlébinine.

Et l’on se jeta sur le malheureux : Maria Nikitichna, la petite rousse, et jusqu’à la mère, tout effrayée, c’était à qui lui taperait dans le dos.

Pavel Pavlovitch dut se lever de table et s’enfuir. Quand il revint, il expliqua longuement qu’il n’avait fait qu’avaler du vin de travers. Alors seulement on comprit que tout cela n’était qu’un mauvais tour, de Maria Nikitichna.

— Ah ! que tu es donc taquine ! voulut dire sévèrement madame Zakhlébinine, mais elle partit elle-même d’un fou rire, qu’on ne lui connaissait guère, et qui fit également son effet.

Après le dîner, on sortit prendre le café sur la terrasse.

— Les belles journées ! fit avec effusion le vieillard, en regardant le jardin d’un œil satisfait. À présent, nous aurions besoin d’un peu de pluie… Allons, je vais me reposer un moment. Quant à vous, amusez-vous ! Allons, il faut t’amuser ! ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Pavel Pavlovitch.

Lorsqu’ils furent tous redescendus au jardin, Pavel Pavlovitch rattrapa Veltchaninov, et le tira par le bras.

— Une petite minute, je vous prie, lui dit-il tout bas, d’un air agité.

Ils allèrent vers un sentier écarté du jardin.

— Non, ici je ne vous laisserai pas… ah ! non, je ne vous permettrai pas… fit-il, étouffant de rage, en lui serrant le bras.

— Quoi ? quoi ? demanda Veltchaninov, en ouvrant de grands yeux.

Pavel Pavlovitch le regarda sans mot dire, remua les lèvres, et eut un sourire de colère.

— Mais où êtes-vous donc ? Qu’est-ce que vous faites ? On n’attend plus que vous, criaient les jeunes filles impatientes.

Veltchaninov haussa les épaules, et se dirigea vers elles. Pavel Pavlovitch le suivit.

— Je parie qu’il vous demandait un mouchoir, dit Maria Nikitichna : déjà l’autre fois il avait oublié son mouchoir.

— Il l’oublie toujours, fit une autre.

— Il a oublié son mouchoir ! Pavel Pavlovitch a oublié son mouchoir ! Maman, Pavel Pavlovitch a de nouveau oublié son mouchoir : Maman, Pavel Pavlovitch est de nouveau enrhumé ! criait-on partout.

— Mais pourquoi ne le dit-il pas ? Comme vous êtes timide, Pavel Pavlovitch ! soupira madame Zakhlébinine de sa voix traînante. Il ne faut pas jouer avec le rhume… Je vais vous faire porter de suite un mouchoir… Mais comment se fait-il donc qu’il soit toujours enrhumé ? ajouta-t-elle en s’éloignant, ravie qu’un prétexte lui permît de rentrer.

— Mais j’ai deux mouchoirs, et pas le moindre rhume ! lui cria Pavel Pavlovitch.

Elle n’entendit pas, et, une minute plus tard, Pavel Pavlovitch, qui tâchait de suivre les autres, et de ne pas perdre de vue Nadia et Veltchaninov, vit accourir une femme de chambre tout essoufflée, qui lui apportait un mouchoir.

— Jouons, jouons, jouons aux proverbes ! cria-t-on de toutes parts, comme si l’on se promettait Dieu sait quoi de ce jeu.

On choisit un endroit, et tout le monde s’assit. Maria Nikitichna fut désignée la première pour deviner ; on la fit éloigner assez pour qu’elle ne pût rien entendre ; on choisit le proverbe, et on se partagea les mots. Maria Nikitichna revint, et devina du premier coup.

Puis ce fut le tour du jeune homme aux cheveux en broussailles et aux lunettes bleues. On l’envoya encore plus loin, près d’un pavillon où il resta le nez collé au mur. Le jeune homme s’acquittait de son office avec un air de mépris hautain ; on eût dit qu’il se sentait un peu humilié. Lorsqu’on l’eut rappelé, il ne devina rien, se fit répéter deux fois, réfléchit longuement, d’un air sombre, et ne trouva pas davantage. Le proverbe à deviner était : « La prière faite à Dieu, le service rendu au tsar ne sont jamais perdus. »

— Quel proverbe stupide ! murmura le jeune homme dépité et mécontent, en retournant à sa place.

— Ah ! que c’est donc ennuyeux ! firent des voix.

