L’Épouvante/Chapitre I
— Alors, c’est bien entendu, fit M. Ledoux sur le pas de sa porte. Dès que vous aurez une soirée libre, un mot, et vous venez dîner à la maison ?
— Entendu, et encore merci pour l’excellente soirée…
— Vous voulez rire. C’est moi, tout au contraire… Levez bien votre col, il ne fait pas chaud. Vous connaissez le chemin ? Le boulevard Lannes tout droit jusqu’à l’avenue Henri-Martin. En marchant vite, vous trouverez peut-être le dernier tramway… Ah ! un mot, vous avez un revolver ? le quartier n’est pas très sûr…
— N’ayez crainte, je suis toujours armé, j’ai l’habitude des excursions nocturnes dans Paris, et je connais, par profession, les tours des rôdeurs. Ne m’accompagnez pas plus loin. Le clair de lune est admirable. J’y vois comme en plein jour, rentrez…
Onésime Coche traversa le trottoir, gagna le milieu de la chaussée, et se mit en route d’un pas allègre. Comme il arrivait au coin de la rue, il entendit la voix de son hôte qui lui criait :
— À bientôt, je compte sur vous ?…
Il se retourna et répondit :
— C’est promis.
M. Ledoux, sur la première marche du perron lui faisait au revoir de la main. Derrière lui, le corridor tendu d’andrinople, éclairé par une lampe de plafond, découpait dans la nuit une tache rose.
Du petit jardin endormi, de la maisonnette aux volets clos, de l’intérieur confortable et bourgeois trahi par ce rectangle de lumière, se dégageait un calme de petite ville, un calme lointain, familial. Et Onésime Coche, en qui dix années d’existence à Paris n’avaient pu effacer complètement les impressions des jours passés au fond d’une province, le souvenir des longues soirées d’hiver, des rues silencieuses où l’on entend par les soirs de printemps, lorsque le bois travaille, craquer les auvents des maisons et les poutres des toits, demeura un instant immobile devant cette porte qui se refermait. Sans savoir pourquoi, il évoqua « ses vieux », depuis longtemps assoupis à cette heure, la bonne maison d’autrefois, la petite patrie absente, et la vie simple et facile qu’aurait pu être la sienne, si quelque démon ne l’avait attiré vers l’immense Paris, où, débarqué en conquérant il avait dû, n’ayant jamais connu la chance, se contenter d’une place de reporter dans un quotidien du matin.
Il alluma une cigarette, et, sans hâte, reprit son chemin.
Le dîner fin, le vin vieux, avaient fait se lever dans sa tête des vapeurs légères, des espoirs endormis, et, dans cette minute où rien ne troublait son rêve, ni le bruit des machines, ni le frisson du papier, ni l’odeur d’encre, de chiffons et de graisse qui flotte dans les salles de rédaction, il entrevit presque prochaine, cette chose formidable et fragile, qu’il n’espérait plus guère cependant : la Gloire !
Une ou deux fois, dans des restaurants de nuit, sous l’incendie des lumières, parmi le relent des mets, le parfum des femmes, le frôlement des chairs et la musique des tziganes, accoudé à sa table, le cerveau vide, les oreilles et les yeux exaspérés par les couleurs et par le bruit, il avait éprouvé cette même sensation inattendue et nette d’être quelqu’un, de porter en lui de grandes choses, et de se dire :
« En ce moment, si j’avais une plume, de l’encre et du papier, j’écrirais des phrases immortelles… »
Hélas, à cette heure louche, où un autre soi-même semble sauter sur les épaules du vrai, et l’étreindre, on n’a jamais la plume, l’encre et le papier… De même, dans le calme de cette nuit d’hiver sous la caresse irritante de la bise, idées et souvenirs effleuraient son âme sans presque s’y poser.
Une horloge tinta : ce bruit suffit à mettre en fuite tous ses rêves. Le passé se plaît à rôder dans le silence, mais rien n’évoque plus insolemment le présent que le rappel inopiné de l’heure.
— Allons, bon, fit-il ! Minuit et demi, j’ai raté le dernier tramway. Du diable si je trouve une voiture dans ce quartier perdu !
Il pressa le pas. Le boulevard s’allongeait interminable, bordé à gauche par des petits hôtels, à droite par la masse arrondie des fortifications. De loin en loin, des becs de gaz jalonnaient le trottoir. C’était tout ce qui semblait vivre sur cette voie parmi les maisons endormies, les monticules de gazon, et les arbres sans feuilles où la nuit ne mettait même pas un frisson. Ce calme absolu, ce silence total, avaient quelque chose d’énervant. En passant près d’un bastion occupé par des gendarmes, Onésime Coche ralentit son allure, et jeta un coup d’œil dans la guérite du factionnaire. Elle était vide. Il longea le mur. Derrière les grilles, la cour s’étalait toute blanche, d’un blanc sur qui les cailloux mettaient de place en place la tache noire de leur petite ombre. Des écuries, venait un raclement de chaînes et le piaffement maladroit d’un cheval embarré.
