Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 64-106).
L’ÉPOPÉE DES FUSILLIERS-MARINS[1]




LA PRISE DE SAINT-GEORGES[2]




I. — DE LOO À OOST-DUNKERQUE

La première bataille de l’Yser était terminée depuis le 14 novembre 1914, mais on craignait une reprise de l’activité ennemie, et la brigade navale, envoyée au repos à Dunkerque, en avait été rappelée presque aussitôt. Le « colonel » Paillet[3], qui commandait le 2e régiment, passa la revue de sa troupe, sur la place de Loo, dans la matinée du 25. Officiers et marins, après la revue, s’étaient disséminés dans leurs cantonnemens de fortune. La besogne ne manquait pas : presque tout l’équipement était à reconstituer, les cadres à reformer, les unités à compléter. Il pleuvait. Mais on avait un toit, des foyers, et déjà la soupe chantait sur le feu, quand, brusquement, vers onze heures du matin, ordre arriva au 1er bataillon de chavirer les marmites et de se mettre en route pour le carrefour de Linde, où des autobus l’attendaient. Un renfort de mille hommes venait d’être réclamé d’urgence par le général de Mitry pour la défense de Nieuport, et le choix de l’amiral s’était porté sur ce bataillon, commandé par le capitaine de frégate de Jonquières, et dont les quatre compagnies avaient respectivement pour capitaines : la 1re , le lieutenant de vaisseau Riou ; la 2e, le lieutenant de vaisseau Huon de Kermadec ; la 3e, le lieutenant de vaisseau Le Page ; la 4e le lieutenant de vaisseau Martinie.

Par une singulière coïncidence, tous ces officiers étaient nouveaux à la brigade[4]. Dans les cadres subalternes, en revanche, dominaient les anciens de Melle et de Dixmude. Quelques grognemens avaient bien accueilli le signal du branle-bras, « chavirer les marmites étant toujours pénible, » remarque naïvement un Jean Gouin. Mais les figures s’éclairèrent quand les conducteurs des autobus eurent révélé le nom de la localité où ils transportaient nos troupes.

— Eh ! les gars ! Sur quel pays qu’on met le cap ?

Les conducteurs avaient répondu : « Oost-Dunkerque. » Les hommes n’avaient retenu que la finale et, croyant qu’on les envoyait au repos dans quelque faubourg de ce Dunkerque qu’ils n’avaient fait que traverser et qui, après les misères de Dixmude, leur apparaissait comme un lieu de délices, ils ne songeaient plus à se plaindre de la versatilité du destin.

Dunkerque est formé de deux mots flamands : dun (dune) et kerque (église), très répandus dans les deux Flandres. Mais nos Jean Gouin ne connaissaient que le Dunkerque français, qu’en breton ils appellent Dukart. Oost-Dunkerque, où on les menait, est en réalité une aimable bourgade de quelques centaines d’habitans, à 5 kilomètres de Nieuport, à 1 kilomètre de la mer, dont elle est séparée par le bourrelet des dunes qui l’abrite contre les rafales du nord. Toutes les petites villes de cette côte, La Panne, Coxyde, Nieuport, etc. s’épaulent pareillement à la dune comme à un rempart, et toutes, comme Oost-Dunkerque, sont reliées à leur plage, de création récente, par une grande route pavée ouverte dans les sables et qu’emprunte un tramway local. La bourgade et son annexe d’été ne se distinguent que par le mot : Bains, accolé au nom de cette dernière.

Aussitôt formé, le convoi avait pris la direction de Furnes. Et l’illusion des hommes s’était affermie : on refaisait à, rebours la route qu’on avait faite la veille. Il ne pleuvait plus. Le ciel de Flandre, si bas d’ordinaire, semblait moins lourd aux épaules. Et, des lèvres d’un apprenti fusilier, une chanson monta, — peut-être la vieille chanson marine des Filles de la Rochelle, qui, au temps des guerres de Hollande, avaient armé en course un navire dont la brève odyssée n’était pas sans analogie avec celle du bataillon :

Il est parti vent arrière,
Brave, brave,
Reviendra-z’en louvoyant,
Bravement ;

Reviendra mouiller son ancre,
Brave, brave,
Dans la rade des Bons-Enfans,
Bravement.

La voix puissante des hommes, reprenant en chœur le refrain, dominait le ronflement des autobus. Mais, à Fûmes, le convoi obliqua vers Nieuport et, à quatre heures du soir, il s’arrêtait à l’entrée d’Oost-Dunkerque. Les chants avaient cessé. Le rêve était fini. La nuit tombait. Le village regorgeait de troupes de toutes armes, appartenant pour la plupart à la 81e division territoriale commandée par le général Trumelet-Faber, sous les ordres duquel était placé le bataillon. De surcroît et bien que canonné de loin en loin, Oost-Dunkerque avait conservé presque toute sa population civile, qui s’était grossie entre temps de nombreux réfugiés. Même encombrement dans les hôtels et les villas de la plage. On finit par loger la 2e et la 3e compagnies dans l’église, la 1re dans une ferme sur la route de Coxyde. La 4e s’éparpilla dans le village. Tous ces mouvemens avaient pris un certain temps. Nos hommes étaient à jeun depuis l’aube. La soupe tardait. « Je ne suis pas sûr qu’à ce moment, écrit un officier[5], ils n’aient pas regretté une fois de plus leurs marmites trop précipitamment chavirées. »

La situation, en effet, n’était pas aussi critique qu’on l’avait cru, et rien ne pressait. Le général Trumelet-Faber s’en était expliqué avec le commandant de Jonquières, qui l’était allé trouver au débotté sur la plage. Sans doute on n’avait pu conserver Lombaertzyde[6]et, par les dunes et Saint-Georges, qui était aussi à eux, les Allemands serraient assez dangereusement Nieuport et ses écluses, clef de l’inondation. Sur la rive droite de l’Yser, ils avaient presque atteint les Cinq-Ponts, — « ainsi nommés, diront plaisamment les marins, parce qu’il y en a six[7]. » Des patrouilles boches avaient pénétré de nuit dans Nieuport-Ville ; l’une d’elles avait même poussé jusqu’à la maison de l’Écluse. Elles ne se contentaient pas de faire des rafles dans nos avant-postes et lourdement, sur les murs, soulignaient leur passage d’un graffite obscène ou de quelque inscription qui voulait être terrifiante : « Paris kapout… Franzosich kapout[8]. » Le 12e et le 14e territorial[9] cependant avaient fait d’assez grosses pertes, tant en prisonniers qu’en blessés, au cours de ces engagemens. Depuis lors nos affaires s’étaient un peu rétablies, mais on n’était pas sans appréhension sur les visées secrètes de l’ennemi, qui pouvait bien tenter de nous prendre à revers par un débarquement nocturne en radeaux. Certains indices confirmaient cette hypothèse : c’est ainsi qu’on avait appris que le Kursaal d’Ostende abritait depuis quelques jours un régiment de fusiliers marins allemands, venus de Brème et de Hambourg, via Thourout. À quelle fin, sinon en vue d’un débarquement ? Et quelle meilleure manière d’y parer que d’opposer marins à marins, suivant la formule homéopathique : similia similibus ! Mais, comme il ne s’agissait là, en somme, que d’une « éventualité toute problématique et plus ou moins lointaine, » le bataillon de Jonquières n’avait pas à craindre d’être envoyé en première ligne avant de s’être reformé. La flotte britannique tenait les dunes sous son feu ; devant Lombaertzyde nous avions des troupes de choc éprouvées, dragons, chasseurs, etc. sous les ordres du général de Buyer, commandant la 4e division de cavalerie ; les Belges ne faisaient pas mine de lâcher Ramscapelle ; le général Trumelet-Faber montrait enfin la plus grande confiance dans la division territoriale qu’il commandait et qui, composée de solides gars du Nord, avait donné sa mesure sous Bapaume, à Bucquoy notamment, où elle perdit son premier chef, le général Marcot, tué par un obus le 3 octobre 1914.

Comme le reste de la brigade à Loo[10], le bataillon de Jonquières allait donc demeurer provisoirement en réserve ; l’intendance pourrait procéder à son réquipement, les nouvelles recrues pourraient être instruites et entraînées. Oost-Dunkerque n’est pas un Eden, mais les horizons n’y ont point la déprimante monotonie de ceux de Dixmude ou de Steenstraete. Si, vers le Sud, s’étendait encore l’immense damier des polders, au Nord et à l’Est la dune moutonnait, large en certains endroits de plus d’un kilomètre et pareille avec ses déchirures, ses pics, ses entonnoirs, ses halliers de bouleaux nains et d’arbousiers, ses crêtes blanches comme la neige, à une Alpe en miniature. Puis, derrière cette dune, que la résille des oyats n’arrivait pas à fixer et dont les jeux du vent modifiaient continuellement la structure, il y avait la mer, la vraie mer, ses vagues, ses tempêtes et ses sourires. On entendait son grondement à l’heure du flux et, par les brèches ouvertes dans la muraille des sables, on voyait luire çà et là son opale. De rudes silhouettes de navires s’estompaient sur l’horizon, destroyers, monitors, dont la masse grise s’éclairait de feux brusques et roulait de sourds tonnerres. Entre leur ligne immobile et la mouvante lisière du flot, des pêcheurs à cheval, particuliers aux côtes flamandes, se risquaient à traîner leur grand filet à crevettes qu’un orin rattachait à la selle[11]. Même dans le Sandeshoved, dans la région des « terres neuves, » gagnées sur l’eau par le lent effort des générations, le labeur humain n’était pas complètement arrêté. Le premier moment de stupeur passé, le caractère flegmatique de la race avait repris le dessus : encadrés par le tir ennemi, les hommes n’en perdaient pas une bouffée de leur pipe, les femmes un point de leur dentelle ; entre deux bombardemens, une charrue défonçait la glèbe au pas lourd d’un attelage ; le geste cadencé d’un semeur s’enlevait sur le ciel ou se fondait mystiquement dans les brouillards exhalés des conduits d’irrigation. Ailleurs, c’était le no man’s land, la terre qui n’est à personne, nue, morne, creusée de cratères, ridée de tranchées géométriques, comme un paysage lunaire ; ici, dans ce petit village propret, aux façades beiges ou lilas, festonnées d’un pied de glycine ou d’une clématite arborescente et dont quelques-unes seulement montraient la balafre d’un obus ou la moucheture d’un shrapnell, c’était encore la vie civilisée, presque la vie normale, et les heures y coulaient, les journées y glissaient, à la fois légères et bien remplies par la mise en état du bataillon : astiquage des armes et des équipemens, formation des compagnies, revues, exercices. De cinq heures du soir à huit heures, il y avait « permissionnaires, » comme on dit dans la marine, et « Jean Gouin s’offrait le plaisir d’aller boire un verre » au prochain estaminet. La Flandre est presque aussi richement pourvue de ces établissemens que la Bretagne. De verre en verre et d’estaminet en estaminet, il arrivait parfois que Jean Gouin, au couvre-feu, tanguait plus que de raison sur la route. Mais il n’y paraissait pas trop le lendemain et le brave garçon reprenait comme devant son astiquage et ses exercices.

Ceux-ci se faisaient d’abord sur la plage. Mais un jour, sans qu’aucune visite d’avion eût précédé leur venue, des obus tombèrent à quelques mètres de nos hommes : par prudence on fit désormais les exercices dans les dunes, dont les cuvettes sont moins faciles à repérer. Les obus alors s’en prirent au village et à son annexe balnéaire, qu’un heureux hasard avait à peu près préservés jusque-là. L’ennemi, sans doute, avait des intelligences dans la place, comme sur toute la côte flamande. Ce n’était chaque nuit que lumières suspectes, ombres équivoques, frôlemens mystérieux ; le jour, des ailes de moulins viraient à contre-vent, des fumées bizarrement colorées montaient de la dune. Entre Saint-Idesbalt et Coxyde, dans une « villa boche » du front de mer, « véritable bastion » d’un mètre vingt d’épaisseur qu’il fallut détruire à la dynamite et dont la baie principale, découpée comme l’embrasure d’une pièce lourde, tenait directement sous sa vue le fort Saint-Louis, le génie belge découvrait tout un système de casemates et de plates-formes bétonnées desservies par « un ascenseur capable de monter un poids de 600 kilos[12]. » À Oost-Dunkerque même, des rumeurs couraient sur un personnage que son caractère sacerdotal aurait dû défendre contre de pareilles insinuations et dont tout le crime peut-être était de mal connaître nos marins, qu’il prenait pour des septembriseurs. Il n’avait pu les voir sans aigreur convertir son église en dortoir et dresser dans le cimetière les cuisines de leurs escouades. Pourtant le culte n’avait pas été complètement suspendu : les offices se célébraient à prime, de six à sept heures, devant une assistance assez clairsemée, mais toujours recueillie : quelques vieilles femmes, des enfans, voix aigrelettes ou chevrotantes, que coupait le point d’orgue des dormeurs vautrés dans leur litière. Au tintement de la clochette, des hommes s’éveillaient, tiraient leurs bonnets ; quelques-uns se levaient et, dévotement, suivaient l’office debout, à la bretonne. Les indifférens, dans des coins, éclairés par de petites bougies, le sac sur les genoux, continuaient leur correspondance ; les gradés circulaient sur la pointe des pieds. Personne n’avait besoin qu’on les rappelât à la décence. « La marine, dit un officier, a le respect des sanctuaires. » Aussi bien ces messes clandestines, dans la demi-obscurité, sous le vol des obus, dont l’éclatement faisait vaciller la flamme des cierges, empruntaient des circonstances quelque chose d’émouvant, surtout quand elles étaient dites par des aumôniers militaires. L’enseigne de Blic les servait, le revolver en sautoir, et peu d’officiers étaient plus considérés de leurs hommes qui l’avaient vu à l’œuvre dans vingt combats.

