LIVRE IV : LE DICTATEUR



À Arequipa, c’était jour de fête. La population de la ville et de la campina (banlieue) se pressait sur la grande place publique et dans les calles environnantes pour assister au retour triomphal du vainqueur de Cuzco, le brave général Garcia que l’on avait déjà surnommé « le bon dictateur » et qui avait promis à ses partisans de balayer, dans les quinze jours, le président Veintemilla, les Chambres et tout le système parlementaire qui, affirmait-il, avait ruiné le Pérou.

Les Arequipenos étaient préparés à entendre ce langage. La politique avait toujours dominé dans ce pays ; c’est de là qu’étaient parties toutes les révolutions. Terriblement turbulents, les habitants d’Arequipa trouvaient qu’il y avait bien longtemps qu’ils n’avaient vu un « sauveur » à cheval ! Aussi, puisque ce jour-là il devait leur apparaître dans le plus bel équipage, avaient-ils mis leurs plus beaux habits. Les femmes se montraient particulièrement coquettes. Des roses dans les cheveux, elles avaient encore les bras pleins de fleurs, celles-ci à destination du héros. Les Indiens, après avoir vendu leurs poules au marché, s’étaient mêlés en grande quantité au mouvement qui poussait tout ce monde sur les pas du vainqueur.

La place principale semblait, pour la circonstance, avoir relevé les ruines de ses arcades un peu trop secouées par le dernier tremblement de terre, ou tout au moins elle les avait cachées sous les tapis éclatants, et les drapeaux et les oriflammes et les guirlandes. Les vieilles tours des églises lézardées, les fenêtres historiées, les portes massives, les balcons de bois, les galeries fleuries étaient noirs de monde. Au-dessus de la ville, le Misti, l’un des plus hauts volcans du monde, dressait un bonnet tout neuf, tout éclatant des neiges de la nuit. Et voilà que les cloches sonnèrent et que la poudre à canon déchira l’air. Puis il y eut un grand silence.

Puis il y eut un bruit de trompettes. Et mille acclamations montèrent vers le ciel. C’était le défilé des troupes qui commençait… Contrairement à ce qui se passe en Europe où les impedimenta de l’armée suivent celle-ci, ils ouvraient la marche à Arequipa. Aussi jamais déroute n’a donné idée de ce que pouvait être le défilé des bandes singulières qui précédaient l’armée : des Indiens traînant des animaux chargés de bagages, de fusils cassés, d’ustensiles de cuisine, de victuailles ; puis tout un régiment de femmes pliant sous le poids de bissacs gonflés d’armes, d’enfants au maillot, ou de provisions.

On acclamait tout, jusqu’aux lamas porteurs de glorieux trophées, jusqu’aux femmes, aux rabonas comme on les appelle là-bas. Elles venaient de Bolivie, car c’était la Bolivie qui avait sournoisement prêté ces précieuses auxiliaires à Garcia. Les rabonas sont une admirable institution qui tirerait d’embarras plus d’une intendance européenne[1]. L’équipement du soldat en campagne comprend, là-bas, non seulement le fourniment militaire, mais encore une femme qui l’accompagne partout, fait ses provisions, prépare son repas, porte ses bagages et veille entièrement à sa subsistance.

Les dernières rabonas passées, ce fut le tour des troupes à la tête desquelles s’était placé, naturellement, Garcia. Monté sur un magnifique cheval, vêtu d’un uniforme étincelant, il avait l’éclat d’une étoile de première grandeur au milieu de la constellation d’un brillant état-major. Très grand, il dépassait de la tête et de toute la hauteur de ses plumes les généraux et les colonels qui cavalcadaient autour de lui. Son grand panache multicolore flottait glorieusement au vent. Un bruit assourdissant de trompettes guerrières l’accompagnait. Il était beau, il était radieux, il était superbe. Il était content. Il frisait sa moustache noire et montrait ses dents blanches. Il avait des bottes qui brillaient comme des miroirs.

Il souriait aux dames quand il passait sous les balcons. Celles-ci l’appelaient par son petit nom : Pedro ! lui jetaient les fleurs qu’elles détachaient de leur sein ou le saupoudraient entièrement de feuilles de roses. Ainsi fit-il, lentement, le tour de la place, deux fois. Puis il s’arrêta, au milieu, entre deux canons, son état-major derrière lui, deux Indiens devant lui tenant leur étendard, composé de petits carrés d’étoffe de différentes nuances : ces Indiens portaient un chapeau tout couvert de plumes aux couleurs voyantes, et avaient, sur les épaules, une sorte de surplis. À chaque instant, ils agitaient leur singulier drapeau, signe de ralliement et de soumission de toutes les tribus indiennes au nouveau gouvernement.

Pendant ce temps, autour de la place, se rangeaient cinq cents fantassins et deux cents cavaliers. Des jeunes filles, habillées de tuniques flottantes et portant les couleurs de Garcia s’avancèrent alors vers le général, les mains lourdes des couronnes qu’elles allaient offrir au triomphateur.

Elles lui débitèrent un petit compliment qu’il accueillit en continuant de friser sa moustache et en montrant ses dents blanches. Il avait aussi de petits hochements de tête protecteurs. Quand elles eurent fini, il se pencha galamment, leur prit leurs couronnes et se les passa toutes au bras comme ferait un garçon boulanger de sa marchandise en forme de cercle. Et, ce bras glorieux, il le leva pour demander le silence.

Tout se tut, sur la terre et dans les cieux.

Alors le dictateur s’écria : « Vive la Liberté ! » ce qui lui valut une ovation monstre. Il leva encore le bras aux couronnes. On écouta. Il commença l’exposé de son programme : « Liberté pour tout, excepté pour le mal ! Avec un pareil programme, est-ce que nous avons besoin de parlement ? » – Non ! Non ! Non ! rugit la foule en délire. Vive Garcia ! Et, naturellement, on voua Veintemilla aux gémonies : « Muera, Muera Veintemilla ! Muera ! Muera el lagron de salitre ! » (À mort, à mort Veintemilla ! À mort ! À mort ! le voleur de salpêtre !), car on accusait fortement Veintemilla d’avoir tripoté dans les dernières concessions de phosphates.

Garcia était un orateur. Il voulut le prouver une fois de plus et raconta en quelques mots historiques son admirable campagne et comment il venait de combattre les troupes des « voleurs de salpêtre » dans la plaine de Cuzco, avec l’aide de ses braves soldats.

Pour être entendu et vu de tous, il se dressa debout sur ses étriers, mais – événement incroyable, indigne de la divinité qui eût dû veiller à ce que rien ne vînt troubler un si beau jour de fête – une averse terrible se mit à tomber. Il y eut un commencement de sauve-qui-peut. Ceux qui se trouvaient sous les galeries ne bronchèrent pas, mais les autres se mirent à la recherche d’un abri. Les fantassins eux-mêmes se débandèrent. Quant aux cavaliers, qui étaient des sortes de hussards, ils mirent hâtivement pied à terre, enlevèrent leur selle et la chargèrent sur leur tête en guise de parapluie. Ces dames militaires, les rabonas, relevèrent leurs jupons en forme de cloche sur leur chignon. Garcia était furieux d’un pareil désarroi au plus beau de son triomphe.

L’averse ne l’avait pas fait reculer d’un pas et il menaça de la peine de mort immédiate ceux de ses généraux et de ses colonels qui feraient mine de l’abandonner. Ils se le tinrent pour dit et restèrent sous la douche. Garcia n’était pas même retombé sur sa selle. Toujours droit, toujours debout sur ses étriers, il fixait le ciel d’un regard terrible. Et il lui montra le poing, celui où s’accrochaient les couronnes. Alors le chef d’état-major s’approcha de lui, fit trois fois le salut militaire et lui dit :

— Excellence ! ce n’est point au ciel qu’il faut s’en prendre. Le ciel n’aurait jamais osé ! C’est vous seul, Excellence, qui avez commandé aux nuages avec vos canons. Ce sont les canons de Son Excellence qui ont démonté le ciel.

— Vous avez raison ! s’écria Garcia. Et puisque les canons ont fait le mal, je leur ordonne de le réparer !

Aussitôt, sur son commandement, la batterie fut mise en position, et commença un feu continu sous les nuages jusqu’à ce que les éléments se fussent apaisés, ce qui ne fut pas long. Alors il dit de sa voix retentissante : « J’ai eu le dernier mot avec le ciel » et il fit rompre les rangs.[2]



JE VIENS TROUVER
LE MAÎTRE DU PÉROU


Dans un coin de la grande place d’Arequipa, à l’une des fenêtres de l’hôtel du Jockey-Club qui était une espèce d’auberge pour muletiers, le marquis de la Torre et Natividad assistaient avec impatience au triomphe du dictateur. Ils eussent bien voulu que la cérémonie fût au plus tôt terminée, car ils n’avaient plus d’espoir qu’en Garcia.

À Pisco, ils avaient acquis la certitude que l’escorte de l’Épouse du Soleil s’était embarquée sur le remorqueur même qui appartenait au marquis et qui servait à l’ordinaire à conduire les chalands chargés de guano des îles Chincha à Callao, ce qui prouvait une fois de plus que l’entreprise avait été longuement préparée et soignée dans tous ses détails et qu’on y avait employé les Indiens chassés par Marie-Thérèse, Indiens au courant de tous les services de magasinage et de navigation.

La « pointe » que les punchos rouges avaient poussée dans la sierra n’avait eu d’autre but que de donner le change, mais tout le voyage avait été réglé par la costa pour aboutir, après voyage en mer, de Pisco à Mollendo, à Arequipa, d’où l’on devait gagner le Cuzco. Embarqués à leur tour, le marquis, Raymond, François-Gaspard, toujours tranquille, et Natividad qui commençait à désespérer de tout, s’étaient fait conduire à prix d’or à Mollendo, avaient pris le chemin de fer et étaient arrivés à Arequipa quelques heures après les punchos rouges.

Ils étaient tombés dans une ville sens dessus dessous où les gens ne se donnaient même pas la peine de répondre à leurs questions. Et c’est par le plus grand des hasards qu’ayant reconnu de loin Huascar qui se promenait paisiblement dans cette cité en ébullition, ils l’avaient suivi et avaient découvert la maison où l’on tenait Marie-Thérèse et son frère prisonniers. C’était une petite bâtisse en adobes (briques cuites au soleil) qui s’élevait à l’extrémité d’une rue, à l’entrée de la campina, sur le bord du Rio Chili. Une dizaine de punchos rouges armés montaient la garde ostensiblement autour de la masure. Le marquis et Raymond ne purent même point en approcher. Ils virent se dresser devant eux, à une cinquantaine de mètres de la maison, des gardes civiques qui les invitèrent à rétrograder.

Ainsi les soldats de Garcia veillaient eux-mêmes sur l’Épouse du Soleil !

Une pareille chose dépassait toute imagination. « Garcia ne sait certainement pas ce qui se passe, dit le marquis, sans quoi il aurait vite fait d’enlever ma fille à ces sauvages ! Je le connais ! Il a ses défauts, mais c’est un homme civilisé. Il m’a demandé ma fille en mariage. Allons le trouver ! »

Mais Raymond ne voulut pas quitter de vue les murs de la maison où était Marie-Thérèse ! Si on l’avait écouté, on n’aurait pas attendu l’entremise de Garcia et on se serait fait fusiller comme des lapins !… C’est ce que finit par lui faire entendre Natividad. En ce temps de révolution, c’était vite fait ! Pan ! Pan !… deux, trois cadavres de plus dans le Rio Chili, ça n’était pas pour le faire déborder ! et ça n’était pas non plus cela qui aurait sauvé Marie-Thérèse et son frère !… Il promit de ne point faire le fou et se glissa dans une embarcation dont il ne bougea plus, les yeux sur la porte devant laquelle punchos rouges et soldats passaient et repassaient l’arme en bataille. Le marquis et Natividad regagnèrent la seule auberge qui avait pu leur fournir une chambre, et se firent servir quelque nourriture en attendant impatiemment l’arrivée de Garcia. Plus il réfléchissait, plus Christobal reprenait confiance. Au fond, il était très bien avec Garcia. Et puis, il lui promettrait son appui et celui de ses amis. Il serait son agent à Lima. Enfin, un homme civilisé ne pouvait laisser s’accomplir une chose pareille !

