LIVRE V



La partie de la muraille où étaient sculptés les signes mystérieux et le couple d’oiseaux à têtes d’hommes sembla pivoter sur elle-même et, dans le même moment, Marie-Thérèse poussa un grand cri, car le mort arrivait. Il vint jusqu’à elle, du fond du gouffre obscur qu’avait ouvert le déplacement des pierres cyclopéennes[1]. Quand celles-ci eurent repris leur position première, Marie-Thérèse le vit assis devant elle dans un fauteuil d’or à deux places. L’une de ces deux places à côté de la majesté défunte était encore inoccupée. La foule des Indiens acclama : « Gloire à l’Inca ! » et se prosterna de nouveau. Les joueurs de quenia soufflèrent leurs airs plus funèbres dans leurs os de mort. Les deux mammaconas qui devaient accompagner Marie-Thérèse dans les demeures enchantées du Soleil se placèrent à sa droite et à sa gauche et les dix autres prêtresses formèrent deux théories qui ne cessèrent de se croiser en balançant leurs voiles. Quand elles arrivaient devant le Roi Embaumé, elles s’agenouillaient, relevaient la tête et criaient à l’écho : « Celui-là est Huayna Capac, roi des rois, fils du grand Tapac Inca Yupanqui. Il est venu par les couloirs de la nuit pour chercher la nouvelle Coya que le peuple inca offre à son fils Atahualpa ! », puis elles se redressaient et se recroisaient et recommençaient à balancer leurs voiles. Elles firent ce manège douze fois. Chaque fois elles criaient plus fort et chaque fois les joueurs de flûte dans les os de mort faisaient entendre des airs plus stridents. Marie-Thérèse, toujours serrant dans ses bras le petit Christobal qui avait caché sa tête sur son sein à l’apparition de Huayna Capac, fixait le Mort et le Mort la fixait. Il semblait à tous qu’une épouvante hypnotique immobilisait la jeune fille en face de l’envoyé de l’enfer incaïque qui venait la chercher.

Le Roi avait, lui aussi, revêtu la robe de peau de chauve-souris propre à la traversée des couloirs de la nuit, mais, sous cette parure passagère, il laissait entrevoir le manteau royal et les sandales d’or. Sa noble figure impassible et sévère était découverte. Elle avait conservé cette teinte brune qui lui avait été naturelle. Il ne portait sur ses cheveux, d’un noir de corbeau, que le llantu, la couronne légère à franges et à glands pareille à celle que l’on avait posée sur le front de Marie-Thérèse ; mais celle du roi avait les deux plumes de coraquenque. Les gardiens du Temple de la Mort avaient-ils glissé sous les paupières embaumées le faux éclat des billes de verre, ou le prodigieux secret des embaumeurs avait-il conservé à travers les siècles la lumière des royales pupilles ? Mais il paraissait à Marie-Thérèse que ce monarque funèbre la fixait d’un regard effroyablement vivant ? Il était assis très naturellement, les mains aux genoux. Il sembla même à la jeune fille qu’il respirait, tant ce mort présentait la perfection de la vie réelle[2]. Elle eut un gémissement d’horreur que, seul, le petit Christobal entendit, car c’était la douzième fois que les mammaconas passaient en chantant toujours plus fort et que les joueurs de quenia les accompagnaient et ils étaient arrivés tous à un diapason tel qu’on ne percevait plus, dans la Maison du Serpent, que leurs accents déchirants et barbares.

Les Indiens de l’assemblée commençaient, eux aussi, à se trémousser en hululant, de droite et de gauche, en imitant le balancement des trois gardiens du Temple. Marie-Thérèse regardait toujours le mort, non seulement parce qu’elle ne pouvait faire autrement, se trouvant en face de lui et comme hypnotisée par lui, mais encore parce qu’elle ne voulait pas regarder les punchos rouges. Elle sentait que ses yeux, s’ils ne restaient pas sur le mort, iraient fatalement à ceux-là et les trahiraient.

Marie-Thérèse était déjà comme à moitié enfouie dans l’idée de la mort ; il lui semblait que déjà la terre la possédait qui devait l’étouffer, mais que sa tête était encore libre. Et elle n’avait plus qu’une crainte particulière au milieu de la terreur sans fond dans laquelle elle descendait, c’est que sa tête se tournât malgré elle du côté de ceux qui pouvaient encore la sauver, et les désignât à ce peuple fanatique. Ainsi se forçait-elle à « l’hypnotisation », en face du mort. Et le peuple inca, voyant ce miracle s’accomplir, et qu’elle était déjà prise par le mort, rendait des actions de grâce à la divinité.

Mais Huascar leva le bras, fit un signe de deux doigts de la main droite, et il y eut le silence et une immobilité de tous instantanée et absolue. Qu’allait-il se passer ? Le crâne pain-de-sucre, le crâne petite-valise et la casquette-crâne s’approchèrent et désignèrent aux deux mammaconas qui devaient mourir la place restée libre sur le double fauteuil d’or. Celles-ci dirent aussitôt à Marie-Thérèse en indien aïmara : « Allons, Coya, viens ! sois heureuse et douce, le Roi t’appelle. » Et elles la soulevèrent et la portèrent dans cette place restée libre sur le double fauteuil d’or, à côté du roi défunt Huayna Capac, fils du grand Tupac Inca Yupanqui. Et ceci fait, le fauteuil se trouva face à l’assemblée et face aux punchos rouges.



SA CROUPE SE RECOURBE
EN REPLIS TORTUEUX


Marie-Thérèse ferma les yeux pour échapper à l’horreur de se voir côte à côte, sur le même fauteuil, avec le mort qui devait l’emporter dans la terre et aussi pour ne pas les voir, eux, les punchos rouges… pour ne pas les voir… pour ne pas les voir ; car elle se rendait de plus en plus compte que si son regard se croisait avec celui de Raymond, ou avec celui de son père, elle éclaterait en sanglots ou se lèverait comme une femme ivre pour courir à eux, ou leur crierait quelque chose qui les perdrait tous. Cependant, malgré ses paupières closes et malgré qu’elle parût déjà aussi momifiée que son compagnon le Roi, elle était renseignée. Le petit Christobal, par-dessus les bras recourbés de sa sœur, regardait tout ce qui se passait ; et il lui disait tout bas, si bas que Marie-Thérèse sentait à peine son souffle monter le long de sa gorge nue : « Raymond a levé la tête… et puis papa… papa a fait un signe… mais il ne faut pas le dire… » Marie-Thérèse mit sur le souffle de l’enfant sa main qui tremblait et il comprit qu’il devait se taire. « Ainsi, ils étaient là, pensait-elle. Qu’allaient-ils tenter ? qu’allaient-ils pouvoir faire ? » C’était horrible de les savoir là, cachés et impuissants… car s’ils n’avaient pas été impuissants, ils ne se cacheraient pas !… Ils seraient venus avec la police… avec des soldats !… C’était cela qu’elle ne comprenait pas !… Pourquoi se cachait-on pour la sauver ! Les Indiens étaient donc les maîtres du pays, maintenant ?… Elle pensa à la révolution, au général Garcia qui avait demandé sa main. Pourquoi n’était-on pas allé trouver Garcia, il serait accouru avec son armée, près d’elle. Mais, eux, cachés sous leurs punchos rouges, qu’allaient-ils faire au milieu de ce peuple qui voulait sa mort ? que pouvaient-ils pour elle ? Cependant ils devaient avoir leur plan.

Les mammaconas chantaient : « Des tremblements de terre ébranlèrent le sol, la lune fut entourée d’anneaux de feu de diverses couleurs ; le tonnerre tomba sur l’un des palais royaux et le réduisit en cendres ; on vit un aigle chassé par plusieurs faucons remplir l’air de ses cris, planer au-dessus de la grande place de la cité et, percé par les serres de ses agresseurs, tomber sans vie en présence des plus nobles Incas ! » À ces derniers mots qui rappelaient, selon le rite, la défaite et la mort de leur dernier roi, tous courbèrent la tête, avec des gémissements, et le souffle des joueurs de quénia trembla dans les os des morts. Huascar, lui aussi, s’était incliné ; puis il releva le front, ses yeux rencontrèrent les paupières de Marie-Thérèse qui s’entr’ouvraient. Elle le vit et frissonna. Elle ne doutait plus qu’il l’aimât et que c’était lui qui la faisait mourir. Quand il fit quelques pas vers elle, elle crut sa dernière heure venue, tant son regard était sombre. Elle avait pu supplier la foule anonyme ; celui-là, elle ne le pourrait point. Elle referma les yeux.

Elle l’entendit alors qui lui disait d’une voix lente et monotone comme celle d’un prêtre à l’église : « Coya, tu appartiens à Huayna Capac, le grand Roi venu des enfers pour te conduire dans la maison du fils du Soleil. Nous te laissons seule avec lui. C’est lui qui te conduira au seuil du mystère qui doit rester inconnu des vivants. Il te fera traverser les couloirs de la nuit et te fera connaître, selon le rite, la gloire du Cuzco, fille du Soleil. Enfin, c’est lui qui, dans le Temple, te fera asseoir au milieu des cent épouses. Tu dois lui obéir et, si tu veux que le charme ne soit rompu, ne te lève que s’il se lève ! Et souviens-toi que le serpent veille dans la Maison du Serpent. »

Il se retira à reculons avec les trois gardiens du Temple, pendant que la foule des Indiens s’écoulait lentement par les trois portes. Toutes les mammaconas s’en allèrent aussi, en ramassant leurs longs voiles noirs sur leurs têtes comme des femmes en deuil qui sortent du cimetière. Et même les deux qui allaient mourir se retirèrent après avoir baisé les pieds de Marie-Thérèse, qui étaient nus sous la robe de peau de chauve-souris.

L’idée qu’on allait la laisser toute seule dans cette salle que gagnait la prompte obscurité de la nuit, seule avec son petit Christobal dans les bras, à côté du Mort, l’emplissait d’une horreur plus grande que le spectacle que venaient de lui donner ces sauvages. Pourquoi s’en allaient-ils ?… Sans doute, parce qu’il allait se passer quelque chose de si atroce qu’ils n’avaient pas le courage d’y assister. Huascar l’avait dit : « Il y a des mystères que les vivants ne doivent pas connaître ! » Qu’est-ce qu’on lui avait préparé avec ce mort ? Pourquoi lui avait-on défendu de se lever ? « Ne te lève que s’il se lève ! » Il allait donc se lever ? Ce Mort allait donc marcher devant elle ? la prendre par la main avec sa main hideuse de momie ? l’entraîner chez les morts, par les couloirs de la nuit ?

Au fur et à mesure que la salle se vidait, on eût dit également que la lumière la quittait.

Et les punchos rouges ?… est-ce qu’ils n’allaient pas enfin venir à son secours ?… est-ce qu’ils n’allaient pas l’arracher aux bras du mort ?… ou bien allaient-ils s’en aller comme les autres ?… Elle les regarde maintenant… tous les quatre… tous les quatre prosternés sur les dalles !… Les mammaconas lui ont dit : « Ce sont les veilleurs du sacrifice !… » Alors, eux, ils vont sans doute rester… parce que le sacrifice est proche… c’est leur devoir de rester !… Huascar a dit que tout le monde allait s’en aller, excepté le Mort… Il ne pensait certainement pas aux veilleurs du sacrifice qui doivent avoir le droit de rester. Cependant, il faudrait savoir… les gardiens du Temple sont partis… Huascar est parti… les quatre punchos rouges vont peut-être le suivre… Non ! ils ne bougent pas !… Ah ! Marie-Thérèse peut les regarder… ils ne la regardent pas ! Ils sont là, écrasés sur la pierre, comme des choses inertes…

Mais il n’y a plus qu’une vingtaine d’Indiens dans la salle. Qu’attendent les punchos rouges pour bondir vers elle ?… Qu’attend Raymond ?… Qu’attend Raymond !… « Oh ! Marie-Thérèse, nous allons rester seuls avec eux, murmure le petit Christobal… ils nous sauveront ! »… C’est cela ! évidemment, pense-t-elle… c’est bien cela !… Voilà le plan !… Ils ont dû séduire les vrais veilleurs du sacrifice, les séduire ou les tuer, acheter la complicité de quelques caciques (ils aiment tant l’argent !)… et ainsi se sont-ils introduits dans la Maison du Serpent sous les punchos rouges, sachant qu’à la fin de la cérémonie on les laisserait seuls, tout seuls avec Marie-Thérèse, le petit Christobal et le Mort !… Allons, tout allait se passer le plus simplement du monde, car tout pour la fuite avait dû être préparé… et, bien sûr… ce n’est pas le Mort qui résisterait ?

Maintenant, le Mort faisait moins peur à Marie-Thérèse.

Elle embrassa le petit Christobal qui lui rendit son baiser et la serra dans ses petits bras… Encore cinq, quatre, trois Indiens… Ils se retournent pour la voir avant de partir… Ah ! elle n’a garde de bouger… non… non… pas un mouvement… c’est défendu !… Elle ne doit se lever que si le Mort se lève !… Alors, elle reste bien sage, avec son petit frère dans ses bras, sur son fauteuil d’or… plus d’Indiens !… plus un !… plus personne que les quatre veilleurs du sacrifice, qui se lèvent à leur tour, et prennent lentement à leur tour le chemin des portes… Oui, ils s’en vont eux aussi… ils s’en vont !…

Ah ! Marie-Thérèse a un sourd gémissement… Elle n’ose crier, elle ne sait pas si elle doit, si elle peut crier !… Mais de les voir s’en aller comme les autres, sans un regard de son côté… cela lui arrache le cœur… et voilà que le petit Christobal pleure… ne peut plus se retenir de pleurer… « Ils s’en vont ! ils s’en vont ! » dit-il dans ses larmes, mais encore elle le fait taire… Il faut voir… il faut avoir du courage jusqu’au bout… Il y en a trois, trois veilleurs du sacrifice… qui, lentement, les têtes courbées sous le bonnet sacerdotal, s’en sont allés vers les trois portes… mais il y en a un, le quatrième qui s’est arrêté au milieu de la salle, à demi tourné vers Marie-Thérèse… et celui-là lui fait un signe… et celui-là, c’est Raymond !… Ah ! sûrement, ils sont sauvés ! ils sont sauvés ! mais il faut agir bien prudemment, n’est-ce pas ?… bien prudemment… Les trois sont donc allés aux trois portes, et ils regardent avec précaution dans les cours, car chaque porte donne sur une cour comme dans tous les palais incaïques où aucune pièce ne communique avec aucune autre pièce.