De quelque côté que l’ennemi reçût ces renseignemens, il reste acquis que « les bombardemens d’Oost-Dunkerque, qui avaient été assez rares jusque-là et qui avaient même complètement cessé depuis deux semaines, devinrent beaucoup plus fréquens à partir du 25 novembre[13], » date du débarquement des marins dans la localité. Et ils se firent en même temps beaucoup plus précis. La population commençait à s’inquiéter. Quelques habitans faisaient déjà leurs paquets[14] et la plupart avaient cherché un refuge dans les caves. Impavide, le général Trumelet-Faber conservait son poste de commandement au Grand-Hôtel d’Oost-Dunkerque-Bains. C’était un vieux Lorrain, un de ces Bitchois taillés sur le modèle des héros d’Erckmann-Chatrian, à la rude moustache et à l’âme irréductible comme leur cité[15]. Atteint par la limite d’âge en avril 1914, réintégré dans les cadres au mois d’août, le général Trumelet-Faber avait succédé en octobre au général Marcot à la tête de la 81e division territoriale. Il sortait de son poste de commandement avec le colonel d’artillerie Nicolle. Les deux hommes causaient sur le promenoir de la plage, indifférens aux projectiles qui s’abattaient autour d’eux et dont, à quelque cent mètres de là, dans un pli de la dune, un pêcheur observait à la jumelle les points d’éclatement. Un dernier obus fit explosion sur le promenoir même, blessant mortellement le général, épargnant le colonel. Le pêcheur gratta le sable, y enfouit sa jumelle et revint sur la plage où ses questions indiscrètes éveillèrent les soupçons. Arrêté, il fut reconnu pour un indicateur. Trumelet-Faber avait le bras gauche broyé, sept éclats d’obus dans la hanche[16]. En quatre mois, c’était le deuxième général que perdait la 81e division territoriale.

On était au 8 décembre et, ce jour-là justement, le général, qui estimait que le bataillon des marins avait largement eu le temps, au cours des deux semaines écoulées, de se reformer et de s’entraîner, avait donné l’ordre au commandant de Jonquières d’envoyer une compagnie dans les tranchées avancées de Nieuport vers Lombaertzyde. Dorénavant une compagnie de marins prendrait chaque nuit ces tranchées, ou plutôt le boyau attenant[17], en soutien éventuel du bataillon de territoriaux qui les occupait. Nous y avions déjà une section de mitrailleuses, sous les ordres de l’enseigne Gueyraud. On se mettait en route à la nuit tombante, vers quatre heures du soir, et l’on revenait au matin. À partir du 12 décembre, en outre, deux autres compagnies furent placées en cantonnement d’alerte à Nieuport-Bains et à Oost-Dunkerque-Bains, « en vue d’assurer la surveillance de la plage, » où l’on craignait toujours un débarquement par radeaux. Ce dernier service n’était pas bien dur : la dune offrait une couche moelleuse aux veilleurs ; les tranchées y étaient parfaitement étanches et, sauf les nuits de tempête où le sable cinglait les figures et enrayait le mécanisme des fusils, on s’y trouvait, dit un marin, « presque aussi bien que dans son hamac. »

Tout autre était le service des tranchées de Lombaertzyde, creusées dans la région des polders. Là, l’ancien supplice recommençait : nos hommes retrouvaient cette mer de boue qui les avait tant fait souffrir à Dixmude et où devaient définitivement s’enlizer leurs malheureux camarades restés à Steenstraete. Le fond des tranchées était complètement inondé ; les parapets s’éboulaient sous la pluie ; les banquettes de tir « fondaient comme du savon ; » les gourbis croulaient sur les hommes. On en accusa d’abord la paresse des territoriaux.

— Qu’est-ce qui m’a fichu des tranchées pareilles ? s’était écrié l’officier qui prenait la relève. Attends un peu que Jean Gouin s’en mêle et tu vas voir !

De fait, les premières nuits, tout le monde s’y mit d’arrache-pied. On ne dormit guère, ces nuits-là. Les marins, qui s’étaient piqués d’amour-propre, voulaient montrer aux « vieux frères » comment on fabrique une tranchée modèle, avec caillebotis, puisard, rigole d’écoulement, plancher de rondins, etc. les territoriaux, doucement goguenards, souriaient sans rien dire dans leur barbe de patriarches. Au matin, il est vrai, les tranchées étaient à peu près nettoyées, les banquettes et les parapets rétablis. Mais le soir, quand les marins prenaient la relève, tout était à recommencer : l’argile s’était effritée par morceaux sous l’action de la pluie et du bombardement ; l’eau, sourdant sous les pieds, avait rempli les boyaux. Pour l’étancher complètement, il eût fallu rétablir les drains de briques qui la conduisaient aux canaux d’évacuation et que les bêches des deux adversaires avaient crevés presque partout. Le réseau capillaire rompu, l’eau s’en échappait, remontait à la surface, « sang incolore » de cette terre où elle distribuait autrefois la vie et qu’elle noyait maintenant sous sa nappe léthargique[18]. Un plus long effort pour combattre sa progression n’eût servi de rien et il fallait se résigner, comme les « vieux frères, » à passer la nuit dans la vase jusqu’aux mollets et quelquefois jusqu’aux hanches.

Du moins, l’ennemi se montrait-il assez accommodant. Le secteur de Lombaertzyde était relativement calme à cette époque, comme celui de Saint-Georges, qui le prolongeait vers le Sud. Seules, quelques fusées troublaient de temps à autre la tranquillité nocturne. Elles éclairaient des étendues d’herbes sèches et d’eaux mortes, sans accidens, sans personnages humains, une sorte de grande pampa mouillée d’où émergeaient quelques toits de fermes pareilles à des arches flottantes…

Mais, si l’avant demeurait à peu près tranquille, l’ennemi de plus en plus recherchait nos lignes de communications et nos cantonnemens ; Oost-Dunkerque était bombardé presque chaque jour. L’église, les caves mêmes n’offraient plus aucune sécurité et le commandant de Jonquières décida d’utiliser une partie des heures consacrées aux exercices pour faire creuser des abris dans la dune. Il ne s’agissait encore que d’abris provisoires où les compagnies pourraient se réfugier en cas de bombardement par gros obus.


carte du secteur de saint-georges à la date du 15 décembre 1914


Déjà, le jour où le général Trumelet-Faber fut grièvement blessé sur le seuil de son quartier général, on avait fait évacuer l’église par les marins, puis, faute de place, on l’avait réintégrée en attendant de pouvoir loger ailleurs nos hommes. Vers le 12 enfin, elle fut rendue à sa destination et il est remarquable qu’à partir de ce moment, les obus cessèrent de la rechercher.

Le général Trumelet-Faber avait été remplacé temporairement à la tête de la 81e division territoriale, où devait lui succéder le général Bajolle, par le général Exelmans, commandant la 162e brigade. Des bruits d’offensive commençaient à courir[19]. Mais ils ne se précisèrent que le 14 : ce jour-là, le commandant de Jonquières reçut l’ordre d’envoyer dans la nuit une de ses compagnies à Ramscapelle, les trois autres à Nieuport et, entre temps, de se rendre lui-même dans cette ville où « des instructions relatives aux opérations à se dérouler le lendemain lui seraient données à quatorze heures par le colonel Hennocque, commandant la 7e brigade de dragons. » De quelle nature seraient ces opérations, on l’ignorait. Mais, malgré l’envoi d’une compagnie à Ramscapelle, on ne doutait pas que la coopération des marins serait sollicitée de préférence vers Lombaertzyde, dont le secteur leur était devenu familier.

C’est sur Saint-Georges qu’on les jeta, dont le secteur leur était inconnu.


II. — LES PRÉLIMINAIRES D’UN INVESTISSEMENT

Une double offensive, concomitante à l’action personnelle de l’escadre anglaise sur les batteries allemandes de la côte, devait être dirigée à la fois sur Lombaertzyde et sur Saint-Georges, la première par le général de Buyer, avec son groupement de toutes armes et des fractions de la 2e et de la 4e division belge ; la seconde, par le colonel Hennocque, avec le bataillon des fusiliers marins, un groupe cycliste du 29e chasseurs et un groupe d’artillerie de la 5e division de cavalerie. D’ordre du général de Mitry, commandant le détachement d’armée, les deux offensives s’ouvriraient le lendemain 15 décembre, à six heures du matin.

« Dès que la nouvelle fut officielle, écrit le lieutenant de vaisseau L…, il y eut dans tout le village une animation extraordinaire. Chacun faisait ses préparatifs ; les hommes vérifiaient leurs armes, leurs équipemens. Vers le soir arriva le groupe des chasseurs cyclistes qui cantonna dans l’église, vacante depuis que deux de nos compagnies avaient leurs cantonnemens d’alerte dans les dunes d’Oost-Dunkerque et de Nieuport-Bains. Et, toute la nuit, ce fut un défilé continuel d’autobus, venant déverser dans le village leurs troupes d’attaque. Bruits de moteurs, interpellations, cris, jurons, piétinemens rageurs des unités à la recherche de leurs cantonnemens d’une heure et tombant dans un village archicomble, on voit d’ici le tableau et l’on pense bien que nous ne pûmes dormir cette nuit-là… »

Les dispositions adoptées pour l’attaque de Saint-Georges, la seule dont nous ayons à nous occuper ici, étaient les suivantes :

Une compagnie de fusiliers marins (la 3e, capitaine Le Page), et un groupe cycliste (capitaine de Tarlé, celui-ci chargé du commandement de la colonne) attaqueraient directement par la chaussée de Saint-Georges, le reste de la compagnie de chasseurs demeurant en réserve, ainsi que la 2e compagnie de fusiliers (capitaine Huon de Kermadec). Cette attaque serait appuyée à droite par la 4e compagnie de fusiliers (capitaine Martinie), partie en doris de Ramscapelle et qui prendrait l’offensive sur les fermes Groot-Northuys et Klein-Northuys situées dans l’inondation ; à gauche, par la 1re compagnie (capitaine Riou) qui se porterait en avant par la berge Nord de l’Yser sous la protection de trois canonnières qui remonteraient le canal jusqu’au coude de l’Union. Le plus grand silence était recommandé aux hommes, car on voulait agir par surprise, et c’était en effet la seule manière d’emporter la position, formidablement protégée et abordable seulement, suivant l’expression du commandant de l’armée belge, par l’étroit « couloir » d’une chaussée de dix mètres de large.

La nuit avait été calme. Il avait fait un peu de pluie, mais, jusqu’à Nieuport tout au moins, les colonnes empruntaient une bonne route, convenablement macadamisée et presque droite dans toute sa longueur. Partie à quatre heures du matin d’Oost-Dunkerque, la 3e compagnie, chargée de l’attaque, devait trouver aux Cinq-Ponts la compagnie de chasseurs cyclistes et la 2e compagnie de fusiliers désignée pour marcher en réserve. Le silence s’était tout de suite établi aux approches de Nieuport. L’ennemi possédait de larges vues sur la route : fusans et percutans avaient déchiqueté le bois triangulaire, dont l’écran d’arbres maigres couvrait les abords immédiats de la ville ; l’hiver avait achevé de l’ajourer et des balles perdues y sifflaient à tous momens. Elles ne nous firent cette fois aucun mal. Notre mouvement n’avait pas été éventé et quelques salves seulement s’écrasaient par intervalles sur Nieuport, qui n’était pas encore le cadavre de ville qu’elle est devenue : si ses petites maisons hispano-flamandes n’avaient plus de toits ni de planchers, la plupart avaient encore des façades. Mais nulle lumière n’y veillait. La vie s’y était terrée. Dans une des caves aménagées pour la garnison, le colonel Hennocque attendait nos officiers. Il leur distribua ses ordres, les leur commenta brièvement. Mais déjà un premier accroc venait d’arriver au programme : les canonnières, qui devaient remonter l’Yser en même temps que la 1re compagnie, étaient arrêtées à Furnes par une avarie de machines. On décida de se passer d’elles, et les compagnies de marins, par la rue Longue, se mirent en route pour les Cinq-Ponts, où se réunissent les six branches de l’éventail que dessine l’Yser au-dessus de la ville. La branche principale pointe droit dans le Sud jusqu’à une cinquantaine de mètres du pont de l’Union où elle fait un coude vers l’Ouest. Saint Georges est dans ce coude, entre l’Yser et le canal de Noord-Vaast, sur la route de Nieuport à Mannekenseere. Un chemin de halage suit le fleuve et, par une levée de terre qui s’y articule près de la Maison du Passeur, peut conduire obliquement au village. Mais c’est une piste plus qu’un chemin et, pour une troupe un peu compacte, le village n’est vraiment abordable que par la chaussée, dès lors que l’inondation interdit de prendre par les champs.