Ces vagues bruits dissipèrent complètement l’espèce d’angoisse qui ne l’avait pas quitté depuis qu’il s’était mis en route : Onésime Coche, rêveur, poète, s’était évanoui ; il ne restait plus qu’Onésime Coche, reporter infatigable, toujours prêt à boucler sa valise, et à interviewer avec le même sans-gêne, le même sourire, l’explorateur revenu du Pôle nord, ou la concierge qui « croyait avoir vu passer l’assassin »…
Sa cigarette s’était éteinte. Il en tira une autre de sa poche, et s’arrêta pour l’allumer. Il allait repartir, quand il vit trois ombres qui se glissaient le long des grilles, et qui venaient vers lui. En tout autre moment, il n’eût pas même tourné la tête. Mais l’heure tardive, le quartier désert, et un instinct bizarre retinrent son attention. Il recula dans l’ombre, et, caché derrière un arbre, regarda.
Dans la suite, il se souvint qu’en cette seconde, qui devait être décisive dans sa vie, ses sens avaient pris une acuité étrange : ses yeux fouillaient la nuit, y découvrant mille détails. Son oreille distinguait les moindres froissements. Bien qu’il fût brave, et même téméraire, il mit la main sur son revolver, et éprouva, à en caresser la crosse, une sécurité joyeuse. Mille pensées confuses traversèrent son cerveau. Il aperçut nettement des choses qui, depuis des années, dormaient en lui. Pendant quelques secondes, il comprit l’angoisse de l’homme en péril qui revit, entre deux battements de son cœur toute sa vie, il connut l’avertissement redoutable et précis du danger présent, immédiat, et cet effort désespéré de la machine humaine dont les muscles, les sens et la raison, atteignent pour la défense de l’être, le maximum de leur perfection.
Les ombres avançaient toujours, s’arrêtant net, puis repartant, glissant par bonds successifs et rapides. Quand elles ne furent plus qu’à quelques pas de lui, elles ralentirent leur course, et s’arrêtèrent. Alors, sous la lumière du bec de gaz, il put les étudier tout à son aise, et suivre leurs moindres mouvements.
Il y avait une femme et deux hommes. Le plus petit tenait sous le bras un paquet volumineux enveloppé de chiffons. La femme tournait la tête de droite à gauche, l’oreille au guet. Comme s’ils avaient craint que quelqu’invisible témoin pût les deviner, l’homme au paquet bleu, et la femme reculèrent, afin de sortir du cercle de lumière. L’autre ne bougea pas tout d’abord, puis fit un pas en avant, et, les mains sur les yeux, s’appuya au bec de gaz. Il avait vraiment, un aspect sinistre avec sa face blême, ses joues creuses, ses larges mains crispées sur son visage, ses cheveux noirs dont une mèche retombait, luisante, sur le front. Entre ses doigts, du sang avait coulé, accrochant un mince caillot à la moustache et à la lèvre, et descendant le long du menton et du cou jusqu’au col de la veste.
— Eh bien, fit la femme à mi-voix, qu’est-ce que tu attends ?
Il grogna :
— J’ai mal, bon Dieu !
Elle se dégagea de l’ombre, et vint à lui. Le petit homme la suivit, posa son paquet à terre et murmura, avec un haussement d’épaules :
— C’est pas malheureux de se dorloter pour ça !
— Je voudrais bien te voir ! si tu étais arrangé comme moi ! tiens regarde.
Il écarta ses mains aux paumes rougies, et, parmi les cheveux collés, une balafre apparut, effroyable, barrant son front de gauche à droite, d’un grand sillon aux bords saignants et au fond rosé, déchirant le sourcil et la paupière si noire et tuméfiée, qu’elle laissait à peine deviner entre deux battements, un peu d’une chose sanguinolente aussi, qui était l’œil.
La femme, pitoyable, prit son mouchoir, et doucement, épongea la blessure. Puis, comme le sang un instant coagulé se remettait à couler, elle enleva quelques chiffons du paquet pour recouvrir la plaie. Le blessé, grinçant des dents, tapant du pied, tendait sa face de brute. L’autre grogna :
— Tu vas pas défaire mon colis ?
— Non, mais des fois ?… fit la femme en détournant la tête, les mains toujours sur les yeux du blessé.
Le petit se mit à genoux et referma le ballot tant bien que mal, tordant un objet doré qui dépassait, puis se releva, son fardeau sous le bras, et attendit. Seulement, quand l’homme à la balafre fut pansé, et que la femme voulut essuyer ses mains à son tablier, il lui dit, la regardant droit dans les yeux :
— À bas ! ça se lave, ça s’essuie pas ! compris ?
Le trio rentra dans l’ombre, et reprit sa route, rasant les murs, sans un mot, fuyant sur la pointe des pieds. Une branche d’arbre tomba en travers du trottoir sur leurs talons. Ils se retournèrent d’un saut, poings ramassés et tête basse. Coche revit une dernière fois les cheveux roux de la femme, la bouche tordue du petit et l’effroyable face à demi cachée par les linges maculés de sang, après quoi ils se jetèrent de côté, gagnèrent le gazon des fortifications et se perdirent dans la nuit.
Alors Coche qui durant un moment s’était dit : « S’ils m’aperçoivent, je suis un homme mort », respira largement, lâcha son revolver que ses doigts n’avaient cessé de tâter pendant toute la scène, et, sûr d’être bien seul se prit à réfléchir.
