L’Épave du Cynthia/Chapitre X

CHAPITRE X

tudor brown, esquire.


Un matin de mai, le docteur était dans son cabinet, quand le domestique lui apporta la carte d’un visiteur. Cette carte, de proportions minuscules, comme on les fait en Angleterre, portait un nom : M. Tudor Brown, et une indication : on board the Albatros, ce qui signifie : M. Tudor Brown, à bord de l'Albatros.

« M. Tudor Brown ? se dit le docteur en cherchant dans ses souvenirs, sans y trouver rien qui s’adaptât à cette dénomination.

— Ce monsieur demande à voir monsieur le docteur, reprit le domestique.

— Ne pourrait-il venir à l’heure de ma consultation ?

— Il dit que c’est pour affaires personnelles.

— Faites-le donc entrer », dit le docteur avec un soupir.

Il releva la tête en entendant la porte se rouvrir, et considéra avec quelque surprise le singulier personnage qui répondait au prénom féodal de Tudor en même temps qu’au nom très plébéien de Brown.

Qu’on se figure un homme d’une cinquantaine d’années : front couvert d’une multitude de petites boucles « à la Titus », de couleur carotte, que l’examen le plus superficiel montrait comme composées, non pas de cheveux, mais de soie grège ; nez crochu, surmonté d’une énorme paire de bésicles d’or à verres fumés ; dents longues comme celles d’un cheval ; joues glabres, encadrées dans un énorme faux col, d’où sortait, sous le menton, un pinceau de barbe rousse ; une tête bizarre, surmontée d’un chapeau haut de forme qui semblait y être vissé, car son propriétaire ne faisait même pas le simulacre d’y porter la main ; — le tout reposant sur un grand corps maigre, anguleux, grossièrement équarri, vêtu de pied en cap d’une étoffe de laine à carreaux verts et gris. Une épingle de cravate, munie d’un diamant aussi gros qu’une noisette, une chaîne de montre serpentant dans les replis d’un gilet à boutons d’améthyste, une douzaine de bagues sur des doigts aussi noueux que ceux d’un chimpanzé, complétaient l’ensemble le plus prétentieux, le plus hétéroclite, le plus grotesque qu’il fût possible de voir.

Ce personnage entra dans le cabinet du docteur comme il aurait pu entrer dans une station de chemin de fer, sans même ébaucher un salut. Il s’arrêta pour dire d’une voix qui ressemblait à celle de Polichinelle, tant l’accent en était à la fois guttural et nasal :

« C’est vous le docteur Schwaryencrona ?

— C’est moi », répondit le docteur, fort étonné de ces manières.

Il se demandait déjà s’il ne devait pas sonner pour faire reconduire ce grossier personnage, quand un mot du nouveau venu arrêta net cette velléité.

« J’ai vu votre annonce au sujet de Patrick O’Donoghan, disait l’étranger, et j’ai pensé que vous aimeriez connaître ce que je sais de lui.

— Monsieur, prenez donc la peine de vous asseoir », allait répondre le docteur.

Mais il s’aperçut que l’étranger n’avait pas attendu son invitation. Après avoir choisi le fauteuil qui lui parut le plus confortable, il était déjà en train de le rouler près du docteur ; puis il s’y installait, mettait ses mains dans ses poches, élevait et appuyait ses deux talons sur le bord de la fenêtre voisine et regardait son interlocuteur d’un air satisfait.

« J’ai pensé, reprit-il, que vous accueilleriez ces détails avec plaisir, puisque vous offrez cinq cents livres pour les connaître ! C’est pourquoi je vous les apporte. »

Le docteur s’inclina sans mot dire.

« Sans doute, reprit l’autre de sa voix nasillarde, vous vous demandez déjà qui je suis. Je vais donc vous le dire. Comme ma carte a pu vous l’apprendre, je m’appelle Tudor Brown, sujet britannique.

— Irlandais, peut-être ? » demanda le docteur avec intérêt.

