L’Épave du Cynthia/Chapitre IX

CHAPITRE IX

cinq cents livres sterling de récompense


Patrick O’Donoghan, autant qu’Erik put le comprendre à travers les réticences et les digressions de M. Bowles, n’était pas précisément un modèle de vertu. Le propriétaire du Red Anchor l’avait connu mousse, novice et matelot, avant et après le naufrage du Cynthia. Jusqu’à cette époque, Patrick O’Donoghan était pauvre, comme le sont généralement les gens de mer. À la suite de ce naufrage, il était revenu d’Europe avec une grosse liasse de bank-notes, prétendant avoir fait un héritage en Irlande — ce qui semblait assez peu vraisemblable.

M. Bowles n’avait jamais cru à cet héritage. Il pensait même qu’une fortune si subite devait se rattacher d’une manière quelconque, mais probablement peu avouable, au naufrage du Cynthia. Car il était certain que Patrick O’Donoghan s’y était trouvé, et, contrairement à l’habitude des marins en pareil cas, il évitait avec soin d’en parler ; il détournait assez maladroitement la conversation, quand elle se portait sur ce sujet. Il s’était même empressé de décamper, de faire un voyage au long cours, au moment du procès civil intenté par la compagnie d’assurances aux propriétaires du Cynthia, et cela afin de ne pas être impliqué dans le procès, fût-ce comme témoin. Cette conduite avait paru d’autant plus suspecte, que Patrick O’Donoghan était alors le seul survivant connu de l’équipage, M. Bowles n’avait jamais su le fin mot de cette affaire ; mais sa femme et lui l’avaient toujours trouvée louche.

Ce qui le paraissait davantage encore, c’est que Patrick, pendant son séjour à New York, n’était jamais à court d’argent. Il n’en rapportait pourtant guère de ses voyages. Mais, quelques jours après son retour, il ne manquait pas d’avoir de l’or et des billets, et quand il était gris, ce qui lui arrivait fréquemment, il se vantait de posséder un secret qui équivalait à une fortune. Et le mot qui revenait toujours dans ses divagations, c’était « l’enfant sur la bouée ».

« L’enfant sur la bouée, monsieur Bowles ! disait-il en frappant sur la table. L’enfant sur la bouée vaut son pesant d’or !… »

Là-dessus, il ricanait, très satisfait de lui-même. Jamais on n’avait pu lui tirer une explication de ces paroles, qui étaient restées pendant des années, pour le ménage Bowles, un sujet de suppositions à perte de vue.

D’où l’émotion de mistress Bowles, au moment où Erik lui avait appris qu’il était précisément ce fameux « enfant sur la bouée ».

Patrick O’Donoghan, qui avait eu pendant plus de quinze ans l’habitude de loger au Red Anchor, quand il se trouvait à New York, n’y paraissait plus depuis quatre ans environ. Et ici encore il y avait, au dire de M. Bowles, quelque chose de mystérieux. L’Irlandais avait reçu un soir la visite d’un homme qui s’était enfermé avec lui pendant près d’une heure. À la suite de cette visite, Patrick O’Donoghan, ému et pressé, avait précipitamment payé son compte, pris son sac de matelot, et il était parti.

Jamais plus on ne l’avait revu.

Mr. et Mistress Bowles ignoraient naturellement la cause de ce départ subit. Mais ils avaient toujours pensé qu’il devait se rattacher au naufrage du Cynthia et à l’histoire de « l’enfant sur la bouée ». Dans leur opinion, le visiteur de Patrick serait venu l’avertir qu’il courait quelque danger grave, et l’Irlandais avait jugé prudent de quitter immédiatement New York. Les époux Bowles ne pensaient pas qu’il y fût revenu depuis cette époque. Ils l’auraient su, disaient-ils, par d’autres habitués de leur auberge, qui n’eussent pas manqué de s’étonner si Patrick était descendu ailleurs qu’au Red Anchor, et d’en demander la raison.

Tel était, dans son ensemble, le récit qu’Erik put obtenir. Il avait hâte de le communiquer à ses amis. Aussi s’empressa-t-il de demander à Mr. et à Mistress Bowles la permission d’aller les chercher.

Son rapport fut naturellement accueilli à la Cinquième Avenue avec l’intérêt qu’il méritait. Pour la première fois, avant tant de recherches, on se trouvait sur la trace d’un homme qui avait fait des allusions réitérées à « l’enfant sur la bouée ». À la vérité, on ne savait pas où était cet homme ; mais on pouvait espérer le retrouver un jour ou l’autre. Aucun incident de pareille importance ne s’était encore produit. L’affaire parut assez grave pour qu’on décidât de télégraphier à Mistress Bowles en la priant de préparer un dîner de six couverts. M. Bredejord avait suggéré ce moyen de tirer de ces braves gens tout ce qu’ils pouvaient savoir ; on irait s’installer chez eux, on les ferait asseoir à table et l’on causerait.