Tout d’abord, il songea que son ami Ledoux avait raison, en lui disant que le quartier n’était pas sûr, et il ajouta — formule qu’il avait si souvent écrite à la fin de ses articles :
« La police est bien mal faite. »
Il décida donc de gagner le milieu de la chaussée et de se hâter jusqu’à l’avenue Henri-Martin. Pourquoi ? pour le seul plaisir, sans profit et sans gloire, se faire donner un mauvais coup ? Mais, il n’avait pas fait quatre pas, que son instinct de reporter, de policier amateur, reprit le dessus, et qu’il s’arrêta net :
— « L’estimable trio avec lequel j’ai fait connaissance venait, se dit-il, de faire un mauvais coup. Quel genre de mauvais coup ? Attaque à main armée ? simple cambriolage ?… La blessure de l’un me ferait pencher en faveur de la première hypothèse… mais le paquet volumineux que portait l’autre m’oblige à m’arrêter à la seconde. Des rôdeurs qui dévalisent un passant attardé ne trouvent guère sur lui que de l’argent, voire des titres, des bijoux, dont l’ensemble ne saurait constituer un chargement bien encombrant. L’usage n’a pas encore pénétré dans nos mœurs, de se promener la nuit, avec de l’argenterie, des bibelots. Or, si j’ai bien vu, le paquet renfermait des objets de métal. Pour que je commette une erreur sur ce point, il faudrait que mes oreilles fussent aussi imparfaites que mes yeux, car j’ai distingué un cadran de pendule, et j’ai entendu, lorsque l’homme a déposé son fardeau, un tintement semblable à celui que produiraient des couverts entrechoqués. Quant à la blessure… Dispute et rixe pour le partage du butin ?… Chute contre un corps dur et tranchant, marbre de cheminée, porte garnie de glaces ?… C’est possible… En tous cas, le cambriolage paraît évident… Alors ? Alors, il y a deux écoles : ou bien retourner sur mes pas à toute vitesse, et tâcher de retrouver la piste des gredins, ou m’efforcer de découvrir la maison à qui ils ont rendu visite.
Or, j’ai perdu dix bonnes minutes, et maintenant mes gaillards sont loin. En admettant même que je les retrouve, seul contre trois, je ne pourrais rien. Leur capture, au demeurant, n’est point de mon ressort : Nous payons des agents pour cela. Tandis que, découvrir la maison mise à sac, voilà qui est en vérité digne de tenter ma fantaisie d’amateur. Nul avant moi n’a eu connaissance du vol. Je sais exactement d’où venait le trio. Mon regard porte bien à trois cents mètres malgré la nuit : c’est à cette distance environ que les ombres me sont apparues : Depuis la seconde où je les ai vus, les deux hommes et la femme ne se sont pas arrêtés jusqu’au bec de gaz. Je peux donc franchir ces trois cents mètres sans m’occuper de rien, après quoi j’aviserai. »
Il se mit en marche, sans hâte, se retournant de temps en temps pour juger la distance parcourue. Son pas pouvait être d’environ soixante-quinze centimètres ; il compta quatre cents pas et s’arrêta. À partir de ce moment, il était dans la zone d’action possible. Si le vol avait eu lieu avant l’avenue Henri-Martin, il avait la certitude de découvrir un indice. Il quitta la chaussée, monta sur le trottoir, et suivit la grille de la première maison. Il atteignit ainsi une petite porte fermée. La maison était au fond du jardin ; derrière les volets clos il y avait de la lumière. Il ne s’attarda pas davantage, et poursuivit son chemin. Partout le même calme, nulle trace d’effraction. Il commençait à désespérer de rien découvrir, quand, ayant posé sa main contre une porte, il la sentit céder sous sa pression et s’ouvrir.
Il leva les yeux. La maison était obscure, silencieuse, et ce silence lui parut étrangement profond. Il haussa les épaules et murmura :
« Qu’est-ce que je vais chercher ? Quel mauvais tour me joue mon imagination à l’heure où j’ai besoin de tout mon sang-froid ?… pourtant par quel hasard, cette porte n’est-elle pas fermée ? »
La porte avait tourné complètement sur ses gonds. Il voyait le petit jardin aux plates-bandes bien soignées, la terre ratissée avec soin, et le sable blond de l’allée qui semblait d’or sous la caresse de la lune. Une hésitation le gagnait maintenant, si forte qu’il décida de continuer son chemin… Tout cela n’était sans doute qu’un roman. Ces rôdeurs étaient peut-être de braves ouvriers regagnant leur demeure… et que des malandrins avaient attaqués… Qu’avaient-ils dit, en somme, qui pût donner corps à ses soupçons ? Leur allure était louche, leurs visages sinistres ? Mais lui-même, dans la nuit, apparaissant brusquement ainsi, ne serait-il pas effrayant ?…
Le drame se changeait peu à peu en vaudeville. Restait le paquet… Et, s’il ne contenait qu’un vieux réveil et de la ferraille ?…
La nuit est une étrange conseillère. Elle met sur les objets et sur les êtres des ombres fantasmagoriques que le soleil dissipe en un instant. La peur, ouvrier diabolique, transforme tout, bâtit de toutes pièces des histoires, bonnes pour les petits enfants. Nul ne sait à quelle seconde précise elle s’insinue dans le cerveau. Elle y travaille depuis des minutes, des heures qu’on se croit encore maître de sa raison. On pense : Je veux ceci. Je vois cela… Déjà elle a tout bousculé en nous, elle s’est installée, souveraine. Ses yeux sont dans les nôtres, sa griffe frôle notre nuque… Bientôt nous ne sommes plus qu’une loque orgueilleuse, et, tout d’un coup, un grand frisson nous prend et nous secoue : Dans un effort désespéré nous essayons d’échapper à son étreinte. Peine inutile : les plus braves s’avouent vaincus les premiers. C’est la minute trouble où l’on murmure la phrase redoutable : « J’ai peur !… » Mais depuis des heures on claquait des dents sans oser s’en rendre compte.