L’étranger, visiblement surpris, hésita un instant, puis reprit :

— Non, Écossais… Oh ! je sais que je n’en ai pas l’air et qu’on me prend plutôt pour un Yankee. Mais cela ne fait rien, je suis écossais ! »

Et, en réitérant cette affirmation, il regardait M. Schwaryencrona comme pour dire :

« Vous pouvez en croire ce que vous voudrez, cela m’est parfaitement indifférent.

— D’Inverness peut-être ? », suggéra le docteur, qui poursuivait son dada favori.

L’étranger eut encore un moment d’hésitation.

« Non, d’Édimbourg, répondit-il. Mais, peu importe, après tout, et cela n’a rien à voir dans la question !… J’ai une fortune indépendante et je ne dois rien à personne. Si je vous dis qui je suis, c’est parce que cela me fait plaisir, car rien ne m’y oblige !

— Permettez-moi de vous faire observer que je ne vous l’ai pas demandé, dit le docteur en souriant.

— Non ; eh bien ! alors, ne m’interrompez pas, ou nous n’arriverons jamais au bout. Vous publiez des annonces pour savoir ce qu’est devenu Patrick O’Donoghan, n’est-ce pas ? C’est donc que vous avez besoin de ceux qui le savent !… Moi qui vous parle, je le sais !

— Vous le savez ? demanda le docteur en rapprochant son siège de celui de l’étranger.

— Je le sais ! Mais, avant de vous le dire, il faut que je vous demande quel intérêt vous avez à cette recherche.

— C’est trop juste ! » répliqua le docteur.

En quelques mots, il conta l’histoire d’Erik, que son visiteur écouta avec une profonde attention.

« Et ce garçon vit toujours ? demanda Tudor Brown.

— Assurément ! Il vit, il est en bonne santé et va commencer au mois d’octobre prochain ses études médicales à l’université d’Upsal.

— Ah ! ah ! reprit l’étranger, qui parut réfléchir. Et, dites-moi un peu, n’avez-vous pas d’autre moyen de percer le mystère de sa naissance que de vous adresser à Patrick O’Donoghan ?

— Je n’en connais pas d’autre, répliqua le docteur. Après de longues recherches, je suis arrivé à savoir que cet O’Donoghan était en possession du secret, que lui seul peut-être pouvait m’en dire le mot, et c’est pourquoi je demande de ses nouvelles par la voie des journaux. Du reste, c’est sans grand espoir d’en obtenir par ce moyen.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’ai lieu de croire qu’O’Donoghan a des motifs graves de se cacher. Il est, par conséquent, peu probable qu’il réponde jamais à mes annonces. Aussi ai-je l’intention de recourir prochainement à un autre procédé. Je possède son signalement, je sais quels sont les ports qu’il doit fréquenter de préférence, et je me propose de l’y faire rechercher par des agents spéciaux. »

Le docteur Schwaryencrona ne disait pas ces choses à la légère. Il les énonçait avec l’intention formelle de voir quel effet elles produiraient sur l’homme qu’il avait devant lui. Aussi remarqua-t-il fort bien, en dépit du flegme affiché par l’étranger, un battement de paupières et une légère contraction de la commissure des lèvres sur la face glabre de Tudor Brown. Mais, presque aussitôt, celui-ci se redressa.

« Eh bien, docteur, dit-il, si vous n’avez pas d’autre moyen d’être renseigné que de retrouver O’Donoghan, vous ne le serez jamais !… Patrick O’Donoghan est mort. »

Si douloureusement surpris que fût le docteur par cette nouvelle, il ne sourcilla pas et se contenta d’observer son visiteur qui continua ainsi :