Est-ce que le peuple d’Indiens est parti ? Est-ce qu’il est bien parti ?… évidemment, c’est cela qu’ils regardent, c’est de cela qu’ils s’assurent. Et Raymond trouve, certainement, qu’ils y mettent trop de temps. Il attend le signal ! Il attend le signal ! Et ses mains armées, terriblement armées, se tendent vers Marie-Thérèse, qui déjà, oubliant la recommandation de Huascar, se soulève sur son trône d’or, alors que le Mort, lui, reste, comme il convient aux morts, surtout aux Rois morts qui ont de la dignité et le respect d’eux-mêmes, immobile… Ah ! le signal ! le signal !… c’est le marquis qui le donne !… Recuerda ! (souviens-toi).

À ce mot d’ordre, qu’il attendait avec une impatience mortelle, Raymond se précipite sur Marie-Thérèse. Le marquis le suit et, tandis que les deux autres continuent de veiller aux portes, tous deux bondissent, gravissent les hauts degrés de porphyre, tendent les bras à Marie-Thérèse… Et Marie-Thérèse, se levant tout à fait cette fois, pousse un cri de joie et de délivrance et est déjà prête à se jeter dans leurs bras tendus avec le petit Christobal… quand, tout à coup, dans la seconde même où elle va quitter le siège fatal, un sifflement sinistre se fait entendre, cependant qu’elle jette une clameur effroyable et qu’elle se débat avec l’enfant dans les replis monstrueux d’une bête énorme qui vient de jaillir autour d’elle, qui l’enserre de ses anneaux, qui la broie, qui la retient, qui l’emprisonne sur le fauteuil de la Mort, avec le Mort ! C’est le serpent de la Maison du Serpent qui garde sa proie !…

Raymond, le marquis, ont jeté un égal cri d’horreur devant ce rempart inattendu qui se dresse en face d’eux et ils se sont rués sur le monstre dont la tête se balance fantastiquement au-dessus d’eux en faisant entendre un singulier bruit de clochettes. Ils veulent lui arracher ses deux victimes !… Ils le frappent ! Ils l’étreignent à leur tour !… Ils voudraient le tuer ! l’étouffer !… Épouvante nouvelle !… Leurs mains insensées ne rencontrent point la chair vivante, mais le froid du métal, des anneaux qui grincent, qui glissent les uns sur les autres, mus par quelque mécanisme infernal[3], écailles de cuivre[4] qui défendent Marie-Thérèse et l’enfant contre les efforts qui tentent de les sauver, mieux que ne le feraient les barreaux d’une prison !…

C’est en vain que Raymond essaie d’attirer à lui les membres glacés de Marie-Thérèse, en vain que le marquis a tenu dans ses mains les mains du petit Christobal… Ils sont impuissants à les arracher au monstre qui continue de balancer au-dessus d’eux sa tête triangulaire dont la gueule entr’ouverte laisse échapper un sifflement de plus en plus aigu et cet étourdissant bruit de clochettes… auquel on accourt de partout…

Natividad a crié : « Les voilà ! les voilà !… » et il s’est sauvé… mais où se sauver !… Et le marquis ne veut plus fuir… Et Raymond ne veut plus quitter Marie-Thérèse !… Et la salle tout entière se remplit à nouveau d’Indiens !… de dignitaires !… de caciques… de punchos rouges qui crient au sacrilège… de mammaconas qui agitent désespérément leurs voiles noirs… de soldats quichuas qui font ouvertement cause commune avec la bande d’Oviedo Runtu, lequel seul reste invisible.



LES PRÉCAUTIONS
DU FOU ORELLANA


Huascar enfin apparaît. D’où vient-il ?… Son calme, son immobilité, au milieu de tout ce tumulte, semblent attester qu’une pareille scène ne l’a point surpris… que rien ne pouvait le surprendre… Il aurait été prévenu de ce qui allait se passer qu’il ne montrerait pas plus de tranquillité. C’est lui qui commande, qui fait charger de chaînes les captifs, le marquis, Natividad et l’oncle François-Gaspard, lequel, devant la brutalité de ses agresseurs, recommence à s’inquiéter et à se laisser gagner à son tour par l’épouvante… c’est Huascar qui ordonne à ses Indiens d’emmener les malheureux.

Le marquis appelle une dernière fois : « Christobal ! Marie-Thérèse ! », mais, ils ne lui répondent pas, car ils sont déjà comme morts parmi les anneaux du serpent.

Cependant Huascar est de plus en plus sombre, car c’est en vain que sur son ordre, dans la salle envahie, on cherche Raymond. Raymond s’est enfui. Raymond serait-il le seul à échapper à sa vengeance ?

Derrière les captifs, les Indiens ont quitté la salle en chantant la gloire, la force, la ruse et l’adresse du serpent dans la Maison du Serpent. Pendant le tumulte, les mammaconas ont jeté leurs voiles de deuil sur la momie assise de Huayna Capac. Les Indiens repartis, elles ont repris leurs voiles, et, à leur tour, sont parties. Puis sont partis tous les autres dignitaires, à l’exception de Huascar et des trois gardiens du temple dont les petits poings hideux caressent les anneaux du serpent. Puis, Huascar est passé derrière le double fauteuil d’or. Alors, comme s’il recevait un ordre, le serpent a cessé de siffler, et il a refermé son ignoble gueule sur le bruit des clochettes… et, peu à peu, il s’est replié… aussi lentement qu’il avait été rapide à se détendre et à encercler la pauvre Marie-Thérèse et le petit Christobal. Enfin, anneau par anneau, le serpent a fini par disparaître tout à fait derrière le fauteuil d’or. Huascar, alors, a touché la pierre du mur à l’endroit du coraquenque, l’oiseau à tête d’homme, et la pierre, de nouveau a tourné, ouvrant le couloir de la nuit. Aussitôt le double trône a glissé dans le couloir de la nuit, emportant le roi mort et Marie-Thérèse et le petit Christobal. Et la muraille, sur eux, s’est refermée, car il y a des mystères que ceux qui ne sont pas encore prêts à mourir ne doivent pas connaître. Aussitôt, les trois gardiens du Temple ont incliné leurs trois têtes de monstres devant Huascar et Huascar est resté seul dans la Maison du Serpent, comme c’est son droit, parce que Huascar est le dernier grand-prêtre des derniers Incas. Il s’est assis, solitaire, sur la plus haute marche de porphyre et, dans la nuit, il s’est pris la tête dans les deux mains. Ainsi il resta jusqu’à l’aurore.

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Dissimulé dans une niche de pierre creusée par la main des Incas, Raymond attendit Huascar toute la nuit, devant la Maison du Serpent. Mais il ne vit sortir aucun de ceux pour lesquels il était resté là, malgré le danger qu’il courait d’être reconnu par les quichuas, dignitaires de l’Interaymi. Certains, en passant, jetèrent un coup d’œil rapide sur ce pauvre Indien qui semblait dormir, roulé dans son puncho, mais nul ne se douta que l’homme était celui qui leur avait échappé, au moment du sacrilège ! Les ombres de la nuit étaient du reste favorables à Raymond. C’étaient elles qui l’avaient sauvé dans cette vaste salle où s’étaient rués les Indiens à l’appel du serpent à clochettes. Dans le tumulte et la confusion générale, il avait eu la présence d’esprit de retourner le puncho rouge qui ressemblait maintenant sur ses épaules à tous les autres punchos quichuas. Il était sorti avec la foule, s’était trouvé dans la rue avec elle et était resté dans cette niche, accablé par les événements.

Il n’avait plus aucun espoir ; les quichuas étaient les maîtres du pays. La dernière victoire de Garcia leur avait livré le Cuzco. Tout ce qui n’était pas indigène avait fui. Or, sur les 50.000 habitants de l’antique cité, les sept huitièmes étaient de pure race indienne, qui ne s’étaient pas vus à pareille fête depuis la conquête espagnole. Les quelques troupes que Garcia avait laissées là, auxquelles du reste étaient venus se joindre avec enthousiasme les soldats vaincus de Veintemilla, faisaient chorus avec la population indigène d’où ils étaient tous sortis et dont ils partageaient les mœurs, les croyances, le fétichisme.

Toute la région était dans un état d’exaltation incaïque que rien ne pouvait calmer depuis que Garcia s’était éloigné, par prudence, du reste. Le général n’avait pas voulu tenter l’aventure de s’opposer personnellement aux manifestations d’un fanatisme qui, selon lui, devait tomber tout naturellement, après les fêtes de l’Interaymi.

En attendant, le pays était redevenu le domaine sacré des fils du Soleil comme aux plus grands jours des Incas. Les chants, les processions, les danses ne cessaient pas. Quand Raymond et ses compagnons étaient arrivés aux environs du Cuzco où ils avaient caché leur automobile dans un des tambos (auberge de campagne) dont ils avaient « acheté » le propriétaire, il leur avait bien fallu se rendre compte de l’impossibilité où ils étaient de tenter un coup de force. Heureusement, l’or de Garcia était là, suprême espoir. Ils avaient promis à l’aubergiste, qui était un métis fort pauvre ne demandant qu’à devenir riche, une petite fortune s’il parvenait à leur amener un ou deux punchos rouges, susceptibles de s’entendre avec eux pour affaire d’importance, moyennant la forte somme ; et cela en cachette de Huascar.

Le métis leur en amena quatre qui devaient être le soir même les veilleurs du sacrifice et dont la fonction consisterait à rester les derniers dans la Maison du Serpent, devant la Coya et le Huayna Capac avant le mystère des couloirs de la nuit. Cela, vraiment, « tombait » bien. Cela « tombait » trop bien et ils eussent dû se méfier. Mais Raymond et le marquis étaient trop heureux de pouvoir enfin pénétrer jusqu’à Marie-Thérèse pour s’arrêter à des détails qui auraient éveillé la prudence des moins habiles. François-Gaspard qui avait assisté à la combinazione avait pu, avec quelque raison, cette fois, hausser les épaules de mépris pour une aussi pauvre politique. Tout avait été réglé avec les punchos qui touchèrent immédiatement moitié de la somme et qui devaient avoir le reste après le succès de l’entreprise. Il était entendu, du reste, qu’ils y collaboreraient en facilitant l’enlèvement et en se faisant les gardiens de l’une des portes par laquelle la petite troupe pourrait s’échapper, le coup fait, avec leur précieux butin. Sur quoi, les quatre voyageurs avaient revêtu le manteau des veilleurs du sacrifice et s’étaient grimés, et avaient coiffé le bonnet à oreillettes. La cérémonie devait avoir lieu vers la fin du jour au milieu d’une populace en liesse : qui donc se mêlerait de reconnaître ces faux-prêtres dont le rôle consistait à toucher de leurs fronts les degrés de pierre ? François-Gaspard avait été naturellement le premier à se prêter à cette mascarade, comme il l’appelait ; il avait accepté son rôle avec une bravoure tranquille qui lui avait fait reconquérir toute l’estime perdue dans l’esprit du marquis et aussi dans celui de son neveu. Natividad pensait lui-même un peu à Jenny l’ouvrière, mais l’affaire paraissait proche du dénouement. Il savait, par métier, qu’on pouvait faire, dans ce pays, beaucoup de choses avec de l’or et il connaissait particulièrement la vénalité des Indiens. Il ne doutait point, lui, du succès final de cette petite tragi-comédie. L’Indien, tant de fois, avait été joué par le Blanc !

Or, dans la circonstance, c’était le Blanc qui était joué par l’Indien. Ils s’en aperçurent à leurs dépens. Huascar les avait, dans leurs punchos rouges, convenablement « roulés ».

Où étaient-ils, maintenant, les veilleurs du sacrifice ? ceux qui devaient sauver Marie-Thérèse et Christobal ? Où le marquis ? Où Natividad ? Où l’illustre membre de l’Institut ? Au fond de quel cachot et promis à quel destin ?

Dans cette rue sombre, devant ce palais fatal, Raymond attendait Huascar pour le tuer. Mais personne ne sortait plus de la Maison du Serpent. À l’aurore, une main se posa sur le bras du faux Indien. Celui-ci releva la tête. Il reconnut le grand vieillard qui suivait Huascar sur la place d’Arequipa. Il avait devant lui le père de Maria-Christina d’Orellana.

— Pourquoi restes-tu ici ? lui demanda le vieillard. Ce n’est pas de ce côté que la procession apparaîtra. Viens avec moi, tu pourras voir ma fille qui va sortir du couloir de la nuit.