Onésime Coche recula d’un pas, et dit à haute voix :
— Tu as peur, mon garçon.
Il attendit, cherchant à démêler l’impression exacte que ce mot allait faire sur lui. Pas un muscle de son corps ne tressaillit. Ses mains restèrent immobiles dans ses poches. Il n’eut même pas cet étonnement fugitif qu’on ressent à entendre résonner sa propre voix dans le silence. Il regardait toujours droit devant lui, et, soudain, il tendit le cou : Dans le sable jaune de l’allée des traces lui étaient apparues, qu’une ombre mince découpait, empreintes de pas, nettes ici, déjà recouvertes par d’autres empreintes. Il revint jusque sous la porte, se baissa et prit dans sa main un peu de sable : C’était un sable sec, au grain très fin et si léger que le moindre souffle devait le déplacer. Il entr’ouvrit les doigts et le vit retomber en une poudre claire. Alors, brusquement, tous ses doutes s’évanouirent avec toutes ses théories sur la peur et les images fantastiques qu’elle suggère. Jamais son esprit n’avait été plus lucide, jamais il ne s’était senti plus calme. Son cerveau travaillait comme un bon tâcheron qui abat sa besogne et qui, ayant frappé son dernier coup de marteau, prend la pièce achevée et, le poing tendu, l’élève satisfait à hauteur de son œil.
Il se ressaisit, ramassa ses idées confuses. Tout ce qui pendant un moment lui avait semblé chimérique lui apparut de nouveau plus que vraisemblable, vrai. Une certitude faite d’indices précis l’envahit. Il abandonna les hypothèses pour des faits contrôlables que son imagination ne pouvait plus travestir. De déductions en déductions – logiques, cette fois – il en arriva au point exact d’où il était parti sur une simple impression :
Des pas avaient foulé le sable de l’allée et l’avaient foulé récemment, car le vent, si léger qu’il fût, n’eût pas manqué d’effacer les empreintes si elles avaient été anciennes. Les hommes et la femme avaient passé là. Nul autre qu’eux n’avait franchi le seuil de cette maison. Le mystère entrevu dormait derrière ces murs silencieux, dans l’ombre de ces pièces aux fenêtres closes. Une force invisible le poussa en avant.
Il entra.
D’abord, il avança avec précaution, évitant de poser ses pieds sur les traces de pas. Bien qu’il sût que la moindre brise dût les effacer, il y attachait trop d’importance pour les détruire lui-même. Les cambrioleurs avaient laissé, sans s’en douter, leur carte de visite : le plus maladroit policier de province n’eut pas manqué de la respecter, et d’en faire état, dans la suite. Il se souvint de mille causes sensationnelles où des indices bien plus faibles avaient facilité les recherches. L’aventure de ce criminel retrouvé à plusieurs années de distance grâce à une bottine oubliée revint à sa mémoire, et il s’émerveilla de ce que son esprit fût si lucide et si prompt après les doutes de la minute précédente. La raison avait fait place à une sorte d’instinct supérieur qui guidait, non seulement ses déductions les plus audacieuses, mais ses moindres gestes. Il arriva ainsi, ayant à peine fait dix pas, à la porte de la maison. Lui que, tout à l’heure, l’apparition d’une ombre, d’une trace, troublait au point de le faire hésiter ; lui, qui n’avait osé, durant un long moment, formuler ses doutes, il n’éprouva pas la moindre surprise de ce que la porte s’ouvrît lorsqu’il en tourna le bouton. Logiquement, pourtant, il était bien plus naturel qu’on eût omis de refermer la grille que la porte d’entrée : la grille n’offrait qu’un mince obstacle aux rôdeurs ; le premier venu pouvait sans effort se hisser sur le mur d’enceinte, franchir les courtes piques de fer et retomber sans bruit dans le jardin, tandis que la porte même de la maison était une barrière assez sérieuse pour qu’on n’omit pas de la fermer avant de s’endormir. Ce raisonnement simple ne l’effleura même pas, non plus que l’inquiétude d’être pris lui-même pour un cambrioleur et reçu comme tel.
Cependant, lorsqu’il entendit son talon résonner sur les dalles du corridor, il s’arrêta, imperceptiblement. Il chercha une allumette dans sa poche : la boîte était vide. Il murmura : « Tant pis », retira son revolver de sa gaine et tâtonna, la main grande ouverte, guidé seulement par le contact du mur très froid, humide et qui collait aux doigts. Brusquement il perdit ce contact, et sa main s’agita dans le vide. Il avança un pied, puis l’autre, heurta un objet qui rendit un son moins rude que celui des dalles. Il se baissa, explora l’ombre les paumes en avant, sentit une marche et un petit tapis dont le velouté lui fut agréable après l’humidité du mur. Il se redressa et toucha la rampe ; le bois craqua. Sans presque se rendre compte comment, sans chercher à savoir pourquoi il montait au premier étage plutôt que de visiter le rez-de-chaussée, il s’engagea dans l’escalier. Il compta douze marches, trouva un petit palier, explora le mur : Toujours la pierre lisse. Il monta encore, compta onze marches, après quoi son pied ne fût arrêté par rien : La route était libre. Il s’agissait maintenant de s’orienter et, avant tout, sous peine de se faire tuer, d’annoncer sa présence.