Natividad était naturellement de cet avis. L’idée qu’il allait être présenté au vainqueur du Cuzco ne lui était point déplaisante. Certes, il ne prononcerait point des paroles qui pussent le compromettre, mais enfin il est bon de connaître ceux qui peuvent devenir les maîtres du jour.

Quant à François-Gaspard, on l’avait perdu, ou plutôt on l’avait laissé en contemplation devant la hautaine apparition du Misti et on ne l’avait plus revu. Sans doute devait-il être maintenant quelque part à prendre des notes sur l’entrée en triomphe du nouveau dictateur.

Garcia, dans toute sa gloire, déplut profondément au marquis qui aimait les choses brillantes, mais qui n’en restait pas moins un délicat.

— Je ne l’aurais pas cru si panachard, dit-il à Natividad ; à Lima, il était plus simple, mais j’ai toujours pensé qu’il avait du sang de métis dans les veines.

— Le succès l’a grisé, observa Natividad. Il ne sait pas garder la mesure.

— Tout de même, il me rendra mes enfants ! affirma le marquis.

Quand Garcia quitta la place, ils le suivirent derrière son état-major, après avoir dit un mot à l’aubergiste. À l’entrée de la rue où se trouvait le palais du dictateur, ils furent arrêtés, mais le marquis marqua tant de hauteur, d’insolence et d’impatience, parla si fort de « son ami Garcia » qu’on finit par le laisser passer, lui, et Natividad qu’il traînait par la main.

Au corps de garde, le marquis donna sa carte. Le sous-officier revint aussitôt en priant les caballeros de le suivre. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Il y avait des soldats partout, mais beaucoup étaient fatigués, et le marquis et Natividad durent enjamber plusieurs militaires qui dormaient déjà sur les degrés de l’escalier d’honneur, le fusil entre les jambes.

Enfin le sous-officier poussa une porte et ils se trouvèrent sans encombre dans la chambre à coucher de Son Excellence qui y présidait un conseil de ministres qu’il avait nommé la veille. Quelques-uns de ces hauts fonctionnaires étaient assis sur le lit, d’autres sur la table ou même sur un paquet de linge sale. C’est ainsi que se débattaient les grandes affaires du pays.

Ils furent reçus plus que courtoisement. Garcia, qui avait la tête dans une cuvette et qui, en bras de chemise, les manches retroussées, était en train de se faire la barbe, courut aussitôt au-devant du marquis en faisant s’envoler autour de lui tout un nuage de mousse de savon. Il s’excusa : « Excusez-moi, señor ! La simplicité antique !… La simplicité antique !… Je vous reçois dans ma chambre comme un ami !… car j’espère bien, Monsieur le marquis, que vous venez en ami, en ami du nouveau gouvernement ! Permettez-moi de vous le présenter. »

Il commença par le ministre de la guerre qui était à cheval sur le traversin et finit par le ministre des postes et télégraphes, un horrible métis qui mâchait des feuilles de coca sur le paquet de linge sale.

— Vous voyez, nous ne faisons pas de manières. Je suis un type, moi, dans le genre de Caton. L’antiquité, il n’y a que cela pour forger des hommes ! Les bons padres nous l’ont appris et j’ai reçu une excellente éducation !

Bon enfant, il éclata de rire, les pria de s’asseoir où ils pouvaient et continua : « Vous comprenez ! tout le flafla, toute l’étiquette, tout cela c’est pour le dehors ! pour la foule ! Il faut étonner la foule ! Si on n’étonne pas la foule, on est fichu, Monsieur le marquis ! »

Il zézayait un peu et roulait des prunelles noires énormes. C’était un épouvantail pour enfants. Mais son extérieur funambulesque n’empêchait point qu’il fût magnanime comme Hector et malin comme un singe.

— Avez-vous vu ma revue ? Hein ! quels soldats ! Quelle armée ! Et si vous les voyiez au feu ! Pan ! pan ! gais comme s’ils faisaient partir des cohetes ! (pétards). Et la pluie ! Hein ! Avez-vous vu comme elle s’est arrêtée, la pluie !… Que dit-on de moi, Monsieur le marquis, à Lima ?…

Tout ce verbiage était une tactique. Pendant ce temps, il examinait son homme, il dévisageait aussi, sans qu’il y parût, Natividad… Il essayait de les deviner, se demandant s’ils n’étaient point envoyés par Veintemilla en ambassade et cherchait déjà la réponse qu’il devait faire à une demande d’amnistie ou à un traité de paix avec l’offre rémunératrice de quelque gros gouvernement. Et il se décidait à tout repousser, voulant jouer sur sa carte jusqu’à son dernier sole (il était très riche) et sa vie, par-dessus le marché !

Le marquis put enfin parler :

— Je suis venu trouver le maître du Pérou !…

À ces mots, Garcia qui avait fini de se débarbouiller releva la tête et regarda le marquis, au-dessus de la serviette dont il se tamponnait le visage qu’il avait en effet un peu trop hâlé pour un pur sang… « Le Maître du Pérou »… Garcia savait que le marquis de la Torre était un ami de Veintemilla. Qu’est-ce qu’une pareille démarche et une pareille phrase voulaient dire ?… Dès lors, il se tint plus que jamais sur ses gardes. Quant à Natividad, en entendant le marquis, il avait baissé la tête, rouge comme une cerise. « Je suis définitivement compromis », se disait-il, et il regrettait d’être venu. Le marquis répéta : « Je suis venu trouver le maître du Pérou pour lui demander, à lui qui peut tout, à lui dont la devise est « liberté pour tout, excepté pour le mal ! » qu’il me fasse rendre ma fille et mon petit garçon que l’on m’a volés !

— Que dites-vous ! s’écria Garcia. Que dites-vous ! On vous a volé vos enfants ! mais c’est un crime abominable qui sera châtié de la mort des coupables ! Je vous le jure ! J’en atteste mon ancêtre, Pedro de la Vega qui a donné sa vie pour la noble cause de la Religion contre les infidèles, en l’an de grâce 1537, ayant reçu dix-sept blessures à la bataille de Xauxa, aux côtés de votre parent, Monsieur le marquis, l’illustre Christobal de la Torre !

Le marquis avait toujours prétendu à son cercle que Garcia ne descendait en aucune sorte de ce Pedro de la Vega, et Garcia savait quelle était l’opinion du marquis, mais celui-ci n’eut garde de la faire voir.

— C’est justement ces infidèles, Excellence, qui m’ont pris ma fille !…

— L’adorable señorita ! que me dites-vous ? Les infidèles ! Quels infidèles ?

— Excellence ! Vous connaissez ma fille, Marie-Thérèse. Des Indiens quichuas s’en sont emparés dans mes magasins de Callao…

— Les misérables ! les bandits !

—… au début des fêtes de l’Interaymi pour la sacrifier dans leur temple comme ils sacrifiaient autrefois les Vierges du Soleil !…

— Hein !… quoi ? qu’est-ce ?… que dites-vous ? sacrifier la señorita ! Qui vous a dit cela ?… Une histoire ! Ça n’est pas possible !…

— Enfin, Excellence, je suis sûr qu’on me l’a enlevée… Permettez-moi de vous présenter M. Natividad, el inspector superior de la police à Callao, un homme qui, comme moi, vous sera tout dévoué et qui a assisté à tout. Parlez, Natividad !…

Écrasé par la présentation du marquis, Natividad confirma les dires du marquis, en paroles vagues et timides. Il paraissait avoir perdu la tête. Il se disait : « Cette fois, ça y est, si Garcia ne met pas Veintemilla dans sa poche, je n’ai plus qu’à passer en Bolivie ! »

— Mais enfin ! pourquoi venez-vous me dire cela à moi ? On vous a volé votre fille à Callao ! Je n’en suis pas responsable ! C’est encore Veintemilla qui est le maître de Callao ! C’est à Veintemilla qu’il faut vous plaindre ! Moi je ne puis malheureusement rien pour vous ! soupira très hypocritement Garcia qui ne tenait nullement à se mêler d’une affaire pareille dans laquelle il entrevoyait des démêlés avec les quichuas, ses partisans et ses alliés.

— Excellence ! ma fille et mon petit garçon, – car le petit Christobal est également entre leurs mains – sont ici ! chez vous ! dans votre ville ! dans votre capitale ! et la maison que l’on a transformée pour eux en prison est gardée par vos soldats !

— Ça, c’est impossible, je le saurais ! et si par un mystère qui reste à éclaircir, il en était ainsi je n’ai pas besoin de vous dire que vous avez eu raison de venir me trouver, Monsieur le marquis !

— Je connais votre grande âme ! Excellence ! je savais bien que ce ne serait pas en vain que je m’adresserais à vous ! Mes enfants sont sauvés ! je ne l’oublierai de ma vie et vous pouvez compter sur moi et sur mes amis, à Lima, Excellence ! et vous savez si j’en ai des amis ! Et Monsieur aussi en a ! (Il montrait Natividad.) Toute la police de Callao est pour vous ! Elle attend impatiemment votre arrivée ! Excellence, pardonnez-moi ! Il n’y a pas un instant à perdre… Accompagnez-nous jusqu’aux portes de la ville, jusqu’au Rio Chili, et mes biens ! et ma vie sont à vous !

— Il m’est impossible de me déranger dans le moment, répliqua le dictateur avec un soupir attristé ; j’attends le consul d’Angleterre qui m’a demandé une entrevue, mais je mets à votre disposition mon ministre de la guerre qui vous accompagnera et qui vous sera tout aussi utile que moi, mon cher marquis !

Sur quoi il « siffla » son ministre de la guerre qui se leva avec assez peu d’empressement. « Va donc voir ce qui se passe du côté du Rio Chili, lui ordonna Garcia, et reviens bien vite me faire ton rapport. Entre nous, Messieurs, je crois que l’on vous a abusés, mais croyez bien que tout ce que je puis faire pour vous, dans une aussi étrange aventure, sera fait ! »

Et il ouvrit lui-même la porte pour bien leur faire entendre que l’audience était terminée.

Le marquis, à défaut de Garcia, entraîna au plus vite le ministre de la guerre, dont les énormes éperons remplissaient de leur bruit de ferrailles l’écho sonore de l’escalier d’honneur. Natividad suivait. Garcia referma la porte. « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là ? se demanda-t-il tout haut, visiblement très ennuyé. Je parie qu’Oviedo Runtu est encore dans l’affaire. S’il est vrai qu’il se soit attaqué à la señorita de la Torre, ce n’est pas ce qui avancera nos affaires à Lima ! »

La porte s’ouvrit et un officier annonça le consul d’Angleterre. Celui-ci se présenta avec mille compliments à l’adresse du vainqueur. C’était un gros négociant de l’endroit qui avait fourni des vivres à l’expédition et qui avait obtenu des commandes de Garcia en lui promettant l’appui de l’Angleterre. Garcia lui vanta encore ses troupes et le consul trouva l’occasion de déclarer que des soldats ne sont rien sans un bon général. Garcia s’inclina, mais l’autre eut le tort, voulant outrer son compliment, d’ajouter : « Car entre nous, Excellence, nous les connaissons, ces troupes quichuas, elles ne valent pas grand’chose et si vous n’aviez pas été là !…

— Mes troupes ne valent pas grand’chose ! hurla Garcia. Savez-vous, Monsieur le consul, les étapes qu’elles ont fournies dans la sierra, après un combat terrible !… Y paraissait-il ce matin ?… Avez-vous vu un seul de mes soldats traîner la patte…

— Non ! mais ils dorment tous dans l’escalier ! répliqua le consul.

— Mes soldats dorment dans l’escalier !…



RENDEZ-MOI
MES ENFANTS !


Le général ouvrit la porte et courut se pencher au-dessus de l’escalier d’honneur. Là, il vit et entendit sa garde qui ronflait « comme un seul homme ». Il eut tôt fait de la réveiller d’une voix de tonnerre qui fit sortir les pauvres hussards de leurs rêves. Ils crurent leur dernier moment venu. Garcia, pâle de rage, appela l’officier et lui ordonna de réunir tous ses hommes sur le palier. La porte de la chambre était restée ouverte.

— Mes soldats ne dorment jamais ! cria Garcia au consul d’Angleterre. Regardez-moi ces hommes-là, Monsieur le consul, et dites-moi s’ils ont envie de dormir ! Un peu de gymnastique, mes garçons, hein ?… Allons, une, deux !… une, deux !… pas gymnastique ! Et sautez tous par la fenêtre !

