Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 413-454).


L’ÉPOPÉE
DES FUSILLIERS MARINS[1]




N I E U P O R T
Février-Novembre 1915

I




i. — premiers contacts. — les 5 à 7 du cantonnement


Le front n’avait pas subi de grands changements depuis l’échec presque complet de notre première offensive générale du 17 décembre 1914. Seul, Mitry, devant Nieuport, du 15 décembre au 8 janvier 1915, n’avait cessé de gagner du terrain et, par une série de manœuvres heureuses, était parvenu à refouler l’ennemi jusqu’à 5 kilomètres de la ville. Il voulut exploiter ce succès, élargir tout au moins sa base d’opérations en vue d’un mouvement ultérieur sur Ostende, et il combina pour le 28 janvier une double attaque par troupes d’Afrique et cavalerie à pied sur la Grande-Dune et les polders de Lombaertzyde. Bien préparée par l’artillerie, vivement menée par le commandant Jacquot, sous la direction du général de Buyer, mais mal nourrie en effectifs, l’attaque, qui avait très favorablement débuté, changea de face presque tout de suite, et la Grande-Dune, les polders, la route pavée, que nous avions emportés d’un élan, furent perdus en un tournemain. Le bataillon de fusiliers marins (3e du 1er régiment) qui avait été détaché de la brigade, pour servir de soutien aux troupes d’assaut, n’eut pas l’occasion d’intervenir et on se contenta de lui faire prendre à la nuit la relève des tirailleurs très éprouvés. Le reste de la brigade navale demeurait en « rafraîchissement » dans la région Fort-Mardyck-Saint-Pol. Cependant, vers le milieu de la journée du 28, un second bataillon (le 1er du 2e régiment) avait été dirigé d’urgence par autobus sur le Groenendyck dont les dunes avoisinent Nieuport-Bains. Le 1er février, en rentrant à Goxyde, où ils cantonnaient, les deux bataillons avaient la surprise d’y retrouver les autres éléments de la brigade qui venait d’être affectée, à titre définitif, au groupement de Nieuport.

Cette affectation était la conséquence des remaniements apportés par le haut commandement dans le dispositif des troupes du bas Yser. Dès le 29 janvier, au lendemain de l’offensive sur les polders de Lombaertzyde et la Grande-Dune, le général Foch faisait savoir au général Hély d’Oissel qu’il y avait « lieu de prévoir le relèvement » par la 38e division d’une partie des troupes constituant le groupement de Nieuport. La mesure n’affectait en rien le caractère d’une disgrâce à l’endroit de Mitry qui nous avait rendu tant de services en Belgique et dont l’étoile devait reparaître plus brillante encore en Champagne et sur l’Aisne et atteindre tout son éclat dans ces combats autour de Locre (avril 1918) où la fortune le ramenait, au déclin de la guerre, sur le théâtre même de ses premiers succès. Le 31, Mitry fit ses adieux au groupement de Nieuport ; le 4 février, il était cité à l’ordre de l’armée ; le 5, il passait officiellement ses pouvoirs au général Hély d’Oissel.

C’était un cavalier qui succédait à un cavalier. Le général Hély d’Oissel n’avait que cinquante-cinq ans. La brigade, qui avait été sous ses ordres à Steenstraete, retrouvait en lui une figure familière et aimée. Les officiers surtout se rappelaient avec plaisir ce « cavalier mince, sec, » monté « sur un joli petit cheval arabe » à la fine encolure et chez qui l’homme de sport se combinait harmonieusement avec l’homme d’étude : sorti le premier de l’École de guerre, il s’était rapidement adapté aux formes nouvelles du combat moderne ; il vivait dans le contact permanent de ses troupes et ne croyait pas s’abaisser en rédigeant lui-même, à l’occasion, le motif des citations dont elles avaient été l’objet. Il tenait enfin en haute estime les fusiliers marins et leur chef, qui le savaient. Le jour même où le général de Mitry faisait ses adieux au groupement, l’amiral Ronarc’h recevait l’ordre de diriger sur Oost-Dunkerque « leâ bataillons restant à Fort-Mardyck et à Saint-Pol, » afin d’être en état de relever, dès le 2 février au matin, les zouaves du commandant Madelon entre la route de Lombaertzyde et le canal de Plaschendaele, et, le 3 au matin, les cavaliers à pied du colonel Hennocque entre ce canal et celui du Noord-Vaart. L’amiral avait fait élection pour son P. C. d’une ferme de la banlieue d’Oost-Dunkerque nommée la Roseraie, dont les locaux n’étaient pas complètement démeublés. Il n’y était qu’à quelques minutes d’auto du général Hély d’Oissel installé à Oost-Dunkerque-Bains et qu’il était allé voir en arrivant. Les deux chefs, après une brève conversation, tombèrent d’accord pour affecter un secteur fixe à la brigade : l’élément qui avait opéré dans le secteur des dunes en fut définitivement retiré et ce secteur, jusqu’aux abords de la route de Nieuport à Lombaertzyde, confié au colonel Capdepont, commandant par intérim la 76e brigade de zouaves.

Le secteur adjacent, qui s’étendait de la route de Lombaertzyde inclus au canal du Noord-Vaart, où commençait le front belge, échut aux marins. L’amiral, sous les ordres de qui il était placé, le laissa divisé comme devant en sous-secteur Nord, qui allait de la route de Lombaertzyde au canal de Plaschendaele et qui fut attribué au 2e régiment, et en sous-secteur Sud, qui allait du canal de Plaschendaele au canal du Noord-Vaart et qui fut attribué au 1er régiment. Quelques Belges, qui devaient bientôt disparaître, et des territoriaux (8e ou 6e bataillon) faisaient la soudure au Boterdyck et à la Briqueterie entre ces deux sous-secteurs, couverts l’un et l’autre par l’artillerie de la 81{e}} D. T. (2 groupes de 4 batteries de 75, chef d’escadron Bouquet) et renforcés d’éléments du génie et de la compagnie autonome de pionniers que l’amiral venait de créer à la brigade. Quatre batteries lourdes de 90, une de 95, deux de 120 et deux de 155, sous les ordres du lieutenant-colonel Denis, coopéraient en outre à la défense générale, mais recevaient directement leurs missions tactiques du colonel Guillemin, commandant l’artillerie du groupement de Nieuport. Enfin, de temps à autre, une grande pièce de marine anglaise, un long Tom, monté sur rail et camouflé en charrette de foin,


CARTE POUR SUIVRE LES OPÉRATIONS DE LA DÉFENSE DE NIEUPORT

mêlait sa voix d’ouragan À celle des monitors qui bombardaient

Middelkerke et Westende. Mais la meilleure défense de la place était la longue et large bande de marécages dont elle s’enveloppait. Encore fallait-il que l’ennemi ne pût l’assécher et ainsi "s’expliquait qu’on eût massé sur ceTte mince presqu’île, dont les écluses réglaient tout le régime de l’inondation, des troupes d’une résistance éprouvée.

Nieuport était, avec Ypres au centre, Arras au Sud, l’une des trois clefs de la Flandre française, l’un des trois sommets de ce triangle idéal où s’inscrivaient Calais et Dunkerque, objectifs éternels de la convoitise allemande. L’ordre était de les défendre à tout prix et de s’en tenir, tout en recherchant l’amélioration et l’élargissement des positions, à cette attitude purement expectante jusqu’au moment où le G. Q. G. jugerait bon de passer à une autre tactique, ce qui ne se produirait certainement pas avant quelques mois. La leçon du 17 décembre avait porté et il commençait à apparaître que la rupture du front allemand, déjà très fortement organisé à cette époque, ne pourrait s’obtenir qu’avec l’aide d’une puissante artillerie dont nous n’avions encore que l’embryon.

L’emploi des troupes de toutes armes du groupement fut réglé en conséquence et on veilla soigneusement à ne point trop le charger. C’est ainsi que, pour la brigade, le nouveau service comportait deux jours seulement de tranchée (le 2e régiment dans le sous-secteur Nord ; le 1er régiment dans le soussecteur Sud), deux jours de cantonnement de réserve (le 2e régiment aux fermes de Groot et Klein-Labeur, sur la route de Wulpen ; le ler régiment dans les caves de Nieuport-Ville), quatre jours en cantonnement de repos (le 2e régiment à Coxyde-Ville ; le 1e régiment à Oost-Dunkerque-Ville). Avec cette répartition judicieuse, le commandant Mauros estimait que « la brigade pouvait tenir longtemps, » bien qu’elle éprouvât « chaque jour quelques pertes qui faisaient, à la fin du mois, un total voisin des pertes qu’eût coûtées une offensive. »

Ces pertes étaient surtout sensibles dans le sous-secteur Nord, où le 3e bataillon du 2e régiment avait remplacé les zouaves du commandant Madelon, et spécialement dans le segment de Lombaertzyde, le plus voisin du front allemand. L’avance de notre ligne, au 7 janvier, avait été poussée sur ce point jusqu’à 3 ou 400 mètres du village, à peu près à la hauteur de la borne kilométrique 14, sur le parallèle de la ferme Groot-Bamburg, qui n’était cependant pas à nous, car notre ligne, parvenue au Boterdyck, épousait le remblai jusqu’au Pont-de-Pierre et remontait ensuite le canal d’évacuation qu’elle coupait à un kilomètre de là. C’était un tracé aussi irrégulier que possible, tout en angles droits, conformément à la structure géométrique des routes et des canaux du pays. Cela ne laissait pas d’y rendre les relèves fort délicates, « les boyaux étant impraticables et les chemins d’accès battus par les balles » (commandant Mauros.) De plus, les tranchées, vers Lombaertzyde, n’étaient encore qu’à l’état d’ébauche : « Quelques sacs de place en place, des trous de cent mètres en cent mètres, sans rien pour se dissimuler à la vue, et, en face, tout près, le Boche installé presque confortablement, tirant dans nos vides avec une insistance qui nous valut bien des pertes[2]. » Le 3e zouaves n’avait pas eu le temps de s’installer sérieusement sur ce terrain nouvellement conquis par lui : non seulement le plus gros, mais presque la totalité du travail y était à faire. « Tout y est de nos mains, dit un officier (Mérouze), les parapets de sacs, les pare-éclats en bois et terre, les fascines, les planchers de rondins, les fils de fer, les chevaux de frise. » — « Avons-nous assez travaillé, mon Dieu, dans ce sable noyé d’eau, percé de trous d’obus et empuanti de cadavres ! écrit un autre jour le même officier. Chaque sac, chaque piquet sont pour moi des souvenirs, et combien de mes Jean Gouin n’ont eu pour sépulture qu’un petit bout de terrain placé un peu en arrière de la tranchée et un peu moins fangeux que le reste ! » Seuls, des marins, les plus ingénieux par profession de tous les hommes, les plus accoutumés à tirer parti des moindres espaces, étaient capables d’édifier dans ces marécages un P. C. de compagnie presque attrayant, « une demeure ombreuse portant comme enseigne une belle plaque émaillée : Pension Marie-Louise, ramassée quelque part dans Nieuport. » Avec leurs airs « bucoliques, » ces P. C. n’étaient pas beaucoup plus sûrs que les tranchées. Dans celui du commandement Mauros, antérieurement occupé par un commandant de zouaves, un obus de gros calibre avait démoli le pignon, et ses hôtes successifs avaient dû se contenter de la moitié d’habitation qui restait. Grâce aux prodiges d’activité déployés par les marins, ce premier séjour dans les tranchées de Lombaertzyde ne fut pas trop coûteux malgré tout : « un tué et huit blessés par des balles ou des projectiles d’artillerie légère » (commandant Mauros). Le 3 février au soir, suivant l’ordre de roulement, le 3e bataillon du 2e régiment était relevé par le 2e bataillon, à la tête duquel le capitaine de frégate de Belloy de Saint-Liénard avait succédé au capitaine de frégate de Pugliesi-Conti nommé capitaine de vaisseau et chargé, depuis le 1e janvier, de la direction des services. Le bataillon Mauros descendit en réserve, par Nieuport, aux fermes de Gross et Klein-Labeur, sur la route de Wulpen, qu’il laissa au bout de deux jours pour Coxyde-Ville, où il prit son cantonnement de repos.