Erik n’espérait guère apprendre du nouveau. Il connaissait déjà assez bien les époux Bowles pour être convaincu qu’il leur avait fait dire tout ce qu’ils savaient. Mais il comptait sans la grande habitude qu’avait M. Bredejord d’interroger les témoins, dans les cours de justice, et de tirer de leurs réponses ce qu’ils ne soupçonnaient souvent pas eux-mêmes.

Mistress Bowles s’était surpassée. Elle avait dressé la table dans sa plus belle chambre du premier étage, et improvisé, en moins d’une heure, un dîner excellent. Très flattée de se voir invitée à y prendre place avec son mari, elle se prêta de la meilleure grâce du monde à l’interrogatoire de l’éminent avocat. On récolta ainsi un certain nombre de faits qui avaient leur importance.

D’abord, Patrick O’Donoghan avait dit en propres termes, au moment du procès intenté par la compagnie d’assurances, qu’il s’en allait « pour ne pas être assigné comme témoin ». Preuve évidente qu’il ne se souciait pas de s’expliquer sur les circonstances du naufrage, comme tout l’ensemble de sa conduite l’établissait d’ailleurs.

D’autre part, c’était bien à New York ou aux environs que se trouvait la source des revenus suspects qu’il semblait se faire avec un secret. Car, en arrivant, il était toujours sans argent, et, un beau soir, après avoir passé l’après-midi dehors, il rentrait avec de l’or plein ses poches.

On ne pouvait douter que ce secret ne se rapportât à « l’enfant sur la bouée », puisqu’il l’avait dit à diverses reprises.

Patrick O’Donoghan avait dû tenter de tirer un pari définitif de ce secret, et la tentative même avait dû amener une crise. En effet, la veille même de son départ soudain, il affirmait qu’il était fatigué de naviguer ; il ne comptait plus reprendre la mer et voulait désormais vivre à New York en rentier.

Enfin, l’individu qui était venu voir Patrick O’Donoghan avait un intérêt à le faire partir, car, dès le lendemain, il était venu demander l’Irlandais au Red Anchor et avait paru très satisfait de ne plus l’y trouver. M. Bowles se croyait sûr de pouvoir reconnaître cet individu, qui, d’après ses allures et ses manières, lui avait paru être un « detective » ou un de ces agents de police officieux comme il y en a dans les grandes villes.

M. Bredejord concluait de ces circonstances que Patrick avait dû être systématiquement épouvanté par la personne même dont il tirait de l’argent pendant ses séjours à New York, et qui lui avait sans doute dépêché ce détective pour lui donner à craindre une poursuite criminelle. Cela seul pouvait expliquer que l’Irlandais fût parti précipitamment à la suite de cette visite et n’eût plus jamais reparu.

Il importait donc d’avoir le signalement du détective en même temps que celui de Patrick O’Donoghan. Mr. et Mistress Bowles le donnèrent très précis. En compulsant leur livre de comptes, ils purent aussi retrouver la date exacte du départ de l’Irlandais, qui remontait à quatre ans moins trois mois, et non pas à cinq ou six ans, comme ils le croyaient d’abord.

Le docteur Schwaryencrona fut immédiatement frappé de ce fait que la date de ce départ, et, par conséquent, de la visite du détective, correspondait précisément à celle des premières annonces qu’il avait fait faire en Grande-Bretagne pour rechercher les survivants du Cynthia. La concordance était même si frappante qu’il était impossible de ne pas établir une corrélation entre les deux phénomènes.

Il semblait donc qu’on commençât à voir un peu clair dans le problème. L’abandon d’Erik sur une bouée devait avoir été le résultat d’un crime — crime dont le novice O’Donoghan, embarqué sur le Cynthia, avait été le témoin ou le complice. Il en connaissait l’auteur, qui habitait New York ou les environs, et il avait longtemps exploité ce secret. Puis, un jour était venu où, las des exigences de l’Irlandais et sous le coup des annonces insérées dans les journaux, on avait suffisamment effrayé Patrick pour le décider à déguerpir.

En tout cas, et même en supposant que ces déductions ne fussent pas rigoureusement fondées, il y avait là les éléments d’une sérieuse enquête judiciaire. Erik et ses amis quittèrent donc le Red Anchor avec le ferme espoir d’arriver bientôt à un résultat.