« Mort et enterré, ou pour mieux dire, mort et noyé par trois cents brasses de fond. Le hasard a voulu que cet homme, dont le passé me semble mystérieux et que j’avais remarqué pour cette raison, fût, il y a trois ans, employé en qualité de gabier à bord de mon yacht, l’Albatros. Il faut vous dire que mon yacht est un navire sérieux, à bord duquel je fais des croisières de sept à huit mois. Or, il y a trois ans environ, comme nous passions par le travers de Madère, le gabier Patrick O’Donoghan tomba à la mer. J’avais fait stopper, mettre les embarcations à l’eau, et on le chercha si bien qu’il fut retrouvé et qu’on put lui donner à bord tous les soins imaginables. Mais ce fut en vain. O’Donoghan était mort. Il fallut rendre à la mer la proie que nous avions tenté de lui arracher !… Procès-verbal de l’accident fut naturellement dressé sur le livre de bord. Pensant que cet acte pourrait vous être utile, j’en ai fait prendre une copie certifiée et je vous l’apporte. »

Ce disant, M. Tudor Brown tira son portefeuille, y prit une feuille de papier couverte de timbres et la présenta au docteur.

Celui-ci la parcourut rapidement. C’était bien un extrait du livre de bord de l’Albatros, propriétaire Tudor Brown, portant décès du gabier Patrick O’Donoghan, par le travers de l’île de Madère, le tout dûment certifié sous serment par deux témoins patentés, comme conforme à l’original, et enregistré à Londres, à Somerset House, par les commissaires de Sa Majesté britannique.

Cet acte avait évidemment les caractères de l’authenticité. Mais la manière dont il arrivait en ses mains était si étrange que le docteur ne put s’empêcher de formuler tout haut l’étonnement qu’il éprouvait. Il le fit toutefois avec sa courtoisie habituelle.

« Permettez-moi une question, une seule question, Monsieur, dit-il à son visiteur.

— Parlez, docteur.

— Comment se fait-il que vous ayez en poche un tel acte, tout préparé, dûment certifié et légalisé ?… Et pourquoi me l’apportez-vous ?

— Si je compte bien, cela fait deux questions, répondit Tudor Brown. Je réponds donc point par point. J’ai cet acte en poche par la raison qu’ayant vu vos annonces, il y a deux mois, et pouvant vous fournir le renseignement que vous demandez, j’ai voulu vous le donner complet et définitif, autant qu’il est en mes moyens… Je vous l’apporte par la raison que, me promenant dans ces parages à bord de mon yacht, j’ai trouvé naturel de vous présenter en personne ce petit papier pour satisfaire à la fois ma curiosité et la vôtre ! »

Il n’y avait rien à répondre à ce raisonnement. Aussi le docteur alla-t-il à la seule conclusion qu’il dût en tirer.

« Vous êtes donc ici avec l’Albatros ? demanda-t-il vivement.

— Sans doute.

— Et avez-vous encore à bord quelques matelots qui aient connu Patrick O’Donoghan ?

— Plusieurs, assurément.

— Me permettriez-vous de les voir ?

— Tant qu’il vous plaira ! Voulez-vous venir à mon bord à l’instant même ?

— Si vous n’y avez pas d’objection.

— Aucune », dit l’étranger en se levant.

M. Schwaryencrona toucha un timbre, se fit donner sa pelisse fourrée, sa canne, son chapeau, et partit avec Tudor Brown. En cinq minutes, ils arrivèrent au quai où était amarré l’Albatros.

Ils furent reçus par un vieux loup de mer à la face rubiconde et aux favoris gris, dont la physionomie respirait la franchise et la loyauté.

« Monsieur Ward, voici un gentleman qui désire être renseigné sur le sort de Patrick O’Donoghan, dit Tudor Brown en l’abordant.

— Patrick O’Donoghan !… répondit le vieux marin. Dieu ait son âme !… Il nous a donné assez de mal pour le repêcher, le jour où il s’est noyé par le travers de l’île de Madère ! Et à quoi bon, je le demande, puisqu’il a fallu le rendre aux poissons !

— Vous le connaissiez depuis longtemps ? demanda le docteur.

— Ce requin-là ?… Ma foi, non ! Depuis un an ou deux peut-être ! Je crois bien que c’est à Zanzibar que nous l’avions embauché ! Pas vrai, Tommy Duff ?

— Qui me hèle ? demanda un jeune matelot, fort occupé à polir une boule de cuivre à la rampe de l’escalier.