Ces paroles du pauvre fou frappèrent Raymond, d’autant que de nombreux groupes d’Indiens passaient maintenant dans la rue, suivant tous la même direction. Le vieillard lui dit encore : « Viens avec eux. Tu vois, ils vont tous à la procession de l’Épouse du Soleil ! » Raymond se leva et le suivit. Dans son horrible situation qui n’était comparable à rien de ce qui pût être imaginé de raisonnable dans le monde actuel civilisé, il finissait par trouver tout naturel qu’il se laissât diriger par un fou. Le vieillard, en marchant, lui disait : « Je te connais bien. Tu es venu dans le pays pour voir l’Épouse du Soleil. Tu t’es même déguisé en Indien pour cela, mais c’est bien inutile, tu n’as qu’à venir avec moi, tu la verras, l’Épouse du Soleil ! Je suis celui qui connaît le mieux Cuzco et la province, par dessus et par dessous. J’ai vécu dix ans dans les souterrains. Quand je ne suis pas dans les souterrains, je fais visiter la ville aux étrangers. Et je les conduis à toutes les étapes que parcourait autrefois l’Épouse du Soleil avant d’être réunie au Soleil dans le temple de la mort, qui est aussi, bien entendu, le temple du Soleil, mais par en dessous. Tu verras, c’est très curieux !… Aujourd’hui, ce sera même plus curieux que la dernière fois, parce que, la dernière fois, ils étaient obligés de se cacher et les processions n’avaient lieu que dans les couloirs de la nuit, mais aujourd’hui, ils sont les maîtres par-dessus comme par-dessous ; Huayna Capac, le roi mort, osera regarder une fois encore le Soleil vivant. Et ils se promèneront dans les rues de la ville. Si tu ne sais pas cela, c’est que tu n’écoutes pas ce qui se dit autour de toi. Où sont tes compagnons ? J’aurais pu leur faire visiter la ville à eux aussi ! et leur faire suivre les étapes, aussi. Et, tu sais, je n’aurais pas demandé plus cher. Quelques centavos me font vivre pendant des semaines. Les aubergistes le savent bien qui me confient leurs étrangers pour la visite de la ville et nul ne la connaît mieux que moi. Tu es venu pour les fêtes de l’Interaymi. Je t’ai vu pour la première fois à Mollendo, puis, à côté de la maison du Rio Chili, à Arequipa, puis devant la Maison du Serpent. Ce sont toutes les étapes avant les couloirs de la nuit. C’est par là, qu’il y a dix ans, ils ont conduit ma fille Maria-Christina, qui était la plus belle fille de Lima et qu’ils ont jugée digne de leur dieu. Moi, je n’étais pas prévenu. Mais, cette fois, ça ne se passera pas comme ils le croient. Quand j’ai vu revenir les fêtes de l’Interaymi, je me suis dit : « Orellana, il faut prendre tes précautions ! Et je les ai prises, ma parole. Viens, j’entends le bruit des flûtes d’os de mort ! »



LE CORTÈGE DE
L’INTERAYMI


Il lui fit traverser tout Cuzco. Et Raymond ne voyait rien de l’antique Cuzco cyclopéen sur lequel est construit le Cuzco moderne ; il passait au milieu de cette ville prodigieuse qui fut élevée, sans doute, par des géants ou par des dieux, car les blocs de granit et de porphyre dont elle est faite, n’ont pas bougé depuis qu’une force inconnue aux hommes de notre temps les a amenés là. Et ils ne bougeront jamais, et ils mourront avec la terre, cependant que le souffle du ciel ou le tremblement des monts aura depuis longtemps fait disparaître les petites bâtisses des conquistadors. Il passait aveugle au milieu de ces effarants vestiges du passé. Il marchait, suivant la foule, suivant le vieillard qui le conduisait à une nouvelle étape du martyre de Marie-Thérèse.

Ils sortirent de la ville, et Orellana, le prenant par la main, comme il eût fait d’un enfant, lui fit gravir un monticule appelé, en quichua, qquisillo Hungu-Ina (l’endroit où danse le singe). Là, ils durent gravir un des blocs granitiques sculptés et transformés par les travailleurs incas en terrasses, en galeries, en marches géantes. D’innombrables Indiens couvraient déjà ces pentes surnaturelles et tous avaient les regards tournés vers le Sacsay-Huaynam, la colline de pierre, le fort cyclopéen, premier témoin de la grandeur des Anciens Ages. Sa longueur dépasse mille pieds et il possède trois murs d’enceinte montant les uns au-dessus des autres et creusés de niches où, ce jour-là, comme autrefois, s’abritaient les sentinelles.

Tous les yeux étaient donc tournés vers le Sacsay-Huaynam, et tous les yeux, sur le Sacsay-Huaynam, regardaient l’Intihuatana, qui est le pilier où l’on attache le Soleil !

Orellana, de sa voix cassée, expliquait comme un guide qui ne saurait perdre l’habitude d’expliquer : « Vous voyez, señor, le pilier qui servait aux Indiens à mesurer le temps. C’est lui, aujourd’hui, qui distribue, comme il convient, les heures de la fête. C’est une pierre religieuse érigée pour fixer l’époque précise des équinoxes. C’est pourquoi on l’appelle Intihuatana « où l’on attache le Soleil ». Ah ! ah ! attention !… tenez !… voilà la procession qui commence !… Il faut que vous sachiez que les couloirs de la nuit s’étendent sous la ville et la campagne entre la Maison du Serpent et le Sacsay-Huaynam[5]. Quand ma fille sortira des couloirs de la nuit, ce sera pour faire le tour du Sacsay-Huaynam et le tour de l’Intihuatana. Alors, le Soleil ayant été détaché par le grand-prêtre, la procession s’en ira vers les portes de la ville. »

En effet, Raymond voyait maintenant très distinctement tout un cortège qui se formait autour des murailles et il distingua, en tête, Huascar qui donnait des ordres. Alors, il ne s’occupa plus d’Orellana et courut de ce côté et se rapprocha le plus qu’il pût de la procession, sans parvenir toutefois à percer les rangs des premiers Indiens qui remplissaient l’air de leurs cris. Il n’était pas trop loin du pilier à mesurer les solstices. Il put voir que cette colonne solitaire, placée au centre d’un cercle, toute chargée de guirlandes de fleurs et de fruits, était surmontée d’un trône doré. Exclusivement réservé au Soleil[6], ce trône, qui avait disparu depuis des siècles, avait été apporté là avant l’aurore, du fond des couloirs de la nuit. Étourdi par les cris, les chants, les bousculades, Raymond dut attendre là pendant plusieurs heures, luttant avec une astuce silencieuse pour garder sa place. Il ne voyait plus Huascar et il finit par comprendre que les quelques prêtres qui tournaient incessamment autour de l’Intihuatana attendaient l’heure de midi.

Enfin, il revit Huascar qui avait revêtu une chape d’or qui brillait comme le Soleil lui-même. Tourné vers le fauteuil du Soleil, le grand-prêtre attendit quelques secondes. Puis il cria en aïmara cette phrase qui fut répétée de toutes parts en quichua et en espagnol : Le dieu est assis dans toute sa lumière sur la colonne ! Et, après avoir attendu encore quelques secondes, il frappa dans ses mains et donna le signal de la marche de tous. Le dieu était délivré, c’est-à-dire qu’après avoir visité son peuple, il continuait librement son chemin dans les cieux. Le peuple le suivit sur la terre, de l’est à l’ouest.

Ce fut d’abord le cortège sacré qui s’ébranla, Huascar en tête, suivi de quelques centaines de serviteurs du dieu, habillés simplement et employés à débarrasser le chemin de tout obstacle et chantant dans leur marche les chants de triomphe. Puis une centaine de personnages leur succédèrent, vêtus d’une étoffe éclatante, à carreaux rouges et blancs, disposés comme les cases d’un échiquier. À leur aspect, le peuple cria : « les amautas ! les amautas ! » c’est-à-dire : les sages ! et il leur fit fête. Puis d’autres vinrent qui étaient tout en blanc, portant des marteaux et des massues en argent et en cuivre : c’étaient les « appariteurs » du palais royal ; puis les gardes ainsi que les gens de la suite immédiate du prince qui se distinguaient par une riche livrée azur et par une profusion d’ornements éclatants, enfin les nobles qui avaient d’énormes pendants d’oreilles. Toute la procession descendait du Sacsay-Huaynam vers la plaine et ce fut le tour de la vaste litière qui portait le double trône d’or, d’apparaître aux yeux éblouis du peuple assemblé. Mille acclamations montèrent vers elle, à l’aspect du Roi défunt et de sa compagne vivante, cris mêlés d’enthousiasme pour le descendant de Manco-Capac et de haine sauvage pour celle qui représentait la race conquérante, la victime qu’on allait offrir en holocauste à l’astre du jour. Sur tous les gradins, une clameur funèbre la salua : « Muera la Coya ! Muera la Coya ! » (à mort la reine ! à mort la reine !) Marie-Thérèse paraissait déjà aussi morte que le roi, son compagnon. Elle se laissait balancer au rythme des pas des nobles Incas, porteurs de la litière. Elle était d’une beauté de statue et aussi blanche que le marbre le plus blanc et elle avait toujours dans les bras le petit Christobal, comme une Vierge Marie, l’Enfant-Jésus.

On leur avait enlevé, à la sortie des couloirs de la nuit, leur robe de chauve-souris pour leur faire revêtir la tunique de laine de vigogne si fine qu’elle avait l’apparence de la soie. Les deux mammaconas qui devaient mourir venaient derrière la litière, la tête entièrement recouverte de leurs voiles noirs. Les autres mammaconas et les trois gardiens du Temple avaient disparu. Enfin, le cortège se terminait par une compagnie très mêlée de soldats quichuas qui avaient le fusil sur l’épaule et qui marchaient au pas, au son des flûtes d’os de mort ; les joueurs de quénia fermaient la marche.

Le contraste était assez savoureux du spectacle de ce cortège antique et de ce bout d’armée moderne, mais seul l’oncle Ozoux eût pu en jouir, et l’oncle Ozoux n’était pas là ! Quant à Raymond, aussitôt qu’il avait aperçu Marie-Thérèse, il était devenu comme fou.

Ne pouvant pénétrer plus avant dans la foule, il s’était rué en arrière pour pouvoir courir vers les portes de la ville où il espérait bien se placer directement sur le passage du cortège. Mais au moment où il atteignait les derniers degrés de la colline du singe qui danse, il fut immobilisé par la foule immobile, tournée vers le sommet du Sacsay Huaynam où apparaissaient tout en haut de la plus haute tour, la silhouette éclatante rouge dans l’azur d’un prêtre, dont la voix se répandait sur la plaine.

Raymond reconnut le prêcheur de la pierre du sacrifice, le moine rouge de Cajamarca. Et il sut qui il était, car autour de lui on murmurait : « le grand officier des quipucamyas », c’est-à-dire des « gardiens du quipus », c’est-à-dire des gardiens de l’Histoire. Et, la voix descendue du Sacsay Huaynam, chantait, pendant que le cortège s’était arrêté, la gloire d’autrefois ; puis elle rappela le jour où l’Étranger était entré, pour la première fois, dans cette plaine, avec son armée diabolique, après la mort d’Atahualpa. Le soleil comme aujourd’hui inondait de ses rayons la cité impériale, où tant d’autels étaient consacrés à son culte. Alors, d’innombrables édifices, dont il ne devait faire que des ruines, couvraient de leurs lignes blanches le centre de la vallée et les pentes inférieures des montagnes. La multitude des Incas s’en était allée au-devant de son nouveau maître, dans la terreur où l’avait jetée l’affreux sacrilège, le crime qui avait frappé la divinité sur la terre. Et ils avaient regardé avec épouvante ces soldats dont les exploits avaient retenti dans les parties les plus reculées de l’Empire. Ils avaient contemplé, étonnés, leurs armes brillantes, le teint de leurs visages si blancs, qui semblaient les proclamer les véritables enfants du Soleil : ils avaient écouté avec un sentiment de crainte mystérieuse la trompette qui jetait ses sons prolongés à travers les rues de la capitale et le sol qui résonnait sous les pas pesants des chevaux[7]. Et ils avaient fini par se demander, en ce temps-là, de quel côté était l’imposture, car le chef des Étrangers traînait avec lui Manco, le descendant des rois, et agissait en son nom, et commandait en son nom ! Quand le soleil s’était caché, ce jour-là, derrière les Cordillères, on eût pu croire que l’Empire des Incas avait vécu !

Mais il n’en est rien, reprenait la voix, avec une force nouvelle. Il n’en est rien puisque le soleil brille toujours sur ses enfants, puisque les Andes nourricières dressent encore leurs pics dans les cieux, puisque Cuzco[8], le nombril du monde, tressaille toujours à la voix de ses prêtres, puisque dans la plaine sacrée, le Sacsay-Huaynam et l’Intihuatana sont toujours debout et puisque se déroule aux pieds des murailles saintes, comme jadis, le cortège de l’Interaymi ! »



UUN CRI QUI
VIENT DU CIEL


À ces dernières paroles, la procession se remit en marche, et, en vérité, n’étaient les derniers soldats quichuas qui avaient apporté là, avec leur fusil, un fâcheux anachronisme, on eût pu penser que rien n’avait changé dans la plaine de Cuzco, depuis plus de quatre cents ans.

Raymond avait enfin pu se dégager, mais partout il avait trouvé la foule, et il désespérait de se faire jour jusqu’à Marie-Thérèse quand il rencontra le lugubre vieillard qui l’avait conduit à la colline du singe qui danse.

— Que cherches-tu ? un endroit pour voir ? lui demanda Orellana, viens avec moi et je te montrerai ma fille. Je connais le Cuzco mieux que les Incas, viens !… viens !…

Encore une fois, Raymond se laissa conduire par le fou. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se louer de ses services ; il paraissait être un précieux guide et, comme ils avaient tous deux la même idée fixe, celle de se rapprocher de Marie-Thérèse, le jeune homme s’abandonna à Orellana.