Son bras terrible leur montrait la fenêtre de sa chambre qui était à cinq ou six mètres au-dessus du pavé pointu de la rue. Il était effrayant à voir. Les soldats n’hésitèrent pas. Ils sautèrent tous, il ne restait plus que l’officier.

— Eh bien ! commandant, il faut rejoindre vos hommes ! Et comme le commandant hésitait, il le prit sous les épaules et le jeta dans la rue ! Le consul d’Angleterre, les ministres et Garcia qui riait maintenant avec allégresse, tous se penchèrent à la fenêtre. En bas, les soldats qui avaient sauté sans se faire trop de mal ramassaient trois de leurs camarades qui s’étaient cassé les jambes ; quant à l’officier, on l’emportait. Il avait le crâne fendu[3].

Cet exercice était à peine terminé que le ministre de la guerre arrivait, toujours suivi du marquis et de Natividad.

— Eh bien ? demanda Garcia, en refermant la fenêtre.

— Eh bien ! répondit le ministre en clignant de l’œil du côté de son illustre maître, il s’agit des punchos rouges ! c’est Oviedo Runtu qui leur a donné cette maison à garder et qui a placé là quelques soldats pour leur prêter main forte. Les punchos rouges quittent, du reste, Arequipa demain soir, se rendant au Cuzco.

— Et alors ? fit Garcia qui tortillait nerveusement la pointe de son énorme moustache…

— Et alors ! ils ne comprennent rien à l’histoire de la jeune fille enlevée et du petit garçon.

— Excellence ! il faut fouiller cette maison, s’écria le marquis qui avait perdu tout sang-froid. Il faut la visiter de fond en comble, les misérables y cachent mes enfants !… il n’y a pas un instant à perdre !… Vous ne laisserez pas ces fanatiques emmener mes enfants au Cuzco !… Vous savez ce dont ils sont capables !… Ils ne les ont pas enlevés pour rien !… Ce qui se prépare est atroce… Dans quelques jours, les fêtes de l’Interaymi seront achevées et le sacrifice abominable sera consommé !… C’est un père… c’est un ami qui vous supplie !… Le général Garcia ne laissera pas souiller sa gloire d’un crime aussi horrible ! qui le mettrait au ban de la civilisation !… Jamais la noble population péruvienne ne lui pardonnerait de s’être fait, même inconsciemment, le complice d’une semblable horreur ; en tout cas, de n’avoir point tout fait pour l’empêcher !… Enfin, Excellence, il s’agit de la vie ou de la mort de mon petit Christobal, le dernier héritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour la civilisation, à côté de la vôtre !… Et de ma fille que vous avez aimée !…

Cette dernière considération n’eût point fait peut-être une profonde impression sur l’esprit du général qui, comme tous les grands hommes, se vantait de ne point mêler les affaires de cœur à sa politique, mais elle avait été précédée d’une phrase qui le bouleversa de fond en comble : « le dernier héritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour la civilisation à côté de la vôtre ! » Ceci emportait tout. Garcia se retourna brusquement vers son « ministre de la guerre » :

— Enfin ! tu as dû voir quelque chose, toi !… Tu as pénétré dans cette maison !

— Mais non ! Excellence. Impossible !… C’est un lieu défendu ! Les punchos rouges et les mammaconas ont avec eux les empreintes sacrées qu’ils sont allés chercher à Cajamarca et qu’ils emportent au Cuzco pour les dernières solennités de l’Interaymi ! Si je violais cette demeure, tous nos soldats quichuas, avertis par ceux qui la gardent sur l’ordre d’Oviedo Runtu, se révolteraient !

— Laissez-nous ! gronda Garcia en jetant tous ses ministres à la porte (il suffit pour qu’ils disparussent d’un froncement de ses sourcils). Et il resta seul avec Natividad et le marquis qui tremblait d’énervement, de douleur et d’impuissance, et qui ne parvenait point à retenir ses larmes brûlantes.

— Monsieur le marquis, s’il est vrai que vos enfants sont aux mains de ces misérables, c’est épouvantable, car je ne peux rien pour vous !

Le marquis reçut le coup, et l’on put croire qu’il allait s’évanouir. Il s’appuya à la muraille et râla.

— Écoutez, Garcia, parvint-il à prononcer, si cette chose a lieu, je vous en rends, personnellement, moi, responsable devant le monde civilisé. Le sang répandu retombera sur votre tête. Jamais le Pérou ne vous le pardonnera !

Puis il tomba à genoux et pleura : « Rendez-moi mes enfants ! »

Garcia se précipita sur lui et l’enleva dans ses bras puissants comme il eût fait d’un tout petit. Mais l’autre s’était déjà ressaisi, lui glissait des mains comme une anguille, se redressait sur ses courtes jambes et lui criait :

— Laissez-moi !… laissez-moi !… Vous n’êtes qu’un général d’assassins.

Garcia pâlit. Natividad épouvanté crut qu’il allait littéralement dévorer le marquis, car on étendit un bruit de grincement de mâchoires. Christobal s’était déjà dirigé vers la porte, n’ayant plus rien à ajouter à une pareille invective, et s’attendant, du reste, à être frappé, assassiné par derrière. Soudain la parole zézayante et douce du dictateur le surprit et l’arrêta :

— Ne vous en allez pas encore, Monsieur le marquis, je ne puis rien pour vous, mais je peux au moins vous donner un bon conseil.

Christobal se retourna ; l’autre de la main lui faisait signe de s’asseoir. Mais le marquis attendait. Il avait déjà perdu trop de minutes précieuses avec cet homme : « Parlez, Monsieur ! lui dit-il, le temps passe ! »

— Avez-vous de l’argent ? demanda brusquement Garcia.

— De l’argent ? pourquoi faire !… pour… Il allait dire : « pour vous payer »… mais il n’acheva pas sa phrase sur un coup d’œil suppliant de Natividad qui lui faisait des signes d’apaisement derrière le dictateur. Celui-ci s’aperçut que l’on jouait la pantomime derrière lui et se retourna, aperçut Natividad, le prit par le bras et le fit sortir sans autre explication. La porte refermée, il alla s’asseoir à une petite table recouverte de paperasses, posa les coudes sur cette table, laissa retomber sa lourde tête dans la coupe de ses deux mains énormes et prononça ces mots, d’affilée, à mi-voix, sans regarder le marquis qui était resté debout, méfiant :



LA TOUTE-PUISSANCE
D’OVIEDO RUNTU


— Je ne puis rien, moi, contre les punchos rouges ni contre les mammaconas. Vous avez entendu mon ministre de la guerre tout à l’heure ! L’endroit où ces prêtres, où ces prêtresses passent, la maison qu’ils habitent sont sacrés. Ils traînent avec eux des reliques et les stigmates de leur Atahualpa. Vous venez me dire qu’ils ont également avec eux vos deux enfants prisonniers ! Rien ne me le prouve ! et rien ne peut me le prouver, attendu que cette preuve il m’est impossible, il m’est défendu d’aller la chercher. Eh bien ! cependant, j’admets avec vous que ce soit l’horrible vérité. Raisonnez avec moi ! Qui est-ce qui garde vos enfants ? Vous me répondez : vos soldats ! C’est faux ! moi, je ne suis pour rien dans tout cela ! Qui les a mis là ? C’est Oviedo Runtu, ce sont les soldats d’Oviedo Runtu. Qui est-ce qu’Oviedo Runtu ? Vous l’avez sans doute rencontré à Lima, vous avez peut-être eu affaire à lui ? Vous vous dites : C’est un commis de la banque franco-belge ! Moi, je réponds : oui, oui et non… c’est un commis de banque, mais c’est aussi celui auquel obéissent actuellement tous les Indiens quichuas, civils et militaires. C’est extraordinaire, mais c’est ainsi. Cet Indien qui se fait habiller chez un tailleur à la mode de Lima, ce quichua a appris à lire, à écrire, à compter, il s’est contraint à gagner sa vie comme un humble employé, mais, en somme, à faire un métier de civilisé. Pendant ce temps il a vécu chez nous, avec nous, s’est mêlé à nos affaires, à nos mœurs, nous a étudiés, s’est rendu compte du mécanisme de nos institutions financières, base de tout bon gouvernement et sa force. Il gagne deux cents soles par mois derrière un comptoir et il est peut-être roi ; je n’en sais rien ! Mais c’est bien possible !… En tout cas, il a rêvé la régénération de sa race et le bouleversement du Pérou, à son profit ; tous les chefs quichuas et aïmaras sont ses serviteurs. Huascar, que vous avez eu chez vous, est son bras droit ! Au moment où, moi, je soulevais la province d’Arequipa pour mon compte, Huascar est venu me trouver de la part d’Oviedo Runtu et m’a offert son alliance. Et je n’ai pas pu la refuser !… Et je marche la main dans la main avec Oviedo Runtu parce que je ne puis pas faire autrement !… M’avez-vous compris, maintenant, Monsieur le marquis ?… Ce n’est pas moi qui vous gêne dans cette affaire ! C’est Oviedo Runtu !… Vous le trouvez devant vous comme je l’ai trouvé devant moi !… Et je le regrette pour vous, croyez-le bien, autant que pour moi !

— C’est lui, en effet, qui a tout conduit, qui a préparé le rapt de ma fille et qui l’a exécuté avec les punchos rouges !

— Vous voyez bien !… ne faites donc pas retomber le poids d’une affaire aussi abominable sur la tête d’un homme qui a rêvé de mettre le Pérou à la tête des nations civilisées de l’Amérique du Sud !… Momentanément, j’ai les mains liées par cet homme !… mais on s’expliquera, et je vous prie de croire que j’aurai le dernier mot, car, au fond, malgré son complet veston de chez Zaratte, c’est un sauvage… sauvage, il commande à des sauvages et avec des moyens naturellement destinés à frapper leur imagination. L’Interaymi, dont nous entendons ordinairement si peu parler, dans nos milieux, a été préparée cette année d’une façon exceptionnelle. Oviedo a pu promettre à ses congénères une belle proie, une belle victime !… Avec les mœurs de nos quichuas, de nos Incas (car il ne faut pas nous le dissimuler, nous avons toujours affaire aux Incas) tout est possible ! Ce qui est possible aussi, c’est qu’il aime votre fille et qu’il s’en soit emparé de force pour lui tout seul ! Écoutez-moi, je vous prie, j’examine toutes les hypothèses et je conclus en vous répétant : « Quelle que soit l’hypothèse, je ne puis rien pour vous, rien que de vous donner un conseil. Ces punchos rouges, nous ne pouvons pas les combattre, mais vous, vous pouvez les séduire. Ce sont des quichuas. On les a tous avec de l’argent. Achetez-les, et voilà pourquoi je vous ai demandé : « Avez-vous de l’argent ? »

— Non ! je n’en ai pas ! répondit le marquis qui avait écouté ardemment la parole rapide du dictateur. Je suis parti à la hâte ; je n’ai plus d’argent !

— Eh bien, moi, Monsieur, j’en ai !…

Et il siffla d’une certaine manière. Aussitôt la porte s’ouvrit et le ministre des finances se présenta.

— Où est le trésor de guerre ? demanda Garcia.

— Sous le lit ! répondit l’autre.

Et il se jeta à genoux pour tirer à lui une valise de bois cerclée de fer qu’il traîna devant la table où Garcia était assis.

— Eh bien ! va-t-en ! qu’est-ce que tu attends ?

Quand ils furent seuls, le général sortit une petite clef de son portefeuille, ouvrit la valise et en tira une liasse de billets de banque qu’il jeta sur la table. Puis, il traîna lui-même, cette fois, le trésor de guerre jusque sous le lit, et, l’ayant repoussé d’un dernier coup de pied, il prit la liasse sur la table, la donna au marquis et lui dit :

— Prenez ! vous les compterez et vous me les rendrez quand je serai président, à Lima. Il y a là de quoi blanchir tous les punchos rouges, croyez-moi ! Ce sont des petites images dont ces messieurs connaissent la valeur. Et c’est peut-être bien Oviedo Runtu lui-même qui la leur a apprise. Adieu, Monsieur, et bonne chance !

— Excellence ! s’écria le marquis en redonnant son titre à cet homme qu’il venait de traiter d’assassin… je ne vous remercie pas ! mais si je réussis…

— Oui, oui… je sais… vos biens, votre vie m’appartiennent !…

— Excellence, encore un mot, je vais essayer également de séduire vos soldats qui gardent la maison avec les punchos rouges !