Le sommeil du ou des locataires de la maison devait être bien profond pour qu’ils ne l’eussent pas entendu marcher. L’escalier avait plus de vingt fois crié sous ses pas. La porte, malgré toutes les précautions, avait grincé quand il l’avait fermée. Qui sait si, derrière une cloison, un homme ne l’attendait pas, le revolver au poing prêt à faire feu ? À ce jeu il ne risquait rien de moins qu’une balle dans le corps. Il dit donc à mi-voix, pour n’effrayer personne :
— Quelqu’un ?…
Pas de réponse. Il répéta, un peu plus fort :
— Il n’y a personne ?…
Après un temps, assez court, du reste, il ajouta :
— N’ayez pas peur ; ouvrez…
Pas de réponse.
— Diable, pensa-t-il, on dort là-dedans ! Ce détail que je ne prévoyais pas va compliquer ma tâche. Je ne veux pourtant pas me faire estropier par amour de l’art.
Il réfléchit une seconde, puis dit, à voix tout à fait haute, cette fois :
— Ouvrez ! c’est la police.
Ce mot le fit sourire. D’où lui était venue cette idée d’annoncer qu’il était « La Police » ?… Onésime Coche policier ! Onésime Coche, sans cesse occupé à collectionner les maladresses de la Préfecture, à railler ses agents, amené à s’affubler de leur titre, voilà qui était drôle ! La police (et du coup il se mit à rire franchement) ne pensait guère à lui, ni aux cambrioleurs ! À cette heure, de loin en loin, deux sergents de ville somnolents se promenaient dans les carrefours paisibles, le capuchon levé, les mains aux poches. Dans les postes, auprès du poêle qui ronflait, parmi l’odeur des pipes, du plâtre chauffé, du drap mouillé et du cuir, des agents, à cheval sur un banc de bois, jouaient à la manille avec des cartes grasses et si rugueuses que le papier se roulait sous le doigt, attendant pour le passer à tabac, le pochard attardé ou le laitier surpris en train de baptiser sa marchandise. — La Police ? C’était ça. — Onésime Coche, lui, était ce qu’elle devrait être : le gardien vigilant et fidèle, adroit et résolu, capable de veiller sur la sécurité des habitants. Quel parallèle ! Quelle leçon et quels enseignements !… Il voyait déjà l’article qu’il écrirait le lendemain, et se réjouissait en songeant à la tête des agents de la Sûreté. — Lui, simple journaliste, allait leur apprendre leur métier ! L’article aurait un titre sensationnel, un chapeau savant, des sous-titres imprévus… Quel papier !…
Mais ce mot magique « La Police » demeura sans écho comme les autres. Pas un murmure ne troubla la majesté du silence. Coche pensa que son truc ne valait rien, que le danger demeurait pareil. Une chose cependant le rassura. Ses yeux habitués à l’obscurité distinguaient peu à peu les objets. À quelques pas de lui, il aperçut une vague lueur. En déplaçant la tête, il remarqua que cette lueur éclairait un peu le plancher. Il avança et se trouva devant une fenêtre. Un rayon de lune glissait entre les volets clos. Par les fentes des persiennes il vit une petite bande du jardin, et, une autre bande un peu plus sombre qui devait être le boulevard. Il ne s’attarda point à goûter le charme du clair de lune et du ciel piqué d’étoiles. Rien ne convenait moins à sa nature violente, à son tempérament de combat, que le silence, les gestes lents et les précautions sans fin. Tour à tour il avait été patient, sournois, timide, presque poltron… Mais tout a une fin : il était entré dans cette maison pour savoir : il saurait.
Il fit donc demi-tour, plaqua sa main sur la muraille, et ayant rencontré sous ses doigts une porte, en saisit le bouton, le tira à lui, afin qu’on ne pût l’ouvrir sans effort de l’intérieur et cria, plutôt qu’il ne dit :
« Pour Dieu ! n’ayez pas peur et ne tirez pas ! »
Il compta jusqu’à trois et ne recevant pas de réponse, ouvrit violemment. Il s’attendait à éprouver de la résistance : au contraire, emporté par son élan il tomba la face en avant, et se heurta le front. Dans le geste qu’il fit pour se retenir, il accrocha une chaise qui bascula sur le plancher avec un grand bruit.
— Cette fois, se dit-il, avec un vacarme pareil, on va m’entendre, enfin !…
Mais, quand le fracas du meuble renversé eut cessé de rebondir dans la maison, pas une voix ne s’éleva, pas un murmure ne traversa la nuit, pas un souffle ne le fit tressaillir.
— Allons, pensa-t-il, les cambrioleurs étaient plus forts que moi. La cage était vide, et ils le savaient, les bougres ! Ils ont travaillé tout à leur aise, et n’ont même pas éprouvé le besoin, ouvriers méthodiques, de refermer les portes derrière eux. Voilà pourquoi je suis entré si aisément.
Un commutateur électrique se trouvait sous ses doigts : il le tourna. Une lumière flamba, éclairant une pièce assez vaste, et quand ses yeux, une seconde surpris et clignotants, purent regarder, ce fut pour voir un spectacle à la fois si imprévu et si horrible qu’il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et qu’il étouffa mal un hurlement d’épouvanté.