Dans le sous-secteur Sud, c’était le 3e bataillon du le régiment, à peine remis de ses émotions de la Grande-Dune, qui était désigné pour faire la relève des chasseurs : les 10e (capitaine de Monts de Savasse) et 12e (capitaine Dupouey) compagnies aux tranchées ; les 9e (capitaine Béra) et 11e (capitaine de la Fournière) compagnies en cantonnement d’alerte dans les caves de Nieuport-Ville. Les unes et les autres avaient fait leur entrée au brun de nuit dans cette cité vouée aux subversions, onze fois assiégée, onze fois détruite, onze fois resurgie de ses cendres et qui, étant, au cinquième mois, à son douzième bombardement, n’avait déjà plus un toit, une vitre, un chevron.

« Nous partons vers quatre heures de Coxyde-Ville par Oost-Dunkerque-Ville, écrit le docteur L. G., et faisons halte au Bois Triangulaire, situé à un kilomètre de Nieuport. L’endroit n’est pas très sûr. Des balles y sifflent constamment, mais il nous offre un écran relatif et on y attend en silence que la nuit vienne. La longue colonne se remet alors en marche et entre à Nieuport par nuit noire. On nous a fait prendre la file indienne pour éviter la casse, si le bombardement est trop vif. Les hommes doivent se tenir à dix pas l’un de l’autre. Ils observent scrupuleusement la consigne. Mais, de temps à autre, ils se heurtent à une barrière qu’il faut contourner, ils tombent sur des trous de marmites qu’il faut traverser sur une planche. Tant bien que mal on arrive aux Cinq-Ponts, où les compagnies se séparent pour se rendre dans leurs cinq segments respectifs : Lombaertzyde, Grande-Briqueterie, Nieuwendamme, Yser-Sud, Saint-Georges. Des cantonnements d’alerte ont été préparés dans les caves de Nieuport qui sont encore habitables. Les sections en réserve du 3e bataillon y sont réparties. Tout un peloton loge ainsi avec l’état-major de la 9e compagnie dans la grande cave à quatre compartiments du no 19 de la rue du Marché. »

C’est dans ces « entreponts improvisés » que nos hommes vont désormais vivre les heures qu’ils ne passeront pas en première ligne ou en cantonnement de repos. Et nul encore parmi eux ne songe à s’en plaindre. Ils admireraient plutôt. Au dehors, ce n’était que ruines, maisons effondrées, éventrées, décapitées, scalpées, réséquées. Tout le luxe, tout le confortable de ces vieux logis bourgeois était descendu à la cave, où les premiers occupants de Nieuport, chasseurs belges et territoriaux français, amis de leurs aises, avaient entassé le meilleur du mobilier et jusqu’à des pianos et des harmoniums. « Cela jure d’être à la cave, écrit l’enseigne Poisson, mais donne l’impression d’un chez soi insolite et un peu mystérieux. » — « Tout s’y trouve, écrit Luc Platt. Nous avons des chaises, un piano. On fait la cuisine sur des cuisinières chauffées au charbon. On s’éclaire avec des bougies fournies par le gouvernement ! » Et l’aimable Maurice Faivre dresse un inventaire lyrique du sommier, du tapis, de la suspension, de la glace, du fauteuil Voltaire et de la table de toilette ruisselante de cristaux qui décorent son palais souterrain.

Ces « palais, » par malheur, ne sont pas des plus solides. On les « épontillera » dans la suite avec des rails, des traverses de chemin de fer, etc. ; ils défieront ainsi les 77, les 105 et même les 210 : ils ne seront jamais à l’abri des calibres plus forts et, justement, l’ennemi vient d’installer vers Westende[3] « une pièce monstre » nouvellement sortie de chez Krupp, un 305, disent les uns, un 420, disent les autres, qui sont dans la vérité. Cette pièce seule suffirait à rendre Nieuport intenable. Aussi est-il défendu de circuler dans les rues pendant le jour, pour ne pas donner l’éveil au monstre. Mais les marins n’en font qu’à leur tête. Le temps est beau dehors et, si enchanteur que soit le séjour des caves, on aimerait bien se dégourdir un peu les jambes, visiter la ville, faire « son petit tour de boulevard » (Maurice Faivre). On a compté sans les taubes, dont il rôde toujours quelque couple au-dessus de la ville, et la leçon ne tarde pas. Une escouade de la 3e section de la 9e compagnie avait « cru pouvoir chauffer le café au rez-de-chaussée ; un gros obus tombe dans la pièce, tue un quartier-maître et blesse le second maître Le Glas et cinq hommes de son escouade. » Peu après, un autre obus tombe sur la gendarmerie, traverse les étages, éclate dans la cave et y tue « deux officiers belges avec la presque totalité de la section qui est avec eux ; un troisième officier, debout devant le soupirail, est projeté sans mal sur la chaussée. » Puis c’est le tour de deux badauds de la 9e compagnie, qui sont atteints « dans la rue. » Enfin un nouvel obus de gros calibre, « tombant dans la même maison que ce matin, pénètre dans la cave » et y blesse, — heureusement sans gravité, — les trois derniers survivants de la 9e escouade. « La voilà supprimée de l’effectif (Poisson). »

Comme début, ce n’était pas trop engageant et, pour peu que le 420 de Weslende continuât à faire des siennes, le séjour en cantonnement de réserve deviendrait plus dangereux que le séjour aux tranchées. Il s’en fallait pourtant que ces tranchées du sous-secteur Sud, bien qu’un peu moins rudimentaires que celles du sous-secteur Nord, fussent des modèles d’organisation. Du canal de Plaschendaele au Noord-Vaart, notre ligne, presque aussi irrégulière que celle de la route de Lombaertzyde au canal de Plaschendaele, décrivait une série de rentrants et de saillants qui compliquaient plus qu’ils ne servaient la défense. Mais c’était vers Saint-Georges surtout, dans une plaine à peu près complètement inondée et d’où émergeaient seulement les remblais des routes, les digues des canaux et les clyttes qui portaient çà et là les bâtiments ruinés d’une ferme, que l’ingéniosité des marins avait à résoudre un problème difficile. Ce qu’on y appelait les tranchées n’était qu’un « pointillage de trous, » un « chapelet de petits gourbis » creusés longitudinalement dans la berge aux endroits où elle était suffisamment résistante. Pour communiquer avec ces gourbis, on n’avait d’autre défilement que la piste en contrebas du remblai et qui était trop souvent interrompue elle-même par l’inondation. Un officier compare justement ces routes à de « longs tentacules » rigides dont les gourbis eussent été les « ventouses. >> Les ventouses terminales étaient seules au contact des Boches ; celle à l’Est de la Maison du Passeur était à 80 mètres du poste ennemi correspondant. Derrière ces postes avancés ou plutôt ces sortes de fortins, solidement garnis de mitrailleuses, nos tranchées, faute de place, étaient obligées de s’égrener en profondeur. Il n’y avait que dans les « terres neuves » de Nieuwendamme, autour des Rood-Poort, de la Ferme de Venise, etc., qu’on pouvait descendre sur la plaine. L’inondation y avait respecté d’assez grands espaces, une vaste pampa où l’ennemi s’était retranché et où nous occupions nous-mêmes, en bordure du Polderlied, le tas de gravois qui avait été la ferme Grood-Noord.

La situation de l’ennemi n’était sensiblement pas beaucoup meilleure, il est vrai, sur les bouts de chaussée qu’il occupait dans notre direction, à gauche de l’Yser et du canal de Nieuwendamme. Cela égalisait les chances et les risques. Quelques obus de temps à autre, pour rompre la monotonie des factions ; quelques volées de balles, quand un imprudent ou un ignorant s’avisait de s’écarter d’un boyau ou de n’y pas rentrer suffisamment les épaules. C’était tout. L’immense nappe liquide qui s’étendait jusqu’à l’horizon ressemblait à ces étangs salins de la presqu’île guérandaise que quadrillent des « bossis » tirés au cordeau, comme les routes et les digues des Flandres : sur ces eaux plombées, immobiles, sauf aux heures où le mouvement des marées les soulevait imperceptiblement, des cadavres flottaient, outrageusement ballonnés, parmi les joncs et les têtards qui jalonnaient encore çà et là le tracé des anciens canaux d’irrigation. Dans les murailles mêmes des tranchées on trouvait à chaque instant des corps en décomposition, fantassins belges du 7e de ligne tombés lors de la déroute du 22 octobre, fusiliers du matrosenregiment, chasseurs, dragons, marins… « Quand on creuse un peu, dit l’enseigne Poisson, il sort un bras, un pied. » C’est bien le « cloaque » si crûment décrit par un témoin, Mme  Marguerite Baulu, « glaise triturée par le piétinement, détrempée par l’écume, l’urine, le sang, gadoue bossuée d’un amas informé de douilles, de boîtes de conserves, de vêtements ensanglantés » et d’où s’exhale une puanteur indicible « d’immondices et de débris humains[4]. » Rien ne bouge, ou rien ne paraît bouger pendant le jour dans ces espaces pestilentiels. Mais nos hommes ne se laissent pas prendre à ces faux semblants : l’ennemi à qui ils ont affaire, ils le savent aux aguets dans ses trous et toujours en quête de quelque nouvelle ruse diabolique. Dès le soir du 5 février, escomptant leur inexpérience, un radeau boche, à la tombée de la nuit, tentait « de venir s’insinuer dans une coupure de la berge » droite de l’Yser tenue par la 11e compagnie. Mais l’enseigne Hillairet veillait : « Une salve a vite fait de faire sauter à terre les occupants, et le radeau (planches et barriques) passe en dérive pour aller s’arrêter plus bas, dans un barrage, » chez les hommes de la compagnie Béra.

Pour tenter des coups pareils, il faut être des marins et nos Jean Gouin en concluent fort sagement qu’ils ont encore devant eux des « collègues » de la marine boche. À tout hasard et par crainte que la tentative ne se reproduise ou ne soit la préface de quelque attaque en force, on double les postes de veille. Mais la nuit se déroule dans le calme, troublée seulement de temps en autre par « le cri plaintif des vanneaux et des courlis qui nichent dans ces marécages, » le chuintement des fusées éclairantes qui montent de l’autre côte du fleuve, épanchant une lumière neigeuse sur la désolation du paysage, ou les coups de marteau qu’on entend du côté des fermes C et D, près du coude de l’Yser, que les Boches travaillent sans doute à organiser. Au matin nous signalerons ces réduits suspects à notre artillerie qui y enverra quelques volées de 75. Un coq, dans une métairie abandonnée, salue le jour ; trois porcs, sur un tas de fumier, jouent du groin. Gros sujet de convoitise pour nos hommes ! Il faut les empêcher de quitter les « gourbis » pour tenter un investissement du tas de fumier et de ses hôtes. La journée se passe sans incident, comme les précédentes. Peu ou pas de pertes jusqu’à la relève, qui est faite par deux compagnies du ler bataillon. Et tout serait pour le mieux, dans le plus humide et le plus malodorant des soussecteurs, si, parvenues à Oostdunkerque, où elles doivent prendre leur cantonnement de repos, les 9e et 10e compagnies, déjà éreintées par une longue marche nocturne dans des terrains détrempés, n’apprenaient que leur cantonnement est changé et qu’on l’a transféré en pleine dune dans les baraquements en planches nouvellement construits par les zouaves. Mais la nuit est si noire et ces baraquements sont si bien cachés qu’on tourne tout autour pendant une heure avant de les découvrir. « Jean Gouin peste, Jean Gouin ronchonne, » et Jean Gouin n’a pas tout à fait tort. Demain, quand il verra les baraquements, — baptisés camp Gallimart du nom d’un capitaine de zouaves tué à Nieuport, — il ne fera plus la grimace.