Ce fut le tour de Veltchaninov ; on l’emmena plus loin encore que les précédents ; il ne devina rien non plus.

— Ah ! que c’est donc ennuyeux ! firent des voix, plus nombreuses.

— Eh bien ! à présent, c’est mon tour, dit Nadia.

— Non, non, c’est le tour de Pavel Pavlovitch ! crièrent toutes les voix, très vivement.

On l’emmena jusqu’au bout du jardin, on le planta dans un coin le nez contre le mur, et, pour qu’il ne pût pas se retourner on mit auprès de lui en sentinelle la petite rousse. Pavel Pavlovitch, ayant retrouvé un peu d’entrain, voulut s’acquitter avec une parfaite conscience de son devoir, et il resta là, droit comme une borne, les yeux au mur. La petite rousse le surveillait à vingt pas de distance, et faisant des signes aux jeunes filles, dans un état d’agitation extrême ; il était clair qu’elles attendaient quelque chose avec impatience. Brusquement, la petite rousse fit un signal de ses bras. En un clin d’œil toutes partirent, à toutes jambes.

— Courez donc, mais courez donc ! dirent à Veltchaninov dix voix inquiètes de le voir rester en place.

— Qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, en se mettant à courir derrière elles.

— Pas si haut ! ne criez pas ! Il faut le laisser debout là-bas, à regarder son mur, et nous sauver. Voilà Nastia qui se sauve aussi.

Nastia, la petite rousse, courait à perdre haleine, en agitant ses bras. Bientôt elles se furent toutes enfuies jusqu’à l’autre bout du jardin, derrière l’étang. Lorsque Veltchaninov y parvint à son tour, il vit que Katerina faisait de très vifs reproches à ses compagnes, surtout à Nadia et Maria Nikitichna.

— Katia, ma colombe, ne te fâche pas ! disait Nadia en l’embrassant.

— Allons, je ne dirai rien à maman, mais je m’en vais, car ce n’est pas bien du tout. Que doit-il penser, le pauvre homme, là-bas, devant son mur !

Elle partit, mais les autres n’eurent ni compassion, ni regrets. Elles insistèrent très vivement auprès de Veltchaninov pour qu’il ne fît semblant de rien lorsque Pavlovitch viendrait les rejoindre.

—Et maintenant, jouons toutes aux quatre coins ! cria la petite rousse, toute ravie.

Pavel Pavlovitch fut au moins un quart d’heure avant de rejoindre la société : il était effectivement resté plus de dix minutes debout devant son mur. Quand il arriva, le jeu marchait avec entrain, toutes criaient et riaient. Fou de colère, Pavel Pavlovitch courut droit à Veltchaninov, et lui prit le bras.

— Une petite minute, je vous prie !

— Allons bon, encore l’autre avec sa petite minute !

— Il demande encore un mouchoir ! firent des voix.

— Cette fois, c’est bien vous… c’est votre faute…

Pavel Pavlovitch ne put rien dire de plus : il claquait des dents.

Veltchaninov l’engagea très amicalement à être plus gai :

— Si l’on vous taquine, c’est parce que vous êtes de mauvaise humeur, lorsque tout le monde est gai.

À son grand étonnement, son conseil détermina chez Pavel Pavlovitch un changement complet d’attitude ; il devint calme sur-le-champ, revint se mêler à la société comme si ç’avait été sa faute, et prit part à tous les jeux ; au bout d’une demi-heure, il avait retrouvé sa gaieté. Dans tous les jeux, il faisait la paire, lorsqu’il y avait lieu, avec la petite rousse, ou avec l’une des Zakhlébinine. Ce qui mit le comble à l’étonnement de Veltchaninov, c’est que pas une seule fois il n’adressa la parole à Nadia, bien qu’il se tînt toujours très près d’elle. Il paraissait accepter sa situation comme chose due, naturelle. Mais vers la fin de la journée, l’occasion se représenta de lui jouer un tour.