La chambre était dans un état de désordre insensé. Une armoire ouverte montrait des piles de linge bousculées, des draps pendants, comme arrachés et maculés de taches rouges. Des tiroirs béants on avait retiré des papiers, des chiffons, de vieilles boites qui jonchaient le plancher. Près d’un rideau, sur le mur tendu d’étoffe claire, une main s’étalait, toute rouge, les doigts ouverts. La glace de la cheminée fendue dans toute sa hauteur était crevée en son milieu, et des débris de verre étincelaient sur le plancher. Sur la toilette, parmi des enveloppes froissées, des bouts de linges et de corde traînaient ; la cuvette remplie d’une eau rouge avait débordé, et des flaques de même couleur éclaboussaient le marbre blanc. Une serviette tordue portait les mêmes traces : tout était saccagé, tout était rouge. Les pieds, en se posant sur le tapis, faisaient un bruit semblable à celui du sable mouillé qu’on piétine sur les plages à la marée montante ; enfin, sur le lit, rejeté en travers, les bras en croix, serrant un goulot de bouteille dont les éclats lui avaient entaillé la main, un homme était étendu, la gorge ouverte de l’oreille gauche au sternum, par une effroyable blessure d’où le sang avait rejailli sur les oreillers, les draps, les murs et les meubles en une giclée violente. Sous la lumière crue, dans l’horrible silence, cette chambre où tout était rouge, où partout le sang avait collé ses taches, n’avait plus l’air d’une chambre, mais d’un abattoir.
Onésime Coche embrassa tout cela d’un seul regard, et son épouvante fut telle qu’il dut d’abord s’appuyer au mur pour ne pas tomber, puis faire appel à toute son énergie pour ne pas fuir. Une bouffée de chaleur lui monta au visage, un grand frisson le secoua et une sueur glacée se répandit sur ses épaules.
Par curiosité, par hasard ou par profession, il lui avait été donné de contempler bien des spectacles effrayants : jamais il n’avait éprouvé une angoisse pareille, car, toujours, jusqu’ici, il savait ce qu’il allait voir ou du moins il savait « qu’il allait voir quelque chose ». Puis, pour soutenir son courage, pour vaincre son dégoût, il avait eu le voisinage d’autres hommes, ce coude à coude qui rend braves les plus peureux. Pour la première fois il se trouvait à l’improviste et seul devant la mort… et quelle mort !…
Il se redressa cependant. La glace fendue lui renvoya son image. Il était blême, un grand cercle bistré entourait ses yeux, ses lèvres sèches s’entr’ouvraient dans un rictus affreux et, sur son front où perlaient des gouttes de sueur, près de sa tempe droite que rayait un filet de sang, une tache rouge apparaissait.
Tout d’abord, ne se souvenant pas du choc qu’il avait ressenti en poussant la porte, il crut que la tache était sur la glace et non sur lui. Il inclina la tête de côté : la tache se déplaça avec lui. Alors, il eut peur vraiment, horriblement. Non plus la peur de la mort, du silence et du meurtre, mais la peur obscure, insoupçonnée, d’une chose surnaturelle, d’une folie soudaine éclose en lui. Il se rua vers la cheminée et, les deux mains crispées au marbre, la face tendue, se regarda. Il respira plus librement. Avec la vision précise de la blessure, sa mémoire était revenue. Il sentit la douleur de sa chair meurtrie, et se réjouit presque d’avoir mal. Il prit son mouchoir, épongea le sang qui avait coulé jusque sur sa joue et son col. La déchirure était insignifiante : une section nette de deux centimètres environ qui avait beaucoup saigné comme saignent toutes les plaies de la face et qu’entourait une zone contusionnée d’un rosé violacé à peine plus large qu’une pièce de quarante sous. À cet instant — une minute à peine s’était écoulée depuis son entrée dans la chambre — il songea au corps immobile, étendu sur le lit, à la plaie hideuse entrevue, à cette face d’épouvante enfoncée dans la blancheur des draps, avec son menton projeté en avant, son cou tendu et comme offert à un nouvel égorgement, dont l’image se reflétait dans la glace, près de la sienne. Il se dirigea vers le lit, écrasant sous ses pieds des débris de verre, et se pencha.
Il n’y avait presque pas de sang autour de la tête. Mais la nuque, les épaules, baignaient dans une flaque rouge coagulée. Avec des précautions infinies, il prit la tête entre ses mains, la souleva : la plaie s’ouvrit, plus large, comme une effroyable bouche, laissant sourdre, avec un léger clapotis, quelques gouttes de sang. Un caillot épais adhérait aux cheveux, et s’étira suivant le mouvement du crâne. Il reposa la tête, doucement. Elle avait gardé, dans la mort, une indicible expression d’effroi. Les yeux encore brillants avaient une fixité extraordinaire. La lumière de la lampe électrique y mettait deux flammes autour desquelles Onésime Coche regardait deux petites images à peine voilées qui étaient son image. Pour la dernière fois, le miroir de ces yeux sur qui avaient passé les visages des meurtriers réfléchissaient une face humaine. La mort avait fait son œuvre, le cœur avait cessé de battre, les oreilles d’entendre, le dernier cri avait roulé entre ces lèvres retroussées, le dernier râle avait buté contre la barrière de ces dents couvertes d’écume… cette chair encore tiède ne tressaillerait plus jamais, ni sous la caresse d’un baiser, ni sous la morsure du mal.