Ces baraquements sont en effet fort bien compris. Un plancher incliné, avec de la paille, y sert de couchage. Chaque baraque peut loger une section de 45 à 50 hommes et, pour la mettre à l’abri des obus, il suffira de l’ « enterrer » complètement dans le sable. Aussi le général Hély d’Oissel décide-t-il de multiplier ces sortes de cantonnements qui présentent tant d’avantages pratiques : après le camp Gallimard, il y aura le camp Ribaillet, entre le Bois Triangulaire et Oost-Dunkerque, le camp Jeanniot, à côté de Coxyde-Ville, un peu plus tard le camp de Mitry, le camp de Buyer, le camp de Juniac, etc. L’ennemi finira bien par repérer ces camps à l’aide de ses aéros, mais, sauf à Ribaillet, il ne leur causera aucun dommage sérieux. Les baraques d’ailleurs ont été très espacées pour éviter que l’ennemi puisse concentrer sur elles son artillerie. Tous les hommes font l’éloge des nouvelles installations : « C’est propre, c’est chic, écrit Luc Platt. Pas de boue. Et il y a des endroits réservés pour faire la cuisine ! » Une seule chose laisse à désirer : l’eau, qui est rare et peu potable, mais « on va faire des installations pour la filtrer. » Et puis ce n’est plus ici comme à Dixmude et les hommes reçoivent « un bon demi-litre de vin tous les jours. » Comme vivres, « de la viande fraîche, du sucre, des haricots, du thé, » sans compter les « vivres supplémentaires, beurre, sardines, fromage, » que les capitaines prévoyants, comme celui de la 11e compagnie (de la Fournière), s’arrangent pour procurer à leurs hommes. Le « singe » lui-même s’est amélioré : c’est du corned-beef australien, de Sidney : on dirait « du jambon, mais il est salé et donne soif. » La vie, dans ces camps, est ainsi parfaitement supportable. « Quand il fait beau, on peut se rouler sur le sable ; quand il pleut, ma foi, on reste à l’abri. » Et d’ailleurs, de 5 à 7 (ou de 6 à 8) heures il est permis de « descendre à terre. » Entendez : de se rendre à Coxyde, le « Trouville » de cette partie du front, pas trop démoli, très suffisamment achalandé, où l’on trouve « de tout » et même le reste. Il n’est que d’y mettre le prix et de savoir s’expliquer, car « les gens qui vous servent ne vous comprennent pas toujours » et cela donne lieu aux plus drôles de quiproquos : « On rit. Pourquoi ne rirait-on pas, puisqu’on n’a que cela à faire ?… »


ii. — la prise du fortin du boterdyk

Visiblement, la guerre s’est « stabilisée. » On fait comme elle, et il est impossible désormais de suivre la vie de la brigade jour par jour. Cette vie, du reste, ressemble, à quelques variantes près, à celle que mènent tous nos soldats sur l’immense front qui court de Nieuport aux avancées d’Altkirch. C’est la vie de tranchée, qui ne manque pas au début « d’un certain pittoresque, » mais dont la monotonie finit par lasser assez vite. « Il pleut, il pleut à perpétuité, écrit le 4 mars Maurice Faivre. Il pleut surtout de l’ennui. » C’est qu’on semble « accroché pour longtemps » et qu’on se demande si le prochain hiver ne nous retrouvera pas « montant la garde à la même place. » On en sort à peine pourtant, de l’hiver. Faute de mieux on a vécu dans l’attente du printemps ; on s’est dit que la guerre serait « charmante » au prix de ce qu’elle était jusque-là, « quand les violettes fleuriront au bord des tranchées. » Puis il n’est ciel si maussade qu’il ne daigne parfois se dérider. Et, enfin, on s’est aperçu que la monotonie même de cette vie n’allait pas sans certaines compensations. À l’arrière comme en première ligne, on connaît à peu près maintenant « les heures du Boche, » méthodique et régulier « comme un chronomètre, » et l’on met à profit les répits qu’il nous laisse. On connaît aussi ses objectifs qui varient peu. Il est rare par exemple qu’il bombarde Coxyde. Mais il s’en prend assez souvent à Oost-Dunkerque, où le « colonel » du 1er régiment, le chef du 8e bataillon, les 10e et 12e compagnies, les ambulances et les services sont encore installés. Dans l’après-midi du 18 février surtout, le marmitage, « sans doute par pièce de marine, » est «intensif. » Pour la deuxième ou la troisième fois, mais non sans esprit de retour, ce qui reste de la population prend la fuite. Le Boche tape indifféremment sur l’ambulance du 3e bataillon qu’une marmite atteint de plein fouet, n’y faisant qu’un blessé, et sur de « vastes serres qui servent d’écurie » aux artilleurs, mais dont les chevaux ont été retirés à temps. Au total « casse assez faible. »

C’est bien autre chose à Nieuport, Là, pas un jour, pas une nuit ne se passent sans que la ville reçoive sa ration de projectiles lourds. Si jolie naguère, dorée et comme sacrée par le temps, Nieuport-la-Noble ne mentait pas à son nom ; mais sa noblesse n’était ni d’épée ni de robe. Elle lui venait de la mer qui avait fait sa fortune et qui lui avait ensuite préféré d’autres rivales. Quelques vieilles maisons à redans, le long d’un quai somnolent où flottaient des arômes de goudron et de bois de Norvège, évoquaient encore jusqu’au 15 octobre 1914, avec leurs ancres en fer forgé et les filets enroulés à leurs perches, l’époque de cette prospérité, Nieuport, avant Ostende et Dunkerque, avait été la métropole de la pêche maritime et le grand entrepôt de laines de la Flandre. Il lui plaisait de s’en souvenir. Réduite de ce haut rang à la condition de garde-watteringhe, de portière des écluses flamandes, elle se réfugiait dans son passé et mettait tous ses soins à en préserver les moindres vestiges. Henri Malo nous a rapporté les touchants efforts de M. de Roo, qui fut le dernier bourgmestre de Nieuport, et de M. Dobbelaër, secrétaire communal, pour constituer un musée de souvenirs locaux, identifier les fastueuses pierres tombales des magistrats et des seigneurs de la période espagnole, dégager les anciens remparts de Philippe le Bon et retrouver, sous le badigeon des façades, les chiffres de fer qui formaient comme un registre à ciel ouvert des naissances immobilières de la cité. L’édilité nieuportaise n’avait-elle point poussé le raffinement jusqu’à exiger qu’aucune maison ne fût reconstruite sans qu’on lui en eût soumis les plans et n’obligeait-elle point les entrepreneurs à n’employer que des briques de la plaine maritime taillées d’après les anciens procédés ? Tant de piété pour ses origines, un culte si fervent et si minutieux du passé, n’eussent pas manqué d’attendrir un ennemi moins barbare. Mais il semblait qu’ils eussent accru la rage de celui-ci : l’église Notre-Dame, qui avait quelques parties du xiie siècle, époque où elle fut consacrée par l’évêque de Térouanne, mourait pierre à pierre et son beau chœur ogival était la caverne des vents ; les Halles, décapitées de leur beffroi, le gracieux refuge de l’Abbaye des Dunes, qu’élurent pour résidence les archiducs Albert et Isabelle et dont les fenêtres à meneaux sertissaient des vitraux aussi vifs que l’émeraude, ne se distinguaient plus des autres pàtés de décombres qui jonchaient les chaussées. Seule la grosse tour carrée des Templiers restait debout dans cet écroulement universel, simple construction de briques comme tous les monuments de Nieuport, mais si épaisse, si massive, si solidement liée, que, bien que l’artillerie allemande s’acharnât sur elle, on se flattait qu’elle résisterait à « tous les chambardements. »

C’était trop sous-estimer la puissance du 420 qui la prenait à partie et dont tous les témoins s’accordent pour reconnaître les « formidables » effets. Le Dr L. G. s’avise un jour de mesurer le cratère ouvert par un de ces 420 dans le pavé de la place de l’Église : il a 6 mètres de profondeur et 12 de diamètre ; — 14, dira même l’enseigne Poisson ; la « largeur du boulevard Saint-Martin, » renforcera Luc Platt qui conclut : « C’est superbe et terrifiant tout à la fois. »

Terrifiant surtout, car que faire contre le monstre ? Dès son départ « le sol tremble à 4 kilomètres de distance. » Quand il approche, traversant « cette énorme caisse de résonnance qu’est la ville morte, » c’est « comme un bruit de chemin de fer lancé à toute vitesse, » un « grincement de rames de métro entrant en gare. » Nos hommes appellent d’ailleurs ce 420 le chemin de fer. Le 24 avril, comme la 11e compagnie quittait ses caves pour prendre la relève, le coup de départ du bolide fit soudain tanguer le sol. C’était dans la Schipstraat. Les hommes n’ont que le temps de se coller à terre. Le bolide enfile la rue, passe sur leurs têtes et va faire explosion 400 mètres plus loin, « au milieu d’une lueur fulgurante, » que suivent « mille sifflements bizarres » produits par les éclats qui retombent. « Je vous assure qu’il n’y a pas de braves à ce moment-là : le silence !… Une lourde colonne de fumée rousse et noire s’avance dans la rue, engloutissant tout ; la fumée se dissipe lentement : personne n’est blessé, mais la chaussée est couverte de débris de toutes sortes. Deux maisons sont éventréea à 400 mètres de nous : c’est là qu’est tombé le monstre[5]… » Et la compagnie n’a pas tourné le coin de la rue qu’un nouveau mugissement la rejette contre terre, le cœur suspendu. Ainsi trois fois de suite. Dans une circonstance analogue, le commandant Delage et l’officier des équipages Dévisse, revenant des Cinq-Ponts et surpris par un 420, furent « soufflés tous les deux comme des fétus de paille » et projetés dans la boue de l’autre côté de la rue. C’est une question d’ailleurs de savoir si, quand le 420 se démuselle, il ne vaut pas mieux être à l’air libre que dans une cave. La cave protège contre les éclats, mais on y risque l’ensevelissement. Danger pire que tous les autres et dont la seule pensée cause une sensation d’étouffement prématuré ! L’immobilité qu’il faut observer ajoute à l’angoisse, car « quel mouvement se donner dans un espace de quelques pieds carrés ? Les Boches tirent toutes les vingt minutes[6] et, après chaque coup, on regarde le réveil, on suit la marche tout à la fois trop lente et trop rapide des aiguilles. Sera-t-elle pour nous, la nouvelle marmite ? La voici qui s’annonce. D’abord c’est comme le bruit du vent sous la porte ; le bruit devient tempête ; la tempête devient foudre. Braoum ! Tout saute dans la cave ; les lampes manquent de s’éteindre. Et les vingt nouvelles minutes d’angoisse recommencent. L’effet est vraiment démoralisant. Dès que le bombardement commence, chacun se tait. On entendrait voler une mouche, les plus braves se collent dans un coin d’où ils ne bougent plus. Un mois de cette vie et l’on deviendrait fou. »

Cette vie-là pourtant devait durer plus d’un mois et la pièce qui vomissait sur Nieuport ces monstrueux projectiles n’était pas encore à bout de souffle. Un moment, le 12 mars, on crut que les monitors britanniques qui bombardaient Westende l’avaient démontée. Mais le lendemain elle se remettait à rugir. Généralement elle tirait six coups le matin, l’après-midi étant réservé au 210. Mais quelquefois, comme le 26 mars, elle mettait les bouchées doubles et y allait « de sa douzaine » pour rattraper les jours où elle s’était tue…

On s’accoutume à tout, même aux 420 et aux 210. La première impression surmontée, le naturel de nos gens reprit le dessus et Nieuport, la ville morte, la Pompéï du Nord, vit passer à certaines heures dans ses rues d’étranges cortèges de pèlerins : fusiliers caracolant sur des chevaux de carton, d’autres berçant des poupées et d’autres promenant des lapins à roulette ou pressant l’abdomen d’un clown cymbalier. Un magasin de jouets démoli avait fourni ces accessoires. Ils tirent tout un temps la brigade. Comment laisser passer le mardi gras ou la Mi-Carême et leur seigneur Malargé[7] sans les fêter de quelques rasades ? Et si, dans les garde-robe des anciens habitants de Nieuport, ces grands fous ont mis la main sur quelque haut de forme pelucheux ou sur quelque antique casaquin à ramage du temps des Orange-Nassau, comment leur défendre de s’en affubler ? Luc Platt, dans une de ses lettres, nous montre, en une villa dont le salon « est resté intact, » une escouade de « Jean Gouin » se prélassant « dans des fauteuils rembourrés » et prenant « béatement le café pendant qu’un « collègue » joue sur le piano les airs à la mode d’avant la guerre. » La musique, c’est en effet « la grande distraction » et, pour certains, la suprême et un peu perverse volupté de ce Nieuport en proie à toutes les démences de l’artillerie boche, sans que les plus effroyables explosions interrompent la rêveuse sonate de Mozart dont se grise quelque jeune enseigne mélomane ou les tapageurs accords de cette « diane maritime » que plaque sur le piano d’un immeuble voisin le facétieux quartier-maître Luc Platt :

Tous les marins de la Basse-Bretagne
Sont dégourdis comme des manch’s à balai…

On danse même quelquefois. Maurice Faivre, le 26 avril, nous donne le programme d’une de ces soirées nieuportaises : « Polkas et valses, avec intermèdes de chansons et de gigues américaines… Puis, continue-t-il, la nuit a entraîné les invités chez eux et je suis resté seul à « adapter » du Grieg. Il y a des fleurs dans le salon et le piano a le son un peu grêle du piano de Verlaine. La fenêtre fermée laissait venir à moi le parfum des arbres mouillés, car il n’y a plus une vitre… Le bombardement est intense au Nord. »