Le vieillard le fit entrer dans la ville par les bords du ravin Huatanay que traversent encore les vieux ponts bâtis par les conquistadors. Ils fuirent hâtivement la foule par des chemins détournés. Ainsi durent-ils faire le tour du prodigieux mur. Hatua Rumioc (qui veut dire : fait d’une grande pierre) qui ne craint aucune comparaison au monde pour la masse et la solidité ; ils passèrent près du Calcaurpata que la tradition dit avoir été le palais de Manco Capac lui-même, le premier roi Inca, le fondateur du Cuzco ; puis ils redescendirent vers la plaza principale, la Huacaypata, disaient les Incas jadis, disent encore les quichuas aujourd’hui ! Pour y arriver, Orellana fit traverser à Raymond le palais des vierges du Soleil (Acca-Huasi) où les filles de la maison royale étaient dès l’âge de huit ans confiées aux mammaconas, littéralement « mères institutrices ». Là, quinze cents jeunes filles, quoique vierges du Soleil, et vouées à son culte, étaient fiancées à l’Inca roi et lorsqu’elles arrivaient à l’âge nubile, les plus belles étaient transférées au sérail royal. Orellana, d’un geste et d’une parole qui lui étaient coutumiers montrait ces murs, ces chambres, ces cours et donnait des explications. C’était le métier qui le faisait vivre. Raymond le poussait devant lui avec colère, mais le vieillard ne s’émouvait pas pour si peu et disait : « Nous avons le temps. Je te promets que tu verras ma fille de si près que tu pourras lui parler. Arrête-toi et écoute la voix du passé et le chant des joueurs de quénia, la tête du cortège n’a certainement pas atteint encore San Domingo qui a été élevé sur les pierres mêmes du Temple du Soleil. Je n’ai jamais vu un visiteur aussi peu curieux que toi. Sache que ce cloître antique des vierges du Soleil est toujours habité par la vertu et par la prière. Les chrétiens en ont fait un couvent sous les auspices de Santa Catalina ! » Raymond s’enfuit, courut au bruit que faisait le cortège en se rapprochant. Mais l’autre courait derrière lui en lui criant : « Paie-moi, au moins, paie-moi ! donne-moi mon dû !… » Raymond lui jeta une poignée de centavos que le vieillard ramassa. Descendant toujours vers la plaza principale, animé par la fureur d’avoir perdu son temps avec le vieillard évocateur du passé, il se heurta à nouveau aux derniers rangs de la foule indienne et il fut très heureux de retrouver Orellana une fois de plus qui le tirait par un pan de son puncho. « Te voilà bien avancé, lui disait le vieillard, tu ferais mieux de rester avec moi. Je connais un petit couloir de la nuit qui nous conduira au Soleil, sur la plus haute pierre de l’ancien temple élevé au page du Soleil, qui est la divine Vénus qu’ils appellent Chasca ou le jeune homme aux cheveux longs et bouclés. » Orellana avait pris la main de Raymond avec autorité et il le fit descendre dans une cave où ils trouvèrent un escalier qu’ils gravirent et au bout duquel ils furent, en effet, en plein soleil et au sommet de la place centrale. Ils étaient certainement les mieux placés pour voir la cérémonie, et le cortège et le peuple qui accourait, car toutes les rues aboutissaient à cette place comme les rayons au moyeu d’un char.

Ils étaient sur l’une des plus hautes pierres de ces temples qui entouraient jadis le Temple du Soleil, ruines consacrées à la lune, aux « armées du ciel » qui sont les étoiles, l’arc-en-ciel, à l’éclair, au tonnerre… murailles toujours debout, mais temples changés en boutiques, en ateliers, en écuries.

Penché à tomber, s’il n’avait été retenu par le fou plus sage que lui, Raymond regardait… mais il ne voyait pas encore les porteurs de litière, le trône d’or où Marie-Thérèse, à côté de la momie du Roi, avait déjà une attitude de momie. Le commencement du cortège fit le tour de la place dans l’ordre qui avait été dit à la sortie du Sacsay-Huaynam. Tous les « serviteurs » avaient fait reculer la foule qui, tout à coup, se prosterna avec de grands cris et d’immenses gémissements. La litière d’or venait d’apparaître et le roi Huayna Capac revoyait pour la première fois, depuis bien des siècles, le centre du monde, l’Ombilic dont il avait été le maître, la place sainte, la Huacaypata où se dressaient les piliers des équinoxes devant le Temple du Soleil. La piété, autour de cette grande ombre souveraine et de ce prodigieux souvenir revivant, fit s’agenouiller tout ce peuple qui en oublia sa haine pour l’étrangère, pour la Coya immobile, avec, dans ses bras, son petit d’étranger.

La litière fut amenée au centre même de la place. Alors, tout le peuple se releva avec une clameur d’allégresse, car, autour de la litière, les caciques et tous les chefs, et tous les nobles et les amautas qui sont les sages, se tinrent par la main et commencèrent à tourner, à danser en rond comme autrefois, quand ils tenaient chacun un anneau de la chaîne d’or et qu’ils dansaient la danse de la chaîne. Mais ils n’avaient plus la chaîne, car chacun sait qu’en apprenant la mort d’Atahualpa, les nobles de Cuzco s’en furent jeter cette chaîne au plus profond du lac Titicaca pour qu’elle ne tombât point aux mains du vainqueur puisqu’elle ne pouvait plus servir à la rançon du vaincu[9].

La danse sacrée de la chaîne d’or déroulait rythmiquement ses anneaux quand un événement inattendu vint en troubler la belle harmonie. Un cri, un appel retentissant sembla descendre du ciel ! Recuerda ! (souviens-toi !). Ce mot espagnol, qui avait été le signal de la tentative d’enlèvement de Marie-Thérèse dans la Maison du Serpent, fit tressaillir la Coya qui, sur son trône, avait paru jusqu’alors aussi morte que son compagnon, le Roi Mort. L’enfant qu’elle tenait dans ses bras releva la tête et tous deux, maintenant, les yeux au ciel cherchaient d’où pouvait bien leur venir cette parole d’espoir.

« Oh ! mon Dieu, murmuraient les lèvres tremblantes de Marie-Thérèse, n’as-tu pas reconnu la voix de Raymond, Christobal ? – Oui ! oui ! dit l’enfant, je l’ai reconnue. C’est Raymond ! Il vient nous sauver ! »…

Où était-il ? Où se cachait-il ? La voix venait d’en haut. Ils regardèrent vers les étages de pierre où s’étaient hissés les groupes mouvants des Indiens. Mais comment le reconnaître parmi cette foule ? Comment le voir ? Comment savoir d’où viendrait le salut ? car, maintenant, puisqu’ils avaient entendu sa voix, ils ne désespéraient plus tout à fait. Et ils firent ainsi, du regard, le tour des pierres et ne le virent point. Alors le mot retentit de nouveau au-dessus de leurs têtes et si fort qu’il fut entendu de toute la place et des rues avoisinantes : Recuerda !

La fête en fut arrêtée, la danse suspendue. Toutes les têtes étaient tournées vers le ciel et un murmure hostile commençait de monter de cette foule qu’un mot espagnol faisait sortir de son rêve de renaissance et de liberté. Pourquoi Recuerda ! Souviens-toi ! De quoi donc devait se souvenir cette foule ? Qu’elle était esclave ? Et que ces réjouissances qui essayaient de faire revivre un passé aboli ne dureraient que l’espace d’un jour ? Et que le soleil de demain, oubliant le soleil d’aujourd’hui, éclairerait à nouveau sa servitude ? On vit Marie-Thérèse se dresser sur son trône d’or avec le petit d’étranger dans les bras ; elle revivait à ce cri qui apportait le trouble dans les jeux sacrés. Et tous, levant plus haut leurs regards, aperçurent enfin, sur la plus haute pierre de l’azur, une silhouette penchée qui tendait la main vers la Coya et lui criait : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Et la Coya cria à son tour : « Raymond ! » Alors, tous comprirent qu’il y avait là-haut quelqu’un qui n’était point de leur race et qui était venu leur prendre, pour l’emporter avec lui, l’âme de la Coya.



DANS LE DÉDALE DES
COULOIRS DE LA NUIT


Ils auraient voulu qu’elle fût déjà morte. C’était un sacrilège ! N’appartenait-elle point déjà aux dieux ? Celui-là aussi qui avait crié méritait la mort, et il y eut un grand mouvement, une ruée le long des murs, une escalade des pierres, des ruines des temples, une course furieuse à l’étranger, au faux Indien. Cependant que la litière d’or avec son roi mort et sa reine qui allait mourir était emportée avec rapidité par les veilleurs du sacrifice et les amautas et que les airs retentissaient des mille cris de Muera la Coya ! Muera la Coya ! (à mort la reine !). Marie-Thérèse avait refermé les yeux, emportant dans la mort le baiser de Raymond qui, pour lui avoir envoyé ce baiser-là, allait peut-être, lui aussi, mourir.

Le fou Orellana avait dit à Raymond : « Tu es fou ! » quand il l’avait vu se pencher, quand il l’avait entendu crier, et appeler la Coya et quand la Coya, debout sur son trône, avait levé vers eux son front de lumière, il avait dit : « Tu connais donc ma fille ? »

La colère populaire les enveloppait, montait vers eux, accourait. Il eut toutes les peines du monde à secouer Raymond de l’étrange torpeur qui le tenait là, sur sa pierre comme s’il avait été transformé en statue de pierre depuis qu’il avait échangé ce baiser suprême avec la Coya.

Enfin, il l’entraîna, le rendit au trou dont il l’avait fait sortir, le replongea dans le couloir de la nuit dont il connaissait seul les détours et le fit marcher longtemps, longtemps dans la nuit éclairée çà et là par des rayons carrés ou ronds ou aigus qui descendaient de la terre supérieure, entre les pierres millénaires. De temps à autre, il lui disait : « Ici, au-dessus de nos têtes, il y a tel temple, tel palais ! Tiens ! en ce moment nous sommes sous le Yaca-Huasi que l’on appelle aussi la Maison du Serpent ».

Raymond l’arrêta : « Ils y ont peut-être conduit l’Épouse du Soleil ? ».

— Non ! Non ! Maintenant les étapes sont finies, crois-moi. L’Épouse du Soleil est partie pour le Temple de la Mort.

— Et nous ? Où allons-nous ? Où nous conduis-tu ?

— Au Temple de la Mort !

Alors Raymond le suivit sans plus rien demander. Cependant, il s’étonna quand il sortit du souterrain de se retrouver en pleine campagne.

— Où donc est le Temple de la Mort ? dit-il.

— Le Temple de la Mort, répondit l’autre, est dans l’île Titicaca ! Ne crains rien ! Nous arriverons avant eux. Ten paciencia ! (aie patience !)

Dans un des tambos du bord de la route, ils louèrent des chevaux qui les conduisirent à Sicuani où ils prirent le train et, par l’embranchement de Juliaca, se dirigèrent vers Puno, sur les bords du lac. Tout le long du chemin, Orellana ne cessait de parler à Raymond, lui donnait des détails sur la contrée qu’ils traversaient et sur la cérémonie qu’ils allaient voir, « une cérémonie à laquelle n’a jamais assisté aucun étranger », mais lui, Orellana, ne demandait la permission de personne et puisqu’on allait marier sa fille au Soleil, c’était bien le moins qu’il assistât aux noces. D’autant plus qu’il avait tout préparé pour cela ! Ah ! il avait mis du temps à trouver le Temple de la Mort, car ce temple était bien caché, mais avec de la patience de plusieurs années, on arrive à tout, quand on le veut bien ! Il n’y avait pas une conduite désertée par les eaux, sous la terre, pas une mine d’or abandonnée qu’il ne connût et dans lesquelles il n’eût pu se promener les yeux fermés. Ah ! que de fortunes, que de fortunes sous la terre, une fortune égale à toutes les fortunes du monde ! Évidemment, les Incas avaient dû prendre tout leur or quelque part !… Et il en restait ! Et il en restait à prendre !… Le jour où un ingénieur intelligent s’en mêlerait (sourire amer du jeune ingénieur qui ne pense plus du tout à son fameux siphon)… il n’y aurait qu’à se baisser simplement… mais lui, Orellana, s’était toujours moqué de toute la fortune du monde, et il n’aimait au monde que sa fille, sa Maria-Christina que les Indiens avaient conduite dans le Temple de la Mort et c’est le Temple de la Mort seul qui l’avait occupé pour y reprendre sa fille, la prochaine fois qu’une pareille cérémonie recommencerait. Il avait attendu des années. Maintenant tout était prêt. Entre nous, il serait bien heureux d’embrasser Maria-Christina, pour la première fois, depuis dix ans !… Ainsi divaguait-il et ces divagations, Raymond les trouvait précieuses. Le jeune homme lui demanda :

— Eux, comment vont-ils du Cuzco au Temple de la Mort ?

— Ne t’occupe pas de cela. Par les couloirs de la nuit ! par les couloirs des montagnes de la nuit ! et par les couloirs du lac de la nuit ! À propos, sais-tu pêcher à la ligne ?

Raymond n’eut pas le temps de répondre à cette extraordinaire question, car le chef de train venait les chercher pour les inviter à voir danser la samacuena, dans le fourgon aux bagages. Il fallut bien accepter l’invitation pour ne point se singulariser. Tous les voyageurs s’y rendaient. Ils trouvèrent là, réunis, une société indigène, dansant, chantant et jouant de la guitare, et buvant sec. À chaque arrêt du train, le chef de train en signe de réjouissance pour les victoires de Garcia faisait partir des cohetes dont les échos de la montagne répétaient joyeusement les détonations. Puis les quelques soldats quichuas qui se trouvaient dans le train se donnèrent le plaisir de la chasse. En traversant les hauteurs, ils aperçurent de nombreux troupeaux de vigognes qui paissaient tranquillement. De la plate-forme de leur wagon, les soldats examinaient tous les mouvements des troupeaux errants et de temps en temps, épaulaient, envoyaient une balle à l’animal le plus rapproché. Une vigogne tomba. Aussitôt le mécanicien serra les freins, donna le signal de l’arrêt, et le chef de train courut ramasser lui-même la victime. Raymond, impatient, eût voulu monter sur la locomotive, conduire lui-même le convoi à toute vapeur. Mais Orellana le calma : « Nous arriverons avant eux, tu verras ! On aura encore le temps de pêcher à la ligne. C’est sûr ; toute la nuit et tout un jour, je le crois ! »

Et il l’entraîna, pendant que danseurs et danseuses dépeçaient la vigogne, auprès du poêle qui était installé dans leur wagon. La température s’était, en effet, considérablement abaissée. Ils étaient parvenus dans la région des neiges. Ils étaient à une altitude de plus de quatorze mille pieds, presque au niveau du sommet du Mont-Blanc. Raymond recommença à subir le mal des montagnes, appelé dans le pays soroche ; le sang lui coula par le nez et par les oreilles et il tomba dans un état voisin du coma où il put oublier toutes ses douleurs morales. Il ne se retrouva aux prises avec son effroyable cauchemar que lorsqu’ils arrivèrent à Punho qui est une cité sur les bords du lac. Là, il réclama d’Orellana le Temple de la Mort avec une énergie farouche.