— Séduisez ! Séduisez !

— Et si je ne réussis pas, Excellence, je vous avertis que, si faibles soyons-nous, et si sûrs que nous puissions être d’avance de notre défaite et de notre mort, nous allons attaquer, mes amis et moi, les prêtres du Soleil et leur escorte. Je puis compter sur votre neutralité ?

— Mais comment donc ! s’exclama Garcia, bon enfant. Et si par hasard vous faites un peu bobo à l’Oviedo, au descendant du Huayna Capac, vous savez ! je ne vous ferai pas passer devant un conseil de guerre !

Ils se serrèrent les mains et le marquis se sauva. Il n’avait pas passé le seuil que Garcia haussa les épaules.

— Sa fille est perdue ! dit-il, mais je l’ai acheté, lui ! L’imbécile ! Tout cela ne serait pas arrivé s’il me l’avait donnée en mariage !

Le marquis avait retrouvé Natividad qui l’attendait, très anxieux, au pied de l’escalier d’honneur qu’il avait descendu un peu vite sous la poussée de l’extraordinaire Garcia.

Dans la rue, ils rencontrèrent Raymond qui venait les chercher. Pour que Raymond eût abandonné son poste d’observation, il fallait que quelque chose de très grave se fût passé. Le jeune homme était pâle, très agité.

— Qu’y a-t-il ? lui cria le marquis.

Raymond lui dit :

— Venez vite ! nous retournons à l’auberge ! Il est temps de prendre un parti sérieux, un parti désespéré, mais il faut faire quelque chose ! Je meurs ! Qu’a dit Garcia ?

— Qu’il ne pouvait rien pour nous, mais il m’a donné un conseil et de l’argent et peut-être tout n’est-il pas perdu ? Mais pourquoi avez-vous quitté votre poste d’observation, vous ? Qu’est-il arrivé ? Ils sont toujours là !

— Oui !… un seul être est sorti de la maison gardée par les punchos : Huascar !… je l’ai suivi, j’étais décidé à profiter du premier endroit un peu solitaire pour avoir avec lui une explication définitive. Je voulais lui demander de nous rendre Marie-Thérèse ou le tuer comme un chien ! Mais il a pris tout de suite par la grand’calle, est arrivé sur la place, et à ma stupéfaction a pénétré dans notre auberge. Il ne m’avait pas vu, j’ai pu me dissimuler sous la voûte pendant qu’il se tenait dans le cabaret et j’ai entendu qu’il demandait au patron à parler au marquis de la Torre. Celui-ci lui répondit que vous étiez absent pour le moment et que vous deviez être allé chez le général dictateur, car en sortant vous aviez demandé l’adresse du palais du gouvernement ! Sur quoi, Huascar a demandé si vous deviez revenir. L’aubergiste a répondu que vous reviendriez certainement. Alors, Huascar a dit : j’attendrai et je viens vous prévenir qu’il attend !

— Ils sont sauvés ! s’écria le marquis dont la mine s’éclairait, au fur et à mesure que parlait Raymond. Ils sont certainement sauvés ! Car, que me voudrait Huascar, pourquoi viendrait-il me parler s’il n’avait pas l’intention de sauver mes enfants !

— C’est ce que je me suis dit tout d’abord, répliqua Raymond, mais je l’ai examiné à la dérobée, et cet homme m’a l’air bien sombre. Il me fait peur depuis que je le connais, du reste ! il me fait peur ! N’oublions pas que nous avons affaire à un fanatique et qu’il a à se venger de Marie-Thérèse !

— La marquise, qui était la bonté même, l’a sauvé de la plus affreuse misère ! Je ne peux pas croire qu’il l’ait oublié ! dit précipitamment Christobal qui avait hâté le pas. J’ai été bien étonné de le voir dans cette affaire, mais mon intime pensée a toujours été qu’il s’y trouvait mêlé malgré lui et que peut-être il n’y prenait part que dans le but de sauver Marie-Thérèse. C’est certainement lui qui m’a envoyé ou fait envoyer l’avertissement que j’ai trouvé trop tard, hélas ! à mon cercle !

— Puissiez-vous dire vrai ! Monsieur ! répliqua Raymond qui était loin de partager la confiance du marquis ; mais puisqu’il est venu à nous, ne le quittons pas que nous n’ayons percé son dessein ! et je vous jure que je suis prêt à l’égorger comme un mouton s’il ne répond pas comme il convient à nos questions.

— N’oublions pas, Raymond, qu’ils ont des otages !

— Des otages qu’ils massacreront même si nous épargnons Huascar ! Ah ! Monsieur, j’ai hâte de me battre, j’ai hâte de tuer ! Je voudrais mourir !

— Et moi, je voudrais bien sauver mes enfants, Monsieur !

Cela fut dit d’un ton si glacé que Raymond en eut froid au cœur. Il ne prononça plus une parole jusqu’à l’auberge.

Comme ils y arrivaient, Natividad aperçut sous la voûte, collé contre le mur, se dissimulant, ou plutôt croyant qu’il se dissimulait derrière une charrette et regardant avec une étrange fixité ce qui se passait dans le cabaret où se trouvait toujours Huascar, une bien singulière figure.

C’était un grand vieillard sec, décharné, dont la carcasse tremblante s’appuyait sur un bâton de berger. Un manteau en loques flottait sur ses épaules. Des mèches de cheveux blancs descendaient le long d’un visage effroyablement pâle, aux yeux décolorés. Natividad s’était arrêté et considérait ce spectre en se demandant :

— Mais où ai-je donc vu cette figure-là ?… Cette figure ne m’est pas inconnue ?

Le marquis avait passé rapidement en disant à Raymond : « Allez trouver Huascar, dites-lui que je l’attends dans notre chambre, et amenez-le moi ! » L’escalier qu’il fallait prendre pour monter au premier étage avait sa première marche sous la voûte. Le marquis en y posant le pied vit Natividad arrêté et regardant l’homme dont nous venons de faire la description. Alors il fixa l’homme à son tour, fut frappé de cette physionomie fantomatique et, tout en continuant de gravir les marches, se demanda lui aussi : « Mais où ai-je vu ce spectre ? Ce n’est pas la première fois que je le rencontre ! »



LE SERMENT D’HUASCAR
UN PACTE SOLENNEL


Le marquis n’était pas plus tôt arrivé dans la chambre que Huascar faisait son entrée, suivi de Raymond et Natividad comme un prisonnier de ses deux gardiens. L’Indien enleva son chapeau, souhaita le bonjour en aïmara au marquis : Dios anik tiourata ! ce qui, pour un Quichua, était une marque de grande vénération, car cette langue était celle adoptée par les prêtres incas au moment de l’Interaymi et lorsqu’ils parlaient aux foules réunies dans le culte du Soleil. Puis, comme le marquis le dévisageait sévèrement sans répondre à cette politesse, il prit la parole en espagnol :

Señor ! fit-il d’une voix rude, mais calme, je vous apporte des nouvelles de la señorita et de votre fils. Si le Dieu des chrétiens, que ma bienfaitrice et les padres m’ont appris à invoquer, seconde le bras de Huascar, ils vous seront bientôt, tous deux, rendus en bonne santé.

Christobal, en dépit des sentiments tumultueux qui l’agitaient et de son impatience à connaître le but et le plan de Huascar, s’attachait à se montrer aussi froid, aussi maître de lui que l’Indien. Il croisa les bras et demanda :

— Pourquoi toi et les tiens ont-ils commis le crime de les enlever ?

Huascar répliqua :

— Pourquoi toi et les tiens ont-ils commis celui de les laisser prendre ? N’avais-tu pas été averti ? As-tu pu douter que ce pût être par un autre que par Huascar ? Huascar, pour toi, a trahi ses frères, son dieu et sa patrie ! mais il s’est souvenu que la madre de la señorita a ramassé un jour à Callao un enfant tout nu ! et il a juré de sauver la señorita du terrible honneur d’entrer dans les demeures enchantées du Soleil.

L’homme se tut. Le marquis lui tendit la main. Il ne la prit pas.

Gracias, señor, remercia la voix rauque de l’Indien.

Et un triste sourire erra sur ses lèvres pâles.

— Et mon fils, Huascar, me le rendras-tu aussi ?

— Votre fils ne court aucun danger, señor ! Huascar veille sur lui !

— Oui ! oui ! tu veilles sur mon fils ! tu veilles sur ma fille, et demain peut-être je n’aurai plus d’enfants !

— Tu n’auras plus d’enfants ! répliqua Huascar de plus en plus sombre, si tu ne fais pas tout ce que te dira Huascar. Mais si tu fais tout ce que dira Huascar, je te jure, sur les mânes d’Atahualpa qui attend ta fille et que je trahis, pour ma damnation éternelle, que la señorita sera sauvée !

— Et que faut-il faire ?

— Rien ! Voilà pourquoi Huascar est venu te trouver. C’était pour te dire : Ne fais rien, reste ici ! toi et tes amis ! N’approchez plus de la petite maison en adobes du Rio Chili. Ne poursuivez plus les punchos rouges ! N’excitez pas leur surveillance ! Cessez de les mettre en garde ! et laissez-moi agir ! Je réponds de tout si tu me donnes ta parole que ni toi ni les tiens, on ne vous verra plus rôder autour de nous. Ils vous connaissent. Votre apparition, si mystérieuse soit-elle, est immédiatement signalée et les mammaconas font la chaîne noire autour de la fiancée du Soleil, prêtes à la tuer à l’apparition des premiers visages étrangers et à l’offrir morte à Atahualpa s’ils ne peuvent la lui donner vivante ! Ne quittez point cette auberge, ou tout au moins ne sortez pas des limites de cette place. Si tu me jures cela, je puis déjà te promettre une chose, c’est que cette nuit, environ à minuit, je t’amènerai ici ton fils, ton bien-aimé Christobal ! que ta fille suivra bientôt dans tes bras !

Le marquis alla détacher un petit crucifix attaché à la muraille au-dessus du lit et il revint à Huascar.

— La marquise t’a fait élever dans notre sainte religion, dit-il ; jure-moi que tu feras bien ce que tu viens de dire, jure-le-moi sur le Christ !

Huascar étendit la main et jura.

— Moi, fit-il au marquis après avoir juré, moi, je n’ai besoin que de votre parole !

— Tu l’as ! déclara Christobal. Et nous t’attendons ici à minuit !…

— À minuit ! répéta Huascar qui remit son chapeau et gagna la porte.

— Messieurs, demanda le marquis en se retournant vers Raymond et Natividad quand on entendit les pas de l’Indien dans l’escalier, j’ai donné ma parole, nous la tiendrons. Je crois fermement que Huascar nous sauvera de cette terrible aventure. Nous n’avons aucune raison de douter de lui après la preuve qu’il nous a donnée par deux fois de son dévouement, en nous avertissant à Cajamarca et à Lima !

— C’est mon avis ! dit Natividad.

Mais Raymond se taisait.

Plusieurs fois il avait fixé le regard de l’Indien et il lui semblait bien n’y avoir point trouvé cette franchise héroïque qu’il étalait dans ses discours.

— Qu’en dites-vous, vous, Raymond ? Quel effet vous a-t-il produit ?

— Un mauvais effet ! répliqua le jeune homme. Maintenant, je me trompe peut-être, je sens que Huascar me déteste et, moi, je ne l’aime pas. Nous sommes dans un mauvais état d’esprit pour nous juger l’un l’autre. En attendant, nous sommes ses prisonniers ! termina-t-il.

Mais la triste réflexion de Raymond se perdit dans le bruit que Natividad faisait en ouvrant la fenêtre. En même temps, il s’écriait :

— Mais je vous assure que j’ai vu cette figure-là quelque part !

— Moi aussi ! elle ne m’est certainement pas inconnue !… dit Christobal qui était venu se placer à côté de Natividad.

Raymond les rejoignit. Il aperçut sur la place le grand squelette de vieillard qu’il avait vu sous la voûte.

Toujours appuyé sur son bâton, s’arrêtant encore et se dissimulant d’une façon enfantine, ici derrière une charrette, là derrière un auvent, il suivait Huascar ! L’Indien s’était retourné deux ou trois fois du côté de l’homme et puis avait poursuivi son chemin sans autrement s’en préoccuper. Tout à coup, le marquis qui était resté pensif, à la fenêtre, se recula très pâle :

— Oh ! fit-il, je reconnais cet homme ! C’est le père de Maria-Christina d’Orellana !