Finale inattendue ! Ces bombardements de Nieuport par 420 et 220, ceux des tranchées de première et deuxième lignes par torpilles, shrapnells, grenades et autres projectiles de modèle perfectionné, où il faut faire une place à part au « saucisson » couplé de 90 centimètres, d’un effet foudroyant ; les répliques de notre propre artillerie et de l’artillerie anglaise de haute mer et sur chalands, renforcées en avril par une batterie neuve de quatre pièces françaises de 100 et trois nouveaux long Tom de 240 et de 120 ; les passages de zeppelins en route pour l’Angleterre, avec retour par Dunkerque, Calais et quelquefois Boulogne ; les incursions d’aéros à la recherche de nos pièces et de nos cantonnements et qui les arrosent de bombes, comme celle qui, le 13 février, blessa le commissaire en chef Duvigeant, ou de proclamations, de tracts, de nouvelles démoralisantes, comme celle de la capture de Garros le 20 avril ; des prises d’armes ou des revues « à grand orchestre, » comme celle du général Joffre le 3 février et celle du président de la République, le 11 avril, qui, accompagné du général d’Urbal, commandant l’armée de Belgique, parcourut à pied les nouveaux cantonnements ; des modifications dans l’équipement des fusiliers, dont les capotes seront d’un « gris bleu qui n’est pas le bleu horizon » (concession à l’amour-propre des marins) et dont les bérets seront remplacés aux tranchées par des « calottes protège-tête métalliques » (28 mars), premier nom officiel des casques Adrian ; l’arrivée de contingents nouveaux, comme celui qui débarqua le 6 mars de Lorient et qui permit de donner une cinquième section à une compagnie sur deux (celles qui occupaient le segment de Nieuwendamme, le plus étendu de tout le secteur), et surtout le détachement de 450 hommes qui permit si opportunément, le 5 mai, à la veille d’une terrible offensive ennemie, de reconstituer sous les ordres provisoires du lieutenant de vaisseau, bientôt capitaine de frégate Lefebvre, le 1er bataillon du ler régiment supprimé le 23 décembre précédent ; la relève des troupes belges du canal de Plaschendaele et de la Briqueterie, qui n’ont pu reprendre la tranchée perdue le 24 février et qui demandent qu’on les retire du front des fusiliers, occasion toute trouvée d’ « unifier » ce front ; enfin la dislocation, à la date du 1 avril, de la VIIIe armée (d’Urbal) et la reconstitution du détachement d’armée de Belgique, dans lequel est compris le groupement de Nieuport, sous les ordres du général Pulz, appelé d’Alsace à cet effet, — tels seront, en dehors des actions militaires proprement dites et avec les obsèques des braves tombés au champ d’honneur, les grands événements qui rempliront pour la brigade cette période quelque peu insipide qui va du 2 février au 9 mai 1915.

Si calme malgré tout que soit le front, si peu marquées que soient notre action et celle des Boches, chaque jour des hommes tombent. Soit au cantonnement de réserve à Nieuport, soit au cours des relèves, soit dans les tranchées, les obus, les bombes, les balles font des victimes. « Il y a quinze jours, à la revue du commandant, note à la date du 7 mars le fusilier Maurice Oury, ma section comptait 62 hommes. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que 38. » L’ennemi, par moment, semble pris d’une rage subite et se met, sans cause apparente, à déchaîner toute son artilleria diabolique. Ainsi le 16 février : « La pluie, les balles, les marmites, tout tombe à la fois » (Oury) ; le 16 avril : 94 obus boches contre 12 des nôtres tombent dans le seul temps que Luc Platt met à écrire une lettre ; le 20 avril, où, tant sur Nieuport que sur nos tranchées, l’ennemi fait pleuvoir 2 400 obus ; le 25, où il établit a Nieuport, aux Cinq-Ponts, un terrible barrage de feu qui nous fait croire à une attaque imminente. Et rien ne bouge. Passe encore quand c’est nous ou nos alliés qui l’avons provoqué : la bête sort ses griffes et il n’y a rien à dire qu’à « encaisser. » Le 26 février, par exemple, à la Briqueterie, qu’ils occupaient encore, les Belges cherchaient à reprendre une tranchée perdue ; nous les soutenions de notre feu. L’ennemi se fâche, riposte, et de quel ton ! « Nous avions tous mal à la tête, écrit Maurice Oury, c’était un véritable branle-bas. » De même le 18 avril, où l’on se perd en conjectures sur la raison de la « sarabande de projectiles » à laquelle se livre l’ennemi. Un transfuge nous la donna la nuit suivante : c’était un tir de représaille et l’ennemi voulait venger les 60 hommes, dont un commandant, que notre tir de la veille, de une heure à deux, lui avait mis hors de combat.

Nous-mêmes, on l’a vu, nous n’étions pas sans souffrir cruellement du tir ennemi, et ce n’était pas seulement les hommes et les gradés qui étaient éprouvés. Jusqu’au 14 mars pourtant, les pertes en officiers avaient été faibles : un seul blessé grièvement le 26 janvier, l’enseigne mitrailleur Bellay. Mais, brusquement, une « série rouge » s’ouvrait : l’enseigne de Villeneuve, le lieutenant de vaisseau Langlois, l’enseigne Albert, l’enseigne Buret, l’enseigne Bernard, le lieutenant Huon de Kermadec, blessés à la file les 14, 26, 30 mars, le 5 avril, les 5 et 6 mai. Entre temps, le 17 avril, comme il prenait sa garde à l’avancée de Saint-Georges, l’enseigne mitrailleur Tarrade recevait « un fusant de 77 qui lui arrachait le bras droit et frappait mortellement un quartier-maître à ses côtés. On presse Tarrade de se laisser emporter au poste de secours sur l’unique brancard disponible.

— Mettez mon quartier-maître dessus, répond-il. Il est plus grièvement touché que moi.

Et lui-même gagne à pied le poste de secours, distant de trois kilomètres, où l’on n’a que le temps de l’opérer, parce qu’il a voulu s’arrêter en route auprès du capitaine le plus proche « pour rendre compte[8] ; » — premier devoir et souci constant de ces grands disciplinés.

Le ler avril, à l’Yser Sud, était tombé un autre officier mitrailleur, le lieutenant de vaisseau Perroquin, tué d’une balle à la tête tandis qu’il réglait un tir d’artillerie ; le 3, tombait le lieutenant de vaisseau Dupouey, « un saint dans le genre de Cornulier » (docteur Taburet) et dont la perte fut particulièrement ressentie de la brigade, tué lui aussi d’une balle à la tête, au poste 9, dans la nuit, tandis qu’il parcourait ses tranchées pour s’assurer de leur bon fonctionnement ; le 4 mai enfin, toujours d’une balle à la tête, dans ce même Yser Sud où était déjà tombé Perroquin et que les Allemands, sans rime ni raison, s’étaient mis à cribler brusquement de shrapnells, l’enseigne mitrailleur Illiou tombait à son tour, mortellement frappé, tandis qu’il sortait de son gourbi en roulant une cigarette, « pour voir ce qui leur prenait. »

« Ces pertes stériles sont déplorables, » observait avec raison le commandant Mauros. Et la fatigue, la maladie s’ajoutant aux balles et aux obus, la brigade voyait peu à peu disparaître les derniers survivants de Melle et de Dixmude. Le commandant Pugliesi-Conti, qui avait pris la direction des services, les quittait le 5 mars, remplacé par le commandant Mauros, promu lui-même capitaine de vaisseau et remplacé à la tête de son bataillon par le capitaine de frégate d’Ablège de Maupeou ; le commandant de Kerros s’en allait le 5 mai, remplacé par le capitaine de frégate Lefebvre ; le commandant Fauque de Jonquières s’en allait vers le même temps, remplacé par le capitaine de frégate Biffaut ; les lieutenants de vaisseau Lemarchand, Daniel, Pitous, Bonnelli, Ravel, Dordet, l’enseigne de vaisseau Poisson, d’autres, devaient être évacués. À la date du 5 avril, il ne restait au 1er régiment que 8 officiers de la première formation. « Je crois bien que le 2e en a moins encore, » notait mélancoliquement l’ancien commandant du 3e bataillon.

Mais les nouveaux valaient les anciens. Une émulation d’héroïsme les emportait à « faire aussi bien » que leurs ainés et, s’il se pouvait même, à faire mieux. Ils y parvenaient quelquefois. Pendant trois longs mois, jusqu’au 9 mai, l’histoire de la brigade ne contiendra aucune grande action militaire. On se bornera à l’organisation du front ; on perfectionnera les tranchées ; on créera une troisième ligne ; on multipliera les avant-postes ; on travaillera surtout, du 15 mars à la fin d’avril, à la construction de petits fortins et d’abris de mitrailleuses qu’il faudra relier ensuite et qu’on n’occupera d’ailleurs que la nuit. Travail délicat, contrarié perpétuellement, dans le secteur de Saint-Georges, par les batteries de 77, qui nous prennent « de face et de profil, » de Mannekenswere et de Nieuwendamme. Que la relève tarde un peu, comme il faut traverser une zone découverte, tout est à craindre. L’ennemi, du reste, ne se montre pas moins actif que nous. Il travaille d’arrache-pied sur tout son front ; il le fouit, le blinde, le bétonne ; il rapproche ses avant-postes, et ce sera entre lui et nous, pendant trois mois, une guerre de « chicane » aussi coûteuse d’un côté que de l’autre, pleine de beaux actes, de traits dignes de Plutarque, mais qui obtiendra rarement les honneurs du communiqué. Tantôt, comme aux Roode-Poort, après nous avoir laissés prendre possession des fermes, qu’il a évacuées et dont il a préalablement asséché le polder par une coupure pratiquée dans la digue de l’Yser entre les bornes 15 et 16, l’ennemi les couvrira d’un tel déluge de feu que nous serons finalement contraints de les abandonner ; tantôt au contraire, comme à la Ferme aux Canards, c’est nous qui le délogerons, — sans trop de peine, — d’un ouvrage de notre ligne où il s’est subrepticement introduit et qui l’obligerons à se replier sur ses anciennes positions.