Brusquement, entre ce mort et lui, une autre image se dressa : celle du trio du boulevard Lannes. Il revit le petit homme au paquet bleu, le blessé avec son œil tuméfié, sa mâchoire de brute, et la fille en cheveux. Il entendit la voix brève et canaille qui disait : « Ça se lave, ça s’essuie pas ». Et le drame lui apparut terriblement clair, tandis que la femme faisait le guet, les deux hommes, après avoir crocheté les serrures, étaient montés au premier étage, où ils savaient trouver des valeurs. Le vieux, surpris dans son sommeil, avait crié, et les hommes lui avaient sauté dessus ; lui, pour se défendre, s’était armé d’une bouteille, et, tapant au hasard, avait atteint au front l’un de ses agresseurs. La lutte avait continué encore quelques instants, à en juger par tout le sang répandu, les meubles renversés. Enfin, la victime s’était adossée contre son lit ; l’un des hommes alors l’avait saisie par le col de sa chemise où se voyaient des marques rouges, et maintenu sur le dos tandis que l’autre, d’un seul coup, lui tranchait la gorge. Après, ç’avait été le pillage, la recherche fiévreuse de l’argent, des titres, des bibelots de prix, puis la fuite…
Onésime Coche se retourna, afin de résumer dans sa pensée toute la scène. Sur la table, trois verres étaient posés dans lesquels il restait un peu de vin. Leur forfait accompli, les meurtriers ne s’étaient pas sauvés tout de suite : certains de n’être plus dérangés, ils avaient bu. Ensuite ils s’étaient lavé les mains, et avaient essuyé leurs doigts.
Une fureur soudaine envahit l’âme du reporter. Il serra les poings et gronda :
— Ah ! les crapules ! les crapules !
Qu’allait-il faire maintenant ? Chercher du secours ? Appeler ? À quoi bon ? Tout était fini, tout était inutile. Il demeurait immobile, hébété, le cerveau rempli par la vision du meurtre. Et soudain, son esprit joignit les assassins. Il les devina assis dans quelque bouge, partageant le butin, maniant de leurs doigts rougis les objets dérobés. Pour la seconde fois, il murmura :
— Crapules ! Crapules !…
Un désir l’envahit de les retrouver, et de les voir, non plus triomphants et féroces ainsi qu’ils avaient dû s’asseoir à cette table, près de ce cadavre, mais effondrés, livides, grimaçants, au banc de la cour d’assises, entre deux gendarmes. Il imagina ce que pourraient être leurs horribles faces tandis qu’on leur lirait l’arrêt de mort, et leur marche à la guillotine, au petit jour, sous la lueur du matin blême. La loi, la force, le bourreau lui apparurent formidables, terribles et justes. Tout d’un coup, par un revirement soudain, cette loi, cette force, et ce bras séculier lui semblèrent des fantoches ridicules dont se riaient les criminels. La Police, incapable de veiller sur la sécurité des gens, était trop maladroite pour mettre la main sur les assassins. De temps en temps, elle en arrêtait bien un, au petit bonheur, et parce que le hasard se mettait dans son jeu. Mais, pour un gredin pris au collet, combien de crimes impunis ! La Police se fait non avec des brutes solides, mais avec des cerveaux intelligents, avec des artistes véritables, des hommes qui considèrent leurs fonctions moins comme un métier que comme un sport. Pour peu qu’un criminel ne commette pas une lourde maladresse, il est sûr de l’impunité. L’homme qui ne laisse rien derrière lui, peut voler, tuer en toute sécurité. Le crime découvert, on cherche dans l’entourage de la victime, on fouille sa vie au hasard, on remue ses papiers. Si le meurtrier n’a jamais été mêlé à son existence, au bout de quelques mois de recherches, après qu’un juge d’instruction entêté ait gardé sous les verrous un pauvre diable dont l’innocence finit par éclater, l’affaire est classée, et les criminels, enhardis par le succès, recommencent, plus forts et plus introuvables cette fois, parce que les maladresses des policiers dont ils ont pu suivre le travail, leur ont enseigné l’art de ne pas se faire prendre.