En tout temps, l’hiver, le suintement des eaux souterraines, le débordement des petits canaux d’irrigation qui les coupent en tous sens, jettent sur ces plaines basses de grandes flaques d’eau dormante. Mais, depuis que le génie belge avait fermé les vannes du Beverdyck, l’immense paysage mouillé de naguère s’était transformé en un grand lac d’un seul tenant dont les eaux venaient mordre le pied des levées qui le quadrillaient et qui étaient les seules parties solides du paysage. Les deux adversaires, également obligés de se terrer, avaient dû utiliser le remblai des digues, les accotemens des routes et des voies ferrées. Plus loin, sur le littoral, ils avaient la ressource des dunes, hautes quelquefois de cent mètres, où les obus sont neutralisés par la mollesse même de la couche sablonneuse. Là, c’était encore la guerre de taupes. Ici, où l’eau couvrait tout, à l’exception des chaussées, des digues et de ces petites bosses de terrain appelées clyttes ou pacauts et dues à l’affleurement de l’argile dans les parties hautes des prairies[20], c’était une lutte d’amphibiens, une batrachomyomachie en action, « la guerre des grenouilles, » comme l’appelaient déjà les gentilshommes du grand Roi qui nous avaient précédés dans ces marécages. L’histoire, une fois de plus, allait se répétant…

La compagnie des chasseurs était en retard et quelques minutes précieuses furent perdues aux Cinq-Ponts à l’attendre. Cependant, le jour n’était pas encore levé quand les deux troupes d’attaque parvinrent aux tranchées de première ligne, établies à l’embranchement des routes de Saint-Georges et de Ramscapelle. Elles ne s’y arrêtèrent pas et prirent aussitôt la formation en colonne par un, les marins à droite, les chasseurs à gauche. Il ne pleuvait plus, mais le ciel restait chargé. « Temps couvert, » disent les carnets. Le shoore dormait dans la brume. L’ennemi aussi. On n’avançait cependant qu’avec prudence et en tâtant le terrain. Il y a peu de maisons le long de cette chaussée de Nieuport à Mannekenseere et, tapies dans la dépression, c’est à peine si leur faîte atteint le niveau de la chaussée. L’une des premières qu’on rencontra, accotée au remblai, plongeait dans l’inondation où elle a fini par s’écrouler complètement. Cette maison sans histoire et que ne blasonnait pas encore l’os frontal de bovidé encastré au-dessus de sa porte comme à l’entrée d’une hypogée égyptienne, portait simplement jusque-là, sur nos cartes, le nom de maison K. Devant elle, sur la route, s’étalait un cadavre de vache affreusement gonflé par les gaz de la fermentation. On n’avait pas le loisir pour l’instant d’en débarrasser le paysage et longtemps ses émanations obsédèrent nos marins : d’où le nom de Poste de la Vache-Crevée qui fut donné à la bicoque, quand le commandant de Jonquières s’y installa[21]. La maison, d’ailleurs, était vide et ne tenait plus debout que par miracle. Enlizée dans l’eau grise, elle découpait sur les ouates du petit jour la silhouette tragique d’une épave. Il était à peu près six heures et demie du matin. Aucune autre maison n’était en vue des deux côtés de la chaussée jusqu’au prochain carrefour et la double colonne en avait profité pour accélérer son allure. Elle arriva ainsi, sans avoir essuyé un coup de feu, en se défilant entre les peupliers, à la croisée de la grande route et d’une petite levée de terre qui allait de celle-ci à la berge sud du canal. Au-delà de la fourche, en contre-bas, des maisons s’ébauchaient : il y en avait une à main droite et tout un groupé à main gauche qui pouvaient receler des forces ennemies. La prudence commandait de les reconnaître avant de continuer la progression. Des patrouilles y furent donc envoyées. Celle des marins, qui avait à explorer la maison de droite, était commandée par l’enseigne de vaisseau Souêtre. Elle n’était pas encore à destination que le bruissement d’un obus passa au-dessus de la chaussée, suivi de plusieurs autres. Le capitaine Le Page se retourne, voit une mare de sang, des lambeaux de capote, tout ce qui reste d’un de ses marins anéanti par un obus lancé de nos lignes.

Un second projectile tombe sur la ferme que la patrouille s’apprête à explorer et où l’ennemi, dit-on, avait un dépôt d’approvisionnement. Les murs sautent. D’autres obus fauchent à droite et à gauche. Vite on envoie des agens de liaison jusqu’aux anciennes tranchées de la route de Ramscapelle, qui possèdent la liaison téléphonique, pour prévenir l’artillerie de son erreur et lui demander d’allonger son tir. Mais, dans l’intervalle, l’aube avait fait place au jour : éveillé par notre artillerie, l’ennemi s’était mis sur ses gardes et l’on ne pouvait plus compter le surprendre. D’un commun accord, le capitaine de Tarlé et le lieutenant de vaisseau Le Page décidèrent de s’en tenir là provisoirement et comme, entre temps, les patrouilles avaient reconnu que les maisons voisines étaient vides, ordre fut donné de les occuper et de les créneler. Une tranchée fut creusée en avant sur la route ; deux autres sur la levée de terre qui furent garnies par les marins, tandis que les chasseurs, poussant jusqu’au canal, allaient s’établir dans de vieilles tranchées allemandes évacuées par leur garnison.

La décision des deux officiers avait été prise sous leur responsabilité personnelle et, bien qu’elle dérangeât les plans de l’état-major, celui-ci la jugea si raisonnable qu’il y donna tout de suite les mains, comprenant qu’à continuer l’attaque en plein jour, on courait à un échec complet. Jusqu’aux maisons crénelées en effet, la route, oblique à l’Yser, échappait à peu près aux vues de l’ennemi, mais elle adoptait ensuite une direction parallèle au fleuve et la conservait jusqu’à Saint-Georges : l’ennemi, dans une position dominante, la prenait d’enfilade sur une longueur de trois cents mètres et une largeur de dix. Pas un homme n’en réchapperait. Tout ce qu’on pouvait faire pour l’instant, c’était d’envoyer de nouvelles patrouilles reconnaître le terrain : l’une, de trois chasseurs, qui s’avancerait par la berge sud de l’Yser ; l’autre, de trois marins, qui prendrait par la route de Saint-Georges.

Six volontaires s’offrirent. La patrouille des marins était commandée par le quartier-maître Besnard (Onésime) ; les deux hommes s’appelaient Savary et Dizet. D’arbre en arbre, en rasant le remblai, elle réussit à se faufiler jusqu’à cent mètres du village. Pouvait-on pousser plus loin ? Une certaine hésitation se manifestait chez les hommes. Besnard, pour leur montrer qu’il n’y avait aucun danger, partait seul en avant, posait son béret à terre, revenait en rampant vers ses hommes et retournait le chercher avec eux[22]. Ce petit jeu continua jusqu’au moment où il plut à l’ennemi d’y mettre un terme : Besnard s’affaissa, une balle dans le ventre et la hanche brisée ; Savary et Dizet aussi étaient touchés. Mais aucun d’eux n’était mort. Tous les trois eurent le courage de rester sans bouger à l’endroit où ils étaient tombés. À la nuit seulement, en se traînant sur le ventre, ils réussirent à regagner nos lignes et purent rendre compte de leur mission. Proposés pour la médaille et une citation, ils durent les attendre assez longtemps, car à cette époque le Quartier Général n’était pas prodigue de ces faveurs qui ne récompensaient que des actions d’un éclat exceptionnel.

Pendant ce temps, les trois hommes de la patrouille des chasseurs remontaient à la file indienne la berge Sud du canal. Tout va bien tant qu’ils ont l’abri du remblai. Mais, en obliquant vers la Maison du Passeur, ils sont découverts à leur tour par les guetteurs ennemis et tirés à bout portant : le caporal est tué, les deux chasseurs blessés. Trois de leurs camarades décident d’aller les chercher. « Pour téméraire qu’elle fût, dit un officier[23], l’entreprise aurait pu réussir, si les Allemands n’avaient pas occupé, en avant de la Maison du Passeur, une tranchée qui coupait le chemin de halage et, par un angle droit, se prolongeait le long de la berge en élémens discontinus. De face et de flanc, les trois hommes étaient sous le feu ennemi ; ils durent se replier, mais la tranchée et la maison, signalées à la batterie du capitaine Boueil, furent soumises aussitôt à un bombardement d’une précision et d’une efficacité remarquables : lâchant leurs terriers démolis, les Boches se mirent à fuir comme des lapins, poursuivis par les feux de notre infanterie. » Les trois chasseurs profitèrent de cette minute de désarroi pour renouveler leur tentative et furent assez heureux cette fois pour ramener dans leurs lignes les deux blessés et le corps du caporal.

Le jour déclinait. Il pleuvait légèrement. Dans ces ciels bouchés, la nuit empiète sur son heure habituelle et il valait mieux utiliser ce qui restait de clarté pour achever d’organiser nos positions : les tranchées de la levée de terre, le groupe des maisons crénelées et la tranchée en avant de ces maisons furent laissés aux marins ; les chasseurs demeurèrent dans les tranchées à l’Ouest et à l’Est de la levée de terre, mais sans tenir complètement ces dernières, dont les élémens voisins de la Maison du Passeur s’étaient regarnis d’Allemands.

La compagnie Riou qui opérait en soutien de la compagnie des chasseurs et de la compagnie Le Page par la berge Nord de l’Yser, était arrivée dans la matinée à peu près à la même hauteur que ces compagnies[24]et un petit poste avait été installé par elle dans les ruines de la maison F… entre la ferme Versleck et la route du vieux fort de Nieuwendame. La 4e compagnie de marins, sous les ordres du lieutenant de vaisseau Martinie, avait également atteint les premiers objectifs qui lui étaient assignés. Cette compagnie, on s’en souvient, était venue cantonner dans la nuit à Ramscapelle, dans les lignes belges ; elle y avait trouvé les vingt doris expédiées de Dunkerque le 14 à onze heures du soir, sur des camions automobiles, et qui devaient la transporter de l’autre côté de l’inondation. Ces doris sont d’assez grandes barques à fond plat qui servent à la pêche moruyère ; les hommes y prennent place, quand la goélette est à la cape, pour aller mouiller et relever leurs palangres. Deux pêcheurs, un patron et un « avant, » forment tout leur équipage, mais, comme l’embarcation ramène quelquefois jusqu’à trois cents morues, on lui donne un gabarit assez large. Très légères et très mobiles cependant, maniables à la perche comme à la rame, ces doris paraissaient on ne peut plus propres à naviguer sur des marais sans profondeur. Elles avaient été logées à la gare, d’où on pouvait aisément les lancer en bas de la voie ferrée qui trempait dans l’inondation. Le commandant de Jonquières s’était rendu de nuit à Ramscapelle pour procéder en personne à l’opération. Mais, au dernier moment, on constata que le choix de l’intendance ne s’était pas porté sur la fleur du panier : plusieurs des doris avaient besoin d’être calfatées, trois étaient complètement hors de service et toutes manquaient de nables, qu’il fallut leur confectionner sur place. Vaille que vaille, on put en mettre dix-sept à l’eau, et la compagnie s’y embarqua au complet, à raison de sept ou huit hommes par embarcation. Les écharpes de la brume, l’absence de lointain, le calme de l’air, tout conspirait pour donner ou ne sait quoi d’étrange et comme de léthéen à cette zone inondée dont la surface ne reflétait que les blancheurs molles en suspension dans l’atmosphère ou le grand vol las d’un héron dérangé par les nageurs. Les barques partaient l’une après l’autre en s’espaçant ; les hommes se courbaient pour que leur silhouette ne dépassât pas trop le niveau de bordage ; les ordres se donnaient à voix basse, car, bien qu’on fût assez loin de l’ennemi, on savait avec quelle intensité l’eau propage le son ; les rames mêmes, feutrées de chiffons, ne faisaient aucun bruit en plongeant. Presque tout de suite la brume absorba ces fantômes. « On les vit quitter la rive, dit un témoin[25], diminuer, se fondre. Ils étaient partis deux cents[26], l’arme bien en main. On ne les vit plus. Longtemps après, longtemps, on entendit des coups de fusil. » Mais cette fusillade venait d’ailleurs et la traversée s’était accomplie sans accident, sinon sans difficulté. Malgré leur faible tirant d’eau, les doris touchaient continuellement ou s’embarrassaient dans les herbes, et les hommes devaient entrer dans la vase pour les dégager. Heureusement le tir de l’artillerie allemande, concentré sur Nieuport, négligeait provisoirement les entours de Rams-capelle. À neuf heures trente, toute la compagnie prenait pied sur la rive opposée de la lagune d’où elle se dirigeait vers les fermes Klein et Groot-Noordhuyst qu’elle avait pour objectifs. Les deux fermes, l’une assez importante, avec grand corps de logis et communs, l’autre plus petite et dépendant, peut-être de la précédente, se présentaient de biais sur leurs clyttes. Tout le reste de la dépression était vide. Rien, pour se défiler, que quelques bouquets de saules et les têtards défeuillés qui balisaient les canaux d’irrigation. Les deux fermes étaient-elles occupées ? On l’ignorait, bien qu’on sût que les Belges eussent par là un poste avancé. L’enseigne de Blic partit en reconnaissance. Il revint sans avoir essuyé aucun coup de fusil : la ferme Groot-Noordhuyst contenait un petit poste belge et, dans la ferme Klein-Noordhuyst, qui touchait le canal, il n’y avait personne.