La conquête d’un de ces ouvrages, très fortement organisé celui-là et qui nous gênait extrêmement, mérite cependant une mention particulière. On la dut à l’enseigne Jacques Bonnet, de la 12e compagnie (3e bataillon du 2e régiment), qui, depuis plusieurs semaines, en ruminait le plan et n’attendait qu’un moment favorable pour passer à l’exécution. Il s’agissait de s’emparer par surprise d’une redoute allemande qui faisait saillant dans nos lignes à l’endroit où elles quittaient le Boterdyck pour obliquer vers la route de Nieuport à Lombaertzyde. Bonnet avait entretenu l’amiral de son projet dès le 18 février et lui en avait exposé l’économie. Mais tantôt l’atmosphère, tantôt la nervosité de l’ennemi en avaient fait différer l’exécution qui fut enfin fixée au soir du 11 mars. Proposé deux fois pour la Légion d’honneur, cité une première fois à l’ordre de l’armée le 25 février et, une seconde fois, le 9 mars, pour avoir « placé deux canons de 37 millimètres dans une maison démolie à 10 mètres de là tranchée allemande, l’un au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage en plein jour, » avoir « tiré 99 coups dans la tranchée » et avoir « ensuite ramené les deux canons dans nos lignes, » Bonnet réalisait dans toute sa perfection le type du splendid officer, tel que l’entendent nos alliés anglais, d’une audace incroyable en même temps que d’une circonspection, d’une habileté et d’une souplesse de mouvement à rendre jaloux les Indiens de Gustave Aymard. Diverses reconnaissances à vue qu’il avait menées sur le fortin du Boterdyck lui en avaient révélé la solide organisation : 5 sentinelles étaient postées à ses abords et 20 hommes y tenaient garnison avec des mitrailleuses. Bonnet poussa une dernière reconnaissance sur le fortin la veille du soir fixé pour l’attaque. Les quinze volontaires qui l’avaient accompagné dans cette reconnaissance étaient les mêmes qui devaient l’accompagner dans son coup de main, pour lequel, expliquait-il plus tard dans une lettre à son père, ils s’étaient offerts « sans qu’on eût besoin de les désigner. » L’amiral, qui s’intéressait tout spécialement à la tentative du jeune officier, avait fait donner par le « colonel » Delage, commandant de la défense, les ordres les plus précis : l’enseigne Bonnet était autorisé à demeurer aux tranchées, après la relève de sa compagnie, « avec le personnel choisi par lui ; » il aurait « la direction de l’opération, » qui serait appuyée par deux sections de la compagnie Gamas (7e du 2e bataillon). « Une de ces sections, ajoutaient les instructions du commandant Delage, sera chargée de l’exécution de l’action elle-même, suivant les instructions que M. Bonnet donnera à son chef ; la 2e section sera destinée à servir de renfort. L’action ne devra être exécutée qu’autant que M. Bonnet jugera les circonstances favorables, non seulement à la réussite de l’occupation, mais à son maintien définitif. Il faudra être prêt à organiser la position sans délai. À cet effet, le personnel prévu pour cette occupation sera complété par 12 pionniers sous la direction du premier maître Jussiaume… » L’artillerie cependant, pour « détourner l’attention de l’ennemi, » devait « taper un point de la tranchée allemande voisin de celui contre lequel aurait lieu le coup de main de Bonnet[9]. » Tout étant ainsi disposé et la nuit paraissant suffisamment opaque, l’enseigne donna le signal à ses hommes. Eux et lui ont de longue date l’habitude du rampement. Mais il faut compter avec les fusées éclairantes et ce je ne sais quel instinct mystérieux qui, à certaines heures de danger, fait sur l’esprit l’office d’avertisseur et le met en garde contre toutes les possibilités de l’ombre. Par bonheur, la distance à couvrir était faible : une centaine de mètres. Et l’ennemi, qui nous attendait sur un autre point de sa ligne, fut démonté par l’impétuosité de notre attaque ; ses sentinelles n’eurent pas le temps de donner l’alarme. Il avait là pourtant une troupe d’élite, des « Allemands de la garde prussienne, » dira lui-même Bonnet à son père et qui se défendirent « courageusement. » Les assaillants s’étaient partagés en deux groupes. Le second maître fusilier Thomas (Carentan-Félix) avait sauté le premier dans le fortin avec l’un des groupes ; le quartier-maître Luneau, le même qui, le 14 février précédent, avec l’enseigne Bonnet, avait « installé une pièce à 10 mètres des tranchées allemandes, sous le feu de l’ennemi, coopéré a la destruction de ces tranchées et ramené sa pièce, » y sautait par un autre côté. Quinze contre vingt : la lutte est dure, et l’ennemi s’est ressaisi. Mais Bonnet, par sa seule présence, rétablit l’équilibre. Et, comme l’enseigne de Béarn accourt avec la section de renfort, il a « la chance » d’abattre d’un coup de crosse de son revolver un Boche qui dardait sa baïonnette dans la figure de l’enseigne. À 2 heures du matin, après un « combat court, mais violent » qui nous avait coûté deux tués et un blessé, le fortin était à nous, toute sa garnison exterminée, moins deux hommes qui se rendirent et qu’on ramena prisonniers vers l’arrière.

À la suite de ce beau fait d’armes qui, par exception, obtint les honneurs du communiqué et valut les félicitations écrites de l’amiral à l’enseigne Bonnet, celui-ci fut décoré de la Légion d’honneur, le second-maître Thomas et le quartier-maître Luneau de la médaille militaire. La prise du fortin de Boterdyck était en effet d’importance. Elle enlevait aux ennemis le meilleur point d’appui de leur ligne vers Lombaertzyde et sa possession nous rendra les plus précieux services lors de l’attaque du 9 mai. Aussi l’ennemi ne négligea-t-il rien pour le reprendre et, à peine le fortin équipé par les pionniers du maître Jussiaume, nous eûmes à le défendre contre trois assauts forcenés. Dans la nuit du 14 au 15, l’ennemi réussit même, par une attaque à la grenade, « dont une tomba sur la tête du marin Guichaoua et le tua net, » à pénétrer dans ses éléments avancés ; mais le lieutenant de vaisseau Lartigue, qui avait « replié ses hommes à 10 mètres en arrière, » fit ouvrir sur les assaillants un feu de salve qui en tua quatre et tint les autres en respect jusqu’au moment où le second-maître Rosmorduc, qui s’était « offert pour conduire la contre-attaque, » où il déploya « une vigueur et un brio dignes des plus grands éloges[10], » reprit à la baïonnette l’élément perdu. Ne pouvant emporter de vive force la position, l’ennemi tenta de la réduire par le canon. Continuellement le fortin, que l’amiral était venu visiter en plein jour, pour se rendre compte des travaux qu’on y pouvait exécuter et dont la difficulté était extrême (on dut se contenter finalement de le relier par un boyau avec la ligne principale de résistance), était pris sous un feu violent d’artillerie, qui ne laissait pas de nous causer des pertes assez lourdes. Les Allemands, écrira le fusilier Oury, le 29 mars, « ont tellement à cœur que nous leur ayons pris le fortin que, depuis, ils nous envoient des projectiles de toutes sortes : obus de 57, 77, 105 et 120, bombes, torpilles, etc. Ah ! les s… ! Dans ma compagnie, l’effectif est réduit à 125 hommes. »

iii. — préparatifs d’offensive

« Ainsi, écrivait le capitaine M…, les semaines, les mois passaient sans événements bien sensationnels. Le Boche malheureusement nous tuait du monde avec une régularité maudite : il se vengeait de certaines affaires qui avaient coûté à son amour-propre (affaire du Boterdyck et autres). Et pourtant nous commencions à nous sentir forts et tout le monde avait pris confiance : le Boche n’avait qu’à se présenter pour s’apercevoir que la brigade était « un peu là. » Nous savions que, dans l’offensive du printemps, les lauriers seraient pour d’autres et notre seul espoir était que l’ennemi viendrait à nous qui n’irions pas à lui. Lors de la première attaque des gaz, le 22 avril, nous faillîmes bien être de la fête. On fit ses paquets et puis… ce furent les zouaves, nos voisins, qui partirent et qui eurent la gloire de reprendre Zuydschoote et Lizerne. Cependant notre attente ne fut pas trompée et le 9 mai se leva qui nous paya amplement de toutes nos déceptions. »

C’est ainsi en effet que les choses se passèrent pour une partie de la brigade (celle qui occupait le sous-secteur Nord). Il n’était point sans doute dans les intentions du Grand Quartier général d’employer les fusiliers marins a l’offensive qu’il projetait pour le printemps de 1915 et qui, montée et conduite avec une rigueur de méthode inconnue jusque-là par un chef dont le nom n’était pas encore sorti de l’ombre, nous valut les importants résultats tactiques qu’on connaît. Mais, tout en portant son principal effort sur la charnière d’Arras, le Grand Quartier général, tant pour tromper l’ennemi sur nos intentions que pour l’empêcher de faire des prélèvements sur les autres parties de la ligne, avait alerté les secteurs voisins qui devaient manifester au cours de l’offensive « une certaine activité. »

C’était en vue de cette action locale, pressentie des hommes, que l’amiral faisait pousser, dans la boucle de Saint-Georges, la mise en état du secteur : il cherchait à s’y ménager une plate-forme vers le pont de l’Union, ce qui lui eût permis d’achever le nettoyage de la boucle, déjà fort avancé. L’offensive des gaz, déclenchée de Steenstraete à la Lys, où le XXVIe corps allemand se servit pour la première fois, d’une façon officielle, de nappes de chlore asphyxiant qui paralysaient toute résistance, faillit compromettre ce programme. L’ennemi, par bonheur, « manqua de cran. » Comme il l’avait déjà fait à Saint-Gond et comme il devait le faire à Verdun, à Marcoing, à Montdidier, à Bailleul, sur la Piave, il s’immobilisa brusquement en plein succès, ou prit le pas au lieu d’allonger. Ses troupes, ainsi qu’on l’a supposé, bien que pourvues de masques, furent-elles incommodées à leur tour par les gaz ? L’invention n’ëtait-elie pas assez perfectionnée encore pour que le transport et l’installation des récipients pussent s’effectuer à temps sur de nouvelles lignes ? Le haut commandement français[11] fit front, quoi qu’il en soit, avec une remarquable rapidité. Ce fut la première et non la moins brillante de ces opérations de « colmatage » où nous devions passer maîtres au cours de cette guerre. Dès le troisième jour de l’offensive, l’ennemi était arrêté et une lutte pied à pied s’engageait entre lui et nous pour la reprise du terrain qu’il nous avait enlevé. Comme on savait depuis assez longtemps que les Allemands songeaient à employer les gaz, l’antidote avait été cherché et presque tout de suite nos troupes furent pourvues de tampons d’ouate hydrophile qu’elles devaient mouiller au premier signal et s’appliquer sur la bouche avec les bandes de leur pansement individuel. Les fusiliers, dès le 24, reçurent de ces tampons, qu’on remplaça peu après par des masques. La nouvelle de l’attaque allemande par gaz asphyxiant ne les avait pas autrement « impressionnés, » bien que le tapage fût « infernal » dans l’Ouest. « Ici, c’est calme, écrivait Luc Platt le 24 avril. Mais sur notre gauche, vers Ypres, le ciel est rouge d’incendies, et des lueurs fulgurantes jaillissent : ce sont les coups de canon et les obus qui éclatent. Que doivent-ils prendre, ceux qui sont là-bas ? Les bruits les plus extraordinaires circulent au sujet de prétendues pertes et de prétendus gains [de nos troupes]. C’est pour occuper l’esprit. » La bataille en effet ne s’étendit pas jusqu’à nous, mais nous en eûmes pourtant le ricochet et, dans Taprès-midi même du 24, l’aviation nous prévint que des gros de troupes se dirigeaient vers le pont de l’Union. L’amiral envoya aussitôt le 1er bataillon à Nieuport pour y renforcer, à la Briqueterie et au Boterdyck, le 6e territorial. Il était environ 6 heures du soir. L’attaque semblait proche, car l’ennemi exécutait un violent tir de barrage par 420, 350 et 11 sur Nieuport, les Cinq-Ponts et surtout les ponts Albert et Elisabeth. Mais, à 8 heures, tout cessait et le 1er bataillon revenait à minuit au cantonnement.

On était à peine remis de cette alerte qu’on apprenait que Dunkerque, qui était à plus de 35 kilomètres du front, venait d’être bombardé par du gros calibre. Une pièce lançant des obus à cette distance et tirant, croyait-on, de Slype ou de Westende, cela parut extraordinaire pour l’époque. Nous devions en voir de plus extraordinaires deux ans plus tard, quand la « grosse Bertha » de Crépy-en-Laonnois prit Paris sous son feu. Le pis est que la Sardinerie, où s’était postée la pièce anglaise de 9 pouces, s’embrasait le même jour. On sauvait à grand’peine la pièce et les munitions sous une pluie d’obus incendiaires. En même temps que les deux bataillons (3e, commandant Bruneaux, et 4e, commandant Bonnery) du 4e zouaves, qui avaient été poussés sur Zuydschoote, trois groupes d’artillerie du 32e étaient « partis en vitesse, » appauvrissant d’autant le secteur. Il fallait parer d’urgence à ces vides avec les troupes que nous avions sous la main et auxquelles on dut imposer un supplément de corvée. Le service de la brigade fut donc changé : en attendant la reconstitution du 1er bataillon, qui était en voie d’achèvement, on demanda aux hommes de faire « trois jours de tranchée au lieu de deux, une seule compagnie se tenant dans les caves de Nieuport, tandis que les autres étaient en première ligne » (Poisson).

Le 5 mai enfin, le ler bataillon du ler régiment fut rétabli. La brigade, pour la première fois depuis décembre, se trouvait au complet. Et, ce jour-là justement, l’amiral reçut l’ordre de s’entendre avec la 4e D. A. belge, qui préparait une attaque sur les fermes Violette et Terstyle, et d’assurer « sa liaison avec elle en progressant de Saint-Georges vers l’Yser. » Après en avoir conféré avec le général Michel, commandant la division belge, et réglé les conditions du mouvement avec les « colonels » Delage et Paillet, chargés alternativement du commandement des deux secteurs de Nieuport, l’amiral décida donc de « commencer immédiatement sa progression vers l’Est, » progression qui, dans l’état du terrain, ne pouvait s’exécuter que par les digues Nord et Sud de l’Yser inférieur, la route de Bruges et la route légèrement en remblai de Saint-Georges à la ferme de l’Union.