— Nous y allons ! lui répondit l’étrange vieillard ; mais il le fit passer d’abord sur la grande place où étaient rangées une centaine de jeunes Indiennes fort belles, aux jupes de couleur sombre et au corsage grand ouvert comme l’exige la mode, là-bas. Elles se tenaient accroupies en files symétriques et vendaient des fruits et des légumes desséchés par le froid.

— Ordinairement, elles sont deux cents, fit remarquer Orellana, mais les punchos rouges ont passé par ici et ont choisi les cent plus belles pour la cérémonie. C’est ainsi tous les dix ans.

Et il leur fit quelques achats avec l’argent de Raymond. Il se lesta également d’une gourde de pisco et ils sortirent de la ville. Ils arrivèrent sur le soir dans d’immenses marais d’où partaient à tire d’ailes des nuées d’oiseaux. Ils traversèrent ensuite une bruyère d’où s’enfuirent des lamas et des alpagas et enfin se trouvèrent en un certain endroit assez lugubre des rives du lac. Le lac Titicaca, dans sa cuvette de montagnes, est le plus haut des lacs de la terre. Les eaux, ce soir-là, en étaient sombres, lourdes et mortes.

Mais un orage grondait dans le lointain et bientôt toute la nature commença de s’animer. Les éclairs se succédèrent follement. La bourrasque fut dans son plein. Les vagues battirent furieusement le rivage et toutes les montagnes d’alentour furent illuminées par le feu du ciel. La pluie tomba à flots : « Tout ceci est très bon, car nous aurons beau temps demain, déclara Orellana ; en attendant nous allons souper. » Il avait conduit le jeune homme sous un énorme monolithe taillé en forme de porte. Dans une niche de cette pierre formidable il parvint à allumer du feu avec des taquia, qui sont des fientes desséchées de lama, lesquelles brûlent comme de la tourbe. Autour de ce feu, ils mangèrent un peu et se réchauffèrent à la gourde de pisco. Raymond sentit peu à peu sa tête s’appesantir et il se réveilla à l’aurore. Il trouva le vieillard qui veillait sur lui et qui l’avait paternellement enveloppé dans ses pelliones (couvertures de cheval).

— Cet abri m’a toujours porté bonheur depuis que je recherche ma fille, dit Orellana, mais je ne sais à qui doit aller ma gratitude. Le dieu qui est ici est indéchiffrable. Et il lui montrait les bas-reliefs qui couvraient la pierre. Ils représentaient un être humain dont la tête était ornée de rayons allégoriques et dont chaque main tenait un sceptre différent ; à l’entour étaient rangées symétriquement des figures ayant un visage d’homme, les autres une tête de condor, toutes tenant également un sceptre et faisant face au centre.

— Oui, reprit, entêté et tout pensif, Orellana, ceci ne ressemble en rien à ce que faisaient les Incas. C’est beaucoup plus sculptural, mais c’est aussi beaucoup plus ancien. Il y a eu des mondes sur ces rives avant les Incas qui ne sont que des sauvages qui volent les jeunes filles. Mais, viens dans mon bateau, au-devant du Soleil.

Alors Raymond aperçut dans une petite crique, à demi cachée par les herbes, une pirogue en jonc dans laquelle Orellana eut tôt fait de dresser un mât et de hisser une voile de nattes, que gonfla aussitôt la brise propice.

— Viens pêcher à la ligne, dit le vieillard, c’est le chemin du Temple de la Mort.

Raymond monta dans la nacelle de totora, le bateau de joncs et ils voguèrent sur les îles. Ils arrivèrent en vue de celles-ci vers le soir. Elles étaient à peine visibles. C’étaient les îles saintes ; elles paraissaient flotter comme des ombres menaçantes au-dessus des eaux et elles apparurent à Raymond comme des fantômes, gardiens du Temple de la Mort !…

Ce soir-là, Orellana n’accosta point au rivage. Il immobilisa sa barque en jetant à l’eau une grosse pierre qu’une corde retenait, puis il rangea sa voile et donna à Raymond un bâton pour la pêche. L’autre ne comprenait pas. Le fou qui pensait à tout lui expliqua : « On vient aux îles pour pêcher, car, aux îles, la pêche bénie du dieu est plus fructueuse que partout ailleurs. Ne peux-tu faire comme tout le monde ? »

Et il lui montra autour d’eux des feux qui s’allumaient à la proue des petites barques, et, dans ces barques, les ombres immobiles des Indiens pêcheurs.

— Ce sont les Indiens qui pêchent dans leurs canots de totora, dit le vieillard. Fais comme eux ou dors et laisse-nous tranquilles. Demain, tu auras un beau réveil !

Il le réveilla, en effet, un peu avant l’aurore. À l’approche de l’Astre-Roi, les dernières étoiles s’éteignaient au ciel des tropiques. Sur les eaux profondes du lac, il n’y avait plus aucune lumière et Raymond ne vit plus aucune ombre. Aucun bruit dans la nature ; pas un souffle dans l’air. Soudain, du côté de l’Orient, la cime des monts s’embrasa ; un prodigieux incendie s’alluma derrière le rideau déchiré des Cordillères et les reflets sanglants de l’astre firent sortir de la nuit les ombres teintées de rose des îles saintes.

Quand ils passent devant la principale d’entre ces îles qui est l’île Titicaca, jamais les Indiens qui glissent sur les eaux dans leurs pirogues fragiles n’oublient de se prosterner ni de chanter en « aïmara » l’hymne des Ancêtres au dieu du jour, car c’est de cette île qu’est sortie, il y a des années sans nombre, la souche des Incas dans la personne de Manco-Capac et de Mama Cello, le mari et la femme, en même temps que le frère et la sœur, tous deux enfants du Soleil. Ils sont partis de là pour fonder Cuzco et jeter les bases de leur empire sacré.

Du large, on aperçoit sur la côte du Titicaca des ruines formidables ou amoncellement de pierres énormes superposées d’une façon inexplicable et auxquelles la science n’a jamais pu fixer d’âge : ce sont les bains, les palais et les Temples des Incas[10]. Ce qu’aperçut Raymond du fond de sa pirogue lui arracha un cri de surprise et le remplit d’une stupeur profonde. Rêvait-il ? Était-il sous le coup de quelque hallucination déterminée par les angoisses et les atroces préoccupations de cette semaine maudite ? Ses yeux lui faisaient-ils réellement voir ces choses que d’autres yeux avaient contemplé avec extase il y avait de cela des siècles et des siècles, à l’aurore du monde incaïque ! Mais au fur et à mesure que s’éclaircissaient les ombres de la nuit et que l’île sacrée apparaissait dans tout son dessin terrestre au-dessus des eaux, ce ne furent point seulement des pierres mortes, des temples défunts, des palais abandonnés qui surgirent devant lui dans le premier rayonnement du jour : tous les degrés cyclopéens, toutes ces marches du ciel étaient couvertes d’une foule immobile et silencieuse tournée vers l’orient en flammes.

Et ce qui faisait croire au rêve, c’était bien cette immobilité et ce silence. Ils étaient là des milliers qui semblaient ne pas respirer dans l’attente de quelque événement mystérieux et sacré.

Le disque du soleil est encore caché par les Andes prochaines, mais tout fait prévoir son essor victorieux. Le flanc des monts se pare de mille pierreries éblouissantes ; et les ruisseaux sont en feu. Le lac n’est plus qu’une immense glace rose qui reflète le rêve immobile des palais et des Temples. Des vierges, portant comme au temps jadis les emblèmes religieux et les plus belles fleurs de la saison se pressent sous les portiques. Au sommet des tours allumées par l’aurore les prêtres attendent le visage de leur dieu.

Soudain, Il apparaît… Il monte… Il rayonne sur son empire et une immense acclamation le salue. « Salut, Soleil ! roi des Cieux, père des hommes ! » La terre tremble, les eaux frissonnent, le ciel est si ému de ce grand cri qui monte de l’île sacrée qu’il en laisse tomber les oiseaux étourdis[11]. « Salut, Soleil, père de l’Inca ! » Les bras se tendent vers lui, les mains lourdes d’offrandes s’élèvent au-dessus des têtes et toutes les bouches chantent sa gloire : « Reconnais-tu tes enfants ? Es-tu toujours accompagné de l’âme innombrable des guerriers morts pour la patrie ? » Le cri de joie part de la multitude entière, accompagné de chants de triomphe et du tumulte des instruments barbares. Toutes ces fanfares sauvages éclatent de plus en plus et à mesure que le disque brillant de l’astre se dresse à l’orient et inonde de lumière ses adorateurs. Ô Soleil ! Regarde ton empire ! Après tant de siècles, vois les hommes qui habitent ces champs et ces montagnes, tous les fronts sont tournés vers toi. Toutes les bouches sont ouvertes vers toi. Aujourd’hui comme autrefois, tes enfants s’enivrent de tes rayons !…

Les vierges ont levé leurs bras dorés et ont offert au dieu la libation dans les vases sacrés, remplis de la liqueur fermentée du maïs ou du maguey ; et les prêtres à la tête des théories religieuses ont entonné les hymnes rituels qui, après s’être élevés vers les cieux semblent maintenant s’enfoncer dans la terre. Quel est ce miracle ? Le rêve a disparu ! s’est évanoui comme se dispersent sous les premiers rayons du soleil les buées légères du matin ?…

Raymond se frotte les yeux comme un enfant à son réveil. Où donc est cette foule qui peuplait tout à l’heure ce désert de pierres ? Qui donc a crié vers le Soleil ? Maintenant que l’astre est haut dans les cieux et que les choses apparaissent avec leurs formes coutumières que ne peut plus habiller l’imagination, Raymond ne voit que ce qui est : des palais en ruines et la solitude ! Mais Orellana fait glisser rapidement sa pirogue vers le rivage ; il aborde. Il ordonne au jeune homme de sauter avec lui sur la grève. Et quand ils approchent de la falaise, il lui fait signe d’écouter : la foule pieuse s’est enfoncée dans la terre ; la falaise résonne de chants intérieurs : « Et maintenant, viens, dit le vieillard. Ils sont descendus vers le Temple de la Mort mais nous y serons avant eux. »



REGARDEZ, C’EST ICI
LE TEMPLE DE LA MORT


Ils entrent dans une grotte. Raymond n’a plus aucune volonté. Marie-Thérèse est perdue ! Le baiser qu’il lui a envoyé est celui qui les unissait dans la mort, car le jeune homme compte bien ne point lui survivre. Quand il sera sûr qu’elle est morte, son tour, à lui, viendra. Il aurait voulu se tuer à ses côtés, comme font les amoureux, sur la tombe de la bien-aimée. On lui a dit qu’elle doit mourir dans le Temple de la Mort : alors il suit ce vieillard dont on a tué jadis la fille dans ce Temple et qui a cherché ce Temple dix ans et qui prétend savoir maintenant où il se trouve.

La grotte est profonde. Après avoir marché quelques instants sur le sable et les coquillages, le vieillard alluma une branche de résine. La flamme éclaire l’entrée d’un étroit couloir de nuit, mais, avant de s’y introduire, Orellana a ramassé dans une excavation une chose qui attire l’attention de Raymond. Qu’est-ce que c’est ? C’est une pioche. « Vieillard, que comptes-tu faire avec cette pioche ? — Je compte sauver ma fille, répond Orellana. Tu verras ! Tu verras !… Cette fois, je ne laisserai pas ces brigands l’étouffer comme il y a dix ans. Tu comprends, ils la murent vivante. Eh bien ! nous n’avons qu’à attendre qu’ils soient partis, et nous la délivrerons !… As-tu compris ?… bien compris ! c’est tout à fait simple !… quand j’eus trouvé le Temple de la Mort et que je vis dans la muraille toutes les pierres qui recouvrent les épouses du Soleil, je m’écriai : « Ça n’aurait pas été bien difficile de la délivrer si on avait été là ! », mais, alors, il était trop tard ! d’abord, je ne savais pas où elle était… Était-elle à droite, à gauche ou en face ?… mais la prochaine fois… nous verrons bien ! nous verrons bien !… Viens ! » Raymond, d’avoir écouté la parole d’Orellana, tremblait. Était-il possible que ce fût si simple que cela de la sauver ?… Les fous avec leurs idées fixes ont quelquefois plus raison que tous les autres hommes avec leur raison !… Et il suivait le vieillard, hâtif, et fiévreux, dans le couloir de la nuit illuminé par la torche au poing tremblant d’Orellana. Mais Raymond avait pris la pioche. On n’entendait plus rien que leurs pas sur le roc. La terre dans laquelle ils étaient entrés et dans laquelle ils descendaient avait étouffé les chants comme elle allait peut-être les étouffer tout à l’heure.

Ce couloir avait été creusé dans le roc et aboutissait à de petites salles carrées où avait dû se trouver la sépulture des prêtres et des hauts dignitaires, comme on voit dans les pyramides et hypogées d’Égypte. Dans la dernière de ces salles, Orellana éteignit sa torche et se mit à genoux. On ne pouvait, en effet, se tenir debout dans l’étroit boyau dans lequel il se glissa, suivi de Raymond. Mais, bientôt, ils purent se relever ; ils étaient dans une niche de pierre moins obscure que ce couloir qu’ils venaient de traverser. Orellana arrêta Raymond et lui dit : « C’est ici ! » Les yeux du jeune homme s’habituaient déjà aux ténèbres moins opaques. D’où venait donc cette légère lueur diffuse grâce à laquelle il entrevoyait des formes, des angles, des colonnes ? Il ne put d’abord s’en rendre compte, mais il put définir assez facilement la position qu’ils occupaient dans un renfoncement de la pierre situé à plusieurs pieds au-dessus du sol d’une vaste salle dont ils ne percevaient pas encore les limites : « Le Temple de la Mort ! murmura Orellana. Écoutez !… Le Temple de la Mort !… »

En effet, le bruit lointain des chants parvenait maintenant jusqu’à leurs oreilles. On eût dit un grondement rythmique de la terre. Et soudain la lumière se fit, complète, et ils en furent éblouis et, instinctivement, ils se rejetèrent en arrière. Au-dessus d’eux, au sommet et au centre de la prodigieuse salle souterraine, une pierre venait de se déplacer, ouvrant un orifice assez large par lequel la lumière dorée entrait à flots. Il y avait là, creusée dans la voûte[12], une espèce de cône tronqué dont le sommet était à l’extrémité supérieure de telle sorte que la lumière du soleil glissait obliquement le long de ses parois et allait rayonner tout le long des murs, promenant son éclat tour à tour sur chacune des pierres qui formaient l’enceinte intérieure de ce temple mystérieux. Sur les dalles, sur les autels, sur les marches, dans les niches, partout resplendissait l’or dans une magnificence incomparable, des plaques d’or liées les unes aux autres par une sorte de ciment merveilleux dans lequel était entré de l’or liquide[13].