On jouait à cache-cache. Il était permis d’aller se cacher où l’on voulait. Pavel Pavlovitch, qui avait réussi à se dissimuler dans un buisson épais, eut soudain l’idée de courir se cacher dans la maison. On l’aperçut et ce furent des cris. Il monta l’escalier quatre à quatre jusqu’ à l’entresol ; il y connaissait une excellente cachette, derrière une commode. Mais la petite rousse grimpa derrière lui, se glissa sur la pointe des pieds, jusqu’à la porte de la chambre où il était réfugié, et la ferma à clef. Tous, comme ils avaient fait tout à l’heure, continuèrent à jouer, et coururent par-delà l’étang, à l’autre bout du jardin. Au bout de dix minutes, Pavel Pavlovitch, voyant qu’on ne le cherchait plus, mit la tête à la fenêtre. Plus personne ! Il n’osa pas appeler, de crainte de troubler les parents ; et puis, les domestiques avaient reçu l’ordre formel de ne pas paraître, et de ne pas répondre à l’appel de Pavel Pavlovitch. Katerina seule aurait pu lui être secourable ; mais elle était rentrée dans sa chambre et s’y était endormie. Il resta ainsi près d’une heure. Enfin les jeunes filles se montrèrent, passèrent par deux ou trois, comme par hasard.

— Pavel Pavlovitch, pourquoi donc ne venez-vous pas nous rejoindre ? Si vous saviez comme c’est amusant ! Nous jouons au théâtre ; Alexis Ivanovitch fait le jeune premier.

— Pavel Pavlovitch, pourquoi ne descendez-vous pas ? Vous êtes bien étonnant, dirent en passant d’autres jeunes filles.

— Pourquoi donc étonnant ? fit tout à coup la voix de madame Zakhlébinine, qui venait de se réveiller, et qui se décidait à faire un tour au jardin, en attendant le thé, pour voir les jeux des « enfants ».

— Mais voyez donc Pavel Pavlovitch !

Et elles lui montrèrent la fenêtre par laquelle l’autre passait la tête, avec un sourire contraint, blême de rage.

— Quel singulier plaisir de rester enfermé tout seul quand tout le monde s’amuse ! fit la mère en hochant la tête.

Pendant ce temps, Veltchaninov apprenait enfin de Nadia les raisons pour lesquelles elle avait été heureuse de le voir venir, et la grande affaire qui la préoccupait. L’explication eut lieu dans une allée déserte. Maria Nikitichna avait fait signe à Veltchaninov qui prenait part à tous les jeux et commençait à s’ennuyer ferme, et l’avait conduit à cette allée, où elle le laissa seul avec Nadia.

— Je suis tout à fait certaine, lui dit-elle d’une voix forte et précipitée, que vous n’êtes pas aussi intime ami du Pavel Pavlovitch qu’il s’est plu à le dire. Vous êtes le seul homme qui puissiez me rendre un service extraordinairement important : voici son odieux bracelet — elle tira l’écrin de sa poche —, je vous demande de la manière la plus instante de le lui rendre immédiatement, car pour moi je ne veux plus lui parler désormais, de ma vie. D’ailleurs, vous pouvez lui dire que c’est de ma part, et je vous prie d’ajouter qu’il ne se permette plus de se présenter avec des cadeaux. Quant au reste, je le lui ferai savoir par d’autres. Voulez-vous bien me faire ce grand plaisir ?

— Au nom de Dieu, je vous en prie, dispensez-m’en ! répondit Veltchaninov, avec un cri de détresse.

— Comment ? comment ? vous en dispenser ! reprit Nadia toute déconcertée, en ouvrant de grands yeux.

Elle perdit contenance, faillit fondre en larmes. Veltchaninov sourit.

— Ne croyez pas que… J’aurais été heureux… Mais c’est que je suis en compte avec lui…

— Je savais bien que vous n’êtes pas son ami, et qu’il a menti ! — interrompit-elle avec volubilité. — Je ne serai jamais sa femme, entendez-vous ! Jamais ! Je ne comprends même pas comment il a osé… Mais n’est-ce pas, il faut que vous lui rendiez cet odieux bracelet ! Sinon, que voulez-vous que je fasse ?… Je veux absolument qu’il lui soit rendu aujourd’hui même. Et puis, s’il vient me dénoncer à papa, il verra ce qui lui arrivera !

À ce moment, surgit tout à coup d’un buisson le jeune homme aux cheveux en broussailles, aux lunettes bleues.

— Il faut que vous rendiez le bracelet, cria-t-il à Veltchaninov avec une sorte de rage, quand ce ne serait qu’au nom du droit de la femme… à supposer que vous soyez à la hauteur de la question !

Il n’eut pas le temps d’achever. Nadia le saisit violemment par le bras et le repoussa loin de Veltchaninov.