« Le terrain au Nord et au Sud de l’Yser inférieur est inondé et inaccessible jusqu’à la route du pont de l’Union (route de Bruges), dit l’exposé officiel. Entre cette route et la route de la ferme de l’Union, les prairies sont sillonnées de canaux larges et profonds, orientés perpendiculairement aux routes. De plus, elles sont en partie inondées ou boueuses, en tout cas peu praticables. Au Sud de la route de la ferme de l’Union, le terrain est de même nature, quoiqu’un peu plus asséché, sauf vers la ferme Terstyle, autour de laquelle l’inondation reparaît. Toute la région est nue et plate. »

À ces difficultés d’ordre géologique s’ajoute la formidable organisation défensive du front allemand dans le coude de l’Yser supérieur et sur l’Yser inférieur même jusqu’à quelques mètres de la maison H, la dernière ruine avancée de notre ligne. Comme nous, l’ennemi a « utilisé tous les ressauts du sol, » — digues et remblais de routes ; sa ligne principale de résistance étant formée par les deux lignes de l’Yser, il l’a flanquée de trois saillants (A, B, C), qui complètent « admirablement » son système de défense : l’un en aval du coude, l’autre à la tête du pont de l’Union, le troisième à la tête du pont de Terstyle à Mannekenswere. Blockhaus, douves, casemates, murs crénelés, carapaces bétonnées pour mortiers et mitrailleuses, postes d’observation, galeries de bombardcmont, tranchées avec pavesade et avant-garde de chevaux de frise, champs de barbelés descendant jusque dans l’Yser, rien ne manque à cette organisation défensive et rigidement articulée entre ses ailes flottantes de marécages. Outre les deux ponts de l’Union et de Terstyle, l’ennemi dispose pour la rapidité de ses mouvements de trois passerelles, d’un pont de bateaux et d’un barrage construit obliquement au vieil Yser ; devant la maison H., sur la rive gauche et la rive droite de l’Yser, il a coupé les digues par un fossé profond, avec postes d’écoute ; il possède un autre de ces postes d’écoute sur la route de Bruges à Saint-Georges, en avant de la ferme W, dont les ruines ont été supérieurement organisées (chevaux de frise, fortin, abri pour mitrailleuses, etc.) et reliées par une défense continue, le long du chemin en remblai, à l’importante ferme de l’Union, crénelée elle aussi et gardée par trois ou quatre lignes d’eau.

Telle est, sommairement décrite, la position qu’il nous faut enlever et qui ne peut être abordée que par l’étroit ruban des digues et des routes qui surplombent l’inondation. Au cours des mois qui précèdent, nous avons subrepticement poussé nos tranchées sur les berges Nord et Sud de l’Yser inférieur, jusqu’à quelques mètres des coupures qu’y a pratiquées l’ennemi ; à l’Est du village de Saint-Georges, nos tranchées descendent jusqu’au Noord-Vaart, à 300 mètres environ de la ligne W-Union et parallèlement à elle ; plus bas, dans une zone à demi noyée, les tranchées avancées de la 4e D. A. belge entourent la ferme Reickenhoek, à 400 mètres environ des fermes Violette et Terstyle, auxquelles l’ennemi a donné la même organisation puissante qu’à la ferme W et à la ferme de l’Union. Il y avait, à vrai dire, un assez large « hiatus » entre les deux troupes. Leurs cheminements devaient néanmoins se régler l’un sur l’autre et dans le plus grand silence, afin de ne pas éveiller l’attention de l’ennemi. Mais il se trouva que celui-ci, juste au même temps, combinait une attaque sur notre front Nord-Est, de la Geleide aux Roode-Poort, c’est-à-dire presque au point où venait expirer la ligne du secteur dans lequel nous comptions attaquer. Toute son attention sans doute était tendue de ce côté et, comme il travaillait d’arrache-pied lui aussi a y avancer ses lignes, il ne remarquait pas que nous en faisions autant de l’autre côté de l’Yser. Situation étrange que celle de ces deux adversaires préparant dans des secteurs contigus une offensive que, sans s’être donné le mot, ils devaient déclencher à la même date, mais avec des fortunes bien différentes !

L’investissement des positions allemandes ne pouvait mieux se faire que par la méthode de progression graduelle qui nous avait donné de si bons résultats à Saint-Georges. Elle comportait le creusement nocturne de boyaux sur chacune des quatre routes menant à la ferme W et à l’Union, « avec, de distance en distance, des tranchées perpendiculaires à la route ou en dehors, toutes les fois que l’assèchement le permettait, chacune de ces tranchées occupée en permanence et pourvue de défenses accessoires (chevaux de frise et barbelé). » Dans la nuit du 5 au 6 mai, des boyaux furent ainsi creusés sur une longueur de 15 mètres environ à partir de nos tranchées avancées : l’un sur la route de Bruges, l’autre sur la route de la ferme de l’Union et contre la route. Dans la nuit du 6 au 7, le gain fut encore plus grand : 25 mètres sur la route de Bruges, 27 sur la route de la ferme de l’Union. La relève des troupes, le soir du 7 au 8, compliquée par le travail de réorganisation des compagnies, qui n’étaient plus qu’à trois sections, gêna un peu le travail, et le gain, cette nuit-là, fut seulement de 4 mètres sur les deux routes. L’ennemi continuait à ne se douter de rien. C’est à peine si, par habitude, il envoyait de temps à autre quelques volées de shrapnells sur Saint-Georges. Le 8, l’amiral fut prévenu que la 4e D. A. belge qui, elle non plus, les nuits précédentes, ne s’était pas croisé les bras, avait fini de creuser ses tranchées de départ sur Terstyle et Violette et qu’elle était prête à décoller.

« En conséquence, dit l’exposé officiel, l’attaque sur la ferme Terstyle et accessoirement sur la ferme Violette par les Belges, sur W et ferme Union par les marins, est fixée pour la nuit du 9 au 10 mai. L’amiral donne aussitôt l’ordre : 1° de cesser ràvance par le procédé des boyaux ; 2° de creuser pendant la nuit des tranchées de départ à mi-distance entre les points atteints par les boyaux et l’objectif ; 3° de réunir téléphoniquement ces tranchées aux avancées de Saint-Georges ; 4° de continuer la reconnaissance tenace en avant ; 5° de définir la mission d’artillerie [une batterie supplémentaire, la 8e du 32e appartenant au secteur Nord, avait été mise à notre disposition ] ; 6° de régler le concours demandé à l’artillerie lourde. »

Toutes ces consignes s’exécutèrent de la meilleure façon du monde et comme si nous avions eu affaire à l’ennemi le plus accommodant. Sur la route de Bruges, l’inondation venant battre le pied du remblai, il fallut établir les parallèles de départ en travers de la route elle-même : on creusa deux tranchées (DD’) à dix mètres d’intervalle ; on les réunit par un boyau et on y laissa une demi-section de la 5e compagnie (lieutenant de vaisseau de Roucy). Sur la route de la ferme de l’Union, qui rejoint à Saint-Georges la route de Bruges, l’espace était plus mesuré et le pavage ajoutait à la difficulté. Mais la plaine, entre le remblai et le Noord-Vaart, n’avait pas complètement disparu sous l’eau : elle présentait des parties solides, notamment a la hauteur des deux tranchées de la route de Bruges où quelques colzas commençaient à verdir. On y ouvrit une tranchée, dite la tranchée Colza, à 50 mètres environ de l’extrémité de nos sapes, et on y laissa une section de la 9e compagnie (lieutenant de vaisseau Béra).

L’attaque avait été décidée pour 9 heures 30 du soir. À cette heure, en mai, la nuit est toute tombée et sa complicité nous était nécessaire pour l’effet de surprise que nous escomptions. Aussi bien une attaque de jour eût-elle été impossible, tant sur la route de Bruges, bloquée des deux côtés par le marécage et coupée de larges canaux perpendiculaires, que dans la cuvette asséchée qui s’ouvrait à l’Est de la tranchée Colza et qui était coupée elle aussi par trois canaux perpendiculaires à la route de la ferme. Mais, entre temps, s’était produite sur notre flanc gauche une diversion qui aurait tout arrêté, si elle n’avait, par bonheur, comme on le verra plus loin, entièrement tourné à la confusion de l’adversaire.

Dans cette même journée du 9 mai, où nous devions donner l’assaut à leurs positions, les Allemands, dès quatre heures quarante-cinq du matin, déclenchaient sur le secteur de la Geleide, tenu par les zouaves, et sur les segments qui lui faisaient suite jusqu’à la route de Nieuwendamme et qui étaient occupés par les marins, un bombardement d’une violence peu commune et auquel semblaient prendre part des pièces de tous calibres. À onze heures, le feu, dirigé à la fois sur nos tranchées de première ligne et sur Nieuport, les Cinq-Ponts et le Bois Triangulaire, atteignait son « maximum d’intensité. » Saint-Georges, quoiqu’en dehors de l’objectif allemand, recevait sa bonne part de l’averse qui battait tout le terrain, depuis les tranchées à l’Est du village jusqu’au poste de commandement de la Vache-Crevée. Elle nous y démolissait deux mitrailleuses, mais aucun projectile ne tombait sur les tranchées DD’ et Colza, creusées pendant la nuit précédente, preuve que l’ennemi ne les avait pas repérées. Vers midi et demi d’ailleurs, le feu diminuait peu à peu sur Saint-Georges, mais gardait toute sa violence sur le reste du front et sur Nieuport ; à deux heures de l’après-midi, l’ennemi enjambait ses fils de fer. L’action passait à la droite de l’Yser, avant même que nous eussions pu l’engager sur la gauche, — ou plutôt un autre drame s’ouvrait, de l’issue duquell allait dépendre la continuation de notre propre offensive ou son arrêt.

iv. — l’attaque allemande du 9 mai

Abandonnons donc jusqu’à nouvel ordre le segment de Saint-Georges, assez vite négligé par l’ennemi d’ailleurs, et transportons-nous de l’autre côté du fleuve, où notre ligne, partant d’un petit poste au-dessus de la ferme Verstersch, remontait légèrement vers le Nord-Ouest et gagnait ensuite par une série de crochets la route de Nieuport à Lombaertzyde, à gauche de laquelle les marins de l’amiral Ronarc’h faisaient leur jonction avec les zouaves de la brigade Ancel.

Si notre progression vers les fermes W et de l’Union avait été silencieuse, celle de l’ennemi vers nos tranchées du sous-secteur Nord et de la Geleide ne s’était pas opérée avec moins de discrétion. Rien ne nous faisait croire à une attaque sérieuse. Le 1er mai, à Nieuwendamme, un gradé bon observateur, le second maître de manœuvre Ludovic Le Chevalier, notait : « Dépassé un petit poste, rien d’anormal. » Dans la nuit du 1er au 2 mai, « une patrouille a été prendre un petit drapeau allemand [et déposer] un paquet de journaux à la ferme Groot-Bamburg, » plaisanterie un peu risquée qui sort un moment le Boche de son atonie, mais dont il nous tient pour suffisamment châties par quelques volées d’obus sur nos tranchées du Boterdyck où une mitrailleuse est mise hors de combat et deux territoriaux blessés. Le 7, Luc Platt, dans le même segment, constate que tout est calme ; » le 8, « les Allemands, qui bombardent la ligne, lancent quelques obus sur le poste, » mais ces obus « tombent assez loin, » et la nuit encore « est calme. »