Le silence de l’ennemi s’expliquait. On laissa la ferme Groot-Noordhuyst à la garde des Belges et les cent vingt hommes des doris occupèrent Klein-Noordhuyst, d’où une petite levée de terre conduit au pont de Katelersdamme, rattaché lui-même par une autre petite levée à la Ferme-aux-Canards, que deux cents mètres à peine séparent de Saint-Georges. Mais, de ce côté du Noord-Vaast encore, on retrouvait l’inondation. La Ferme-aux-Canards ne faisait plus qu’un îlot. On ne pouvait même pas l’aborder à pied sec par sa chaussée, submergée sur une moitié de sa longueur. La 4e compagnie allait néanmoins s’y engager, quand elle apprit que la colonne principale s’était retranchée à la hauteur des maisons crénelées. Elle n’avait plus qu’à rester sur ses positions, et c’est ce qu’elle fit.


III. — L’EXPÉDITION DES CANONNIÈRES LE VOYER

Ainsi, sur les trois côtés de l’attaque, la progression était arrêtée, mais, à droite et à gauche aussi bien qu’au centre, on avait fait un grand pas vers Saint-Georges, et on l’avait fait « sans casse » ou avec des pertes insignifiantes[27]. Le commandement décida donc de reprendre l’attaque dès l’aube du lendemain et des ordres furent donnés en conséquence aux trois colonnes d’assaut, la compagnie Huon de Kermadec demeurant en réserve sur le bord du quai. Mais, cette fois, il n’y avait plus à escompter l’effet d’une surprise. L’ennemi était sur ses gardes et le montrait assez au feu violent qu’il déclenchait sur Nieuport, les Cinq Ponts, les digues et les chaussées.

Par compensation, il est vrai, un nouvel élément allait entrer en ligne : les « canonnières fluviales » de l’enseigne Le Voyer. On fondait de grands espoirs sur leur coopération, qui était, dit-on, une idée du général Foch et qui « avait pour but de semer la panique sur les arrières de l’ennemi en prenant en enfilade Lombaertzyde et Saint Georges, tandis que les troupes du général de Buyer et du colonel Hennocque donneraient l’assaut de front. » Et cet espoir n’eût peut-être pas été trompé, si nous avions eu à notre disposition, comme le pensait Foch, de véritables canonnières. Mais celles-ci n’en avaient que le nom : c’étaient de simples vedettes dunkerquoises, de ces canots à petit moteur auxiliaire qui vont chercher la « prime » sur les bancs, au temps de la pêche harengière, et qui peuvent porter tout au plus trois ou quatre tonnes de poisson. Pas de protection ; une coque en bois fatiguée, des moteurs avariés ou complètement hors d’usage. Dans le dispositif initial, les canonnières, au nombre de six, devaient se partager en deux flottilles dont l’une opérerait sur Lombaertzyde par le canal de Plasschendaele, l’autre sur Saint-Georges par l’Yser[28]. Pour organiser et diriger cette double expédition, deux enseignes volontaires avaient été demandés à la défense mobile de Dunkerque par le ministère de la Marine. Quant aux équipages, composés de volontaires aussi, on les avait formés d’élémens pris un peu partout : au dépôt, dans la brigade, même parmi les cuirassiers, qui avaient fourni deux servans de mitrailleuses. L’ordre portait d’être rendu le 15 au petit jour à Nieuport, pour participer à l’attaque. Mais les vedettes, bien que réquisitionnées dès le 12, n’étaient arrivées aux Chantiers de France que le 14 au matin et, quelque diligence qu’on fit, il semblait impossible de les radouber, de les armer et de les conduire à temps aux Cinq-Ponts. De fait, dans la journée, trois seulement de ces invalides purent être mises en état. Leur armement comportait un canon de 37 millimètres de marine et une mitrailleuse de Saint-Etienne par embarcation. Mais les affûts manquaient pour les 37 : on en improvisa avec des madriers cloués sur l’étrave. L’enseigne Le Voyer, en qualité de plus ancien en grade, partit le premier à 4 heures du soir avec les trois canonnières rafistolées, laissant à son second le soin de poursuivre l’armement des trois autres.

De Dunkerque à Nieuport, la distance n’est pas très considérable par le canal de Fûmes. Même au train de trois nœuds à l’heure, qui était le train de la flottille et qui est l’allure d’un homme à pied, on pouvait la couvrir en sept ou huit heures. Mais il eût fallu que la voie fût libre, les éclusiers prévenus. Or ces braves gens dormaient à poings fermés. Ci une heure perdue devant chaque écluse. Pour comble de déboire, le moteur d’une des embarcations se détraque, l’hélice d’une autre s’engage… Bref, à deux heures du matin, on n’était encore qu’à Fûmes où l’on dut stopper jusqu’au petit jour. Et l’on n’avait réparé qu’une des embarcations ! L’autre ne pouvait être dégagée qu’au sec. L’enseigne Le Voyer l’avait prise en remorque. Quand il arriva enfin devant les écluses de Nieuport le 15, vers onze heures, salué au passage par les shrapnells allemands, nos troupes depuis longtemps étaient parties à l’attaque. L’expédition fut renvoyée au lendemain. Mais, comme les éclusiers des Cinq-Ponts avaient quitté leur poste, soumis à « un gros marmitage de 210[29], » et que l’entrée du canal de l’Yser ne nous fut donnée qu’à la nuit, il n’y eut pas moyen d’échouer au sec la vedette engagée.

Restaient les no s 1 et 3, à peu près en état, calfatés, armés, démâtés, mais dont le temps avait manqué pour matelasser les bordages, et qui s’appelaient primitivement la Jacqueline et le Moqueur-des-Jaloux. L’enseigne Le Voyer commandait la vedette no 1 ; le no 3 était sous les ordres du second-maître Gourmelin. Debout, sans protection d’aucune sorte, « sur le pont de ses deux rafiots filant trois nœuds à l’heure, visibles de tous les points de l’horizon dans la plaine rase des Flandres, 24 hommes devaient franchir 1 500 mètres en terrain découvert pour aborder l’ennemi, traverser ses lignes bordant le canal et aller jusqu’à 800 mètres dans l’intérieur prendre les rues de Saint-Georges en enfilade. » Comme dit le fusilier Blandeau, un des héros de l’expédition, « ce n’était pas un petit travail. Un cuirassé, si un cuirassé pouvait remonter l’Yser, eût à peine suffi à la tâche. Or, en fait de cuirassé, nous avions deux sabots de vedettes qui pétaient un chahut de cent mille diables. » Ainsi montée, l’expédition semblait vouée d’avance à un échec certain ; tout au moins c’était la mort presque certaine pour ceux qui allaient en courir les chances et qui, exposés à combattre et peut-être à périr ensemble, ne se connaissaient pas une heure auparavant. Le plus grand nombre venaient seulement de rejoindre à Nieuport leur nouveau commandant. À cinq heures quarante-cinq, avant de donner le signal du départ, l’enseigne Le Voyer passa dans leurs rangs et leur serra la main à tous, puis, prenant la parole, il leur expliqua en quelques mots le but de l’expédition, son importance, ses difficultés et ses risques, ajoutant qu’ils avaient reçu lui et eux une mission de confiance, que c’était un honneur d’avoir été choisis pour l’exécuter, que la France avait les yeux sur ses marins et qu’elle savait qu’ils feraient leur devoir jusqu’au bout, quoi qu’il arrivât. Bien des harangues du même genre ont été prononcées par des chefs en des circonstances analogues, mais un patriotisme si communicatif émanait de celle-ci « que tous, vibrans d’émotion, dit le fusilier Blandeau, nous nous écriâmes : Vive la France ! » Et, à l’évocation des dangers qui les attendaient et dont une expérience du front déjà ancienne leur faisait sentir toute la gravité, « pas un de ces hommes, dit un autre témoin, ne baissa seulement les yeux. »

Parties à six heures du matin, en pleine nuit, les deux vedettes n’avaient aucun feu, aucun point de repère pour se guider. Mais, jusqu’à son confluent avec le vieil Yser, le canal suit une direction rigide. Et le petit jour, d’ailleurs, n’allait pas tarder. Sur la berge Nord, où opérait la compagnie Riou, l’enseigne Guéguen, qui devait être blessé au cours de l’action[30], avait déployé sa section aussitôt les canonnières signalées. Le capitaine de Tarie en avait fait autant avec ses chasseurs, sur la berge Sud. Mais leur progression ne pouvait être aussi rapide que celle des deux vedettes, qui, à six heures et demie, se trouvaient déjà devant les tranchées allemandes.

« Jusque-là, dit un des acteurs de l’affaire, tout s’était bien passé. 75 et 120 s’en donnaient à cœur joie sur les défenses ennemies du canal. Les Boches encaissaient et se rencognaient au fond de leurs tranchées. Leur artillerie elle-même, surprise ou occupée ailleurs, ne nous tapait pas encore dessus. C’est le propre tir de nos 75 qui nous força de stopper. » Des ordres avaient pourtant été donnés la veille par le colonel Hennocque pour que l’Yser fût « dégagé d’artillerie. » Le tir finit par s’écarter et les deux vedettes purent continuer leur route, « canonnant au passage les maisons de la rive et prenant d’enfilade, à bout portant, quelques élémens de tranchées. Nous avons dû tuer là une trentaine de Boches. La riposte ennemie était extrêmement faible. On voyait sortir au bout de deux bras des fusils qui tiraient vaguement dans notre direction. Mais à 400 mètres environ à l’intérieur des lignes allemandes, à 600 mètres du coude de l’Yser, nous sommes arrêtés par une passerelle jetée en travers du canal. Démoli la passerelle à coups de 37 à 200 mètres. Par exemple, impossible de pousser plus loin : sous la passerelle, dans la vase, un barrage de pieux interdit toute navigation… »

L’enseigne Le Voyer manœuvra donc pour mettre le cap sur Nieuport, tout en accostant ses vedettes à la rive Ouest et en continuant à tirer au canon seulement, « aucune tête allemande ne se montrant plus hors des tranchées. » Ses objectifs étaient les maisons de Saint-Georges, à 800 mètres, et les deux ou trois fermes plus rapprochées qui bordaient le canal vers le coude de l’Union. On visait de préférence les toits, « où l’on savait que l’ennemi s’embusquait pour surplomber nos tranchées de première ligne. » Plusieurs furent atteints et prirent feu. Cependant, à cent mètres de nous, en bordure du canal, au croisement du chemin de halage et de la levée de terre qui mène à Saint-Georges, il y avait une maison à étage, ruinée en partie, dont la façade regardait le canal et qui tournait vers nous son pignon sans fenêtre. C’était la Maison du Passeur, qu’un boyau reliait aux tranchées allemandes du village. Pas un coup de feu n’en était parti quand nous avions défilé devant elle, soit qu’elle fût vide, soit que ce silence cachât un piège. Nos hommes observaient avec attention ses abords.

— Commandant, crie l’un d’eux, une gueule de Boche !

Des Allemands, en effet, rampaient dans le boyau pour gagner la Maison du Passeur. Mais, leur voyant des bérets et ignorant que l’Allemagne eût détaché des marins à Saint-Georges, l’enseigne Le Voyer se demanda si d’aventure ces prétendus Boches ne seraient pas des fusiliers d’une de nos compagnies.

Le plus simple était d’y aller voir. La Jacqueline stoppa et Kerenflech, le quartier-maître qui avait signalé à son chef la présence d’« une gueule de Boche, » fut envoyé en reconnaissance sur la rive gauche avec quatre matelots, volontaires comme lui, Blandeau, Daniel, Laidet, Durand.

« Nous prenons le fusil, dit Blandeau. Nous arrivons, nous ouvrons la porte. » Et, tout de suite, la patrouille est renseignée : les Boches « grouillent » à l’intérieur. Kerenflech et Blandeau « tirent dedans au jugé, « puis décampent, suivis de leurs camarades. Collés contre la berge, qui forme parapet, ils assisteront de là aux péripéties du drame qui va se dérouler avec une rapidité incroyable. Aussitôt prévenue, la Jacqueline s’est écartée pour bombarder la maison, à l’étage de laquelle les Allemands essaient d’installer une mitrailleuse. Deux fois la précision de son feu les en empêche. « A mesure qu’ils s’attiraient (sic), dit Blandeau, je les voyais lever les bras en l’air et chavirer. » Déjà l’équipage, exalté par son succès, ne parlait de rien moins que de débarquer pour donner l’assaut à la maison.