— Mon Dieu ! que vous êtes bête, Predposylov ! cria-t-elle. Allez-vous-en ! allez-vous-en, et ne vous permettez plus d’écouter ce qu’on dit. Je vous avais donné l’ordre de rester à distance !…

Et elle frappa du pied. L’autre était déjà rentré dans son buisson qu’elle continuait encore à marcher de long en large, hors d’elle, les yeux étincelants, les poings crispés.

— Vous ne vous figurez pas à quel point ils sont bêtes ! dit-elle en s’arrêtant net devant Veltchaninov. Vous, vous trouvez cela ridicule, mais vous ne vous doutez pas de ce que c’est pour moi !

— Alors ce n’est pas lui ? fit Veltchaninov en souriant.

— Évidemment non ; comment avez-vous pu même y songer ? dit Nadia, en souriant, et toute rougissante. Ce n’est que son ami. Mais comme il choisit ses amis ! Je n’y comprends rien : ils disent tous que celui-ci est « un homme d’avenir » ; moi, je n’y comprends rien du tout…

Alexis Ivanovitch, vous êtes le seul homme à qui je puisse m’adresser ; voyons votre dernier mot : le lui rendrez-vous, oui ou non ?

— Eh bien ! oui, je le lui rendrai ; donnez-le-moi.

— Ah ! vous êtes gentil, vous êtes bon ! s’écria-t-elle, rayonnante de joie, en lui tendant l’écrin. Je chanterai pour vous toute la soirée : car, vous savez, je chante très bien, et je vous ai menti quand j’ai dit que je n’aimais pas la musique. Ah ! si vous reveniez une autre fois, comme je serais contente ! Je vous raconterais tout, tout, tout, et je vous dirais encore beaucoup de choses, car vous êtes si bon, si bon !… bon comme… comme Katia !

En effet, lorsqu’on fut rentré pour le thé, elle lui chanta deux romances, d’une voix encore peu formée, mais agréable et déjà forte. Pavel Pavlovitch était assis avec les parents auprès de la table à thé, sur laquelle on avait disposé un service de vieux sèvres, et où bouillait déjà un immense samovar. Il les entretenait, sans doute, de choses extrêmement sérieuses, puisqu’il devait partir le surlendemain pour neuf mois. Il ne fit aucune attention aux jeunes gens qui rentraient du jardin ; il n’eut même pas un regard pour Veltchaninov : évidemment il s’était calmé, et il ne songeait pas à se plaindre de sa mésaventure.

Mais lorsque Nadia se mit à chanter, il approcha aussitôt. Chaque fois qu’il lui adressa la parole, elle affecta de ne pas lui répondre ; mais il n’en fut pas troublé. Il resta debout derrière elle, appuyé au dossier de la chaise, et toute son attitude disait que cette place était à lui, et qu’il ne la céderait à personne.

— C’est au tour d’Alexis Ivanovitch de chanter, maman ; Alexis Ivanovitch va chanter ! s’écrièrent en chœur les jeunes filles, en se pressant autour du piano, tandis que Veltchaninov y prenait place, très sûr de lui, pour s’accompagner lui-même.

Les parents, et Katerina Fédoséievna, qui était assise auprès d’eux et servait le thé, s’approchèrent.

Veltchaninov choisit une romance de Glinka, aujourd’hui presque oubliée :

Quand à l’heure joyeuse tu ouvriras tes lèvres
Et que tu me parleras, plus tendre qu’une colombe…

Il chantait, tourné vers Nadia, qui se tenait debout près de lui. Il n’avait plus depuis longtemps qu’un reste de voix, mais ce reste suffisait à prouver qu’il avait dû fort bien chanter. Il avait entendu cette romance, vingt ans auparavant, quand il était encore étudiant, de la bouche de Glinka lui-même, à un souper artistique et littéraire donné par un ami du compositeur. Glinka, ce soir-là, chanta et joua celles de ses œuvres qu’il préférait. Il n’avait plus guère de voix, mais Veltchaninov se rappelait l’effet extraordinaire qu’avait produit en particulier cette romance. Un chanteur de profession ne serait jamais parvenu à faire une impression aussi puissante. Dans cette romance, la passion grandit et s’élève avec chaque vers, avec chaque mot ; la gradation y est si forte, et si liée que la moindre fausse note, la moindre défaillance, qui passe inaperçue à l’opéra, ôte au morceau toute sa valeur et toute sa portée. Pour chanter cette petite chose toute simple, mais si extraordinaire, il fallait absolument de la sincérité, un élan d’inspiration, une passion véritable, ou parfaitement simulée. Autrement, ce n’était plus qu’une petite romance quelconque, laide, et même inconvenante : il n’est pas possible de traduire avec une aussi grande force la tension extrême de la passion sans provoquer le dégoût, à moins que la sincérité et la simplicité de cœur ne sauvent tout.