Ce temple caché était, à la lettre, une mine d’or. Il formait un immense cercle. Sur la partie orientale de la muraille était représentée l’image de la divinité. C’était une figure humaine, centre d’innombrables rayons de lumière qui paraissaient en jaillir de tous côtés. Ainsi chez nous, on personnifie quelquefois le soleil. Cette figure était gravée sur une plaque d’or massif de dimensions énormes, parsemée d’une multitude d’émeraudes et de pierres précieuses[14]. Les rayons du soleil levant venaient la frapper directement, illuminant tout le Temple d’une clarté qui paraissait surnaturelle, et que réfléchissaient de toutes parts les ornements d’or dont le mur et la voûte étaient incrustés. L’or, dans le langage figuré du peuple, était « les larmes versées par le soleil », et toutes les parties de l’intérieur du Temple étincelaient de plaques polies et de têtes de clou du précieux métal.

Les corniches qui entouraient les murs du sanctuaire étaient de la même matière, et un large cordon ou frise d’or incrusté dans la pierre enveloppait toute la salle.

De l’endroit où se trouvaient Raymond et Orellana, on apercevait plusieurs chapelles disposées symétriquement autour de la grande pièce centrale. L’une d’elles était consacrée à la lune, divinité qui tenait le second rang dans la vénération publique comme mère des Incas. Son effigie était représentée de la même manière que celle du soleil sur une plaque colossale, mais cette plaque était d’argent comme il convenait à la lueur pâle et argentée de la douce planète. Une autre chapelle était dédiée aux armées du ciel qui sont les étoiles, cour brillante de la sœur du soleil ; une autre était consacrée aux terribles ministres de ses vengeances, le tonnerre et l’éclair ; une autre à l’arc-en-ciel et, dans ces chapelles, tout ce qui n’était pas en argent était en or, en or, en or[15].

Le Temple de la Mort représentait à peu près toutes les dispositions de l’antique Temple du Soleil du Cuzco et il ne devait certainement d’avoir traversé les siècles avec toute sa magnificence qu’à la montagne et au lac qui le protégeaient, qu’au mystère dont ses prêtres n’ont cessé de l’entourer, car combien en ont entendu parler qui ne l’ont jamais vu, même parmi ces Indiens dont la piété et la prière naviguent encore aujourd’hui entre les cérémonies de la religion nouvelle et les rites des ancêtres[16]. Les couloirs de la nuit en sont bien gardés ; la foule n’y fut jamais admise et en dehors des grands dignitaires et des victimes qui y viennent, elles, pour n’en point sortir, après avoir contemplé la figure de la Mort, il fallait le prodigieux hasard qui avait servi Raymond et Orellana pour pénétrer dans cette enceinte par un étroit boyau oublié depuis des générations.

Quand ses yeux, peu à peu, se furent accoutumés à cet éclat comme, tout à l’heure, ils s’étaient accoutumés à l’obscurité, Raymond distingua tous les détails du Temple. Son regard fut attiré par l’autel central élevé de plusieurs marches et sur lequel étaient disposées les coupes d’or remplies de graines de maïs, les encensoirs pour les parfums, les aiguières destinées à recevoir le sang du sacrifice et le grand couteau d’or dans le plat d’or.



LE DIEU ASSIS
DANS SA LUMIÈRE


Le regard de Raymond descend encore et il aperçoit alors rampant sur les dalles qu’il avait cru désertes, glissant d’un autel à l’autre, et de chapelle en chapelle, actifs à la besogne religieuse et finissant de tout préparer pour la cérémonie, les trois gnomes, les trois gardiens du Temple aux trois crânes hideux. La casquette-crâne, à qui les mammaconas ont donné dès son plus jeune âge, par la déformation de sa tête, le goût du sang, presse les deux autres et de temps à autre saute sur les degrés de l’autel, se hausse jusqu’au plateau d’or et regarde le couteau. Derrière l’autel et au-dessus de l’autel, il y a une sorte de pyramide d’or au sommet de laquelle se trouve un trône d’or. « Le trône du Roi », dit Orellana. Des deux côtés de l’autel, et devant l’autel, il y a trois autres pyramides assez hautes, mais qui ne sont pas en or. Et il semble bien que ce sont les seules choses du temple qui ne soient pas en or. Ce sont des pyramides de bois. « Les trois bûchers », dit Orellana.

— Les bûchers ?… mais est-ce qu’on va la brûler ? demande la voix expirante de Raymond.

— Non ! non ! elle, elle va être murée vive ; elle, c’est l’Épouse du Soleil ! Pourquoi veux-tu qu’on brûle l’épouse du Soleil ? Cela ne se fait pas ! Tu n’as donc jamais parlé de ces choses avec un simple petit enfant aïmara. Un simple petit enfant aïmara sait cela ! Les petits enfants ne voient pas le Temple de la Mort tant qu’ils n’y doivent pas mourir, mais tout le peuple aïmara et les petits enfants du peuple aïmara savent ce qui s’y passe. Tais-toi donc et regarde ! Cela vaudra mieux ainsi. Brûler l’Épouse du Soleil ! C’est inouï !… brûler ma fille !… Et tu crois que je laisserais s’accomplir une horreur pareille ? Pour qui me prends-tu ? Et pourquoi aurais-je apporté ma pioche ? Je te le demande. Tu ne me réponds pas. Tu fais bien ! Regarde tout autour de toi, sur les murs du Temple. Entre les plaques d’or, tu distingues des plaques de granit rouge. C’est le porphyre avec lequel on ferme les tombes des épouses du Soleil murées vivantes ! Compte ces plaques de porphyre, compte tout alentour, tout autour, elles sont cent dans la muraille. Cent ! pas une de plus, pas une de moins ! Je suis venu souvent ici, tout seul, reprit le pauvre fou, en soupirant, oui, tout seul, depuis que j’ai découvert les couloirs de la nuit un matin que je me réveillai dans la grotte, au bord du lac !… Eh bien ! je te dis qu’elles sont cent ! Si j’avais su dans laquelle de ces cent tombes de porphyre on avait enfermé ma fille vivante, tu penses bien que je l’aurais délivrée. Mais comment savoir ? Impossible ! Rien ne distingue ces tombes l’une de l’autre. Ce sont des plaques de porphyre toutes pareilles. Seulement, ils n’ont pas pensé qu’aujourd’hui je serais là, avec ma pioche ! Je verrai bien, cette fois, où ils mettront ma fille. Et quand ils seront partis, j’aurai tôt fait de la délivrer !

— Elle sera peut-être déjà morte quand tu la délivreras, morte étouffée, fit Raymond qui étouffait, mais qui, dans son atroce agonie, essayait de percevoir, dans la bizarre conversation du vieillard et dans ce qu’il disait des tombes, une lueur d’espoir.

— Non ! Non ! elle n’aura pas le temps d’étouffer !… La niche est profonde comme un placard. Elle peut s’asseoir dedans. Tu sais bien que nos morts s’assoient dans nos tombes comme chez eux. Elle peut respirer là-dedans au moins pendant une heure, peut-être pendant deux heures. Et moi je l’aurai délivrée en dix minutes, c’est sûr ! »

Raymond, maintenant, ne quittait plus des yeux ces plaques de porphyre derrière lesquelles dormaient les épouses du Soleil. Cette disposition funèbre des tombes n’était point faite pour l’étonner, car dans les panthéons (cimetières) péruviens, il avait vu des murailles pleines de morts. Et encore actuellement, on les emmure ainsi, mais morts et non vivants certainement autant que possible. Et les plaques qui les recouvrent sont disposées en bel ordre comme les rayons d’une bibliothèque.

— Mais si elles sont cent dans leurs cent tombes, dit Raymond, il n’y a plus de place pour personne ! Ces bûchers m’épouvantent ! Es-tu sûr qu’on ne la brûlera pas ?…

— Mais oui ! J’en suis sûr ! affirme le vieillard, agacé. Sois donc tranquille. Les bûchers sont pour les deux mammaconas qui doivent mourir et précéder l’Épouse dans les demeures enchantées du Soleil.

— Mais il y a trois bûchers, riposta Raymond qui se sentait devenir fou.

— Justement, le troisième bûcher qui est devant l’autel est pour l’Épouse du Soleil la plus ancienne que l’on va désemmurer pour mettre ma fille à sa place. Et cette vieille épouse, bien entendu, on va la brûler ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils en fassent ?

— Tu vois bien qu’on brûle les épouses du Soleil ! répond Raymond qui délire autour de cette idée du feu contre lequel il ne pourrait rien si c’était par le feu que Marie-Thérèse devait mourir, tandis que l’emmurement tel que l’avait dépeint Orellana lui laissait quelque espoir.

— Je t’ai dit, répliqua encore le vieillard, cette fois tout à fait fâché, qu’il y a là cent épouses du Soleil auquel on en offre une tous les dix ans. Sais-tu compter, oui ou non ? Eh bien ! la plus ancienne qu’on lui reprend tous les dix ans pour mettre à sa place, une ancienne, la plus ancienne a mille ans !… On peut bien brûler une épouse de mille ans !… Le Soleil en a assez au bout de mille ans !… Et la preuve, c’est qu’il la brûle lui-même !… Oui ! oui ! c’est le Soleil qui allume les trois bûchers ! Sans cela, personne ne se le permettrait. C’est le Soleil en personne ! Tu vas voir !… Écoute ! Écoute ! les voilà !… les voilà !…

Les chants se rapprochaient et bientôt les prêtres apparurent.

En effet, le lointain grondement des chants se percevait et bientôt les nobles, reconnaissables à leurs bijoux d’oreilles, pendants et poinçons que seuls pouvaient porter des descendants de l’Inca firent leur entrée. Ils étaient vêtus d’une sorte de chemise rouge sans manches et portaient chacun une oriflamme sur laquelle était brodé l’arc-en-ciel en couleurs différentes qui constituait les armoiries de chaque maison. Puis ce fut une troupe de jeunes filles qui balançaient, en marchant, des guirlandes de la saison et dont la chevelure s’ornait de couronnes fleuries. C’étaient les filles des nobles, qui devaient jadis entrer dans les couvents des vierges du Soleil puis s’offrir en sacrifice au dieu ou être choisies pour épouses par l’Inca. Elles étaient suivies de leurs frères adultes : un groupe de jeunes gens habillés de chemises blanches sur lesquelles était brodée une croix[17], comme c’était la coutume pour les fils de nobles qui allaient être armés chevaliers. Puis s’avancèrent les curacas, qui étaient les caciques ou descendants de caciques, chefs des nations soumises par l’Inca et des tribus qui avaient prêté le serment de fidélité à l’Inca. Ceux-là étaient habillés de chemises multicolores sans broderie d’or. Ils s’étaient avancés jusqu’au milieu du Temple et tout à coup, comme les chants cessèrent, ils se retournèrent et tout le cortège se retourna vers la porte par laquelle il était entré. Un étrange silence avait succédé à l’espèce de bourdonnement rythmé que faisait le chant sous la terre et Raymond, dont la terrible angoisse grandissait de minute en minute, se demandait ce qui allait se passer quand un cri affreux, atroce, une clameur désespérée d’enfant que l’on égorge se fit entendre jusqu’au fond du temple. Les cheveux de Raymond se dressèrent sur son front.

— Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-il d’une voix râlante.

— Ceci, lui répondit Orellana, ne nous regarde pas. C’est l’enfant que l’on sacrifie à l’entrée du Temple dans la chapelle noire de Pacahuamac, le Dieu Pur Esprit.

— Les misérables ! s’écria Raymond. Et il était prêt à bondir sur eux, à commettre quelque folie quand Orellana le retint.

— Si tu veux sauver avec moi l’Épouse du Soleil, ne dis rien, ne fais pas un geste ou tout est perdu !… Si tu ne te sens pas la force de cela, va-t-en !

Le jeune homme avait pris le poignet du vieillard et lui meurtrissait les chairs.

— Tu me fais mal ! dit Orellana… Il faut te tenir tranquille, quoi qu’il arrive, quoi qu’il arrive !…

— Ah ! le malheureux petit !… le malheureux petit !… gémit Raymond… c’est Christobal qu’ils ont égorgé !… qu’ils en finissent donc une bonne fois et qu’ils nous tuent tous… je voudrais être mort !

— Tu devrais avoir honte, mon fils, de parler ainsi ! répliqua le fou qui était extraordinairement calme. Quand on a des nerfs de femme, on ne pénètre point dans le Temple de la Mort !

Et maintenant, on n’entendait plus rien. Les nobles, les jeunes gens et les curacas se retournèrent et continuèrent leur marche en silence, faisant le tour du Temple. Derrière eux, arrivèrent les amautas (les sages) qui instruisent les enfants de l’Inca. Puis ce furent les punchos rouges, qui entourèrent l’autel comme une garde sacrée. Ni les uns, ni les autres n’avaient d’armes visibles. Défilèrent ensuite les hauts dignitaires de la maison royale, vêtus du blanchana, qui est une chemise d’écorce légère, très ample et peinte des plus riches couleurs. Ces dignitaires portaient chacun un emblème barbare à gueule ouverte destiné à faire peur aux mauvais esprits qui rôdent toujours autour de la maison.