— Ici ! répondit l’autre. C’est bien à Zanzibar, n’est-ce pas, que nous avions recruté Patrick O’Donoghan ?

— Patrick O’Donoghan ? dit le matelot, comme si ses souvenirs n’étaient pas d’abord très précis. Ah ! oui, je me rappelle !… Ce gabier qui s’est laissé périr en tombant à l’eau par le travers de Madère ! Oui, monsieur Ward, c’est bien de Zanzibar qu’il venait ! »

Le docteur Schwaryencrona se fit décrire Patrick O’Donoghan et s’assura que le signalement répondait bien à celui qu’il possédait. Tous ces gens semblaient honnêtes et sincères. Ils avaient de bonnes figures ouvertes et naïves. L’uniformité de leurs réponses pouvait bien sembler un peu étrange et concertée. Mais, après tout, n’était-ce pas la conséquence naturelle des faits mêmes ? N’ayant connu Patrick O’Donoghan qu’un an au plus, ne se rappelant guère de lui que son signalement et sa mort, ils ne pouvaient savoir que fort peu de chose et dire que ce qu’ils savaient.

D’autre part, l’Albatros était un yacht si bien tenu, que s’il eût eu quelques canons, il aurait pu passer pour un navire de guerre. La propreté la plus rigoureuse régnait à bord. Les hommes étaient bien portants, bien vêtus, admirablement disciplinés, car ils restaient à leur poste alors que d’un saut ils se seraient trouvés à terre. Bref, l’ensemble des choses emportait une conviction qui agit invinciblement sur l’esprit du docteur.

Il se déclara donc entièrement satisfait et poussa l’esprit de sacrifice ou d’hospitalité jusqu’à ne pas se retirer sans inviter à dîner M. Tudor Brown, qui se promenait de long en large sur la dunette, en sifflotant un air à lui connu.

Mais M. Tudor Brown ne jugea pas à propos d’accepter cette invitation. Il la déclina en ces termes courtois :

« Non. Puis pas !… Ne dîne jamais en ville ! »

Il ne restait plus à M. Schwaryencrona qu’à se retirer. C’est ce qu’il fit, sans avoir obtenu le moindre coup de chapeau de cet étrange personnage.

Son premier soin fut d’aller conter l’aventure à M. Bredejord, qui l’écouta sans mot dire et se promit, à part lui, d’ouvrir une contre-enquête.

Mais, quand il voulut la commencer dans la journée même en compagnie d’Erik, qui avait tout appris en rentrant de l’école, pour le dîner de midi, il se heurta à une légère difficulté. L’Albatros avait quitté Stockholm sans dire où il allait et sans laisser l’adresse de M. Tudor Brown.

Tout ce qui restait de l’affaire, c’était l’acte de décès dûment certifié de Patrick O’Donoghan.

Cet acte avait-il une valeur sérieuse ? C’est ce que M. Bredejord se permettait de révoquer sans doute, en dépit du témoignage du consul général d’Angleterre à Stockholm, qu’il avait saisi de la question et qui déclarait reconnaître la parfaite authenticité des timbres et signatures apposés sur le document. Il avait aussi fait prendre des informations à Édimbourg, où personne ne connaissait Tudor Brown, ce qui semblait suspect.

Mais le fait indéniable, devant lequel toute opposition finit graduellement par tomber, c’est qu’on n’entendait plus parler de Patrick O’Donoghan et que les annonces restaient sans nouvel effet.

Or, Patrick O’Donoghan disparu pour toujours, aucun espoir ne subsistait d’arriver à percer le mystère de la naissance d’Erik. Lui-même, il en convenait et se voyait obligé de reconnaître que tout supplément d’enquête était désormais sans objet.

Aussi ne fit-il aucune difficulté, à l’automne suivant, de commencer ses études médicales à l’université d’Upsal, selon le vœu du docteur. Il voulut seulement passer d’abord l’examen de capitaine au long cours. Et cela seul aurait suffi à montrer qu’il ne renonçait pas à ses projets de voyage.