— On fera des prisonniers, commandant. Permettez qu’on accoste !

Mais les ordres de l’enseigne ne comportaient rien de pareil. Puis l’ennemi continuait à recevoir des renforts par le boyau. Et tout à coup la membrure d’arrière de la Jacqueline résonna comme sous une claque formidable : fonçant du pont de l’Union, une auto-mitrailleuse allemande venait de se défiler à 800 mètres et d’ouvrir le feu sur les deux vedettes. Impossible de la repérer, derrière la haie ou le mur qui la masquait complètement. Tout le tragique de la situation apparut. Les deux embarcations se trouvaient bloquées dans une sorte de goulot, bouché à son extrémité par les pieux de la passerelle et d’où elles ne pouvaient s’évader qu’en s’exposant aux feux conjugués de la Ferme Verstecket de la Maison du Passeur. La Ferme Versteck n’était qu’un petit poste ; mais, dans la Maison du Passeur, que nous continuions à canonner vigoureusement sans pouvoir l’atteindre dans ses œuvres basses, à cause du léger surplomb de la berge, l’ennemi avait réussi à mettre en batterie deux mitrailleuses. Elles se dévoilèrent brusquement, « nous tirant dessus à une demi-largeur de canal, » soit 40 mètres au plus.

« Alors, continue Blandeau, commença la valse de nos vedettes. Ce fut le tour des nôtres d’être décimés. Le lieutenant avait délaissé le canon-revolver pour la mitrailleuse. Je le vois encore sur la dunette, d’une main tenant la jumelle, de l’autre donnant les signaux des ordres à exécuter… » Avant que la première mitrailleuse allemande eût réglé son tir, une salve de la Jacqueline l’avait démolie, mais la seconde nous « arrosait » à bout portant. Et, du coude de l’Union, nous arrivaient en même temps des volées de balles qui crépitaient sans discontinuer sur l’arrière du bateau. L’armement du canon de 37 est mis hors de service, puis la mitrailleuse. L’enseigne Le Voyer a encore le temps d’abattre de deux coups de revolver un feldwebel « debout dans une des fenêtres de la maison ; » mais, autour de lui, ce n’est qu’un charnier. Le pont est couvert de sang ; l’homme de barre est tué. La Jacqueline, désemparée, flotte à la dérive. Une nouvelle décharge couche ce qui reste de l’équipage et son chef, le tibia et le péroné fracassés. Seul, le mécanicien, dans les fonds du navire, n’a aucune blessure. C’est l’essentiel. À plat ventre sur sa jambe brisée, l’enseigne Le Voyer se traîne jusqu’à la barre au moment où l’embarcation va s’échouer sur la berge, s’y cramponne éperdument et redresse la direction. Mais l’énergie la plus surhumaine ne lui permettrait pas de doubler le cap des Tempêtes, la terrible Maison du Passeur qui le tient sous son feu, auquel il ne peut plus riposter, si, « dans l’instant même où, après avoir éteint la première mitrailleuse allemande, il était fauché par la deuxième avec tout son monde, » sa canonnière auxiliaire, commandée par le second-maître Gourmelin, n’avait heureusement réduit au silence cette deuxième mitrailleuse.

C’était le cuirassier Sauvaire Jourdan qui avait fait ce coup de maître. Roulé par une balle dans la tête, il s’était relevé et avait repris le tir. Blessé de nouveau, le genou broyé, il avait continué à se servir de son arme « jusqu’à ce qu’elle fût enrayée par deux projectiles ennemis dans la boîte de la culasse. » Cette magnifique constance sauva la retraite. Les Allemands avaient bien réussi à installer une troisième mitrailleuse dans l’unique fenêtre du pignon Nord de la maison, mais les canonnières étaient déjà à 500 mètres, quand elle ouvrit le feu. Un danger plus grave les attendait une fois hors des lignes allemandes : les 77 ennemis, qui avaient eu le temps de repérer soigneusement la zone où elles évoluaient, couvrirent le canal d’une pluie d’obus. Par une chance merveilleuse, aucun n’atteignit les fugitives de plein fouet. La canonnière de Gourmelin s’en tirait avec deux morts et un blessé. À bord de l’enseigne Le Voyer, il y avait cinq morts et sept blessés graves sur douze hommes. Personne n’était debout, même le chef, cramponné sur un genou à sa barre, dans une mare de sang, et qui ne la lâcha qu’à Nieuport. Au fond de leurs tranchées, sur les deux rives du canal, chasseurs et marins contemplaient avec stupeur ce grand cercueil qui descendait l’Yser. Le Moqueur-des-Jaloux suivait à cent mètres. Le feu avait pris dans sa machine. Et ce fut, somme toute, une rentrée épique, digne des fastes de l’ancienne marine, que celle des deux « rafiots, » l’un en flammes, l’autre prêt à couler bas, et tous deux « réduits à l’état d’écumoires, » leur personnel fauché, leur bordage démoli, leurs pavillons en loques, mais battant toujours à la drisse.

L’expédition nous coûtait cher sans doute. Encore serait-il injuste d’en accuser le « trop grand élan de M. Le Voyer, » coupable de s’être porté « un peu trop loin sur le canal. » L’enseigne Le Voyer n’avait fait qu’exécuter strictement les ordres de ses chefs. Chargé de prendre d’enfilade les maisons de Saint-Georges, il s’était tenu pendant plus d’une demi-heure, sans aucune protection, à 600 mètres dans l’intérieur des lignes ennemies. Sur 24 hommes de l’expédition, 10 étaient morts, 6 étaient blessés, et l’extraordinaire, en vérité, est qu’un seul soit revenu vivant. Mais pas un de ces morts, pas un de ces blessés, ne restait aux mains de l’ennemi[31]. Un canon de 37 et deux mitrailleuses étaient hors de service, mais tout le matériel était ramené. Et enfin l’ennemi avait subi des pertes beaucoup plus lourdes que les nôtres. Outre que nous lui avions tué ou blessé une cinquantaine d’hommes, nous lui avions mis hors de service deux mitrailleuses, détruit une passerelle, coupé six fils téléphoniques, incendié plusieurs maisons. Les équipages des deux embarcations s’étaient montrés d’un héroïsme égal à celui de leur chef. Presque tous avaient deux ou trois blessures. Le fusilier-mitrailleur de la Jacqueline, Joseph Morin, en avait onze pour sa part. L’enseigne Le Voyer lui-même portait, en plus des siennes, sept passages de balle et deux de shrapnells dans son caban. Une volonté plus forte que tous les élancemens de la souffrance avait pu seule lui permettre de garder la direction de sa vedette jusqu’au bout. Transporté sans connaissance au poste de secours, il ne sortait de son évanouissement que pour songer à ses frères d’aventure. « Ayant fait demander le colonel, raconte le fusilier Blandeau, il lui disait en notre faveur qu’il ne fallait plus recommencer, car c’eût été sacrifier des hommes inutilement. » Et cette touche d’humanité, ce souci de la vie des autres dans un moment où les chirurgiens ne pouvaient répondre de la sienne, achève de conférer une beauté supérieure à la figure de l’héroïque officier.


IV. — UNE PROGRESSION MÉTHODIQUE

Seule une progression lente, méthodique, pouvait maintenant nous rendre maîtres de Saint-Georges, et cette progression devait se faire surtout par la grande route et le long de l’Yser.

La compagnie Martinie resta cependant en cantonnement d’alerte jusqu’au 18 décembre dans la ferme Klein-Noordhuyst, derrière la digue du canal de Noord-Vaast. Qu’y avait-il de l’autre côté de cette digue, dans l’espèce de botte dessinée par le canal et l’Yser ? L’ennemi occupait-il les trois ou quatre fermes dont les toits rouges luisaient çà et là sur l’eau grise ? Il était intéressant de le savoir. Une reconnaissance, sous les ordres de l’enseigne de Blic, remonta la berge Sud du canal et s’avança dans la direction des fermes Terstyll et Violette, placées dans le talon de la botte.

C’était un marin peu banal que ce de Blic, qui achevait son noviciat chez les Jésuites au moment où la guerre éclata. Il avait repris immédiatement du service et était entré à la brigade en même temps que son ami et collègue de noviciat, le Père Poisson. Enseignes de réserve tous deux, ils avaient reçu le baptême du feu le même jour, à Melle, qui fut la préface de Dixmude, et rien, à la vérité, sauf la retenue de leur verbe et le crucifix qu’ils tiraient parfois de leur poche pour le baiser, n’eût trahi dans ces officiers, d’un allant et d’une bravoure extraordinaires, les congréganistes qu’ils étaient devenus. La caserne sans doute n’est pas si loin du cloître et, dans tout soldat, il y a l’étoffe d’un moine. Mais, plus encore que la vie militaire, la vie de l’officier de marine, son resserrement, ses longues réclusions, ses veilles solitaires, sa stricte discipline, rappellent les conditions mêmes de la vie religieuse. Rien ne ressemble plus à la cellule d’un trappiste que la cabine d’un marin. Toutes deux tiennent dans quelques pieds carrés et toutes deux baignent dans l’infini. Le passage d’un de Blic dans les ordres s’était fait aussi naturellement que sa rentrée dans les cadres. Il n’avait rien eu à changer dans ses dispositions intérieures et, extérieurement, la présence d’un galon ou deux sur la manche ne changeait pas grand’chose non plus à une tenue dont la couleur austère restait la même chez le congréganiste et chez l’officier. Mais nos hommes, peu sujets à s’étonner pourtant, n’en revenaient pas de trouver chez un « curé » tant de bonne humeur, de fantaisie et de bravoure. Ils ne savaient pas combien, pour certaines âmes, vivre dans le voisinage de la mort, avoir à toutes les minutes son frôlement et comme le vent de l’éternité sur la figure, c’est, suivant l’expression d’un autre prêtre-soldat, l’abbé Chevoleau[32], une joie qui rend fades toutes les joies. Coiffé d’un béret de marin, armé d’un fusil, il arrivait à de Blic de partir seul en patrouille, de s’offrir pour les reconnaissances les plus aventurées. Blessé dans une de ces reconnaissances, à Dixmude, le 20 octobre, il était revenu à la brigade à peine guéri. Et il y avait repris sa vie de Comanche. Mais on n’était plus ici à Dixmude et, dans ces plaines inondées, les reconnaissances ne pouvaient se faire que par bateau. Justement nous avions là nos doris, échouées dans les roseaux, sur les bords du marais. Leur faire passer la digue du canal de Noord-Vaast et les lancer de l’autre côté dans le shoore n’était pas d’une exécution bien difficile. De Blic, la veille de sa mort, était allé ainsi en doris, avec le quartier-maître Quinquis et cinq hommes, reconnaître la Ferme-aux-Canards. Le 17, il monta une autre expédition dans le Sud vers les fermes Terstyll et Violette. L’expédition, cette fois, n’était composée que de quatre hommes : de Blic et les fusiliers Prieul, Younou et Cordier. La première ferme était vide. La doris reprit sa marche silencieuse vers la seconde (la ferme Violette). Elle put accoster la clytte et les hommes, après l’avoir cachée dans les roseaux, se mirent à ramper vers les bâtimens, de Blic en tête. À cent mètres de la ferme, une rafale s’abattit sur eux : de Blic avait été tué sur le coup ; Cordier agonisait ; Younou, blessé, fut fait prisonnier, croit-on. Seul Prieul, quoique blessé lui-même à l’épaule, put se dissimuler derrière une souche. Il y resta jusqu’à la nuit et, tantôt en rampant, tantôt à la nage, parvint à rejoindre derrière le canal une de nos sections d’avant-poste. Ce fut par lui qu’on apprit la mort de de Blic, confirmée deux jours plus tard, dit Claude Prieur, par « la capture en cet endroit d’un sous-officier boche » qui déclara avoir « assisté aux obsèques sur place d’un officier français habillé en marin[33]. » Le lendemain ordre arrivait à la 4e compagnie de rentrer à Nieuport : une section belge devait nous relever à Klein-Noordhuyst. La nouvelle tactique adoptée par le commandement, le système de progression lente qui avait prévalu pour l’attaque sur la manière brusquée des premiers jours, exigeait que nos compagnies pussent se relayer sur la chaussée de Saint-Georges et le long de l’Yser. Peut-être eût-il été plus sage d’écouter dès cette époque les suggestions de de Blic et d’essayer d’occuper les fermes Terstyll et Violette avant que l’ennemi ne les eût organisées : l’échec des Belges, chargés de l’en déloger lors de l’attaque du 9 mai 1915[34], ne nous eût pas obligés, sous les feux convergens qu’il dirigeait sur nous de ces fermes et de la rive droite de l’Yser, à lâcher l’important ouvrage de l’Union dont le lieutenant de vaisseau Béra s’était emparé.

