Fasquelle (p. 171-193).
◄  Chap. X
Chap. XII  ►


XI


Je dois avouer que je ne suis ému d’aucune fierté lorsque, vers le soir, j’endosse pour la première fois mon uniforme. Je ne suis nullement boursouflé des dilatations de l’amour-propre ; je ne sens pas monter en moi, à la vue des dorures qui chatoient sur le drap neuf de mes habits, les grisantes fumées de l’orgueil.

Il m’est impossible de me défaire d’idées sérieuses et désagréables. Je vois clairement que mon entrée dans la vie — ce que j’ai désiré et considéré jusqu’ici comme mon entrée dans la vie — n’est que mon admission dans une caste. La vie ? Je n’ai qu’à imaginer une action au moins moralement indépendante des liens de l’association, pour me rendre compte de son impossibilité. Si la patrie est l’armée, et si l’armée est la caste des officiers, cette caste est une immense machine à fabriquer le patriotisme artificiel ; et chacune des individualités qui la composent devient un rouage. Je ne serai donc, ainsi que tout ce qui porte l’épaulette, qu’un ressort, qu’un automate. Et s’il m’est jamais permis d’affirmer ma personnalité, ce ne sera que dans les poursuites extra-militaires, dans la chasse aux plaisirs et aux honneurs, à l’argent — et encore, conformément aux usage de l’armée.

Un automate. Mais pourrais-je être autre chose ? Si je n’étais pas officier, que pourrais-je faire dans l’existence ? Pas grand’chose, probablement ; peut-être rien. Et si la classe des officiers français n’était point la seule expression régulière, sociale, des forces viriles du pays — si l’officier français n’était point le représentant exclusif de la France armée — quel droit aurais-je, plus qu’un autre, à une autorité quelconque sur mes concitoyens ? Mes titres à l’épaulette : quelques années passées au collège et quelques mois dans une école spéciale. Et encore, moi, je suis fils de soldat ; je sais, au sujet des affaires militaires, un peu plus qu’un grand nombre de mes camarades, fils de bourgeois, dont toutes les connaissances pratiques se bornent à la distinction des uniformes. Si je n’avais pas été destiné à devenir un officier, j’aurais pu être soldat depuis trois ans ; j’aurais pu acquérir, par mon intelligence générale ou mes qualités spéciales, le droit rationnel de commander à mes compatriotes. Officier sorti de l’école, je vais être leur chef en vertu d’un monopole de caste. C’est en vertu de ce monopole que je vais servir mon pays comme fonctionnaire privilégié ; comme fonctionnaire supérieur qui ne peut être cassé aux gages, car il y a une loi de 1831 qui nous confère, à nous officiers, la propriété de nos grades. C’est en vertu de ce monopole que je vais commander aux Baïonnettes Intelligentes. Ça ne me rend pas fier ; non.

Mais voici des gens qui sont fiers pour moi : d’abord, Lycopode, cette excellente Lycopode, qui s’est constituée l’ombre discrète de mon père, qui le suit partout comme un chien fidèle, faisant pour ainsi dire partie du mobilier et sans autre profit, je le crains, que l’honneur de servir un tel maître ; elle gratte doucement à la porte de ma chambre, l’entre-bâille ; et, comme j’ai justement achevé ma toilette, elle se répand en exclamations. Ah ! que je suis beau, que je suis beau, que je suis beau !… Je me sens flatté, malgré tout, de l’admiration naïve, et verbeuse de cette pauvre créature, à laquelle une longue habitude inocula l’enthousiaste respect des ajustements militaires.