Natividad, dans le même moment, fit entendre une sourde exclamation :

— Oui ! oui ! C’est lui ! Nous l’avons tous connu à Lima avant son malheur !…

Ils restèrent sous le coup de l’apparition de ce fantôme qui avait surgi devant eux comme pour leur rappeler que, lui aussi, avait eu une fille, belle et aimée, une fille qui avait disparu dix ans auparavant, pendant les fêtes de l’Interaymi… une fille qu’il ne reverrait jamais plus ! De ce malheur, le marquis ne doutait point maintenant. Il se laissa tomber, atterré sur une chaise et, quand on lui servit son repas, il ne toucha à aucun plat, malgré les encouragements de Natividad qui lui rappelait les promesses de Huascar. Quant à Raymond, après avoir entendu l’exclamation du marquis, il était descendu sur la place, et, au coin de cette place où se trouve une rue qui conduisait à la petite maison en adobes du Rio Chili, il rejoignit le grand squelette de vieillard et lui mit la main sur l’épaule. L’autre se retourna et, un instant, fixa Raymond :

— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il d’une voix sans force et sans accent.

— Je voudrais savoir pourquoi vous suivez cet homme. Et il lui montra Huascar qui tournait le coin de la calle.

— Comment ! vous ne le savez pas ? fit le vieillard étonné. Vous ignorez donc que nous serons bientôt au grand jour de l’Interaymi ? J’ai suivi cet homme qui commande l’escorte de l’Épouse du Soleil. C’est lui le chef de ces punchos rouges qui mènent ma fille au Cuzco en l’honneur du grand Atahualpa. Mais, cette fois-ci, je ne la laisserai pas mourir comme la dernière fois. Je la sauverai et nous reviendrons bien tranquillement à Lima où son fiancé l’attend. Gracias, señor !…

Et il s’éloigna de toute la longueur de ses jambes, en s’appuyant sur son bâton.

— Le malheureux est fou ! dit tout haut Raymond qui se prit la tête entre les mains comme s’il craignait que sa raison ne vînt à lui échapper, à lui aussi. Plus encore que pendant leur ardente poursuite sur la costa, plus même qu’à l’heure atroce où il avait découvert le rapt, il souffrait. Cette situation extraordinaire d’immobilité, à deux pas de Marie-Thérèse vouée au supplice et enfermée dans une maison, en pleine cité civilisée lui emplissait le cœur d’une douleur furieuse. Ne pouvoir rien faire, rien qu’attendre tout du bon plaisir, de la reconnaissance et peut-être de la traîtrise de Huascar ! Mais enfin, les heures s’écoulaient ! pensait-il en fermant ses poings impuissants… Il faudrait faire quelque chose, ne pas se laisser arrêter par les gardes, les soldats de Garcia qui veillaient inconsciemment sur cette proie sacrée. Il rêvait de se ruer jusqu’à la petite maison en adobes, d’essuyer le feu des miliciens et des punchos rouges, de forcer le seuil de cette prison, d’y pénétrer sanglant et râlant et d’arriver pour expirer aux pieds de Marie-Thérèse !

Et puis après ? Était-ce cela qui la sauverait ?… Le marquis avait raison, il fallait se contenir, réfléchir, agir par la ruse, essayer de soudoyer ces misérables !… entrer en rapport avec eux !… On verrait bien ce qui resterait à faire à minuit quand Huascar reviendrait… Minuit, comme cela lui paraissait loin !… Il avait fait dix fois le tour de la place, se demandant s’il n’était pas possible de soulever cette ville, en lui criant la vérité ?… N’y avait-il pas dans ces maisons, derrière ces galeries, ces drapeaux, ces guirlandes, toute une population qui se révolterait à l’idée que ces abominables Indiens allaient sacrifier une chrétienne… Il fut sur le point de s’arrêter au milieu de la place et de hurler : « Au secours !… Au secours !… », mais un grand tumulte de musique et de chants le fit se détourner. Là-bas, du fond d’une calle lointaine accouraient des rumeurs de fête et il la vit, cette population qu’il voulait soulever contre Garcia et qui n’obéissait qu’à Garcia, et celui-ci avait dit, comme Pilate devant Jésus, « qu’il s’en lavait les mains ». Elle approchait au bruit des tambours et des trompettes et à la lueur des torches et des lampions, car le soir était tombé. Ce qui arriva sur la place était une cavalcade et aussi une procession. Il y avait des torches et aussi il y avait des cierges. Il y avait des drapeaux, des croix, et de mystérieux emblèmes qui dataient peut-être de deux mille ans. Les padres, qui constituent là-bas tout le clergé de l’intérieur des terres, n’ont pu avoir quelque influence sur les Indiens qu’en ne heurtant pas les antiques superstitions… et, dans une manifestation à la fois civile, patriotique et religieuse comme celle-là, on voyait s’amalgamer de la façon la plus bizarre et aussi la plus sauvage le christianisme et le paganisme particulier aux Indiens. Évidemment la haute société du Pérou ni même celle d’Atahualpa n’étaient là représentées, mais il y avait sur cette place, flamboyante maintenant comme si on y avait allumé un incendie, la masse de la population délirante, chantant des cantiques, riant et fumant et buvant et dansant, cependant que les éternels cohetes (pétards) éclataient dans les jambes de tout le monde… Quelques-uns entrèrent à l’église en continuant de danser et les autres au théâtre où ils observèrent tout de suite le plus religieux silence. On y attendait le dictateur pour commencer la représentation. Raymond, de plus en plus furieux, s’était croisé les bras, regardant passer les « débordements populaires » : « Rien à faire avec ces brutes ! » Et il résolut d’aller à la petite maison en adobes, en dépit de ce qu’avait dit Huascar ; et, violant sans remords la parole du marquis, il quitta la place, serrant nerveusement, dans la poche de son veston, son revolver. Quelle folie allait-il commettre ? Que voulait-il faire ? C’est justement ce que lui demanda Huascar lui-même qui venait de se dresser devant lui :

Señor ! où allez-vous ?…

Il lui avait posé sa main sur le bras, l’arrêtant.

— Vous savez bien où je vais, répondit rudement Raymond.

Et il voulut passer. Huascar s’y opposa.

— Rentrez chez vous, señor, lui dit l’Indien d’une voix calme, et j’y serai dans deux heures avec le petit marquis. Mais je ne réponds plus de votre fiancée si vous faites un pas de plus.

La voix de Huascar avait tremblé sur ces mots : Votre fiancée. Raymond regarda Huascar, il ne vit que de la haine dans les yeux de l’Indien. « Marie-Thérèse est perdue ! » se dit-il dans un âpre désespoir. Soudain, une lueur sublime éclaira l’abîme où il se sentait rouler avec Marie-Thérèse.

— Huascar, fit-il, sur un ton solennel, si vous sauvez la fille du marquis de la Torre…

Il s’arrêta un instant, car son cœur battait son thorax de coups si durs qu’il put croire qu’il allait étouffer. Les quelques secondes de silence qui précédèrent ce qui lui restait à dire à Huascar, ce qui devait être dit, lui parurent éternelles et il devait à jamais conserver dans sa mémoire le cliché barbare de ce coin de rue sombre et désert, de cette arcade obscure sous laquelle l’Indien et lui s’étaient réfugiés et où leur arrivaient par intermittence les clameurs de la plaza major et le bruit tout proche des cohetes que les petits garçons faisaient éclater dans les calles voisines, sous les pieds des passants. Sur la droite, il y avait, à une fenêtre d’un premier étage, le clignotement de veilleuse d’une demi-douzaine de verres de couleurs dans lesquels la famille d’arequipenos qui habitait là avait allumé les petits disques de cire en l’honneur de Garcia, avant de se rendre aux joies de la retraite aux flambeaux ou au triomphe du grand théâtre municipal. Il attendit qu’un Indien qui marchait courbé sous le poids d’un stock de pelliones (couvertures de selles) se fût éloigné du côté du Rio Chili et ce ne fut que lorsqu’il n’entendit plus sur les pavés le glissement du polco dont les quichuas chaussent leurs pieds nus qu’il parla. Peut-être, inconsciemment, attendait-il que quelque événement l’eût empêché de dire cette chose que l’autre écouta sans plus remuer qu’une statue : Si tu la sauves, je te jure sur mon Dieu que Marie-Thérèse ne sera pas ma femme. Huascar ne répondit pas tout de suite. Un tel marché devait l’avoir pris au dépourvu. Enfin, il dit :

— Je la sauverai ! Et maintenant va-t’en ! Rentre à l’auberge ! J’y serai à minuit.

Et il prit le chemin du Rio Chili sans plus s’occuper de Raymond. Celui-ci retourna à la plaza mayor, étourdi, les oreilles bourdonnantes, persuadé qu’il avait délivré Marie-Thérèse. Il vivait à ce point dans son rêve intérieur et jouissait si âprement de son sacrifice et de sa victoire qu’il ne vit rien de ce qui se passait autour de lui et qu’il faillit se faire écraser par une escorte de hussards qui bousculait la foule sur son passage. Il fallut bien alors qu’il levât la tête. Au centre de cet escadron galopant, il aperçut une calèche traînée par quatre chevaux harnachés comme pour le mardi gras. Dans la calèche, deux hommes : le général Garcia, avec tous ses galons, toutes ses décorations, toutes ses plumes… et, à côté de lui, en correct habit noir encadrant l’irréprochable cuirasse du plastron blanc, la figure calme et mystérieuse d’Oviedo Runtu. Dès qu’il eut reconnu ce dernier, Raymond fonça sur la foule, les poings prêts pour l’étranglement. Mais il fut roulé par le flot populaire et se trouva dans une salle de théâtre, sans pouvoir se rendre exactement compte de la façon dont il était entré là. Il voulut ressortir immédiatement, mais n’y réussit point. Garcia, penché au-dessus de la loge présidentielle, entouré de son resplendissant état-major, dont les broderies scintillaient aux feux de la rampe, saluait la multitude qui l’acclamait. Raymond était placé de telle sorte qu’il ne pouvait voir Oviedo Runtu, lequel se dissimulait modestement derrière une colonne de la loge, laissant le général aux prises avec la gloire. Le public criait et battait des mains avec transport.



OÙ L’ON RETROUVE
L’ONCLE GASPARD


Une actrice de Paris, « de la Comédie-Française », vint réciter des strophes espagnoles où Garcia était traité de « Sauveur de la Patrie ». Un rideau de fond s’écarta et laissa voir sur un socle un buste de général qui avait servi déjà plusieurs fois à d’autres généraux et qui, cette fois, représentait le général Garcia. Ce monument était entouré par toute la troupe qui entonna un chœur. Après quoi chaque artiste défila avec un petit compliment à la statue et des palmes et des couronnes dont ils la recouvrirent.

Au moment où le buste allait disparaître sous ce faix glorieux, une demoiselle habillée en Indienne quichua, avec la petite veste de laine échancrée sur la poitrine et une douzaine de jupes de différentes couleurs mises les unes sur les autres, et la mante de laine aux épaules, retenue sous le menton par une grosse épingle d’argent en forme de cuiller, se présenta.

Elle fut immédiatement acclamée par tout l’élément indien de la salle. Et, elle aussi, pour prouver que rien ne manquait au succès de Garcia, chanta quelque chose, mais en indien, quelque chose dans quoi le peuple indien mettait également tout son espoir dans le sauveur de la patrie. Le dernier couplet envolé, elle cria, comme il convenait : « Vive le général Garcia ! », mais des voix lui répondirent aussitôt par « Vive Huayna-Capac-Runtu ! »

Ce fut un beau tapage. Tous les Indiens de la salle étaient debout et aussi de nombreux métis qui se rappelaient leur origine et qui étaient las d’être méprisés par les blancs et hurlaient : « Vive Huayna-Capac-Runtu ! » tandis que la classe purement péruvienne, dans les loges, s’abstenait de toute manifestation.

Cependant, dans la loge présidentielle, le général Garcia attirait sur son cœur constellé le plastron éclatant de blancheur du commis de la banque franco-belge et donnait l’accolade, devant tous, à l’illustre descendant des rois Incas.