C’est qu’il avait maintenant au cœur un autre souci, un souci cuisant, auquel il ne voyait d’autre remède que l’agitation et le mouvement des grandes aventures. Sans que le docteur s’en doutât, Erik éprouvait le besoin de trouver un prétexte pour quitter son foyer, dès que ses études seraient terminées, et ce prétexte, il ne pouvait guère le voir que dans un plan général de voyages. La cause de ce besoin était l’aversion de plus en plus manifeste que frøken Kajsa, la nièce du docteur, ne perdait aucune occasion de lui témoigner, et qu’il n’aurait d’ailleurs, à aucun prix, voulu laisser soupçonner à l’excellent homme.

Ses rapports avec la jeune fille avaient toujours été des plus singuliers. Aux yeux d’Erik, après sept ans comme au premier jour de son arrivée à Stockholm, la petite fée était restée le modèle de toutes les élégances et de toutes les perfections mondaines. Il lui avait voué une admiration sans réserve et avait fait des efforts héroïques pour devenir son ami. Mais Kajsa ne s’était jamais habituée à l’idée de voir cet « intrus », comme elle l’appelait, prendre pied chez le docteur, y être traité en fils adoptif et devenir le favori des trois amis. Les succès scolaires d’Erik, sa bonté, sa douceur, loin de lui faire trouver grâce devant elle, devenaient plutôt de nouveaux motifs de jalousie. Au fond, Kajsa ne pardonnait pas au jeune garçon de n’être qu’un pêcheur et un paysan. Il lui semblait que cela faisait déchoir la maison et elle-même du haut degré où elle aimait à se croire perchée sur l’échelle sociale.

Mais ce fut bien autre chose quand elle sut qu’Erik était moins encore qu’un paysan — un enfant trouvé. Cela lui parut tout uniment monstrueux et déshonorant. Elle n’était pas éloignée de penser qu’un enfant trouvé prenait place, dans la hiérarchie des êtres, au-dessous du chat et du chien. Et ce sentiment se manifestait chez elle par les regards les plus dédaigneux, les silences les plus mortifiants, les avanies les plus cruelles. Erik était-il invité avec elle à une réunion d’enfants dans une maison amie ? elle refusait tout net de danser avec lui. À table, elle affectait de ne pas répondre à ce qu’il disait, ou de n’en tenir aucun compte. En toute occasion, elle prenait à tâche de l’humilier.

Le pauvre Erik avait deviné la cause de cette conduite peu charitable. Il lui était impossible de comprendre pourquoi ce malheur affreux de ne pas connaître sa famille et sa patrie devenait un grief contre lui. Il essaya un jour d’en raisonner avec Kajsa, de lui faire entendre l’injustice et la cruauté d’un pareil préjugé ; mais elle ne daigna même pas l’écouter. Plus ils grandissaient tous deux, plus cet abîme qui les séparait semblait s’élargir. À dix-huit ans, Kajsa avait fait ses débuts dans le monde. Elle y était choyée et adulée comme une héritière, et ces hommages la confirmaient dans l’opinion qu’elle était faite d’une autre pâte que le commun des mortels.

Erik, d’abord affligé de ces dédains, avait fini par s’en indigner et par se jurer d’en triompher. Ce sentiment d’humiliation avait même une grande part dans l’ardeur passionnée qu’il apportait à ses études. Il rêvait de se placer si haut dans l’estime publique, à force de travail, que chacun fût obligé de s’incliner. Mais il se jurait aussi de partir à la première occasion, de ne pas rester sous ce toit où chaque jour était marqué pour lui par une secrète humiliation. Seulement il fallait que le bon docteur ignorât les motifs de ce départ. Il fallait qu’il l’attribuât uniquement à la passion des voyages. Et c’est pourquoi Erik parlait fréquemment de s’engager, au terme de ses études, dans quelque expédition scientifique. C’est pourquoi, tout en suivant à Upsal les cours de l’école de médecine, il se préparait par les travaux et les exercices les plus sévères à la vie de fatigues et de dangers qui est le lot des grands voyageurs.