Dès le lendemain, M. Bredejord se faisait présenter par le ministre de Suède au surintendant de la police de New York, et il le mettait en possession des faits connus. En même temps, il entrait en rapport avec les solicitors de la compagnie d’assurances qui avaient plaidé contre les propriétaires du Cynthia, et parvenait à faire exhumer le dossier de ce procès des cartons poussiéreux où il dormait depuis de longues années.

Mais l’examen de ces paperasses ne fournit aucun document d’importance. De part et d’autre, on n’avait pu produire aucun témoin du naufrage. Toute l’affaire avait roulé sur des points de droit et sur l’exagération du chiffre de l’assurance, opposé à la valeur réelle du navire et du fret. Les armateurs du Cynthia n’avaient pu établir la bonne foi de leur dire, ni expliquer comment le naufrage s’était produit. L’ensemble de leur défense ayant paru faible, la Cour avait donné gain de cause à la partie adverse. Par contre, la compagnie d’assurances s’était vue obligée de payer plusieurs primes sur la vie aux héritiers de divers passagers. Mais nulle part, dans ces procès ou transactions, il n’y avait la moindre trace d’un enfant de neuf mois.

L’examen de ces dossiers avait duré plusieurs jours. Il venait de prendre fin, quand M. Bredejord reçut avis de se présenter chez le surintendant de police, qui lui dit qu’à son grand regret il n’avait rien trouvé. Personne à New York ne connaissait de détective officiel ou bénévole qui répondît au signalement donné par M. Bowles. Personne n’avait pu fournir la moindre indication sur un individu ayant intérêt à se débarrasser de Patrick O’Donoghan. Quant à ce matelot, il ne semblait pas avoir mis le pied aux États-Unis depuis quatre ans au moins. Au surplus, note était prise de son signalement, qui servirait peut-être à l’occasion. Mais le surintendant ne pouvait dissimuler à M. Bredejord que l’enquête lui semblait enterrée. Les faits remontaient d’ailleurs à une date si éloignée et si voisine de la prescription de vingt ans, que, même en admettant le retour immédiat de Patrick O’Donoghan, il était au moins douteux que la justice consentît à se saisir de l’affaire.

Au total, elle tombait à plat, cette solution qu’Erik avait cru un instant tenir, et elle lui échappait, peut-être sans retour.

Il n’y avait plus qu’à revenir en Suède en passant par l’Irlande, pour voir si, d’aventure, Patrick O’Donoghan n’y serait pas simplement allé planter ses choux. C’est ce que firent le docteur Schwaryencrona et ses amis, après être allés prendre congé de Mr. et de Mistress Bowles.

Les steamers de New York à Liverpool faisant toujours escale à Cork, les voyageurs n’eurent qu’à prendre cette voie pour se trouver à quelques milles d’Inishannon. Ils apprirent là que Patrick O’Donoghan n’était jamais revenu dans son pays depuis l’âge de douze ans et n’avait jamais donné de ses nouvelles.

« Où aller le chercher maintenant ? demandait le docteur Schwaryencrona, comme on se rembarquait pour Londres, d’où l’on devait gagner Stockholm.

— Dans les ports de mer, évidemment, et en particulier dans les ports non américains, répondit M. Bredejord. Car, notez bien ce point, un matelot, un ancien mousse ne renonce pas, à trente-cinq ans, à son métier. C’est le seul qu’il connaisse. Patrick navigue donc. Et, les navires ayant pour but d’aller d’un port à une autre, c’est seulement là qu’on peut espérer trouver un homme de mer. Qu’en dites-vous, Hochstedt ?…

— Le raisonnement me semble juste, quoique peut-être un peu absolu, répliqua le professeur avec sa prudence habituelle.

— Admettons qu’il le soit, poursuivit M. Bredejord. Étant donné que Patrick O’Donoghan est parti sous le coup d’une terreur véritable, et probablement sous la menace d’une poursuite criminelle, il doit redouter l’extradition. Il y a donc des chances pour qu’il cherche à ne pas être reconnu, et, par suite, qu’il évite ses anciens camarades. Il fréquentera donc de préférence les ports qu’ils n’ont pas l’habitude d’aborder… Ce n’est qu’une hypothèse, je le sais ; mais — supposons provisoirement qu’elle soit fondée —, le nombre de ports où les Américains n’ont pas d’affaires  n’est pas si grand qu’on ne puisse aisément en dresser la liste. Je pense qu’on pourrait commencer par là, et faire d’abord demander dans ces ports si l’on n’y a pas de nouvelles d’un individu répondant au signalement d’O'Donoghan.