Ce fut du délire. La représentation était terminée. Raymond fut poussé dehors comme on l’avait poussé dedans. Il en avait assez vu pour comprendre l’inutilité de la démarche du marquis auprès du dictateur. Celui-ci ne pouvait rien contre les Indiens et le véritable maître était Oviedo. Raymond n’avait plus d’espoir qu’en Huascar. Il était onze heures. Il courut à l’auberge.

Il trouva le marquis et Natividad inquiets de son absence et de tout ce qu’il avait pu faire pendant ce temps. Pour ce qui était de François-Gaspard, personne ne l’avait revu depuis l’arrivée à Arequipa, et personne ne s’en préoccupait.

Raymond leur apprit qu’il avait rencontré Huascar et que celui-ci avait renouvelé les promesses faites au marquis, et de telle façon qu’il croyait maintenant à sa bonne foi. Enfin, le rendez-vous était toujours pour minuit. Il devait lui amener le petit Christobal.

Ils ne dirent plus rien jusqu’à minuit, regardant derrière les fenêtres, s’ils n’apercevaient point sur la place quelque chose qui pût confirmer leur espoir. Natividad était aussi anxieux que ses deux compagnons. Natividad avait bon cœur et il s’était jeté si avant dans l’aventure qu’il lui eût été maintenant difficile de reculer sans qu’il perdît quelque chose de sa propre estime. Enfin il était si fort compromis au point de vue administratif, que, toutes réflexions faites, il valait encore mieux pour lui suivre jusqu’au bout le marquis, lequel, quoi qu’il arrivât, ne le laisserait pas mourir sur la paille.

Ainsi l’heure de minuit arriva et les douze coups sonnèrent à l’église.

Le théâtre s’était vidé depuis longtemps. La place maintenant était à peu près déserte. Les lampions s’étaient éteints. Mais la nuit était claire et l’on pouvait très bien distinguer les ombres qui, le long des arcades, regagnaient leur domicile. Aucune d’elles ne se dirigeait vers l’auberge du Jockey-Club. Minuit et quart. Aucun des trois hommes qui étaient là n’osait prononcer une parole.

À minuit et demi, rien encore ! Le marquis poussa un effrayant soupir. À une heure moins un quart, Raymond s’approcha de la petite lampe fumeuse qui brûlait sur une table. Il examina minutieusement son revolver, en constata le bon fonctionnement, l’arma et dit, d’une voix sourde : « Huascar nous a trahis, il nous a joués comme des enfants. Il est venu ici, sans se cacher, en plein jour, ne craignant pas d’avoir à répondre d’une pareille démarche auprès des siens. Il était d’accord avec eux. Il a réussi à nous tenir ici enfermés pendant des heures dont nous connaîtrons le prix ! Je n’ai plus aucun espoir. Marie-Thérèse est perdue, mais je pénétrerai jusqu’à elle ou je mourrai avant elle. »

Et il sortit.

Le marquis ne dit rien, mais il s’arma lui aussi et suivit Raymond.

Natividad suivit le marquis.

Ils traversèrent la place. Quand ils furent dans la petite ruelle qui conduisait à la maison en adobes, Natividad demanda au marquis ce qu’il comptait faire contre une cinquantaine d’hommes armés.

— Le premier puncho rouge que je rencontre, je lui offre mille soles pour causer, reprit-il. S’il ne les prend pas, ou s’il ne me comprend pas, je lui brûle la cervelle. Après on verra !

Quand ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient été arrêtés dans la journée par un hussard quichua de la troupe de Garcia, ils s’étonnèrent de ne plus avoir à parlementer avec cette sentinelle. La voie était libre et ils en conçurent un nouvel espoir. Mais quand ils eurent fait encore une centaine de pas et qu’ils aperçurent la petite maison en adobes sans gardes et la porte ouverte, un horrible pressentiment leur serra le cœur. Ils se précipitèrent, ils s’engouffrèrent dans la masure. Les pièces en étaient désertes. Dans l’une d’elles, régnait cette odeur particulière, ce parfum violent de résine odorante qui avait déjà frappé le marquis et Natividad quand ils avaient pénétré dans la première salle de l’hacienda d’Ondegardo, sur la route de Chorillos ! « Oh ! le parfum magique ! » soupira Natividad. « Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma fille !… Christobal ! mon enfant chéri ! gémissait le marquis ! Où êtes-vous ? C’est là que vous nous avez attendus ! C’est là que nous aurions dû vous sauver !… » Son désespoir et ses vaines paroles furent interrompus par le bruit d’une lutte sur le seuil. Ils coururent. Raymond venait de maîtriser un métis qui tremblait de terreur entre ses mains. C’était le maître de la masure qui revenait d’on ne sait où et qui était ivre. La menace de mort lui rendit toute lucidité et il dut dire tout ce qu’il savait.

Une voiture fermée était entrée dans la cour vers les onze heures du soir ; il ne savait pas qui on avait fait monter dans cette voiture, mais un certain nombre de femmes et tous les punchos rouges l’avaient accompagnée à pied jusqu’à la gare. Il pouvait l’affirmer, puisqu’il avait suivi le cortège par simple curiosité, car il avait été payé. À la gare, l’Indien que l’on appelait Huascar l’avait aperçu et lui avait donné de l’argent pour qu’il s’éloignât en lui faisant promettre qu’il ne retournerait pas chez lui avant le lendemain matin.

— Le misérable ! gronda Raymond, il se doutait bien que nous viendrions ici. À la gare, vite !…

Quand ils y arrivèrent, ils eurent toutes les peines du monde à trouver un employé endormi sur une banquette qui ne fit aucune difficulté pour leur apprendre qu’une troupe d’Indiens s’était embarquée vers onze heures et quart dans un train spécial, commandé dans l’après-midi par les soins d’Oviedo Runtu « pour ses serviteurs ». Cet employé, après avoir assuré le marquis qu’il ne pourrait avoir aucun train spécial dans la nuit, à quelque prix que ce fût, et lui avoir conseillé, dans le cas où il voudrait se rendre à Sicuani, d’attendre le convoi du matin, se rendormit paisiblement.

Ce fut une nuit sans nom pour les trois voyageurs. Ils essayèrent en vain de pénétrer encore jusqu’à Garcia et errèrent jusqu’au matin dans les rues. Christobal commençait à divaguer et à montrer les marques avant-coureuses de la folie. Raymond retourna à la maison en adobes et se jeta à genoux dans la pièce la plus reculée qui était encore tout imprégnée du parfum magique. Il la remplit de ses sanglots. Au départ du train, ce furent trois spectres qui montèrent dans un même compartiment. Natividad était presque aussi malade que les deux autres. Cette fabuleuse course à la mort avait fini par les jeter hors de l’humanité. Les voyageurs qui les aperçurent s’enfuirent littéralement comme s’ils avaient vu des fauves. Raymond et le marquis avaient des mouvements de mâchoires de bêtes enragées.

Le train n’allait que jusqu’à Sicuani, mais ils n’y arrivèrent pas le même jour ; ils durent descendre passer la nuit à Juliaca, à quatre mille mètres d’altitude, et là encore trouvèrent la trace du passage récent de la troupe indienne. Le froid était âpre et cinglant et le mal des montagnes les entreprit, les étourdit, les assomma sur des banquettes et ne les quitta que le lendemain à Sicuani, gros village quichua qui était entièrement désert. Heureusement pour eux, de Sicuani au Cuzco, il y avait un service automobile qui fonctionnait toujours malgré les troubles politiques et militaires. Le marquis, qui voulait ne se fier à personne, acheta, pour un prix fou, une auto, dans l’arrière-pensée qu’elle pourrait servir à autre chose qu’à faire honnêtement le voyage. En sortant de la cour de la gare, avec leur auto, ils trouvèrent l’oncle François-Gaspard qui venait à eux, tranquille, dispos et frais comme l’œil.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous êtes devenus ? leur demanda le bon savant. Je vous ai perdus à Arequipa, mais je me suis dit : « On se retrouvera toujours autour des punchos rouges. » Alors, comme j’en ai rencontré un, je ne l’ai pas quitté. Je l’ai suivi jusqu’à une petite maison qui était au bord d’une rivière et qui était gardée par des soldats. Je me suis dit : « C’est là qu’est notre pauvre Marie-Thérèse et notre petit Christobal. » Et je vous ai attendus. Vous n’êtes pas venus, je me suis dit : « Ils sont partis en avant des punchos rouges, car on sait où ils vont, n’est-ce pas, pour ces cérémonies-là ? » Ainsi, la nuit, quand ils ont pris le train, je suis parti avec eux. À la gare on me disait : « Impossible, c’est un train spécial », mais j’ai donné deux soles à l’employé et je suis monté dans le fourgon. À l’arrivée, je ne vous ai pas vus, à Cuzco, pas davantage, je me suis dit : « Ils vont arriver par le train du lendemain matin », et me voilà !

François-Gaspard ne se doutait pas qu’il courait, dans la minute, le risque d’être assassiné par le marquis, par Raymond qui l’eussent très simplement tué, supprimé pour ne plus entendre son odieuse voix calme, ni voir davantage sa bonne mine.

— Où ont-ils conduit Marie-Thérèse ? demanda Raymond brutalement, alors qu’ils auraient dû le remercier, car enfin il avait été le plus habile.

— Eh ! vous le savez bien ! à la Maison du Serpent !

La Maison du Serpent ! s’écria le jeune homme, et il saisit de sa main crispée la manche de Natividad. Vous m’avez parlé de cette maison-là ! Qu’est-ce que c’est que cette maison-là ?

— Cette maison-là, répondit Natividad, dans un souffle, c’est l’antichambre de la mort !



DANS LA MAISON
DU SERPENT


Marie-Thérèse ouvrit les yeux. De quel rêve sortait-elle ? Dans quel rêve entrait-elle ? La voix plaintive du petit Christobal la rappela d’une façon précise et aiguë à l’horrible réalité. Elle tendit les bras pour qu’il s’y vînt jeter, mais elle ne sentit ni ses baisers, ni ses larmes. Ses paupières se soulevèrent avec effort pour rejeter le poids du sommeil magique qui l’étouffait encore. Son front pâle roulait sous ses cheveux dénoués et flottants ; elle desserra les dents pour respirer ; et elle semblait une noyée point tout à fait morte qui revient à la surface des eaux pour chercher l’air et la vie. Ainsi remontait-elle du fond des ténèbres et des songes où la plongeait presque instantanément le sachet sacré toujours prêt au poing hideux des trois momies vivantes. Les mammaconas, elles aussi, avaient des parfums redoutables qu’elles allumaient autour d’elle, pour la rendre immobile. Et l’Épouse du Soleil devenait statue quand elles brûlaient dans des vases précieux la résine de sandia, plus odorante que l’encens, plus endormante que la jusquiame et plus hallucinante que l’opium. Alors elles pouvaient chanter sans crainte d’être dérangées. Marie-Thérèse était partie pour ailleurs et ne les entendait pas et ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Chose singulière, « dans cet état de transposition » elle était portée par l’esprit dans son bureau des magasins de Callao, à l’instant précis où Raymond, à la fenêtre, avait appelé Marie-Thérèse et où elle avait laissé tomber le gros registre vert. Puis elle était tourmentée par l’idée qu’elle avait laissé inachevée une lettre qu’elle écrivait au correspondant de la maison d’Anvers pour lui rappeler qu’au prix qu’il voulait y mettre, il ne pourrait avoir que du « guano phosphaté » qui n’aurait que 4 % d’azote, et encore !… Elle avait laissé cette lettre inachevée parce que l’on avait frappé à la fenêtre qu’elle était allée ouvrir et où elle croyait voir apparaître Raymond… et c’étaient les trois crânes monstrueux des trois momies vivantes qui s’avançaient maintenant vers elle, dans la nuit, avec leur mouvement de pendule et qui se jetaient tout à coup sur elle et qui posaient brutalement sur sa bouche leurs mains parcheminées par la nuit éternelle des catacombes. Quand elle sortait de sa lourde léthargie, elle croyait avoir fait un rêve, mais, les yeux ouverts sur la réalité, elle ne savait plus si, au contraire, elle ne faisait qu’entrer dans le songe.

Quand Marie-Thérèse, cette fois, ouvrit les yeux, elle était dans la Maison du Serpent.