Le dimanche, par exemple, tout change. Luc Platt songe que le lendemain sera le jour anniversaire (semestriel) du 10 novembre, et qu’ « il y a six mois le bombardement sur Dixmude durait depuis deux heures. » Il est dix heures du matin, et il y a deux heures aussi[12] que tonne l’artillerie boche. Mais on est si bien rompu à ces bourrades de l’ennemi chez les anciens de la brigade, qu’on n’y prête plus attention. Et puis, il fait un temps merveilleux : du soleil, un ciel léger, soyeux, « anhydre » (entendez sans la moindre brume), comme on n’en voit pas souvent dans les Flandres. « Le lieutenant (enseigne Frot) nous montre les pellicules des photographies qu’il a prises de nous [dans la tranchée] et nous déjeunons. » Déjeuner gai. « Le lieutenant nous raconte quelques « blagues » du Borda et nous dit que, d’ici une dizaine de jours, nous prendrons la tranchée allemande d’en face… » Le tapage pourtant va crescendo. C’est par rafales maintenant que les Boches tirent. L’aumônier Pouchard, au plus fort du bombardement, comptera sur Nieuport cent obus à la minute. Tous les calibres donnent en même temps : sur les Cinq-Ponts du 420, du 380, du 250 ; sur nos tranchées, outre les 57 et les 11 habituels, des shrapnells inédits, « non plus les bonnets de nourrice, » mais des « sacs à charbon, » des « gros verts, » des shrapnells de 150, pêle-mêle dans certains segments avec des torpilles de 100 kilos, qui dansent en l’air « comme des barriques. » Sans attendre davantage, les chefs de section ont fait ramasser les hommes. Il n’y a quasi plus personne aux créneaux ; on a emporte jusqu’aux périscopes. Et tout à coup, vers une heure trente de l’après-midi,» un 105 tombe en plein sur le poste, un deuxième, un troisième, une pluie de terre, de débris de bois… Des cris ! Ça y est : deux hommes sont enfouis dans un fatras de planches et de sacs. Le lieutenant juge prudent de sortir du gourbi, où nous risquons d’être ensevelis ; chacun fait ses malles… Un pauvre « bleu, » arrivé la veille de Lorient, tourne à plat ventre dans le boyau. » Il n’est pas blessé, mais la secousse a été trop forte pour son cerveau. La vue de ce malheureux rend tout son calme au narrateur, qui suit le lieutenant dans la prairie où l’affleurement de l’eau n’a permis aucun travail en profondeur et dont toute la défense consiste en « un épais mur de sacs à terre. » On y replace le périscope, rapporté du gourbi. Le bombardement, près de s’arrêter, précipite sa cadence. « Tandis que les marmites font rage et que la terre saute en gerbes de tous côtés, écrit Luc, je me couche le long du mur de sacs et regarde dans le périscope la tranchée allemande d’en face… Vers la gauche un point gris se déplace, deux, trois, quatre, dix… Alerte ! V’ià les Boches ! Je gueule comme un putois et je fais passer au lieutenant que je les vois arriver. Celui-ci vient : « Eh bien ! Platt, qu’est-ce qu’il y a ? »

La scène qui précède se passait à la 3e section de la compagnie La Fournière, qui occupait vers les Roode-Poort la pointe Nord-Est de notre ligne. Et, à la même heure, sur tout le front septentrional de la brigade, des scènes analogues se déroulaient. À l’autre bout du sous-secteur Nord, dans le voisinage des zouaves, le lieutenant de vaisseau Mérouze n’avait que le temps d’évacuer sa « cagna, » ébranlée par les rafales du fameux 51 de marine, » le plus dangereux des projectiles boches, « parce qu’on ne l’entend pas arriver. » L’ennemi insistait particulièrement sur cette charnière du secteur des marins et du secteur des zouaves dont il cherchait la rupture par une puissante concentration d’artillerie. Le réseau téléphonique était coupé en vingt endroits ; nous ne pouvions plus communiquer avec le P. C. du 3e bataillon que par nos coureurs, qui devaient « circuler en terrain découvert sur un millier de mètres. » Cependant, et comme il s’agit ici d’une lutte purement défensive de notre part, il convient peut-être, avant d’aller plus loin, de préciser la position exacte des diverses compagnies sur la partie du front de la brigade visée par l’attaque allemande.

L’amiral avait en ligne, sur cette partie du front, huit compagnies, dont six de marins et deux du 3e bataillon du 6e régiment territorial, ainsi réparties de l’Est à l’Ouest : 1° la 11e compagnie (capitaine de la Fournière) du ler régiment, entre la route de Nieuwendamme et le poste 15 du vieil Yser (segment de Nieuwendamme) ; 2° la 12e compagnie (capitaine Geslin) du 1er régiment, du vieil Yser au canal de Plaschendaele (segment de la Briqueterie) ; 3° la 12e compagnie (capitaine Reymond) du 2e régiment, entre le canal de Plaschendaele et le canal d’évacuation (segment de Plaschendaele) ; 4° la 10e compagnie (lieutenant Hoffmann) du 6e territorial, du Pont-de-Pierre au Boterdyck supérieur (segment du Boterdyck Sud) ; 5° la 10e compagnie (capitaine Deleuze) du 2e régiment, dans le redan et le fortin du Boterdyck (segment du Boterdyck supérieur) ; 6° la 12e compagnie (lieutenant Landron) du 6e territorial, dont une section se trouvait à droite de la 10e compagnie de marins, deux à gauche, une quatrième à la gauche de la 11e compagnie de marins ; 7° la 9e compagnie (capitaine de Rodellec du Porzic) du 2e régiment, à gauche de la 12e compagnie du 6e territorial ; 8° la 11e compagnie (capitaine Mérouze) du 2e régiment, entre la 9e compagnie et la route de Lombaertzyde incluse (ces trois compagnies dans le segment de Lombaertzyde).

À 1 heure 30 de l’après-midi, devant le front occupé par ces compagnies dans le sous-secteur Nord et le front occupé par les zouaves de la 76e brigade dans le sous-secteur de la Geleide, l’attaque ennemie s’ébranla sur le rythme habituel à ces sortes d’opérations et qui n’a jamais beaucoup varié : les hommes issaient de leurs tranchées, baïonnette au canon, par les « chicanes » aménagées dans leurs barbelés, s’étalaient en tirailleurs sur la plaine et fonçaient devant eux au pas gymnastique, la tête baissée, le dos courbé, le fusil dans la main droite et tenu par le milieu. Ils n’adoptèrent une autre formation d’attaque que dans le segment du Boterdyck inférieur. Aussi bien, quoique uniformément vêtus de gris, certains détails de leur équipement révélaient des origines différentes. Dans le segment de Nieuwendamme, par exemple, les troupes d’assaut, qui arboraient le shako de cuir bouilli et qui étaient sorties par sept ou huit coupures de la tranchée entre la digue de Nieuwendamme et le vieil Yser, appartenaient au 3e régiment d’infanterie de marine commandé par le lieutenant-colonel von Berhnud : se portant en avant par essaims d’une dizaine d’hommes, elles procédaient par petits bonds de 10 mètres, à la façon des kanguroos, dont elles avaient le pelage et la taille, et, après chaque bond, fait sous le couvert de leurs mitrailleuses qui tiraient de la maison C (Nord du coude de l’Yser), de la ferme de Nieuwendamme et de la tranchée allemande de départ, elles s’aplatissaient dans le trèfle et n’en bougeaient jusqu’à nouvel ordre. Dans les segments voisins au contraire, l’attaque était montée par des fantassins en casque à pointe qu’on sut être plus tard des éléments de la 44e D. I. R. Mais, fantassins ou soldats de marine, casques à pointe ou shakos, les uns et les autres, « après l’effroyable préparation d’artillerie à laquelle ils venaient de se livrer » (Mérouze), croyaient si fermement nous avoir anéantis qu’ils sortaient de leurs terriers le havresac au dos, la couverture en bandoulière, gonflés de musettes, de cartouchières et de bidons, comme des troupes qui vont prendre la relève d’un secteur. Peut-être, en outre, croyaient-ils notre front fort appauvri par les prélèvements que le général Putz y avait faits le 23 avril. Leur confiance s’en accrut et, quand les officiers leur eurent dit d’emporter des vivres de réserve pour trois jours, ils ne doutèrent plus qu’ils allaient simplement occuper une position déjà conquise ; ils se lancèrent vers nous comme des « somnambules », sans dévier d’une ligne, sans regarder à droite ni à gauche, déployés en plein soleil sur un terrain plat comme un stand où chacun d’eux faisait cible et ne prenait même pas toujours la précaution de se baisser.

Les salves de mousqueterie qui les accueillirent sur tout notre front et le feu roulant d’artillerie qui s’abattit au même moment sur leurs tranchées furent pour eux des phénomènes inexplicables. Ayant déjà peine à imaginer que nous fussions encore vivants, comment eussent-ils pu concevoir que nous réagissions avec une telle vigueur ? Et l’on peut s’étonner en effet que, sur aucun point de notre front, ces huit ou neuf heures de bombardement consécutif n’aient amené de fléchissement, que nulle part la vigilance des fusiliers ne se soit trouvée en défaut ni leur matériel hors de service. Il n’y eut un peu de surprise pour nos troupes que dans le segment de la Briqueterie, où les hommes, dès le premier cri d’ « alerte au poste de combat ! » s’étaient portés à leurs banquettes de tir et s’apprêtaient à recevoir l’ennemi de la belle façon. Mais rien ne sortait de la tranchée adverse. Et cependant les balles claquaient sur les créneaux ; les « moulins à café » tournaient sans discontinuer. L’ennemi approchait manifestement ; on sentait son souffle : on ne le voyait pas. Et soudain on l’aperçut qui semblait surgir de la prairie et qui courait, sous la protection d’une mitrailleuse placée sur la digue de Plaschendaele, vers notre tranchée de première ligne, dont les défenses étaient quelque peu endommagées. Par quel tour de sorcellerie avait-il pu se glisser jusque-là sans qu’on le sût ? On n’en était pas encore bien informé quand une seconde vague sortit de la prairie, un peu à droite de l’endroit d’où était sortie la première. Chacune des vagues comptait une cinquantaine d’hommes. C’étaient des feldgrau qui, dans la nuit précédente, avaient réussi à fouir subrepticement deux ou trois boyaux conduisant de leur tranchée dans la plaine. Ils s’y étaient massés avant l’attaque pour tomber sur nos ailes et nous prendre à revers. Mais le stratagème fut éventé à temps. En moins de cinq minutes, l’enseigne de Lestrange avait brisé la double attaque boche dont les tronçons cherchaient à regagner leurs boyaux de départ en se dissimulant parmi les herbes. Le nettoyage de la prairie avait été si rapide que les deux sections en réserve de la 12e compagnie n’avaient pas eu besoin d’intervenir et que le lieutenant de vaisseau Geslin, pendant la suite de l’attaque et malgré le bombardement d’une extrême violence qui s’abattait sur la Briqueterie, put soutenir de son feu les compagnies voisines, tant vers la route de Nieuwendamme que dans le champ de navets qui s’étendait entre la ferme Bamburg et le Boterdyck.

Dans la première de ces directions, c’était la 11e compagnie du ler régiment qui avait à supporter le choc. Nous l’avons quittée au moment où Luc Platt mettait au courant l’enseigne Frot du mouvement de la ligne ennemie : l’enseigne l’envoya par le boyau répéter ses explications au capitaine de La Fournière. Mais, le capitaine, qui, « tout en préparant à la mort un de ses hommes grièvement blessé, ne perdait pas la carte et surveillait la tranchée d’en face, » avait déjà vu le mouvement et donné des ordres en conséquence. De ce côté du secteur, entre le poste 15 et le poste 9 et à 3 ou 400 mètres de la ligne ennemie, la tranchée française affectait la forme d’un V renversé. Nous avions essayé de corriger ce défaut en poussant des antennes vers les Roode-Poort ; mais cette partie de notre ligne venait seulement d’être organisée ; tous les gourbis n’étaient pas encore terminés et l’artillerie allemande eut beau jeu de les démolir. Finalement, nous l’avons vu, la défense était réduite par endroits à un simple mur de sacs de sable, derrière lequel, aussitôt l’ennemi signalé, le capitaine de La Fournière et l’enseigne Frot faisaient mettre la hausse à 250 mètres et commandaient feu à volonté. Vainement l’officier qui chargeait, sabre au clair, à la tête des quatre groupes d’assaillants et qui semblait avoir la direction de l’attaque, un grand diable roux à l’œil dur et au verbe rauque, essaya-t-il d’entrainer ses hommes : disloqué par nos feux, le groupe 4 reflua presque tout de suite ; les groupes 2 et 3 poussèrent un peu plus loin. L’officier lui-même, avec les débris du premier groupe, put s’avancer jusqu’à trente mètres de nos fils de fer, se coucha et voulut tenter un dernier bond : le second-maître Cadio l’abattit d’une balle dans la tête. Rien ne bougea plus sur la plaine, où « 80 Boches au moins » mesuraient le sol nouvellement reverdi.