Pour l’instant, il est vrai, les fermes Terstyll et Violette n’avaient pour nous qu’un intérêt de second plan et toute l’attention était accaparée par Saint-Georges. Les quatre compagnies composant le bataillon devaient assurer en même temps la garde de la berge nord de l’Yser jusqu’à la maison F… incluse. Nous continuions cependant à nous tenir en liaison avec les chasseurs cyclistes, établis le long de la berge Sud du canal où ils progressaient en même temps que nous.

Pour cette progression, si délicate sur la mince langue de terre qui était tout notre champ d’opérations, on employait la méthode suivante : une patrouille allait poser pendant la nuit un réseau de fils de fer en avant de la position choisie ; puis elle se coulait le long des bas-côtés de la route et y faisait le guet, tandis qu’à quelques mètres derrière et sous sa protection immédiate, des hommes creusaient hâtivement la nouvelle tranchée. Rude besogne, car on ne travaillait pas ici dans la glaise, mais dans une chaussée empierrée, fortement damée et qu’il fallait attaquer au pic. Cela n’allait pas sans quelque tapage et le travail était fréquemment interrompu par des volées de mitraille qui obligeaient les hommes à se défiler. La tranchée terminée, on la couvrait, on l’occupait, et, par des boyaux creusés le long des bas-côtés, on la reliait aux tranchées subséquentes. Mais ce dernier travail, « pourtant très dur, dit le lieutenant de vaisseau L…, fut à peu près inutile, car, sur la route, dans le terrain surélevé de la chaussée, on arrivait bien à creuser une tranchée de profondeur suffisante, mais, sur les bas-côtés, qui étaient au même niveau que l’inondation, on trouvait l’eau à 40 centimètres de profondeur. » En sorte que ces boyaux, « qui coûtèrent beaucoup de peine à nos hommes et aux soldats du génie qui venaient toutes les nuits leur donner un coup de main, ne procuraient qu’une protection extrêmement précaire et devenaient d’autre part très vite impraticables. »

Si lente que fût cette manière de procéder, nous avancions cependant, le plus souvent sans pertes, et chaque jour nous rapprochait un peu plus de Saint-Georges. Non que l’ennemi demeurât inactif. Nieuport, derrière nous, bombardé par du gros calibre, achevait de s’effondrer. Nous y avions nos cantonnemens et l’ennemi le savait. Mais il recherchait surtout les Cinq-Ponts où s’abritaient nos canonnières et qui étaient le point de rayonnement, la charnière des voies menant à Saint-Georges, à Nieuwendame et à Lombaertzyde. Comme on craignait une rupture des communications, les ponts les plus menacés avaient été doublés par des ouvrages en liège. Les relèves purent ainsi s’effectuer régulièrement et notre progression ne souffrit aucun arrêt. En même temps que sur la route de Saint-Georges, elle se poursuivait du même train lent, mais continu, sur la berge Sud et la berge Nord de l’Yser. Sur la première de ces berges cependant, où les chasseurs tenaient un boyau dont l’extrémité était aux mains des Allemands, il fallait, pour gagner du terrain, « pied à pied, » tout le mordant et la ténacité de cette troupe incomparable. On ne dormait guère de part et d’autre dans ce boyau. C’était, dit le lieutenant de vaisseau L…, « une lutte sans répit ni trêve, dans laquelle les adversaires n’étaient parfois séparés que par quelques mètres et des barricades en sacs à terre qui avançaient ou reculaient tour à tour. » Mais les chasseurs « dominaient nettement », et le boyau tout entier finit par leur rester, avec un redan qui se trouvait à la bifurcation du chemin de halage et du chemin de Saint-Georges. Entre la Maison du Passeur et eux, il n’y avait plus que la largeur d’une chaussée.

Sur la berge Nord de l’Yser, où opérait une de nos flancs-gardes, la compagnie Riou avait poussé son avance dès le premier jour, on s’en souvient, jusqu’à la ferme F…, où elle avait organisé un petit poste. Mais, en retrait de ce petit poste, une route partait de l’Yser et montait perpendiculairement à travers les terres inondées vers le vieux fort de Nieuwendame occupé par l’ennemi. À supposer qu’il voulût prendre l’offensive, rien ne l’empêchait de nous tourner par cette route, de tomber sur nos flancs et de nous cerner dans la boucle de Saint-Georges. Il convenait donc de mettre en état de défense le carrefour de la berge Nord et de cette route : une tranchée fut creusée en avant, une autre au carrefour même et une troisième devant la ferme F…

Ce ne fut qu’après avoir pris ces précautions que la compagnie se remit en mouvement, employant pour avancer « la méthode qui avait donné de si bons résultats » sur la route de Saint-Georges. Quatre tranchées, disent les rapports, furent ainsi creusées sur la berge Nord et une cinquième sur la route de Nieuwendame, par le travers de la ferme Groote-Noord, « lorsqu’on eut acquis la certitude que cette ferme n’était pas occupée par les Allemands. » Mais, sur la berge Nord, l’ennemi avait fortifié la ferme Versteck, placée de l’autre côté du canal, en face de la Maison du Passeur. Murs crénelés, chevaux de frise, réseaux de barbelés, rien n’y manquait, pas même les mitrailleuses. Elles ne purent briser l’élan de nos hommes et, le jour même où la compagnie des chasseurs arriva devant la Maison du Passeur, la compagnie Huon de Kermadec, qui avait remplacé aux tranchées la compagnie Riou, enleva brillamment lafernii Versteck, qualifiée à juste titre par l’Officiel de « position importante. » Et, en effet, si cette position était restée à l’ennemi, non seulement la progression de la 2e compagnie sur la berge Nord eût été arrêtée, mais les chasseurs eux-mêmes, pris d’écharpe, n’auraient pu bouger de leur redan. Couverts du côté du canal, ils s’élancèrent : le 27 décembre au matin, après une lutte acharnée, la Maison du Passeur était à eux et l’ennemi voyait tomber son principal réduit de flanquement sur l’Yser.

Nos marins, qui appuyaient l’attaque avec une section de mitrailleuses, pouvaient revendiquer leur petite part dans ce succès. La maison n’avait pas été emportée du premier coup. Une palissade de sacs à terre nous séparait des Allemands qui y épaulaient leur résistance. Mais, parmi nos mitrailleurs, se trouvait un petit marin, presque un enfant, puisqu’il ne devait avoir dix-sept ans que le 22 mars de l’année suivante, Yvon Nicolas. Solide et râblé, comme le sont ces mousses de la côte bretonne, Yvon avait obtenu son brevet de fusilier le 1er août 1914, à la veille de la guerre. Et sans doute il n’était pas une exception dans la brigade. Il y avait peut-être parmi ces Marie-Louise de la mer des marins encore plus jeunes que lui : il n’y en avait pas de plus allant. C’était le type même de la « demoiselle au pompon rouge. » La guerre l’avait à peine bronzé : vétéran de Melle et de Dixmude, il portait dans ses yeux clairs toute l’ingénuité de sa race et aussi son esprit d’aventure, la tranquille audace héritée d’une longue lignée de coureurs d’océans. Et ce fut cet Eliacin qui brisa la résistance allemande. Comment, « malgré un feu nourri » qui balayait la route et arrêtait toute progression, Yvon réussit à « hisser sa mitrailleuse sur les sacs à terre qui le séparaient des Allemands, » comment il détruisit « la plus grande partie de ceux-ci, » mit « les autres en fuite, permettant ainsi à un peloton de chasseurs cyclistes de pénétrer dans une maison, point d’appui de la droite ennemie » et qui n’était autre que la Maison du Passeur, — sa citation le dit, mais elle n’évoque qu’imparfaitement la scène et l’espèce de terreur sacrée où elle plongea la garnison. Il est certain qu’Achille, sur le mur de sa tranchée, ne dut pas être plus terrible que cet éphèbe aux yeux bleus apparaissant soudain aux Allemands et braquant sur eux le canon de sa mitrailleuse. Derrière lui, leurs muscles tendus pour l’attaque, les chasseurs avaient bondi. La charge sonnait. La vague passa, emportant tout. Ce fut « superbe, » dit le lieutenant de vaisseau Le Page qui, dans la même journée, allait donner un pendant à ce beau fait d’armes en enlevant la première tranchée ennemie de Saint-Georges.

C’était, en effet, la 3e compagnie qui, par suite du hasard des relèves, occupait à ce moment les tranchées avancées de la route. À la guerre comme ailleurs, et peut être plus qu’ailleurs, celui qui sème n’est pas toujours celui qui récolte. Il en devait être autrement cette fois et la conquête de Saint-Georges, qui était réservée au capitaine Le Page, allait couronner deux semaines d’efforts méthodiques au cours desquels ce fils d’un vieil instituteur breton, rompu aux fortes disciplines paternelles, avait révélé l’esprit ordonné, le coup d’œil et le sang-froid d’un vrai chef. Rien ne lui échappait. Très ménager de la vie de ses hommes, il s’entourait de renseignemens, multipliait les patrouilles et les reconnaissances. Il était la vérification vivante du mot de Joffre que cette guerre est surtout une guerre de capitaines. Mais, de ce ruban de chaussée allongé entre deux lagunes impraticables, l’œil le plus attentif ne pouvait à peu près rien saisir des défenses ennemies. On les devinait formidables. Saint-Georges est le seul village du shoore. Massées à la croisée de trois routes, ses maisons formaient un bloc imposant autour d’une église trapue et découronnée. Notre artillerie bombardait bien le village, mais au hasard, faute d’indications précises sur les organismes de la défense. On savait seulement que cette défense était assurée par le troisième bataillon du régiment de marins débarqué récemment au Kursaal d’Ostende. Les prévisions de l’Etat-major s’étaient donc réalisées en partie : la lutte s’engageait entre des hommes de même formation et d’égal courage, marins contre marins, et, sur ces plaines inondées, sur ce shoore vaseux où Saint-Georges s’embossait au bout de sa jetée, c’était comme une scène d’abordage qui s’apprêtait. Mais, jusqu’à nouvel ordre, l’avantage de la position, malgré son immobilité, restait au vaisseau, qui nous dominait de toutes parts et n’offrait aucune prise visible à nos grappins.

La situation aurait pu se prolonger assez longtemps, si le hasard n’était venu à notre aide de la façon la plus inattendue. Le 24 décembre au matin, la 3e compagnie venait de relever aux tranchées de la route la 1re compagnie du capitaine Riou. Dans la nuit, une patrouille de cette compagnie avait visité une maison que l’on voyait à droite, presque à l’entrée du village, et l’« avait reconnue, disent les rapports, comme n’étant pas occupée par l’ennemi. » Le commandant de Jonquières fit donner l’ordre à la 3e compagnie d’occuper cette maison dès son arrivée aux tranchées. Mais le capitaine Le Page voulut s’assurer au préalable qu’elle était toujours vide ; car « c’est assez l’habitude des Allemands de dégarnir momentanément certains postes avancés qu’ils réoccupent en force quelques heures après, » et il l’envoya donc reconnaître par deux volontaires.

Il faisait encore nuit, et le temps était brumeux. Les deux hommes arrivent près du village, à la fourche de la grande route et de la levée de terre qui mène à la Ferme de l’Union. Mais là, trompés par l’obscurité, au lieu de tourner par cette levée pour reconnaître la maison, ils continuent à suivre la route, et, sans se laisser arrêter par les obstacles de toutes sortes accumulés sur leur passage : tranchée inachevée avec caisson blindé pour mitrailleuse, trou de loup de 25 mètres de long, sur 2 mètres de profondeur, barricade de sacs à terre et de madriers, ils poussent leur exploration jusqu’au cimetière, où ils découvrent tout un nouveau système de tranchées. À ce moment, l’ennemi les aperçoit, mais leur bonne étoile les sert jusqu’au bout. L’un des hommes seulement, le fusilier breveté Roland, est blessé ; encore peut-il regagner nos lignes où on l’évacue aussitôt vers l’ambulance. Mais l’autre n’est pas touché. C’est un marin nommé Laplanche, patrouilleur émérite, s’il en est, car dans les courtes minutes où il a fait le tour de Saint-Georges, « il a pris mieux qu’une idée des défenses du village et il en peut donner le détail » à son chef « avec une précision qui, ne laisse rien à désirer. »

La suite des événemens permit de vérifier l’exactitude de sa description. Les défenses de Saint-Georges étaient constituées comme suit :


1. — Tranchée inachevée de couverture avec, dans le coin Sud (2), un caisson boulonné extrêmement solide pour loger une mitrailleuse. 3. — Trou de forme ovale creusé sur toute la largeur de la route avec, au fond, piquets pointus et fils de fer barbelés. — 4. Barricade en sacs à terre. — 5. Tranchées dans le cimetière. — 6. Église.