Elle savait que le jour où elle se réveillerait dans cette maison-là, elle serait bien près de la mort, car on ne devait l’y faire entrer que pour la donner à Huayna Capac, l’avant-dernier roi des Incas, qui viendrait la chercher pour la conduire et l’offrir à Atahualpa, dans les demeures enchantées du Soleil. Les mammaconas l’avaient instruite de ce détail, comme c’était leur devoir. Car, au cours du voyage, on lui avait laissé des moments lucides où on la nourrissait du nectar nécessaire à la conserver vivante jusqu’à la cérémonie et aussi des principes d’une Religion dont elle était la proie sacrée. On lui avait appris ses devoirs d’Épouse du Soleil.

Elle avait cru d’abord qu’elle serait assez heureuse pour perdre la raison. Une fièvre si terrible l’avait prise dans les bras de ses gardiennes qu’elle avait pu espérer que son âme s’envolerait avant qu’elles eussent martyrisé son corps. Mais elles connaissaient les secrets qui guérissent cette fièvre-là, ayant été élevées dans la montaña. À l’étape, elles lui avaient fait boire une eau rougeâtre, pendant qu’elles chantaient : « La fièvre a étendu sur toi sa robe empoisonnée. La haine que nous avons jurée à ta race nous a poussées à faire serment de ne jamais révéler le secret qui la guérit ; mais le mal t’a frappée et notre amour pour l’Épouse du Soleil est plus fort que notre haine contre les tiens. Bois au nom d’Atahualpa qui t’attend !… »[4]

Ainsi elle était revenue à la vie pour mourir, mais après chaque étape, au moment du départ, les petites momies vivantes revenaient avec leur sachet sacré et il suffisait ainsi que les mammaconas allumassent en chantant la sandia au fond des vases précieux pour qu’elle ne fût plus à nouveau qu’une statue inerte entre leurs mains agiles. Ainsi lui avait-on fait traverser tout le Pérou ; ainsi était-elle arrivée à Arequipa, dans la petite maison en adobes qui devait être la dernière étape avant la Maison du Serpent. Là, elle avait vu apparaître pour la première fois Huascar qui portait dans ses bras un léger fardeau recouvert d’un voile. Elle avait eu la force de se lever à son approche. Elle lui avait crié : « Tu viens pour me sauver ! » Elle avait dit cela sans se préoccuper de toutes les oreilles qui étaient là. L’autre lui avait répondu : « Tu appartiens au Soleil, mais, avant qu’il te prenne, je t’apporte une grande joie. Tu vas pouvoir embrasser ton petit frère. » Il avait alors soulevé le voile et lui avait présenté l’enfant endormi. Elle poussa un cri et voulut se jeter en avant, mais Huascar recula, car il était défendu de toucher à l’Épouse du Soleil. Les trois gardiens du temple étaient là, balançant leurs crânes hideux. Ils donnèrent l’ordre à l’une des mammaconas de porter l’enfant endormi à Marie-Thérèse. Alors celle-ci l’avait pris dans ses bras avec désespoir, et l’avait embrassé en pleurant. C’était la première fois qu’elle pleurait depuis qu’elle était prisonnière. Ses larmes tombèrent sur les paupières de l’enfant qui ouvrit les yeux.

Elle dit : « Comment l’avez-vous ici ? Vous n’allez point lui faire de mal ? » Huascar, pendant que l’enfant, pendu au cou de sa grande sœur, sanglotait dans son sein « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » avait répondu :

— Nous ferons ce qu’il voudra. Moi, je ne demande pas mieux que de le rendre à ses parents. C’est lui qui est venu nous chercher. C’est lui qui décidera de son sort, qu’il prenne garde à ses paroles ! c’est tout ce que je puis dire, tout ce que je puis faire pour vous. J’en appelle aux trois gardiens du temple.

Ceux-ci balançaient leurs crânes hideux, pour approuver tout ce que disait Huascar.

Marie-Thérèse, qui couvrait l’enfant de baisers, releva son beau visage où était peinte une épouvante nouvelle :

— Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire avec : qu’il prenne garde à ses paroles ? Est-ce qu’un petit enfant peut prendre garde à ses paroles ?

Huascar, alors, s’était adressé au petit Christobal :

— Enfant ! veux-tu venir avec moi ? Je te rendrai à ton père !

— Je veux rester avec Marie-Thérèse, avait répondu Christobal.

— L’enfant a parlé, avait dit Huascar, il ne te quittera plus ! C’est le rite, n’est-ce pas, vous autres ?

Les trois gardiens du temple balançaient leurs crânes.

Alors, Huascar, avant de partir, avait prononcé les mots du psaume aïmara : « Heureux sont ceux qui parviendront purs dans le royaume du Soleil, purs comme le cœur des petits enfants, à l’aurore du monde ! »

— Huascar ! Huascar ! souviens-toi de ma mère ! Aie pitié de nous !…

Mais Huascar avait salué les gardiens du temple et était parti. Marie-Thérèse avait étreint le petit Christobal, l’avait serré sur sa poitrine comme une folle : Malheureux enfant, pourquoi es-tu venu ?

— Pour te dire, Marie-Thérèse, de ne pas avoir peur. Papa et Raymond vont venir… Ils te cherchent, ils sont derrière nous. Ils nous sauveront… mais si tu meurs, je veux mourir avec toi !

Alors ils avaient pleuré, pleuré tous les deux, et ils n’avaient pas cessé de s’embrasser, et leurs deux visages étaient ruisselants de leurs larmes mêlées.

Puis étaient revenues les mammaconas qui avaient disposé leurs trépieds, leurs vases sacrés, et on avait allumé la sandia. Et ils s’étaient endormis tous les deux, dans les bras l’un de l’autre.

Et, maintenant, elle se réveillait dans la Maison du Serpent et elle ne sentait plus contre elle les baisers et les larmes de Christobal. Cependant, il criait, il l’appelait… Elle parvint à se dresser dans le fauteuil où on l’avait étendue. Et alors elle vit, en face d’elle, l’enfant tout nu entre les mains des mammaconas. Effrayée, Marie-Thérèse voulut courir au secours de Christobal, mais six mammaconas l’entourèrent et la calmèrent momentanément en lui affirmant qu’on ne ferait aucun mal à l’enfant et qu’on procédait simplement à sa toilette, comme il allait être fait pour elle, car ils devaient revêtir tous deux la robe en peau de chauve-souris ![5]. En lui parlant, elles lui donnaient un titre qu’elle n’avait pas encore entendu dans leurs bouches. Elles lui disaient : « Coya » qui, en inca, signifie : « Reine ».

Elles la prirent dans leurs bras puissants, comme une poupée, lui enlevèrent la robe couleur de soufre dont on l’avait revêtue dès la première étape, dans l’hacienda d’Ondegardo, et elles recommencèrent comme elles avaient fait alors, à la frotter d’huile et d’onguents odoriférants, en chantant une lente mélopée qui berçait singulièrement l’esprit. C’étaient de grandes et fortes femmes de la province de Puno, nées aux rives du lac Titicaca. Elles étaient vigoureuses et belles ; leur démarche était un peu dansante, presque toujours rythmée, mais souple et harmonieuse. Leurs bras dorés et fermes sortaient nus des voiles noirs. Elles avaient des yeux magnifiques, la seule chose qu’elles laissaient voir de leur visage.

Marie-Thérèse et le petit Christobal avaient peur d’elles, mais elles n’étaient point méchantes. Deux d’entre elles devaient mourir avec Marie-Thérèse, pour lui préparer la chambre nuptiale dans le palais du Soleil, et c’étaient celles qui se montraient les plus alertes, les plus chantantes, les plus « encourageantes ». Elles étaient pleinement heureuses et regrettaient que la jeune fille ne montrât pas la même joie. Elles faisaient cependant ce qu’il fallait pour cela, lui décrivant les plaisirs qui l’attendaient là-haut et lui vantant avec prosélytisme le bonheur qu’elle avait d’être choisie entre toutes pour devenir la Coya. Elles portaient de lourds bracelets d’or aux pieds qui sonnaient, quand se heurtaient leurs chevilles, et de larges anneaux aux oreilles.

On n’entendait plus l’enfant. Il était sage. On lui avait promis, s’il se tenait tranquille, de le reporter dans les bras de Marie-Thérèse. Celle-ci, également, se laissait aller aux mains des mammaconas avec docilité. La litanie dont elles endormaient ses oreilles endormait aussi son esprit, lourd encore du sommeil magique dont il sortait.

Une pensée était en elle qui la soutenait aussi. C’est que l’on savait où elle était, ce qu’elle était devenue, qui l’avait enlevée et pourquoi. Elle était sûre qu’une pareille horreur ne serait pas commise. On les sauverait tous deux. Le petit Christobal avait pu la rejoindre ; que ne pouvaient faire son père et Raymond ! S’ils n’étaient pas intervenus plus tôt, c’est évidemment qu’ils voulaient agir à coup sûr. Elle s’attendait d’un moment à l’autre à voir apparaître leurs sauveurs avec la police et des soldats. Et tous ces sauvages s’enfuiraient dans leur montagne, et on ne les verrait plus. Et cet affreux rêve serait oublié. En attendant, elle ne résistait pas. Elle se sentait faible comme une enfant, devant le destin. Seuls, les pleurs du petit Christobal parvenaient à l’émouvoir.



L’ÉPOUSE DU SOLEIL
REVÊT LA ROBE NUPTIALE


« Dans la demeure du Soleil, chantent les mammaconas, pour la centième fois, les arbres produisent des fruits lourds, et, lorsqu’ils sont mûrs, les branches fléchissent pour que l’Indien n’ait pas à se donner la peine de lever le bras pour les cueillir. Ne pleurez pas ! Vous vivrez éternellement, éternellement, éternellement ! La mort vient frapper aux portes du palais terrestre et le génie du mal étend ses ailes maudites sur nos forêts, mais ne pleurez pas, car, là-haut, auprès du soleil et de la lune qui est sa sœur et sa première femme légitime[6] et auprès de Charca[7] qui est son page fidèle, vous vivrez éternellement, éternellement, éternellement ! »

On mit sur les cheveux parfumés de Marie-Thérèse le borla royal dont les franges lui tombaient jusque sur les yeux et lui donnaient déjà une sorte de beauté hiératique. Elle tressaillit quand on glissa sur ses membres nus la robe en peau de chauve-souris. Il lui sembla qu’elle entrait dans quelque chose de visqueux et de glacé et qu’elle appartenait, dès ce moment, à la nuit éternelle dont la chauve-souris est la Coya.

Puis on lui prit le poignet et on y glissa un anneau qu’elle regarda… et qu’elle reconnut. C’était le bracelet-soleil d’or ! Alors, elle comprit qu’à partir de cette heure commençait vraiment son agonie et elle se rappela avec une amertume désespérée l’heure heureuse et terrible où ce bracelet lui était apparu pour la première fois, les plaisanteries dont il avait été l’objet, sa tante Agnès effrayée, la duègne Irène se signant, son père sceptique, et Raymond amoureux ! Où étaient-ils tous maintenant ? Que ne venaient-ils les chercher ? Qu’est-ce qu’ils attendaient ? Il était temps ! Il était temps !…

Elle tendit les bras vers le salut providentiel qui ne vint pas et elle les referma sur le petit Christobal qu’on venait de lui apporter dans sa petite robe sinistre, en peau d’oiseau nocturne.

Quand elle le vit habillé comme elle, elle se lamenta sur cette innocente victime. Elle voulut parler aux gardiens du temple qui vinrent à elle en balançant, balançant leurs crânes immondes. Ah ! c’étaient bien ceux-là qui étaient sortis, devant elle et devant Raymond, des huacas funèbres, qui avaient surgi de la tombe et qui allaient l’y emporter. Ils n’étaient revenus sur la terre que pour cela ! C’étaient eux qui la guettaient derrière les vitres de son balcon ! Quoi qu’elle en ait dit, la petite Concha, ce n’était pas cette esclave qui avait ramassé sur le sable de la mer le bracelet-soleil d’or !… C’étaient eux ! C’étaient eux à qui elle appartenait déjà, à qui elle était promise, qui avaient reçu dans leurs poings hideux le bracelet-soleil d’or détaché de son bras ! et c’étaient eux qui le lui avaient rattaché, cet anneau plus redoutable que les chaînes dont on charge les condamnés à mort ! Ah ! si elle les reconnaissait ! Voici la casquette crâne !… et le crâne pain-de-sucre, et le crâne-petite-valise. S’ils pouvaient seulement arrêter leur balancement de pendule. Elle leur parlerait et ils comprendraient, peut-être. Mais ils ne s’arrêtent pas ! Ils ne s’arrêtent pas ! Alors, elle leur dit, sans les regarder, car ce balancement perpétuel l’étourdit et pourrait l’endormir, elle leur dit qu’elle est bien décidée à mourir correctement, comme doit mourir une épouse du Soleil, mais à une condition, c’est qu’ils ne feront pas de mal au petit enfant ! Et qu’on le reportera tout de suite sain et sauf, à Lima.

— Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse ! Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !

Le petit a parlé ! c’est le rite !… dirent les gardiens en se regardant, et, sans plus rien ajouter, ils s’en vont en se balançant, en se balançant. Marie-Thérèse pousse un sanglot de folle. Le petit Christobal, pour calmer sa grande sœur, l’étreint à l’étouffer.

— Ils vont venir, Marie-Thérèse, ne pleure pas ! Ils vont venir !… Chut ! écoute !…

On entend, en effet, derrière les murs, une étrange musique et presque aussitôt entre la théorie des joueurs de flûtes. Ce sont de beaux hommes tristes qui s’asseoient en rond autour de Marie-Thérèse et de l’enfant, et qui jouent de la flûte dans des os de morts[8] ! Ce sont les musiciens sacrés de la quenia. Leur chant est plus triste qu’un de profundis. Rien qu’à l’entendre, une sueur glacée se répand sur les membres de Marie-Thérèse dont le regard éperdu fait le tour de cette vaste salle toute nue qui est certainement l’antichambre de son tombeau.

Des pierres cyclopéennes, monstrueuses, hexagonales, posées les unes sur les autres, sans ciment, sans autre attache que leur poids énorme, forment les murs de « la Maison du Serpent ». Les mammaconas lui ont dit : « C’est la Maison du Serpent. » Elle en a entendu parler autrefois. Il y a deux Maisons du Serpent, l’une à Cajamarca[9], l’autre à Cuzco. Elles sont appelées ainsi du serpent de pierre qui est sculpté au-dessus de la porte d’entrée. Ce serpent est là pour garder les enceintes sacrées. Il ne laisse jamais sortir les victimes destinées au Soleil. La vieille tante Agnès et la duègne Irène savent cela et elles ont appris cela à Marie-Thérèse qui avait bien ri de ce dernier détail. Marie-Thérèse est donc au Cuzco, dans un palais bien connu des voyageurs, des étrangers en visite au Pérou, des historiens, des archéologues, enfin des hommes civilisés… un palais qui se trouve en plein Cuzco… et dans lequel chacun peut entrer, d’où chacun peut sortir… que les maîtres d’auberge font visiter à leurs clients de passage ! Alors !… alors ?… quoi ?… Qu’est-ce qu’elle craint ?… Que signifie cette comédie ?… on va venir !… On va venir !… Pourquoi ne vient-on pas ?

Par où va-t-on venir ? Ah ! elle a entendu du bruit, des murmures… oui, par delà les chants funèbres des flûtes d’os de morts on entend comme une foule qui vient… là, derrière le vaste rideau, le large rideau, le large rideau jaune d’or qui est tiré d’un bout à l’autre de la salle dans sa grande largeur et qui l’empêche de voir ce qui se passe. Pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, cet innombrable remuement de pieds ?

Elle questionne les deux mammaconas qui doivent mourir avec elle et qui sont étendues à ses pieds, dans leurs longs voiles noirs. Celles-ci lui répondent avec respect et amitié que l’on se prépare à adorer le roi Huayna-Capac qui doit venir la chercher pour la conduire à Atahualpa. Marie-Thérèse ne comprend pas. Ce roi est mort depuis très longtemps. Comment veut-on qu’il vienne ? On ne sait même pas où il est. Elles lui répondent qu’on sait parfaitement où il est. Il est au fond de la nuit et il va venir du fond de la nuit et il les emportera toutes les trois. Et elles traverseront la nuit, elles, avec leurs robes de deuil, Marie-Thérèse avec sa robe de peau d’oiseau de nuit, et elles arriveront dans les demeures enchantées du Soleil. Alors elles seront habillées tout en or, avec des robes d’or et des bijoux d’or, pour éternellement.

— Et le petit garçon ? demanda Marie-Thérèse. Que va-t-on faire du petit garçon ?…

Horreur ! elles détournent la tête et ne répondent point. Marie-Thérèse serre encore davantage le petit garçon et le couvre de baisers, comme si elle voulait l’étouffer elle-même, comme si elle voulait le faire mourir elle-même sous ses baisers. Et l’enfant Christobal lui dit encore : « Ne pleure pas, ma grande petite sœur, ce n’est pas ce vilain Roi qui va venir, mais papa et Raymond, ne pleure pas ! » et il lui rend ses baisers.

Sur l’une des grandes pierres, il y a des signes mystérieux que les mammaconas regardent à chaque instant et que les joueurs de flûtes d’os de morts se montrent en soufflant plus fort leur de profundis. Ce sont des sculptures étranges qui représentent des oiseaux à tête d’hommes et à corps de coraquenque. Le coraquenque est un oiseau incaïque dont Marie-Thérèse a déjà vu l’image dans les musées de Lima. Elle sait que, de tout temps et sur toute la terre, il n’a existé à la fois qu’un seul couple de ces oiseaux qui apparaissent dans la montagne au moment de l’investiture d’un nouveau roi auquel ils donnent deux de leurs plumes pour orner sa chevelure[10]. Ceux-là sont en pierre et font partie de la pierre. Pourquoi les regarde-t-on ainsi ?

Mais le bruit, derrière le rideau, a cessé et les joueurs de flûtes d’os de morts font entendre un modulement tout à coup si strident que les oreilles en sont comme percées. Le petit a peur et s’appuie davantage au sein de Marie-Thérèse. Et tout à coup le rideau glisse. Et l’on voit toute la salle.



LE MORT VA VENIR !
ÉCOUTEZ !


Elle est pleine d’une foule prosternée et silencieuse. Seuls sont debout, sur les marches de porphyre rouge qui descendent jusqu’à ce peuple, d’abord les trois gardiens du temple aux trois crânes incroyables. Ils sont habillés de robes de vigogne. Derrière eux, un degré plus bas, debout aussi, se tient Huascar, les bras croisés sous un puncho rouge. Et puis, plus bas encore, à l’autre degré, il y a quatre punchos rouges prosternés. Ce sont les veilleurs du sacrifice. Leurs têtes, recouvertes du bonnet sacré à oreillettes, sont si courbées sur la pierre qu’on ne voit point leurs visages.

Thérèse n’a point plutôt aperçu cette foule qu’elle ne peut croire qu’il ne se trouvera point là quelqu’un pour la délivrer. Elle se lève avec l’enfant dans les bras, elle crie : « Délivrez-nous ! Délivrez-nous ! », mais un immense cri lui répond : Muera la Coya ! Muera la Coya ! Ils lui donnent son nom de reine en aïmara-quichua, mais ils la vouent à la mort, en espagnol, pour qu’elle comprenne bien qu’elle n’a rien à attendre de leur pitié : « À mort, la Reine ! »

Les quatre mammaconas qui sont à sa droite, les quatre mammaconas qui sont à sa gauche et les deux autres qui doivent mourir, qui sont devant elle, lui ont fait reprendre sa place sur son siège. Mais elle se débat encore, elle se dresse encore, elle lève au-dessus de sa tête le petit Christobal, elle crie : « Que celui-là au moins soit sauvé ! », mais tous reprennent : « Celui-là est pour Pacahuamac ! Celui-là est pour Pacahuamac !… » Et les douze mammaconas chantent : « Au commencement, avant le dieu Soleil, et sa sœur la lune, son épouse, il y avait Pacahuamac, qui était l’esprit, le pur esprit ! »

« Il faut du sang pur à Pacahuamac ! » répondent en chantant les assistants et puis l’un d’eux ayant crié encore : Celui-là est pour Pacahuamac ! Huascar se retourna et le fit taire.

Ils étaient tous debout, maintenant, excepté les quatre punchos rouges toujours prosternés, veilleurs du sacrifice. Les souffleurs de quenias faisaient un bruit terrible avec leurs os de flûtes de morts. Bientôt, on n’entendit plus qu’eux, car leur bruit avait eu raison de tous les bruits. Marie-Thérèse, effondrée, vaincue, ne criait plus, ne résistait plus. Aucune voix, aucun signe n’avait répondu à son appel. Christobal et elle étaient perdus ! Elle demanda, dans un souffle, aux mammaconas qui l’entouraient : « Allumez au moins les parfums ! Nous ne souffrirons pas ! », mais les deux qui devaient mourir avec elle lui dirent : « Nous devons mourir de tout notre esprit et de tout notre cœur pour revivre avec tout notre esprit et tout notre cœur. On n’allumera pas les parfums ! »

Et voilà que les joueurs de quenias se turent à leur tour et qu’il y eut un silence effrayant. Toute l’assemblée à nouveau se prosterne. Et la voix sonore de Huascar dit : « Silence dans la Maison du Serpent ! Le mort va venir ! Écoutez ! »

Alors une sorte de tremblement de terre semble ébranler les murs cyclopéens, cependant que le sourd roulement du tonnerre se faisait entendre, mais, au lieu de venir du ciel, il montait des entrailles mêmes de la terre.

À ce moment, le petit Christobal tressaillit dans les bras de sa sœur et elle crut que c’était de peur. Mais il lui dit à l’oreille : « Regarde, Marie-Thérèse, regarde les quatre punchos rouges. » Alors, elle leva sa tête appesantie et regarda, et elle aussi tressaillit. Pendant que, sous le coup de l’effroi causé par ces étranges phénomènes, toute l’assistance était courbée sur les dalles, quatre têtes apparaissaient, soulevées, tendues vers Marie-Thérèse, et, sous leur bonnet à oreillettes, sous les cheveux qui balayaient leur visage tanné, bruni par les fards indiens, l’Épouse du Soleil venait de reconnaître son fiancé, son père, Natividad, et l’oncle François-Gaspard.

Une joie immense inonda son cœur. Le petit Christobal et elle se serrèrent éperdument.

Les quatre bonnets des quatre punchos rouges étaient déjà retombés sur les dalles pendant que toute l’assistance relevait la tête au cri poussé par Huascar, annonciateur du roi défunt Huayna-Capac.

Tandis qu’un nouvel ébranlement de la terre semblait secouer tout l’édifice, Huascar, les bras tendus vers la muraille qui s’entr’ouvrait, criait à Marie-Thérèse : A qui esta el morto ! (Voici le mort !).

  1. Voir le comte d’Ursel.
  2. Le général Dara, à la Paz, agissait ainsi en dictateur vis-à-vis des éléments.
  3. Le président usurpateur Melgagero faisait ainsi sauter ses soldats par la fenêtre à la Paz, devant les étrangers stupéfaits, puis il ordonnait à son aide de camp de faire, au commandement, le « beau » ou le « mort » tout comme un caniche.
  4. C’est dans ce pays même qu’a été découvert le secret de l’écorce du quinquina.
  5. La robe en « peau de chauve-souris » était vêtement royal.
    Voyez Prescott, d’après Pedro Pizarro, Tome II, page 96 : « Il (l’Inca) était entouré de ses femmes et des jeunes filles de son harem, qui, comme à l’ordinaire, le servaient à table, et remplissaient les autres charges domestiques autour de sa personne. Un corps de seigneurs indiens se tenaient dans l’antichambre ; mais ils ne se présentaient jamais devant lui sans être appelés, et lorsqu’ils entraient ils se soumettaient au cérémonial humiliant, imposé aux plus puissants de ses sujets. Sa table était servie en vaisselle d’or et d’argent. Son costume qu’il changeait souvent se composait de manteaux de laine de vigogne, si fine qu’elle avait l’apparence de la soie. Il le remplaçait dans les grandes circonstances par une robe en peau de chauve-souris aussi douce et aussi lisse que du velours. »
  6. Les Incas avaient toujours pour première femme légitime leur sœur aînée.
  7. L’étoile du Berger, Vénus.
  8. La quenia, dit le comte Charles d’Ursel, est une espèce de flûte taillée dans un tibia humain d’où sortent des notes étranges qui semblent exhaler plutôt une plainte qu’une mélodie ; les descendants des Incas aiment à chanter ainsi, au milieu de la nuit, leur grandeur d’autrefois et leur asservissement actuel.
  9. Historique.
  10. Cieza de Léon et Garcillasso.