— Pourquoi n’avoir pas recours tout simplement à l’annonce ? demanda M. Schwaryencrona.

— Parce que Patrick O’Donoghan n’aurait garde d’y répondre, s’il se cache — même en supposant que l’annonce puisse atteindre un matelot.

— Qui nous empêche de la faire rassurante pour lui, de l’avertir qu’il se trouvera en tout cas abrité par la prescription et qu’il a tout avantage à nous renseigner ?

— C’est juste. Mais j’en reviens à mon objection : je crains fort qu’une annonce n’arrive pas à un simple matelot.

— On peut toujours essayer en offrant une récompense à Patrick O’Donoghan, ou à qui le fera retrouver. Qu’en dis-tu, Erik ?

— Il me semble que des annonces pareilles, pour avoir un effet, devront être répétées dans un grand nombre de journaux. Elles coûteront donc très cher et pourront effrayer Patrick O’Donoghan, si engageantes qu’elles soient, au cas où il croirait avoir intérêt à se cacher. Ne vaudrait-il pas mieux confier à quelqu’un le soin d’aller faire personnellement une enquête dans les ports où l’on suppose que doit se trouver cet homme ?

— Fort bien ; mais où trouver l’homme de confiance qui pourrait suivre une pareille enquête ?

— Il est tout trouvé si vous le voulez, mon cher maître, reprit Erik. C’est moi.

— Toi, mon cher enfant… Et tes études ?…

— Mes études peuvent n’en pas souffrir. Rien ne m’empêcherait de les poursuivre en voyageant… De plus, s’il faut vous l’avouer, docteur, je me suis déjà assuré le moyen de voyager gratis.

— Et comment cela ? demandèrent ensemble M. Schwaryencrona, M. Bredejord et M. Hochstedt.

— Tout simplement en me préparant pour l’examen de capitaine au long cours. Je puis le passer demain, s’il est nécessaire. Et, une fois en possession de ce diplôme, rien ne sera plus aisé que de trouver à m’embarquer comme lieutenant pour le premier port venu.

— Comment ! tu as fait cela sans m’en rien dire ? s’écria le docteur à demi fâché, tandis que l’avocat et le professeur riaient de bon cœur.

— Vraiment, répliqua Erik, je ne crois pas que mon crime soit bien grand jusqu’ici, puisqu’il s’est borné à m’enquérir des matières à l’examen et à les apprendre ! Je ne l’aurais pas subi sans vous en demander la permission, et je la sollicite en ce moment même.

— Je te la donne, méchant garçon ! dit le docteur, apaisé par l’argument. Mais, quant à te laisser repartir dès maintenant, et tout seul, c’est une autre affaire !… Nous attendrons pour cela que tu aies atteint ta majorité.

— Oh ! c’est bien ainsi que je l’entends ! » répliqua Erik avec un accent de reconnaissance et de soumission sur lequel il n’y avait pas à se tromper.

Toutefois le docteur ne voulut pas renoncer pour cela à son idée. Selon lui, la recherche personnelle dans les ports ne serait jamais qu’un expédient. L’annonce, au contraire, allait partout à la fois. Si Patrick O’Donoghan ne se cachait pas, ce qui était possible, ce moyen devait le faire arriver tout droit. S’il se cachait, elle pouvait servir à le faire découvrir. Après avoir mûrement pesé toutes choses, on arrêta donc la rédaction suivante, qui, traduite en sept ou huit langues, devait bientôt s’envoler dans les cinq parties du monde sur l’aile des cent journaux les plus répandus :

« Patrick O’Donoghan, matelot absent de New York depuis quatre ans. Cent livres sterling de récompense à qui le fera retrouver. Cinq cents livres sterling à lui-même, s’il se met en rapport avec le signataire. Rien à craindre, les faits étant couverts par la prescription.

« Dr Schwaryencrona. Stockholm. »

Le 20 octobre, le docteur et ses compagnons de voyage étaient rentrés dans leurs pénates. Le lendemain, cette annonce fut déposée à l’Agence générale de publicité de Stockholm et, trois jours après, elle avait déjà fait son apparition dans plusieurs journaux. Erik ne put retenir un soupir et comme un pressentiment de défaite définitive, en la lisant.

Quant à M. Bredejord, il déclara tout net que c’était la plus grande folie de la Terre et qu’il considérait désormais l’affaire comme perdue.

Erik et M. Bredejord se trompaient, ainsi que le démontrera la suite des évènements.