Entre le canal de Plaschendaele et la route de Lombaertzyde où notre front dessinait encore un V formé par les deux canaux (Plaschendaele et d’évacuation) et le remblai du Boterdyck, les Allemands attaquaient en même temps par la levée de terre du canal d’évacuation et par les tranchées de la ferme Groot-Bamburg. Et ce n’était plus cette fois une attaque par essaims. L’ennemi semblait avoir voulu soutenir la plus effrontée des gageures : ses forces atteignaient l’effectif d’un bataillon, et telle était la présomption des assaillants que, sur cette grande plaine rase, où les navets de l’année précédente achevaient de pourrir, ils s’avançaient en colonne par quatre, comme à l’exercice. C’est tout juste s’ils n’étaient pas précédés de fifres. Ils n’avaient pas ouvert de chicanes dans leurs fils de fer et les enjambaient tranquillement. Sans doute pensaient-ils que sur ce point du front, plus que partout ailleurs, leur artillerie avait écrasé toute résistance et que les territoriaux en particulier n’y avaient pas fait long feu. Mais ces territoriaux appartenaient au recrutement du Nord, moins tassé de charpente et tout aussi solide que le recrutement breton. En outre la 10e compagnie territoriale (lieutenant Hoffmann), qui garnissait le Boterdyck, avait à sa droite la 12e compagnie (lieutenant de vaisseau Reymond) et à sa gauche la 10e compagnie (lieutenant de vaisseau Deleuze) du 2e régiment de marins. Ainsi étayée (surtout de biais, le long des canaux, par la compagnie Reymond), elle ne plierait pas. Puis vraiment ces lourds feldgrau pleins d’assurance, ces grandes « andouilles » vaniteuses, comme les appelait Luc Platt, et qui ne prenaient même point la précaution de se déployer en tirailleurs, présentaient une cible trop facile à nos fusils. Les mitrailleuses des marins de la 12e compagnie à la coupure de la digue, les mitrailleuses du 6e territorial au Pont-de-Pierre, se dévoilèrent en même temps ; prise en enfilade par leurs feux, « une partie du groupe de droite, dit le rapport officiel, se déploie en toute hâte dans les champs de navets au Sud de Bamburg et y disparaît : le reste regagne précipitamment les tranchées. Le groupe de gauche s’égaille à son tour et disparaît dans les champs et le ruisseau qui longe les tranchées allemandes au Nord du fortin. Tout l’après-midi, les mitrailleuses et les fusils arrosent les différents points de la ligne des tirailleurs allemands dès qu’un mouvement de retraite paraît s’y dessiner. Notre artillerie pendant ce temps balaie le champ de navets. » Rarement l’arrogance teutonne reçut un châtiment plus complet et plus prompt : sur le millier d’assaillants partis à la conquête du Boterdyck, pas un n’arriva seulement à moitié route de l’objectif et beaucoup ne revirent jamais les tranchées de Groot-Bamburg.

Bien qu’il ne semble point que des effectifs aussi imposants aient été massés sur les autres points du front, c’est à gauche du Boterdyck, perpendiculairement à lui et sur la ligne dentelée que faisaient nos tranchées jusqu’au secteur des zouaves que l’attaque allemande devait porter le principal de son effort, surtout aux deux extrémités de cette ligne, au fortin et sur la route de Nieuport à Lombaertzyde. L’ennemi, à partir du fortin, n’était plus séparé de nous que par un étroit couloir de 150 ou 200 mètres, qui favorisait singulièrement l’action de ses mortiers. Sa ligne de tranchées, légèrement concave jusque-là, se rectifiait à la hauteur du remblai. De ces tranchées (numérotées 1, 6, 4, 3, 2), la première seule, avec la ferme de Groot-Bamburg transformée en blockhaus et les tranchées du canal d’évacuation, avait participé à l’attaque du Boterdyck inférieur. Nos troupes, sur le Boterdyck supérieur et devant Lombaertzyde, allaient avoir affaire aux forces massées dans les tranchées 6, 4, 3, 2. Entre les tranchées 4 et 6, un saillant bétonné de construction récente menaçait directement le fortin et le redan tenus par la 10e compagnie du 2e régiment (lieutenant de vaisseau Deleuze). « Dès le début du bombardement, dit le rapport officiel, la situation dans le fortin du Boterdyck devient difficile ; le bombardement des boyaux en rend impraticable une grande partie. » Or, le fortin pris, tout le redan craque. L’ennemi le sait, qui l’a construit et qui ne peut se consoler de sa perte. Ce n’est qu’une épine dans sa ligne : ce serait une poutre bélière dans la nôtre. L’officier des équipages Laroque, qui le défend avec sa section, à 30 ou 40 mètres du redan, est atteint d’un éclat d’obus. L’enseigne de la Forêt-Divonne, qui le remplace au pied levé, s’affaisse à son tour vers neuf heures et demie. Peu à peu le tir des torpilles s’est allongé jusqu’à « toucher le saillant N.-E. de la tranchée. » À onze heures le bombardement, « fait jusqu’alors d’une quantité énorme de projectiles percutants, se renforce d’une grêle continue de shrapnells gros noirs et gros verts. Pas de dégâts importants à la tranchée » (quatre créneaux démolis seulement) ; mais le fortin est « très abîmé » et un homme de liaison vient prévenir le capitaine qu’il ne peut plus tenir. Deleuze, quoique blessé lui-même au bras droit d’un éclat de torpille, prend son revolver de la main gauche et court au forlin en criant : « Si, si, il tiendra jusqu’au dernier homme ! » Et il ne quitte la place qu’après l’arrivée d’une demi-section de renfort conduite par le maître Grimàud[13]. Sabordé, rasé comme un ponton, le fortin en effet « n’amena pas, » bien que les Allemands attaquassent avec une compagnie et demie environ. Mais, dès qu’ils eurent enjambé les tranchées 4 et 6, ils tombèrent sous le feu de nos fusils et de nos mitrailleuses. Leur élan emporta quelques-uns jusqu’au redan où ils s’embrochèrent dans les fils de fer ; les autres s’étaient terrés dans les colzas, d’où les nappes de nos balles les empêchaient de se lever. Une nouvelle vague se formait pour reprendre l’attaque quand Deleuze, qui continuait à diriger la défense, le bras en écharpe, et qui avait fait mettre en action son obusier de 58, réussit, par un coup heureux, à ouvrir une brèche dans le saillant ennemi. La brèche démasque un boyau que les fantassins allemands « empruntent pour aller de l’Est à l’Ouest. » Le boyau est coupé. À sept heures trente du soir, « tout péril passé, » Deleuze, qui voulait bien songer enfin à sa blessure, acceptait de gagner l’ambulance et remettait le commandement au capitaine des Ormeaux.

Cet officier lui avait été détaché en soutien par le capitaine (le frégate d’Ablèges de Maupeou qui commandait le 3e bataillon du 2e régiment et qui, réintégré dans les cadres au moment de la mobilisation et à la brigade depuis quelques semaines seulement, semblait en avoir toujours fait partie, tant il s’y trouvait dans son élément. Sa légende l’y avait précédé. Il était Breton, mais de Nantes, où l’on ne naît point de complexion mélancolique, et la vieille marine des Eugène Sue et des La Landelle, insouciante, fantaisiste et casse-cou, parée a l’abordage par tous les temps, revivait en lui dans tout son pittoresque et son imprévu. Ne contait-on pas que, bombardé par des avions boches pendant un déjeuner qu’il offrait à des amis, il avait planté là ses hôtes, couru au prochain parc d’aviation, désert à cette heure et où ne se trouvait qu’un quartier-maître qui essayait un appareil, s’était fait expliquer par lui la manœuvre des bombes, avait fait mettre le moteur en marche, était allé jeter ses bombes sur la ligne ennemie et s’en était revenu, esquissant un pas de gigue, reprendre à table son déjeuner interrompu[14] ? C’était son bataillon qui tenait les tranchées dans le segment de Lombaertzyde le matin du 9 mai. Rond et court, les « fauberts » en bataille, au premier signal de l’attaque, Maupeou avait bondi de sa cagna et on le voyait qui, peu content de donner les ordres nécessaires pour nourrir notre front, pressait, surveillait et cadençait du geste et de la voix la marche des renforts. Il avait l’art de communiquer son entrain aux autres. Mais lui-même, en l’espèce, n’était que l’agent d’exécution d’une volonté supérieure, bretonne elle aussi, mais du type traditionnel, concentrée, silencieuse, fuyant l’éclat, comme le chef qu’elle habitait et qui cachait ses étoiles sous un éternel pardessus noir de civil. Dès une heure de l’après-midi (13 h.), voyant se dessiner la manœuvre ennemie, l’amiral Ronarc’h avait pris en main la direction de la défense et poussé en avant toutes les réserves dont il disposait : les trois compagnies du camp Ribaillet (6e et 7e du 2e régiment, 1re du 1er régiment) et les deux compagnies des fermes Groot-Labeur (4e et 8e du 1er  régiment), étaient successivement dirigées sur les tranchées à l’Ouest de Nieuport, puis sur Nieuport même et remplacées à Ribaillet et à Groot-Labeur par les trois compagnies (1re , 2e, 3e) du 1er  régiment, en réserve au camp Gallimart. Ces renforts venaient grossir ceux que nous avions déjà en réserve à Nieuport (8e et 5e compagnies du 2e régiment ; 7e compagnie du 1er régiment). Par surcroît de précaution, l’amiral dédoublait le commandement de la défense, confiant au « colonel » Paillet (commandant le 2e régiment, qui était le plus fortement engagé) le commandement du sous-secteur Nord et ne laissant au « colonel » Delage (commandant le 1er  régiment) que le commandement du sous-secteur Sud. Le colonel Ancel, qui venait de succéder à la tête de la 76e brigade de zouaves au colonel Capdepont, promu général, prenait des mesures analogues dans son secteur. Le général Hély d’Oissel, de qui dépendaient les deuix chefs et qui avait approuvé leurs dispositions, pouvait croire ainsi sa ligne de résistance assurée de la mer au Polderlied. Et il ne se trompait pas en ce qui concernait la partie de cette ligne occupée par les marins : dès une heure et demie (13 h. 30), une section de la 7e compagnie (lieutenant de vaisseau Ven) du 1er régiment débouchait dans le segment de Nieuwendamme (commandant Bertrand), où d’ailleurs elle n’eut pas à intervenir, et, une demi-heure plus tard, au plus fort de l’action, le commandant de Maupeou pouvait encore diriger par le boyau du Boterdyck deux sections de la 5e compagnie du 2e régiment (lieutenant de vaisseau des Ormeaux) sur la tranchée arrière du fortin, prêtes à contre-attaquer, si ce point délicat de notre ligne était venu à fléchir.

L’admirable résistance du lieutenant de vaisseau Deleuze hur en épargna la peine. Cette inexpugnabilité même du fortin, qui n’était plus qu’une coulée de gravats, mais d’où l’ennemi ne pouvait nous arracher, rendait relativement facile la défense du reste de notre ligne, tout au moins jusqu’à la route de Lombaertzyde, ou l’effort allemand devait à nouveau s’acharner. L’artillerie ennemie n’avait pas négligé pour cela les tranchées occupées par la 12e compagnie du 6e territorial et la 9e compagnie du 2e régiment de marins (li-eutenant de vaisseau de Rodellec du Porzic). Les torpilles y commencèrent à pleuvoir vers 1 h. 15. L’une d’elles ouvrit même une brèche dans le front des territoriaux, et ce fut l’occasion pour le sergent Drollet et ses hommes qui, sous le feu ennemi et tout en faisant face à l’attaque, se mirent à réparer tranquillement la brèche, de montrer à nos « demoiselles au pompon rouge » les réserves d’héroïsme qui dormaient au cœur de leurs « anciens. » Aussitôt l’attaque allemande déclenchée, le lieutenant de vaisseau de Rodellec avait fait ouvrir le feu. Le tir, « un peu échevelé » d’abord, se régularisa très vite : en quainze minutes la plaine était nettoyée.


Charles Le Goffic.
(À suivre)
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mars, 1er décembre 1915, 1er février 1917, et 1er janvier 1918.
  2. Carnet du lieutenant de vaisseau Mérouze.
  3. C’était une erreur : le 420 était installé près de Thourout, un peu avant l’embranchement de Leffinghe.
  4. Marguerite Baulu : La Bataille de l’Yser.
  5. Lettre du Q. M. Luc Platt.
  6. « À intervalles de 25 à 35 minutes, » dit l’enseigne Poisson.
  7. Personnification bretonne du carnaval.
  8. Claude Prieur : De Dixmude à Nieuport. (Nous rappelons que Claude Prieur est le pseudonyme de l’enseigne Poisson.)
  9. Carnet du commandant Louis.
  10. Motif de sa citation.
  11. Général Putz, général d’Urbal, général Foch.
  12. Nous avons vu que le commandant Louis disait : « À partir de quatre heures quarante-cinq. » D’autres carnets (le docteur L. G.) disent : « Depuis neuf heures. » Le lieutenant de vaisseau Mérouze : « Depuis trois heures du matin… » Le véritable bombardement, au moins sur les tranchées et d’après la plupart des témoins, dura exactement trois heures : de dix heures du matin à une heure de l’après-midi.
  13. Conté par le fusilier Le Marrer.
  14. Conté par le chef de bataillon d’infanterie de marine, René Paris de Ballardière.