Le capitaine Le Page s’était empressé de communiquer ce schéma au commandant de Jonquières, qui, après en avoir pris connaissance, avait donné l’ordre au capitaine d’enlever la tranchée allemande de couverture. Il ne fallait pas attendre que l’ennemi eût achevé son organisation, et tel était bien aussi l’avis du capitaine. Mais il fit observer « que l’inondation l’empêchait d’attaquer autrement que par la route et que, sur la route, il ne pouvait mettre en ligne qu’une dizaine de marins. » Or, les Allemands, « fortement retranchés à la barricade et dans le cimetière, tenaient nos tranchées sous une fusillade presque ininterrompue, qui eût fauché inévitablement, avec le concours de leurs mitrailleuses, les vagues d’hommes successives envoyées à l’assaut. » En conséquence, le capitaine de la 3e compagnie, avant de passer à l’attaque, croyait devoir solliciter « l’appui de la batterie du capitaine Boueil » et demandait qu’on donnât l’ordre à cette batterie d’ouvrir le feu sur la barricade et le cimetière, objectifs précis qu’on avait toute chance d’atteindre, grâce aux renseignemens apportés par le fusilier Laplanche. Jusque-là, notre tir s’égarait sur le village et frappait au hasard. Cette fois, les Allemands ne pourraient recourir à leur méthode habituelle, consistant à se terrer pendant le bombardement pour regarnir ensuite les points bombardés : le tir les frapperait dans leurs tranchées mêmes.

Ce fut, en effet, ce qui arriva. « Affolés » par la précision de notre feu, les Allemands se replièrent en désordre vers l’église. Le second-maître Cévaer n’eut qu’à faire passer les hommes de notre tranchée avancée dans la tranchée allemande de couverture, qu’ils retournèrent et organisèrent aussitôt sous sa direction. En même temps, une escouade, appelée de la levée de terre, venait garnir notre ancienne tranchée de première ligne. Tout cela se fit comme à la manœuvre et au coup de sifflet des maîtres, sans nous coûter un seul homme.


V. — LA PRISE DE SAINT-GEORGES

Les heures de Saint-Georges désormais étaient comptées. Bloqué, au nord par les chasseurs, dont la mitrailleuse, installée dans la Maison du Passeur, prenait la levée d’enfilade, à l’Ouest et au Sud par les marins qui avaient fait tomber sa tranchée de couverture, l’ennemi ne gardait plus qu’une étroite ligne de repli à l’Est, vers le pont de l’Union. Son investissement était presque complet dans la soirée du 27, et le commandant de Jonquières reçut l’ordre d’attaquer Saint-Georges au petit jour. Le colonel Hennocque lui avait confié le commandement de l’attaque. Dans la nuit même, le commandant se rendit au poste de la Vache-Crevée, où se tenaient les observateurs d’artillerie.

Pour monter cette attaque, la 3e compagnie recevait le renfort de cent dragons à pied (escadron Cheffontaine). Le dispositif portait que le village serait soumis pendant trois quarts d’heure à un feu violent d’artillerie, après lequel l’assaut serait donné.

L’ennemi s’y attendait, mais il comptait bien étaler le choc. Il avait reçu des renforts dans la nuit ; des mouvemens de troupes avaient pu être observés, de la tranchée conquise. On ignorait l’importance de ces renforts, et l’on savait seulement que la lutte serait dure. Comment franchir la coupure de la route qui nous séparait du village ? Cette immense chausse-trape, de forme ovale, garnie de pieux aigus comme des pals, couverte d’un réseau de fils barbelés, était trop rapprochée de nous pour qu’on pût la combler à coups de 75. Tout au plus pouvait-on la contourner. Mais le passage laissé à nos hommes des deux côtés de la chaussée était si étroit qu’ils ne pourraient s’y risquer qu’à la file indienne. Inévitablement ils seraient « descendus » l’un après l’autre avant d’avoir abordé le village.

Jamais problème plus angoissant ne s’était posé à un/chef qui n’affichait pas pour le « matériel humain » le dédain transcendant des guerriers de Germanie. La troisième compagnie avait passé la nuit dans ses tranchées de première ligne, sauf une section en réserve aux tranchées de la levée de terre. Les dragons, vers 11 heures du soir, étaient venus se masser à côté d’elle. Un peu avant le jour, le capitaine Le Page fit avancer la section de marins de la levée de terre, ainsi qu’un peloton de dragons, les deux autres pelotons restant en réserve. Marins et dragons furent « disposés hors de la vue de l’ennemi, » derrière les maisons qui se trouvaient à gauche de la route, en entrant dans le village. À 6 heures, le bombardement commença, et ce fut pendant trois quarts d’heure un vacarme assourdissant. Le capitaine Le Page se tenait avec le lieutenant de Cheffontaine dans la tranchée conquise la veille, à 50 mètres du cimetière. Au signal convenu (salve de fusans éclatant en plein ciel), une demi-section de marins, les uns sur des planches, les autres en contournant le trou-de-loup, se dirigea vers la barricade, d’où ne partait plus aucun feu. Les Allemands sans doute l’avaient évacuée pendant le bombardement. Mais ils étaient restés dans le cimetière, où s’alluma soudain une fusillade nourrie qui nous prit d’enfilade et culbuta dix de nos hommes[35], dont le second maître Le Roux, « serviteur excellent, » le modèle des gradés. Un moment on put craindre que la progression ne fût arrêtée. En même temps que les marins rampaient vers la barricade, un demi-peloton de dragons avait essayé de gagner dans l’inondation pour contourner par l’Est le retranchement du cimetière. L’eau du shoore offrait encore moins de sécurité que la route. Il n’y avait là que quelques touffes d’herbes, un rideau de saules défeuillés, à travers lequel nos moindres mouvemens étaient aisément repérés. La fusillade claqua tout de suite, couvrant le shoore de ses ricochets. Une moitié du peloton fut en quelques secondes hors de combat. Tout homme qui se montrait était touché inévitablement. C’est ainsi que fut tué un de nos agens de liaison, le matelot boulanger-coq Clareton, « petit Marseillais a la mine intelligente, » fleurant l’ail et la bonne humeur, que le capitaine Le Page avait chargé d’une communication verbale aux dragons. Il s’était tiré indemne d’une première mission. En prit-il trop de confiance ? Au deuxième voyage, il ne se masqua pas suffisamment ; il tomba, et un peu de la gaieté, de la jolie flamme du bataillon, s’éteignit avec lui dans l’eau boueuse. Les dragons durent s’arrêter, mais leur diversion avait permis aux 15 hommes restant du peloton des marins de se glisser jusqu’à la barricade et d’en occuper l’un des angles, où ils étaient momentanément à l’abri.

La chute de cette défense accessoire n’avait pas autrement d’importance d’ailleurs, les Allemands l’ayant abandonnée de leur plein gré pour se concentrer dans le cimetière et dans l’église, où ils se croyaient inexpugnables ! C’était là le donjon de leur résistance, leur gaillard d’arrière, leur sainte-barbe, comme on disait dans l’ancienne marine. Et rien n’était fait, tant qu’on ne les y avait pas forcés. Ordre fut donné cependant à nos hommes de s’accrocher à la barricade, de s’y retrancher et de tenir. Les choses demeurèrent en cet état jusqu’à midi. On se fusillait de part et d’autre, mais ces tirailleries n’avançaient rien ; notre artillerie même, qui continuait à bombarder Saint-Georges, ne parvenait pas à en déloger les marins allemands. Nous avions aussi nos pertes derrière la barricade. L’artillerie ennemie y réagissait vigoureusement pour se venger de ne pouvoir nous atteindre dans le village même, où nous étions trop près de ses troupes. Et, du cimetière, partait toujours la même fusillade nourrie. Hérissé de mitrailleuses, il barrait la route à toute progression. On pouvait l’enlever sans doute, mais à quel prix ! Et de combien de cadavres faudrait-il combler les quelques mètres qui nous séparaient de l’ennemi ? En exposant la situation au commandant, le capitaine Le Page, après avoir fait ressortir les difficultés de se déployer en force vers le cimetière, demandait s’il ne serait pas possible d’en finir avec la résistance allemande par un tir d’efficacité. Sans doute nos lignes se touchaient. Mais le capitaine Boueil était un virtuose du 75. Le tir de sa batterie, d’une précision remarquable, faisait depuis le début des opérations l’admiration de nos Jean Gouin.

— Ce capitaine-là, avaient-ils coutume de dire, il envoie dedans comme s’il poserait ses shrapnells avec la main.

Le matin même de l’attaque, en observant à la jumelle la tour de l’église ou ce qui en restait, le capitaine Le Page y avait remarqué « quelque chose de noir » qu’il avait pris pour un guetteur caché parmi les pierres. À sa demande, le capitaine Boueil ouvrit le feu sur la tour. Au premier coup, elle oscillait ; au troisième, elle s’écroulait « laissant apercevoir nettement cette fois une poutre noircie sortant des décombres. » C’était là ce que nous avions pris pour un guetteur. Mais, d’une tour visible sur l’horizon à un retranchement caché sous terre et qui s’enchevêtre par surcroît dans nos propres lignes, la différence est grande et les deux sortes de cibles ne supportent aucune comparaison.

— À quelle distance êtes-vous de l’objectif ? fit demander le capitaine Boueil à Le Page.

— Environ 50 mètres.

— Diable ! c’est peu. Enfin, je vais essayer.

Le premier coup était bon en direction, mais un peu long. C’était ce qu’en terme de métier on appelle un coup de réglage. Raccourcissant à mesure sa trajectoire, le capitaine Boueil, au quatrième ou cinquième obus, « mettait en plein dedans. » Et aussitôt le martelage commença, si régulier, si précis, qu’en quelques secondes tranchées, parapets, caissons à mitrailleuses, tout avait sauté. On ne s’entendait plus. On ne voyait plus rien qu’une succession de grands geysers de fumée noire où dansaient pêle-mêle des torses, des bras, des têtes, des fusils, des croix, des pans de grilles, des couronnes et des bidons. Les quelques Boches, que ce pilonnage effarant n’avait pas mis en bouillie et qui essayaient de gagner au large, étaient pris de face par nos marins et d’écharpe par les chasseurs de la berge Sud, dont la mitrailleuse n’arrêtait pas de faucher. Plus un coup de fusil ne partait du cimetière, soit que toute la garnison eût été nettoyée, soit que ce qui en restait fût incapable de la moindre réaction. Et, quand nos 75 se turent, un silence de mort tomba sur toute la ligne. La voie était dégagée.

Une patrouille de dragons et de marins, sous le commandement du sous-lieutenant Mouquin[36], se glissa aussitôt vers le cimetière. « Nous suivions ses mouvemens, prêts à nous élancer, écrit le lieutenant de vaisseau L…, quand tout à coup nous vîmes surgir de terre des Boches et encore des Boches, sans armes, les bras levés, implorant : « Kamarad ! Kamarad ! » C’étaient les survivans de la garnison du cimetière qui se fendaient. » Mais il en restait d’autres, à l’intérieur des tranchées, « cassés en deux, incapables de se tenir debout » et qui, la tête dans les épaules, ne trouvaient plus la force que de remuer les doigts pour implorer grâce. Au total, avec les blessés, une cinquantaine d’hommes appartenant au 3e bataillon du matrosenregiment qui, la secousse passée, ne cachèrent pas leur satisfaction d’être enfin sortis de ce cauchemar. Ils portaient la tenue feldgrau, la vareuse et le béret des équipages de la Flotte, mais on ne leur avait pas donné, comme à nos hommes, la capote des fantassins. Ils étaient ignobles d’ailleurs, tout gluans d’une vase verdâtre, et nous expliquèrent que, leur « grand sac » de marins demeurant par ordre à l’arrière, il leur était difficile d’avoir des rechanges. Aucun officier ne se trouvait parmi eux.

Après avoir fait occuper le retranchement du cimetière, le capitaine Le Page avait fait fouiller le village. On n’y trouva que des blessés et des morts. L’ennemi s’était replié vers le pont de l’Union, dont il tenait les deux têtes. Il n’eût peut-être pas été prudent de l’y suivre avant d’avoir reconnu la position et consolidé notre conquête : les dragons en réserve à la levée de terre furent appelés pour donner la main aux fusiliers. Et pelles-bêches d’aller leur train. Tranchées par-ci, tranchées par-là, en moins d’une demi-heure le village fut organisé sur son front Est et Sud. Mais, seule, la tranchée de la route présentait une sécurité et un confort relatifs : tout le reste du terrain trempait dans l’inondation ; sitôt la croûte entamée, l’eau sourdait, faisait nappe. Impossible de creuser à plus de 25 centimètres, et c’est à plat ventre dans la boue que les hommes postés là durent attendre la contre-attaque ennemie. Saint-Georges à peine entre nos mains, l’artillerie allemande l’avait pris sous son feu ; les tranchées de la route étaient particulièrement visées. Toute la soirée et la nuit, la fusillade claqua. Mais des renforts nous étaient arrivés. L’escadron de Cheffontaine fut relevé à la nuit par l’escadron Lafontaine ; la compagnie Le Page fut relevée à son tour à quatre heures du matin, le 29 décembre. Ses pertes, extrêmement faibles, étaient de 4 tués et 8 blessés.