Veltchaninov se rappelait le succès que lui avait valu cette romance. Il s’était approprié autant que possible la manière de Glinka ; et maintenant encore, dès la première note, dès le premier vers, une inspiration véritable emplit son âme et passa dans sa voix. À chaque mot, le sentiment croissait en force et en audace ; vers la fin, il fit entendre de vrais cris de passion ; regardant Nadia de ses yeux enflammés, il chantait les derniers vers de la romance :

Maintenant, je regarde avec plus d’audace dans tes yeux. J’approche mes lèvres, et, sans force pour entendre, Je veux t’embrasser, t’embrasser, t’embrasser ! Je veux t’embrasser, t’embrasser, t’embrasser !

Nadia trembla de peur, et recula ; une rougeur couvrit ses joues, et il y eut comme un éclair qui passa de Veltchaninov à son visage tout bouleversé de confusion et presque de honte. Les autres auditeurs furent à la fois ravis et déconcertés : chacun semblait dire qu’il était vraiment déplacé de chanter de la sorte, et en même temps tous ces jeunes visages et tous ces petits yeux brillaient et étincelaient. La figure de Katerina Fédoséievna était si rayonnante que Veltchaninov la trouva presque jolie.

— Voilà une belle romance ! murmura le vieux Zakhlébinine avec un peu d’embarras. Mais… n’est-ce pas trop violent ? C’est beau, mais violent…

— C’est violent…, voulut dire à son tour sa femme.

Mais Pavel Pavlovitch ne lui laissa pas le temps d’achever, il bondit en avant, comme un fou, prit Nadia par le bras et la repoussa loin de Veltchaninov, se campa devant celui-ci, le regarda d’un œil éperdu, les lèvres tremblantes.

— Une petite minute, je vous prie, put-il dire enfin.

Veltchaninov comprit aussitôt que, s’il tardait le moins du monde, ce personnage en viendrait à des démarches dix fois plus absurdes ; il le saisit par le bras, et, sans prendre garde à la surprise de tous, il l’emmena sur la terrasse, descendit avec lui au jardin, où déjà il faisait presque nuit.

— Comprenez-vous qu’il faut à l’instant même partir avec moi ? dit Pavel Pavlovitch.

— Mais je ne comprends pas du tout…

— Rappelez-vous, poursuivit Pavel Pavlovitch, avec rage, rappelez-vous que vous m’avez pressé de vous dire tout, oui, tout, sincèrement, jusqu’au bout ! Vous vous rappelez ? Eh bien, le moment est venu… Allons !

Veltchaninov réfléchit, regarda encore une fois Pavel Pavlovitch, et consentit à partir.

Ce départ imprévu désola les parents et exaspéra les jeunes filles.

— Au moins, acceptez encore une tasse de thé, supplia madame Zakhlébinine.

— Mais enfin, qu’as-tu donc à être si agité ? demanda le vieillard d’un ton sévère et mécontent à Pavel Pavlovitch, qui souriait et se taisait.

— Pavel Pavlovitch, pourquoi emmenez-vous Alexis Ivanovitch ? gémirent les jeunes filles, en le regardant d’un œil furieux.

Nadia lui jeta un regard si dur qu’il fit une grimace ; mais il ne céda pas.

— C’est qu’en effet Pavel Pavlovitch m’a rendu le service de me rappeler une affaire extrêmement importante, que j’allais oublier, dit Veltchaninov en souriant.

Il serra la main au père, s’inclina devant les jeunes filles, et plus particulièrement devant Katia, ce qui fut encore remarqué.

— Merci d’être venu nous voir ; nous en serons toujours enchantés, tous, dit avec insistance le vieux Zakhlébinine.

— Oh ! oui, nous sommes si enchantés…, reprit la mère, chaleureusement.

— Vous reviendrez, Alexis Ivanovitch, vous reviendrez ! criaient les jeunes filles du haut du perron, tandis qu’il montait en voiture avec Pavel Pavlovitch.

Et une petite voix ajoutait, plus bas que les autres :

— Oh oui ! revenez ! cher, cher Alexis Ivanovitch !

— Cela, c’est la petite rousse, songea Veltchaninov.