Dans le moment que Raymond croyait voir apparaître Marie-Thérèse, il vit s’avancer une grande litière portée par des nobles et sur laquelle était assis un personnage qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Sa robe, ses sandales paraissaient tout en or, ses oreilles étaient alourdies par d’énormes, de prodigieux anneaux d’or qui tombaient jusqu’à ses épaules. Autour de sa tête, il portait le llantu royal, turban du tissu le plus délicat, roulé en plis, de couleurs vives et diverses et orné des deux plumes de coraquenque. Ses tempes s’entouraient encore du borla dont la frange écarlate, mêlée d’or, lui couvrait en partie les yeux. Il descendit de sa litière soutenu par deux pages et gravit les degrés de la pyramide d’or pendant que toute l’assistance se mettait à genoux et courbait la tête. C’était le Roi. Quand il eut atteint le sommet de la pyramide, il s’assit dans son fauteuil en disant à tous Dios anki tiourata, qui est le bonjour que l’on souhaite en langue aïmara. Alors, tous se relevèrent et, dès lors, il ne bougea plus. Raymond le voyait maintenant de face. Il le reconnut. « Le commis de la banque france-belge ! » murmura-t-il. C’était en effet Oviedo Huaynac Runtu, Roi des Incas !

L’assemblée répéta trois fois, toujours en aïmara « Le dieu est assis dans sa lumière ! » et aussitôt on entendit le chant des flûtes. C’étaient les joueurs de quenia qui soufflaient dans leurs os de morts et qui précédaient le cortège religieux : d’abord les quatre veilleurs du sacrifice qui, cette fois, pouvaient relever la tête, car leurs bonnets à oreillettes ne cachaient aucun subterfuge. Puis un autre puncho rouge dont les mains portaient quantité de cordelettes à nœuds de différentes couleurs. Raymond reconnut le moine prêcheur de Cajamarca. C’était le gardien des quipos, transmetteur de la tradition, le chef vénéré du quipucamyas : celui qui sait l’Histoire. Derrière lui, devant un groupe de servants, venait Huascar dans la grande tunique safran du grand-prêtre. Le grand-prêtre appelé Villas Vmu apparaissait sous un dais porté par quatre curacas. Le dais était formé de plumes éclatantes. Tous s’inclinaient au passage de Huascar : l’Inca seul était au-dessus de lui.

Raymond vit sa figure tragique, ses yeux sombres, et il essaya de voir si ses mains n’étaient point déjà rouges du sacrifice ! Et comme il passait près de lui, sous lui, il pensa une seconde à le tuer, là, comme un chien, à l’abattre comme une bête malfaisante, à coups de revolver, au milieu de son cortège, de ses prêtres et de tous ses Incas. Mais les mammaconas survenaient en chantant. Il releva la tête, cherchant Marie-Thérèse. Il ne la vit point tout d’abord ; il fallut attendre que les mammaconas eussent fini le jeu des voiles noirs dont elles l’entouraient. Alors, elles s’écartèrent et d’abord les deux femmes qui allaient mourir s’avancèrent, le visage découvert et montrant à tous des sourires, une joie presque enfantine. Les quenias cessèrent leurs chants, et, dans le silence solennel de tous, la seconde litière apparut, portant deux statues d’or assises. C’était le roi défunt Huayna Capac et Marie-Thérèse, sur le double fauteuil d’or. Derrière eux, venaient, fermant la marche, les trois gnomes à crâne hideux, les trois gardiens du Temple qui avaient un instant disparu et qui revenaient avec Marie-Thérèse, car on sait qu’ils avaient seuls le droit, avec les mammaconas, de toucher à l’Épouse du Soleil. Raymond, dont le souffle était suspendu, avait espéré que la litière de Marie-Thérèse passerait près de lui comme avait passé le dais de Huascar. Il avait espéré cela pour savoir si, dès maintenant, sa fiancée n’était point morte. Elle ne paraissait pas plus vivante que le mort. Et elle n’avait plus le petit Christobal dans les bras ! Ce que les joyaux d’or qui la couvraient laissaient voir de son visage appartenait déjà à la tombe. Les trépassés n’ont point plus de pâleur au front ni aux joues. Et les paupières étaient immobiles, comme lorsqu’on les a fermées et que la piété des proches parents les a rabaissées sur les pupilles sans regard, pour toujours.

Ah ! si elle était passée près de lui, Raymond aurait essayé une fois encore de soulever ces paupières-là, avec un mot tombé du ciel !… Mais le double fauteuil d’or fut déposé tout de suite entre l’autel et les trois bûchers.

Huascar s’était assis à droite de l’autel et le chef des quipucamyas à la gauche. Les mammaconas en couvraient les degrés dans une harmonie funèbre. Seules, les deux qui allaient mourir et qui avaient quitté leurs voiles noirs pour des robes de fête aux tissus éclatants et qui avaient des fleurs dans les cheveux étaient étendues aux pieds de Marie-Thérèse.

Les nobles et les curacas étaient rangés tout à l’entour du temple, les jeunes gens et les jeunes vierges au milieu d’eux. Les trois gardiens du Temple étaient allés fermer les portes. Le peuple, qui n’assiste jamais à ces mystères, avait été laissé au loin, en prière dans les couloirs de la nuit qui sont innombrables et dont il ignore les détours, dans l’attente des prêtres qui, après la cérémonie, devaient ramener les pèlerins à la lumière du jour.



LE SERMENT DES
ENFANTS DU SOLEIL


Huascar se leva et, par les paroles sacrées, donna le signal de la cérémonie : « Au commencement était Pacahuamac, le pur esprit qui régnait dans les ténèbres, puis venait son fils, le Soleil, puis sa fille, la Lune, et Pacahuanac leur donna des armées qui sont les étoiles.

Le Soleil et la Lune eurent des enfants. D’abord, il y eut les Pirhuas, rois pontifes, puis les amautas, pontifes-rois, puis les Incas, rois des rois, délégués pour gouverner le genre humain. »

L’assemblée répétait les paroles de Huascar comme une litanie. Celle-ci terminée, des jeunes gens apportèrent à Huascar un lama vivant. Huascar ordonna qu’on étendît la victime sur la dalle d’or de l’autel et le gardien du Temple, qui avait la garde des couteaux d’or, ouvrit les entrailles du lama sur lesquelles se pencha Huascar. Huascar, après les avoir interrogées, se leva et déclara au roi que les dieux étaient propices. Sur quoi le roi donna la parole au chef des quipucamyas qui retraça en quelques versets les principaux épisodes terrestres de l’histoire des Incas. L’assemblée répondait par d’autres versets. Le chant était monotone et toujours sur le même rythme et, pendant qu’il chantait, le chef des quipucamyas égrenait les nœuds de ses quipos comme un chrétien égrène son chapelet.

Quand il eut psalmodié le verset qui rappelait le martyre d’Atahualpa et l’invasion par l’étranger de la terre des ancêtres, un grand cri fut poussé par toute l’assistance et le Roi sur son trône, au sommet de sa pyramide, leva la main qui tenait le sceptre et annonça à tous que l’épreuve envoyée à son peuple par les dieux allait prendre fin, qu’il avait été choisi par le Soleil pour chasser l’étranger, et qu’en gage de réconciliation avec son peuple, le Soleil avait permis qu’on lui offrît la plus belle et la plus noble des vierges, descendante directe de ceux qui avaient brûlé Atahualpa.

Aux paroles d’Oviedo Runtu, tous les yeux se tournèrent vers Marie-Thérèse et les clameurs de mort l’entourèrent de nouveau : « Muera ! Muera la Coya  ! À mort la Reine du Roi mort ! » Mais qui voulaient-ils tuer ? N’était-elle point déjà morte ! Raymond le crut fermement, car, même ces cris atroces ne la firent point tressaillir, ne lui firent point ouvrir les yeux. Si elle n’était point morte, elle devait être privée de tout sentiment et Raymond en remercia le ciel.

Le Roi avait repris son discours et chacun maintenant l’écoutait avec satisfaction affirmer que l’empire allait retrouver son antique splendeur, ses mœurs publiques et privées, ses rites, qui, depuis des siècles, se cachaient dans la solitude des montagnes ou dans le sein de la terre, et ses plus belles cérémonies. Les vieillards pourraient mourir heureux qui avaient vu cette fête de l’Interaymi, comme on n’en avait point connu depuis la mort de l’Inca martyr. Les pères et mères devaient regarder avec orgueil leur progéniture promise au plus glorieux destin et le cœur des vierges devait éclater d’espoir, car, pour elles, grandissaient en force et en courage et en beauté les libres enfants du Soleil.

Alors le Roi se leva et dit : « Qu’ils avancent, les enfants du Soleil ! »

Et les jeunes gens s’avancèrent.

Pendant trente jours, ils avaient subi, comme autrefois, l’épreuve nécessaire ; ils avaient jeûné, ils avaient combattu, ils avaient montré leur force et leur adresse à la course, au pugilat et dans le maniement des armes et ils avaient blessé et tué quelques-uns de leurs camarades, ils avaient dormi sur la dure, ils avaient porté des vêtements grossiers et ils avaient marché pieds nus. Maintenant, ils s’avançaient dans leur robe blanche, la poitrine barrée d’une croix, comme les jeunes hommes du moyen âge chrétien qui attendaient d’être faits chevaliers. Mais leurs pieds étaient encore nus.

Ils entourèrent la pyramide d’or et Huascar, auquel deux vierges présentaient un bassin d’or rempli de plantes vertes, présenta les jeunes gens au Roi. Il les nommait à mesure qu’ils défilaient devant lui et qu’ils tournaient autour de la pyramide et il déposait dans leurs cheveux des feuilles d’une plante toujours verte pour indiquer que les vertus qu’ils avaient acquises doivent durer à jamais[18]. Puis, un à un, les jeunes gens montèrent vers le Roi, et s’agenouillèrent, et le Roi, avec un poinçon d’or, leur faisait un large trou dans les oreilles[19]. Ils redescendaient, leur robe blanche pleine de sang et désormais sacrée, et Huascar, puisant dans un autre bassin d’or présenté par deux autres vierges, leur accrochait aux oreilles de grands disques d’or. Rien dans leur physionomie ne trahissait la souffrance.

Quand ils eurent tous l’anneau, ils se mirent en rang devant le Roi qui leur adressa encore une allocution. Il félicita les jeunes gens sur leurs progrès dans tous les exercices militaires et il leur rappela les obligations attachées à leur naissance et à leur rang. « Enfants du Soleil ! leur dit-il, je vous exhorte à imiter votre père, le Roi des Cieux, dans sa carrière glorieuse de bienfaits versés sur le genre humain. Et surtout n’oubliez jamais que notre glorieux ancêtre, le Roi Huayna Capac a quitté les demeures enchantées du Soleil pour recevoir votre serment ! » Tous se tournèrent alors vers la momie du Roi et levèrent la main et prononcèrent le serment de bravoure et de fidélité à l’Inca.

« C’est bien ! fit le Roi en se rasseyant, vous pouvez maintenant chausser la sandale ! »

Cette partie du cérémonial incombait au gardien des quipos, l’un des plus vénérables, qui attacha à chacun des candidats les sandales, portées par l’ordre des Incas ![20]

« C’est bien ! dit encore le Roi, maintenant vous pouvez ceindre le ceinturon ! » Et le gardien des quipos leur passa autour des reins, le ceinturon auquel ils attacheraient, pour le combat, leurs armes de guerre.[21]

« C’est bien ! dit pour la troisième fois le Roi. Maintenant, je vous certifie devant le Roi Mort et devant la Coya qui va mourir, de telle sorte qu’ils le répéteront aux ancêtres, que notre race est toujours la première des races du monde vivant, que vous en êtes les représentants sur cette terre, car vous êtes les purs enfants du ciel, sans aucun mélange terrestre ! le frère ayant toujours bu le sang de sa sœur ! » Et il donna le signal pour que le couteau d’or piquât la gorge des vierges. Celles-ci s’avancèrent à leur tour et gravirent les marches de l’autel, pendant que les pères et les frères entonnaient le chant du triomphe aïmara : « Ah ! les sauvages !… les sauvages !… grondait Raymond qui, depuis que cette idée lui était venue que Marie-Thérèse était déjà morte, ne songeait plus qu’à la vengeance. Ah ! les tuer !… les tuer tous ! les faire souffrir !… les engloutir tous dans une même catastrophe ! Et mourir moi-même sur leurs ruines !… »

Mais que faire ? S’il avait pu mettre le feu à ces murailles, à ce granit, à ces murs d’or, il n’eût pas hésité !… Que faire ?… Il pouvait tout de même en tuer quelques-uns avec son revolver. S’il bondissait au milieu de ces fous, plus fous, plus dangereux que le vieillard Orellana, il aurait tout de même son moment ! Et il leur montrerait comment on expédie dans la lune les fils du Soleil !… et le grand-prêtre Huascar !… et le Roi Runtu, commis à la banque franco-belge… Oui, il pouvait toujours tuer ces deux-là !… et puisse tuer après !…

Évidemment ! évidemment, si Marie-Thérèse était morte ! Mais était-elle morte, Marie-Thérèse ?… Justement il lui sembla qu’elle avait remué, que sa tête avait eu un mouvement, que les joyaux d’or avaient glissé légèrement le long des joues et des épaules. Était-ce une illusion ? Il le demanda à Orellana qui lui répondit que sa fille était très fatiguée et qu’elle devait dormir.

Pendant ce temps, le gardien du Temple à l’horrible crâne déformé ou casquette-crâne (déformation qui lui donnait le goût du sang) piquait à la gorge les vierges et recueillait dans une coupe d’or le sang qui coulait de leurs blessures. Quand la coupe fut pleine, il y trempa ses lèvres et la donna ensuite à boire aux jeunes gens, parmi lesquels elle passa de main en main pendant que les vierges, en face d’eux, glorieuses de leur blessure légère, criaient : « Gloire aux enfants du Soleil ! » Quand la coupe fut vide, on le dit au Roi qui, levant les bras au ciel, pria le Soleil de donner lui-même le signal des sacrifices.