Telle fut cette affaire de Saint-Georges, dont l’amiral Ronarc’h a pu dire, en transmettant le rapport du commandant de Jonquières : « Beau résultat pour la guerre actuelle. » Notre succès, « succès très calme, très prosaïque, sans panache, sans fanfare[37], » provenait tout à la fois de la prudence et de l’esprit de méthode du haut commandement et des commandemens subalternes et de la très forte coordination qu’ils avaient su établir dès le début entre les divers élémens de l’attaque, marins, chasseurs, dragons, progressant vers leurs objectifs à la même allure, et servis dans chacun de leurs mouvemens par une artillerie merveilleusement souple et précise. Comme rien n’avait été laissé au hasard dans la conduite des opérations, tout y conspira, lentement mais irrésistiblement, vers le succès final, même la reconnaissance hasardeuse des canonnières Le Voyer, qui nous coûta des hommes, mais nous valut de précieux renseignemens. Au total, les pertes du bataillon de Jonquières, depuis son départ de la brigade jusqu’à la prise de Saint-Georges, étaient de 3 officiers, 2 sous-officiers, 27 marins tués ; 2 officiers, 8 sous-officiers, 142 marins blessés.

Pertes « modérées » en raison de la longueur et de la difficulté des opérations. Dès le lendemain de la prise de Saint-Georges, le 30 décembre, à dix heures du matin, le général de Mitry arrivait à Nieuport et, dans la cour de la maison servant de quartier général, décorait de la croix d’officier de la Légion d’honneur le colonel Hennocque, de la croix de chevalier le lieutenant de vaisseau Le Page, le capitaine d’artillerie Boueil, le sous-lieutenant de dragons Mouquin ; de la médaille militaire le second maître Cévaer et le quartier-maître mitrailleur Yvon Nicolas. En outre, de nombreux avancemens furent accordés aux marins du bataillon de Jonquières et notamment à ceux de la 3e compagnie, où les seconds-maîtres Cévaer et Herry furent promus maîtres, quatre quartiers-maîtres promus seconds-maîtres et une dizaine de marins quartiers-maîtres. Mais, de l’avis même du colonel Hennocque[38], c’était le bataillon de Jonquières au complet qu’en bonne justice il eût fallu récompenser et son chef aurait pu répondre comme le gouverneur de Vincennes au roi Louis XVIII qui lui demandait lequel des hommes de la garnison avait le mieux mérité la faveur d’une distinction :

« Tous ont fait leur devoir, Sire. En désigner un serait faire injure aux autres. »


Charles Le Goffic.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mars, 1er décembre 1915 et du 1er février 1917.
  2. Copyright by Plon, 1918.
  3. Le capitaine de vaisseau Paillet avait succédé à l’inoubliable commandant (aujourd’hui contre-amiral) Varney, blessé le 10 novembre.
  4. Le commandant de Jonquières avait succédé au commandant Jeanniot, « le père des marins. » assassiné par les Allemands dans la nuit du 24 octobre ; les capitaines Riou et Martinie étaient aussi arrivés à la brigade vers la fin du siège ; les capitaines Le Page et Huon de Kermadec, vers le 16 novembre, après Dixmude.
  5. Carnet du lieutenant de vaisseau L…
  6. Perdu le 11 novembre, faute d’artillerie lourde. Le 3 novembre, les reconnaissances belges s’avançaient jusqu’à Lombaertzyde, l’occupaient le 4 et en étaient rejetées le 5 jusqu’à la tête de pont de Nieuport. Les 8, 9 et 10, la tentative était renouvelée par la 81e D. T., qui s’approchait jusqu’à 200 mètres des tranchées ennemies et s’y établissait. Le livret du 11e régiment d’infanterie territoriale rapporte ainsi ces derniers mouvemens : « 6 novembre. L’armée belge a ordre de rejeter les détachemens allemands sur la rive gauche de l’Yser en enlevant Schoorbakke, pendant que la 81e division d’infanterie territoriale, débouchant par Nieuport-Ville et Nieuport-Bains sur Lombaertzyde-Westende et Saint-Georges, s’établira sur la rive droite de l’Yser, face à Saint-Pierre-Capelle. Prendre l’offensive sur la rive droite de l’Yser, sur Lombaertzyde, et maintenir à tout prix l’occupation de Nieuport et les passages de l’Yser dans les environs immédiats de cette ville. (Ordres généraux des 5 et 6 novembre 1914.) Combats soutenus pour l’exécution de cette mission par la 81e division territoriale seule ; les 8, 9, 10 et 11 novembre, combats ininterrompus de Lombaertzyde, attaque de Lombaertzyde-Westende (passage de l’Yser), Nieuport-Bains et Nieuport-Ville. »
  7. Autant que de bras, le canal de Furnes, le Noord-Vaast ou Beverdyk, l’Yser canalisé, la crique de Nieuwendamme ou vieil Yser, le canal de Plasschendaele et le canal d’évacuation.
  8. « Un beau bâtiment de briques rouges : le collège. J’entre. Tout y a été démoli et saccagé ; sur les murs blancs, ces deux mentions : « Paris kapout » et « Franzosich kapout, » écrites par les Boches, mais entourées par de vigoureuses réponses en argot, en français, en belge, voire en latin ! ! ! » (Quartier-maître Luc Platt, lettre du 4 avril 1915.)
  9. Le 12e régiment d’infanterie territoriale appartenait à la 161e brigade (général de Gyvès) et le 14e à la 162e brigade (général Exelmans), composant la 81e D. T.
  10. Moins les bataillons Mauros et Conti, détachés devant Dixmude.
  11. Claude Prieur, De Dixmude à Nieuport.
  12. Henri Malo, le Drame des Flandres.
  13. Carnet de route du lieutenant de vaisseau L…
  14. Toutefois l’exode le plus important n’eut lieu qu’après le bombardement du 12 décembre. On lit dans les journaux anglais à la date du 11 : « Le vapeur de l’État belge, la Ville d’Anvers, vient de débarquer à Douvres une centaine de réfugiés venant de la région d’Oost-Dunkerque, qui a été bombardée par l’artillerie ennemie établie à Nieuport. Les maisons de cette région ont été démolies l’une après l’autre par les obus, et la population civile a dû s’enfuir précipitamment. »
  15. Né à Bitche le 24 avril 1852, Trumelet-Faber venait de passer à Metz son concours d’admission & Saint-Cyr et était rentré à Bitche en attendant les résultats de l’examen. La guerre éclatait dans l’intervalle. L’enfant s’engageait dans un corps franc formé à Bitche même, était fait prisonnier au cours d’une reconnaissance et allait être fusillé comme espion : mais il brûlait la politesse à l’escouade qui le conduisait au camp prussien, rentrait à Bitche, gagnait le Luxembourg, puis la Belgique et se rendait à Tours où, en vertu du décret qui autorisait le gouvernement à nommer officiers les candidats admissibles à Saint-Cyr, il recevait son brevet de sous-lieutenant au 16e d’infanterie. Le reste de sa carrière s’était presque entièrement déroulé dans nos colonies, en Annam, au Tonkin, en Tunisie, au Maroc oriental, où sa belle vaillance au combat de Sangal et d’Aïn-el-Arba (avril-mai 1913) lui avait valu la cravate de commandeur.
  16. Après de longs mois de souffrance, le général Trumelet-Faber, qu’on avait dû amputer de son bras, mourut des suites de ses blessures à l’hôpital d’Écosse, 7, rue de la Chaise, où il avait été transporté. Il avait été fait grand-officier de la Légion d’honneur, le 8 décembre 1914.
  17. « Une seule compagnie était de service à la fois, baïonnette au canon, dans un boyau situé derrière les tranchées de 1re ligne, eau et boue jusqu’aux genoux. » Journal du docteur L. G…
  18. Carnet de route d’un officier d’Alpins.
  19. « On parle à mots couverts d’une offensive à laquelle le bataillon prendra part, mais on ne sait ni sur quel point, ni dans quelles conditions elle se produira. » (Carnet de lieutenant de vaisseau L…, à la date du 13 novembre.)
  20. Raoul Blanchard, La Flandre.
  21. D’après M. Georges Le Bail (la Brigade des Jean Le Gouin), c’est lady Dorothée Feilding, l’héroïque et gracieuse ambulancière de la Croix-Rouge anglaise, qui aurait « baptisé ainsi cet affreux coin de terre, » où elle visitait fréquemment nos marins.
  22. Second-maître Ludovic Le Chevalier, Carnet de Campagne.
  23. Carnet du lieutenant de vaisseau L…
  24. « Près d’un tas de briques jusqu’où s’était avancé un de ces pelotons, » précise le journal du docteur L. G.
  25. Albert Londres, Matin du 21 décembre 1914.
  26. Exactement, 120.
  27. Trente-trois hommes hors de combat pour l’ensemble du bataillon.
  28. Sur les observations judicieuses de l’enseigne Le Voyer, qui avait pu, dans l’après-midi du 13, se rendre en auto de Dunkerque à Nieuport et jeter un bref coup d’œil sur le secteur, la première partie de ce programme fut abandonnée : les berges du canal de Plasschendaele, sensiblement plus hautes que celles de l’Yser, n’eussent pas permis aux vedettes de tirer par-dessus.
  29. « Si, entre Dunkerque et Furnes, les éclusiers sommeillaient, aux Cinq-Ponts, ils avaient Juché pied sous un gros marmitage de 210. Où les dénicher ? À quatre heures du soir seulement, après de multiples chasses-croisés à travers les caves de Nieuport, on parvient à mettre la main sur eux. Entré dans le canal de Nieuport à Ypres [Yser] à cinq heures. Pendant la nuit, cinq contre-attaques allemandes à 600 mètres de nous, vers Lombaertzyde. Des balles viennent jusqu’à nos embarcations. Le commandant nous fait coucher dans la cale. Pas de blessés. Mais on crève de faim. Va-t-on nous laisser périr d’inanition ? La nuit passe. Il est quatre heures du matin. All right ! Voici des vivres, mais quels ! De la viande crue (sur des bateaux à essence où on ne peut se permettre de craquer une allumette ! ) un peu de pain et de vin, un litre de rhum. Il était temps : nous n’avions pas mangé depuis Dunkerque, depuis près de quarante huit heures ! » Carnet de route du matelot M
  30. Le même jour fut tué le premier maître fusilier Déniel, faisant fonctions d’officier des équipages. « Il est mort, écrivait à sa famille le commandant de Jonquières, dans un magnifique élan qui l’avait entraîné dans une mission qu’il avait à remplir aux abords du village de Saint-Georges. »
  31. En élongeant la berge, l’enseigne Le Voyer avait encore pu recueillir à son bord un des cinq patrouilleurs demeurés sur la rive. Trois autres avaient plongé dans le canal ; le cinquième, Kerenflech, agenouillé dans la position de tirailleur, « homme d’une bravoure hors ligne, » dit son chef, ne bougeait plus quand on le releva.
  32. Caporal au 90e d’infanterie, tué le 4 mai 1916. Voyez sa vie par M. Émile Baumann. (Perrin, 1917.)
  33. Cette mort de de Blic fut un vrai deuil pour tous. Sa bravoure était légendaire à la brigade et, dans cette unité où l’héroïsme était pourtant monnaie courante, c’est un fait qu’on le trouvait « trop courageux. » Le capitaine Martinie, près d’un mois plus tard (15 janvier), avait encore « les larmes aux yeux » en rapportant à l’enseigne Poisson les détails qu’il avait recueillis sur la mort de son ami.
  34. Ils ont bien pris leur revanche depuis et, en novembre dernier, un brillant coup de main des troupes belges sur la ferme Terstyll nous a assuré la possession de ce réduit.
  35. Deux tués et huit blessés, sur 25 hommes engagés.
  36. Fils du directeur des recherches de la Sûreté, mort récemment.
  37. « L’unique clairon de la compagnie, qui était en même temps mon ordonnance, Lallouder (depuis médaillé militaire, avait bien son instrument sur son sac, mais l’instrument percé par les balles ne « sonnait » plus, au grand désespoir de son propriétaire. Peu après la rentrée du bataillon, au cours de la visite du général Joffre, Lallouder ne s’était pas moins aligné avec les autres clairons et faisait semblant de sonner « Aux champs. » Le général, s’étant aperçu de sa supercherie, demanda des explications à Lallouder, qui lui raconta son histoire. Elle fit rire le général, qui autorisa mon brave ordonnance à envoyer chez lui son instrument en guise de souvenir. (Carnet du lieutenant de vaisseau L…)
  38. « Le colonel commandant le secteur de Saint-Georges… remercie les officiers, sous-officiers, quartiers-maîtres et matelots du concours qu’ils lui ont prêté sans marchander dans toutes les opérations qui ont abouti à la prise de Saint-Georges. Il est fier de les avoir eus sous ses ordres pour mener à bien cette opération que le commandement a bien voulu qualifier de haut fait d’armes, ne regrettant qu’une chose, c’est de n’avoir pu les faire récompenser tous, comme ils le méritaient. » (Extrait de l’ordre du jour adressé au bataillon de Jonquières à la date du 14 janvier 1915, par le colonel H.-E. Hennocque.)