Et pourtant, quel métier plus passionnant, que celui de chasseur d’homme ? Sur un indice à peine perceptible pour d’autres yeux, revivre tout un drame, dans ses moindres détails ! D’une empreinte, d’un bout de papier, d’un objet déplacé, remonter à la source même des faits ! Déduire de la position d’un corps, le geste du meurtrier ; de la blessure, sa profession, sa force ; de l’heure où le crime fut commis, les habitudes de l’assassin. Par le seul examen des faits, reconstituer une heure comme un naturaliste reconstitue l’image d’un animal préhistorique à l’aide d’une seule pièce de son squelette… quelles sensations prodigieuses, quel triomphe ! L’inventeur en connaît-il de supérieures, lui qui, pendant des jours et des nuits, s’enferme dans son laboratoire, acharné à trouver la solution d’un problème !… et le but qu’il poursuit lui est immobile. Il sait que la vérité est une et ne se déplace pas, que les événements ne la modifient pas, que tous les pas qu’il fait le rapprochent d’elle ; il sait qu’il avance lentement, mais sûrement ; que, si la voie qu’il a choisie est bonne, la solution ne peut, à la dernière seconde, lui échapper. Pour le policier, au contraire, c’est l’angoisse de tous les instants, la piste qui se fausse, le but, un instant entrevu, qui disparaît, le problème renouvelé sans cesse, avec la solution qui s’éloigne, se rapproche, et semble fuir ; c’est le cri de triomphe soudain arrêté dans la gorge, la vie multiple, surnaturelle, faite de tous les espoirs, de toutes les craintes de toutes les déceptions ; c’est la lutte contre tout, contre tous, exigeant à la fois la science du savant, la ruse du chasseur, le sang-froid du chef d’armée, la patience, le courage et l’instinct supérieur qui seuls font les grands hommes, et, seuls, conduisent aux grandes choses. Ces minutes prodigieuses, songeait Coche, je voudrais les connaître, les vivre ; je voudrais être parmi la meute inintelligente des policiers qui, demain, battront le terrain, le limier galopant sur la bonne piste. Sans souci du danger et sans le secours de personnel, je voudrais faire ce métier et montrer cette chose extraordinaire : un homme seul, sans ressource, sans autre appui que sa volonté, sans autres renseignements que ceux qu’il aurait su trouver lui-même, arrivant à la vérité, puis, sans cri, sans combat, déclarant le plus simplement du monde, un beau jour :
— « À telle heure, à tel endroit, vous trouverez les meurtriers. Je dis qu’ils seront là, non parce que le hasard m’a mis sur leurs traces, mais parce qu’ils ne peuvent se trouver ailleurs ; et ils ne peuvent se trouver ailleurs par la seule raison que les événements provoqués par moi les ont obligés à venir donner dans le piège chaque jour plus étroit et plus solide que j’ai tendu sous leurs pas. »
J’emploierais à cela tout le temps nécessaire, mes nuits, mes jours, pendant des semaines et des mois. Ainsi, je connaîtrais cette volupté d’être celui qui cherche, et trouve. Auprès de cela parlez-moi des émotions du jeu, de l’ivresse de la découverte ! J’aurais goûté toutes les voluptés en une seule… Toutes ?… À la vérité, il m’en manquerait une : la peur… La peur qui décuple les forces, double, triple les heures… Mais, alors… il est donc une volupté supérieure à celle de la poursuite ?… Oui ! celle d’être poursuivi.
Ah ! La bête traquée par les chiens, qui fuit vers l’horizon mouvant, heurtant son front aux branches basses, arrachant ses flancs aux halliers, quelle histoire de l’épouvante elle pourrait dire, si la pensée habitait son cerveau ! Le coupable qui se sent découvert, qui croit, à chaque carrefour, voir se dresser devant lui la justice ; pour qui les jours ne savent pas finir, pour qui les nuits se peuplent d’affreux rêves, et les réveils d’ivresse folle et fugitive, il doit connaître tout cela ! Pour peu que son âme soit bien trempée, quelles joies rapides, mais puissantes, ne doit-il pas éprouver lorsqu’il est parvenu à mettre en défaut l’habileté de ceux qui le harcèlent, à les lancer sur une fausse piste, et à reprendre haleine, tout en les voyant chercher, s’énerver, s’arrêter et repartir encore, jusqu’à ce que leur instinct ou leur clairvoyance les ait remis sur le bon chemin !… Cela, vraiment, c’est la lutte, le combat d’homme à homme, la guerre sans pitié, avec ses dangers et ses ruses. Tout l’instinct de la bête est là : c’est l’image de ces combats effroyables, qui jettent les êtres les uns contre les autres, depuis que le monde est monde et qu’il faut conquérir la proie de chaque jour. N’est-ce pas à ce jeu terrible que l’enfant demande ses premières joies ? Sans le savoir, jouant à cache-cache, il s’apprend à jouer à la vraie guerre d’embuscade, cette guerre de partisan qui use les armées plus sûrement que vingt batailles…
Le problème se résume ainsi : À la recherche de sensations nouvelles, dois-je préférer le rôle de chasseur à celui du gibier ? le rôle du policier à celui du criminel ? Cent autres avant moi se sont faits policiers amateurs, mais nul ne s’est essayé dans le rôle du coupable. Je le choisis. Sans doute, n’ayant rien à me reprocher, j’en ignorerai les angoisses réelles, mais il me restera tous les plaisirs de la ruse. Joueur au portefeuille vide, je saurai du moins suivre sur le visage de mon partenaire les émotions de la partie. Ne risquant rien, je n’aurai rien à perdre, mais, au contraire, tout à gagner. Et si le bienheureux hasard veut qu’on m’arrête, journaliste avant tout, je devrai à la police le reportage le plus sensationnel qui ait jamais été fait et dont le titre pourrait être :
Toutes les portes dont jusqu’ici nul confrère n’a franchi le seuil s’ouvriront devant moi. Je connaîtrai la souricière, le panier à salade et les menottes. Je pourrai raconter, sans crainte de démenti, ce que vaut le régime des prisons, comment y sont traités les prévenus, par quels moyens un juge s’efforce d’arracher des aveux. Bref, je prononcerai, s’il est besoin, le réquisitoire le plus puissant et le plus juste contre ces deux forces redoutables qui se nomment la Police et la Magistrature ! Une idée suffit à la vie d’un homme. Si je ne deviens pas célèbre après celle-là, j’y veux perdre mon nom ! Coche, mon ami, à dater de cette seconde, pour le monde entier, tu es l’assassin du boulevard Lannes ! Le prologue est fini. Le premier acte va commencer. Attention !