LA « COYA » MILLÉNAIRE
SUR SON BUCHER


Une odeur pareille à celle de l’encens, mais plus forte, plus exaltante se répandit dans le Temple ; les fumées des brûle-parfums se rejoignirent sous la voûte pour prendre leur essor par le trou circulaire qui découpait au-dessus de toutes les têtes un disque d’azur et qui bientôt le cacha. Aussitôt, les deux mammaconas qui devaient mourir se levèrent et coururent au Roi en protestant selon le rite : « Ô Roi ! lui dirent-elles, nous te supplions de faire cesser toutes les fumées de la terre ! Comment veux-tu que le soleil donne le signal du sacrifice, si elles nous cachent son visage !… »

Le Roi fit signe et les brûle-parfums furent éteints et le disque d’azur rayonnant reparut.

Alors, on vit sur les trois bûchers les trois gardiens du Temple, les trois petits gnomes à crânes déformés qui tenaient en leurs mains immobiles un miroir de métal dont ils dirigeaient les rayons sur une petite quantité de coton déposée au centre de la plate-forme de résine. Ainsi attiraient-ils, pour mettre le feu au bûcher, la bonne volonté du Dieu !…[22] Sur cette plate-forme, il n’y avait aucun poteau, rien à quoi on pût attacher les victimes, lesquelles devaient brûler à peu près volontairement. Mais le pire qui pouvait leur arriver était que le dieu ne voulût pas d’elles. S’il n’en voulait pas, il n’avait qu’à se couvrir le visage d’un nuage et le bûcher ne brûlait pas. Celles qui devaient mourir n’avaient plus qu’à vivre, mais à disparaître : Elles devenaient « la honte de la nation ».

Elles savaient cela, celles qui, la face anxieuse, les yeux agrandis par l’espoir en la bonté du dieu, attendaient la première flamme. Autour d’elles, l’assemblée chantait et priait le dieu qu’il leur fût propice et les miroirs restaient toujours immobiles entre les mains des trois gardiens du Temple !

Si le bûcher destiné à la dépouille de la Coya, vieille de mille ans, dont la nouvelle Coya allait prendre la place dans le mur du Temple, ne s’allumait pas, cela ne signifiait point que le dieu ne voulait pas de l’épouse nouvelle (et celle-ci était toujours descendue vivante dans la tombe de l’ancienne), cela signifiait que l’ancienne n’avait pas su plaire au dieu pendant les mille années de mariage solaire et que ses restes ne méritaient point l’honorable sépulture du feu. Alors on les jetait aux égouts de la montagne, domaine des vautours noirs.

Or, ce jour-là, des trois bûchers celui qui s’alluma le premier fut celui de l’antique Coya et aussitôt on alla la chercher. Elle était toute prête. Des chants retentirent en son honneur et les prêtres firent tomber un voile de pourpre que Raymond n’avait pas remarqué dans le flamboiement de ce temple d’or et de porphyre.

Le rideau, arraché, laissa voir, dans la muraille, un trou dans lequel pouvait tout juste se tenir une personne assise. C’était l’une des cent tombes du Temple de la Mort et, dans ce trou, on apercevait la vague silhouette de la Coya millénaire encore soutenue par ses bandelettes. Ce n’était plus guère qu’un squelette, car, enterrée vivante comme toutes les autres Coyas de ce Temple, elle n’avait eu, une fois morte, pour tout embaumement que l’encerclement de ses bandelettes parfumées ; toutefois la vertu de ce sol péruvien « de conserver ses morts » se manifestait une fois de plus en montrant, entre les bandelettes, non point les os, mais la peau du visage. C’est ce dont pouvaient se rendre compte les curacas et les néophytes, et les prêtres placés de ce côté du Temple ; Raymond ne voyait qu’une morte assise et il ne pensait qu’à une chose, c’est qu’elle allait céder sa place à Marie-Thérèse qui peut-être n’était point morte.

Et, une fois encore, sincèrement, il souhaita qu’elle le fût.

Si elle ne l’était point, quelle devait être sa torture ! si elle pouvait penser encore derrière ses paupières closes, quelle devait être sa pensée ? Peut-être, en ce moment suprême, songeait-elle à lui qui avait été incapable de la reprendre à ses bourreaux. Peut-être à cette heure infernale où se déroulaient, pour son supplice, toutes les affreuses pratiques de l’antique superstition, songeait-elle à leur calme et bourgeois amour qui était né si paisiblement dans leurs cœurs simples et si peu avides d’aventures. Quel destin que celui qui avait pris cette jeune fille occupée uniquement des intérêts d’une entreprise commerciale, au sein de la moderne civilisation qui ne vit point de contes fantastiques, mais de bonne et saine mathématique ; qui l’avait arrachée à une table-bureau, entre un livre de caisse et un copie-lettres pour la jeter en croupe de la chimère ? Et celle-ci, monstre fabuleux qui franchit tous les espaces, lui avait fait remonter en quelques heures tout le chemin parcouru depuis des siècles par les hommes et venait de la jeter sur le rivage barbare où brûlaient encore les bûchers de l’aurore du monde ! Hélas ! on mourait donc encore comme Iphigénie, jeune, belle, en pleine santé et déjà prête pour l’époux !

  1. Ce que l’on peut voir des constructions incaïques au Pérou et particulièrement au Cuzco, étonne et stupéfie le voyageur, arrivât-il d’Égypte, des plaines de Thèbes aux cent portes ou des rives de Philæ. La masse des monuments tient du prodige si l’on songe aux infimes moyens mécaniques dont les Incas disposaient pour le transport de ces pierres dont ils bâtissaient leurs temples. Ceux-ci étaient ordinairement de porphyre ou de granit, en blocs colossaux, aux curieuses figures géométriques s’encastrant les unes dans les autres, ce qui leur donnait une solidité d’ensemble que les tremblements de terre les plus violents n’ont pas même, depuis tant de siècles, ébranlée. Si la conquête n’avait pas passé sur ces édifices avec sa torche enflammée et sa puissance de destruction, ils seraient encore tous debout, tels qu’au premier jour. Les différents blocs étaient ajustés avec tant d’exactitude et si étroitement unis, qu’il était impossible d’introduire entre eux la lame même d’un couteau. Plusieurs de ces pierres, nous dit Acosta qui les a mesurées lui-même, avaient trente-huit pieds pleins de long sur dix-huit de large et six d’épaisseur. Il est certain que les Incas avaient leur secret, comme les Égyptiens ont eu le leur, pour le remuement et le transport de ces poids formidables et il semble bien que ce secret, pour les uns comme pour les autres, a dû être hydraulique. Dès lors il ne faut plus s’étonner si l’on voit un pan de muraille cyclopéenne obéir à la poussée du doigt ou tourner sur lui-même. Ainsi peut-on s’expliquer les quelques miracles — toujours les mêmes — qui s’accomplissaient dans les temples, dont parlent les auteurs, et qui étaient destinés à frapper l’esprit des foules. Les Incas n’ont rien ignoré, en effet, du travail des eaux et de la force que l’on peut demander à une goutte d’eau.
  2. Ondegardo, Rel. Prim. Ms ; Garcilasso, Com. Real, parte I, lib. V, cap. XXIX. Les Péruviens cachèrent les momies de leurs souverains après la conquête, afin qu’elles ne fussent pas profanées par les insultes des Espagnols. Ondegardo, étant corrégidor de Cuzco, en découvrit cinq, trois d’hommes et deux de femmes. Les premières étaient les corps de Viracocha, du grand Tapac Inca Yupanqui et de son fils Huayna Capac. Garcilasso les vit en 1560. Ils étaient revêtus de leurs robes royales, sans autres insignes que le llantu sur leurs têtes. Ils avaient l’attitude de personnes assises, et, pour employer son expression, ils offraient la perfection de la vie réelle, sans qu’il manquât un poil de leurs sourcils. Quand on les transporta par les rues, décemment enveloppés d’un manteau, les Indiens se jetèrent à genoux, en signe de respect, avec des pleurs et des gémissements et furent encore plus touchés quand ils virent quelques Espagnols se découvrir pour rendre hommage à cette royauté évanouie. Les corps furent ensuite portés à Lima d’où ils disparurent plus tard, mystérieusement. Le P. Acosta, qui a pu les voir, atteste leur parfait état de conservation. « On eût dit une assemblée religieuse solennellement recueillie dans sa dévotion, tant les formes et les traits conservaient fidèlement l’expression de la vie. » Les Incas ne réussissaient pas moins bien que les Égyptiens dans l’effort orgueilleux de perpétuer l’existence du corps au-delà des limites que leur assigne la nature. Ils étaient aidés, du reste, par un sel qui, encore maintenant, produit de funèbres merveilles. Riche en salpêtre, le sable de la Costa a la propriété de conserver les corps comme s’ils avaient été précieusement embaumés.
  3. Les prêtres incas, comme les prêtres égyptiens, avaient créé au fond de leurs sanctuaires, pour frapper l’imagination des foules, de curieux mécanismes dont le ressort devait rester secret, sous peine de mort. Voir à ce sujet Pedro Pizaro et Garcilasso. La légende qui s’attache à la Maison du Serpent, lequel ne laissait jamais échapper sa proie, est due certainement à quelque mécanisme de ce genre.
  4. Les Incas ne connaissaient point le fer.
  5. Ces souterrains, ces couloirs de la nuit, existent en réalité et forment un véritable labyrinthe, non seulement sous la ville, mais sous toute la province. Voir tous les auteurs anciens et modernes qui ont parlé du Pérou.
  6. L’époque des équinoxes était célébrée par des réjouissances publiques. Le gnomon était surmonté par le trône doré du Soleil ; dans ce temps, ainsi qu’aux solstices, les colonnes étaient ornées de guirlandes et l’on faisait des offrandes de fleurs et de fruits pendant que, dans tout l’empire, on célébrait une grande fête. C’était au moyen de ces périodes que les Péruviens réglaient leurs rites et leurs cérémonies religieuses et prescrivaient la nature des travaux de l’agriculture. L’année même commençait à la date du solstice d’hiver. Les conquérants espagnols abattirent la plupart de ces colonnes comme sentant l’idolâtrie. (Garcilasso, Retangos, Acosta.)
  7. Cette entrée de Pizarre à Cuzco avait lieu le 15 novembre 1533. Il ne peut y avoir de meilleure relation à ce sujet que le récit de Pedro Sancho et la lettre des magistrats de Xauxa que Prescott a suivi dans le texte. Les Espagnols étaient tout au plus cinq cents contre tout ce peuple.
  8. Le Cuzco veut dire en quichua l’Ombilic.
  9. Des historiens prétendent que cette chaîne d’or était si grande qu’elle pouvait faire le tour des murailles du Cuzco.
  10. Voir comte d’Ursel à son retour de Bolivie.
  11. Les acclamations étaient si grandes, dit Sarmiento, qu’elles faisaient quelquefois tomber les oiseaux du haut des airs.
  12. L’architecture des Incas ne connaissait pas la voûte, c’est-à-dire l’arc de pierres suspendues. Dans le Temple de la Mort de l’île Titicaca, la voûte était creusée à même le roc.
  13. Cieza de Léon, dans sa chronique, chapitre XCIV, parle d’un ciment composé en partie avec de l’or liquide, qu’on avait employé dans la décoration intérieure des temples et dans les édifices royaux de Tambo. Cette richesse inouïe de la construction inca explique aujourd’hui bien des ruines et la rage destructive des premiers conquistadors, avides de butin.
  14. Cieza de Léon, Sarmiento, Prescott.
  15. Prescott. Si le lecteur ne voit dans ce tableau que les couleurs romanesques de quelque El Dorado fabuleux, il doit se rappeler ce qui a été dit des palais des Incas et considérer que ces maisons du Soleil comme on les nommait, étaient le réservoir commun où se réunissaient tous les ruisseaux de la bienfaisance publique et privée dans toute l’étendue de l’empire. Certaines assertions peuvent avoir été fort exagérées par la crédulité, et d’autres par le désir d’exciter l’admiration. Ce qu’il y a de certain c’est que la peinture brillante que j’ai reproduite est garantie par ceux qui virent ces édifices au moment de la conquête et dans toute leur magnificence. À l’arrivée des étrangers, beaucoup d’objets précieux furent enterrés par les indigènes ou jetés dans les eaux des rivières et des lacs ; et le lac Titicaca doit garder aujourd’hui encore dans son lit profond de fabuleuses richesses.
  16. Lorsque la science moderne étonnée de l’immobilité de l’Inca, c’est-à-dire de la perpétuité de ses mœurs, de ses croyances et de son souvenir, se demande à quel phénomène est dû un pareil miracle et qui peut, ainsi, chez eux, entretenir de cette façon le feu sacré, elle est obligée d’envisager l’hypothèse de cérémonies mystérieuses qui continuent à être célébrées loin de tout élément européen dans quelque coin perdu des Andes.
  17. Voir Garcilasso : Cérémonial du huiracu.
  18. Garcilasso.
  19. Garcilasso, Sarmiento. Suivant Fernandez, les candidats portaient des chemises blanches avec une espèce de croix brodée sur le devant. Montesinos dit, à propos des pendants d’oreilles : « Les novices s’approchaient et quand ils s’étaient agenouillés devant l’Inca, celui-ci leur perçait les oreilles avec un énorme poinçon d’or, susceptible de faire un trou permettant d’y suspendre les pendants particuliers à l’ordre des Incas, ce qui fit donner aux Indiens le surnom de Orejones, de Oreja (oreille). L’ornement, qui avait la forme d’une roue, était passé dans le cartilage et avait le diamètre d’une orange : « Plus le trou est grand, dit un des anciens conquérants, plus il convient à un gentilhomme ! » Pedro Pizarro.
  20. Ce qui rappelle les cérémonies où l’on chaussait les éperons aux chevaliers chrétiens. Voir Prescott.
  21. La cérémonie du ceinturon répondait à la prise de la Toja virilis, chez les Romains, et signifiait que le néophyte avait acquis l’âge d’homme.
  22. Prescott. À la fête de Raymi, on allumait les bûchers au moyen d’un miroir concave de métal poli, qui, concentrant en un foyer les rayons de soleil sur un monceau de coton sec, l’enflammait promptement. C’était l’expédient usité en pareille circonstance chez les anciens Romains, du moins sous le règne du pieux Numa.