Puis, lorsque je pénètre dans le salon, c’est un monsieur que je trouve en conversation avec mon père, et qui se récrie sur ma bonne mine et ma martiale apparence. Ce monsieur, à la forte carrure, à l’épaisse moustache tombante, me rappelle Vercingétorix ; et je vous laisse à penser si les compliments d’un Gaulois indubitable, guerrier illustre sans aucun doute, chatouillent délicieusement mon amour-propre. Mais le Gaulois auquel me présente mon père est un Gaulois pacifique ; s’il n’y en eut pas autrefois, il en existe aujourd’hui ; la moustache n’est là que pour la frime, souvenir presque ironique de temps qui ne sont plus. Ce monsieur s’appelle M. Glabisot ; il est directeur au ministère des Finances. Il n’a jamais manié d’autre métal que celui qui affirme, sur sa tranche, que Dieu protège la France.

M. Glabisot, comme son physique évocateur d’époques héroïques lui en fait un devoir, et peut-être une nécessité, est patriote au plus haut point ; et, non content d’occuper dans la hiérarchie officielle un poste élevé, il est artiste à ses heures ; artiste-peintre. Il expose chaque année, au Salon, des natures mortes sans prétention, mais qui révèlent des aptitudes sérieuses. M. Glabisot pourtant, se déclare simple amateur ; il ne lui viendrait pas à l’idée de vouloir rivaliser avec sa femme, Mme Antoinette Glabisot, l’illustre peintre de batailles qui commence à faire oublier Horace Vernet, et au pinceau de laquelle nous avons dû, l’été dernier, ce magnifique tableau Le Maréchal de Mac-Mahon blessé à Sedan, qui a fait courir tout Paris.

Je n’ai pas vu le tableau, mais je décris avec la plus grande exactitude l’émotion qu’il m’a causée. Mon père m’apprend que Mme Glabisot a l’intention de consacrer son grand talent, pour le Salon prochain, à une peinture qui représentera la défense de Nourhas. Elle a bien voulu lui demander de lui accorder quelques séances ; et il ne sait quel parti prendre ; sa modestie est mise vraiment à une bien rude épreuve.

— Général ! s’écrie M. Glabisot, vous devez à vous-même, vous devez à la Patrie, de ne point refuser. Le devoir de l’Art, devoir sacré, est d’immortaliser des actes comme celui dont vous fûtes le héros. Et vous ne pouvez vous dérober au devoir, devoir sacré aussi, de léguer vos traits à la postérité. C’est dans la contemplation de vos mâles exploits, retracés par un pinceau fidèle, que les générations futures apprendront que, si nous fûmes vaincus, ce ne fut pas sans gloire ; et qu’elles puiseront l’énergie nécessaire à la prochaine revanche !

— Votre éloquence est entraînante, répond mon père ; et si vous parlez de la revanche, vous finirez par me convaincre.

— Je l’espère bien ! s’écrie M. Glabisot, enchanté. Toute la grandeur de la France, voyez-vous, est là…

Et il touche le sabre qui me pend au côté, un beau sabre qui me fut apporté, hier, de la part de Mme Raubvogel. C’est justement chez le cousin Raubvogel que nous allons dîner ce soir, M. Glabisot, mon père et moi. Le coupé de M. Glabisot nous attend. Nous partons.



Je ne vois pas la nécessité de décrire minutieusement le dîner offert par le cousin Raubvogel en l’honneur de ma promotion ; ni de rappeler les différents toasts portés à mon avenir et à la grandeur de la France ; ni de répéter les propos tenus à table, lieux communs, médisances, étonnements, admirations et critiques de commande — tout le verbiage de gens décidés à jacasser pour ne rien dire. — Vous annoncer que le cousin Raubvogel a fait fortune, et qu’il vit aujourd’hui sur un grand pied, ne serait pas vous apprendre grand’chose ; c’est un fait connu de tout le monde. M. Raubvogel est fort riche, mène de grosses affaires ; il est au mieux avec les sommités du monde politique et financier ; il commandite un journal, le Lutèce, qui défend les bons principes démocratiques, et ne les défend pas mal ; enfin, comme on dit, c’est un gros bonnet. Comment il a fait fortune, on ne sait pas bien ; mais a-t-on besoin de savoir ? Il s’est livré à des opérations financières, ce qui est une façon de contribuer à la prospérité du pays ; il s’est intéressé, en bon patriote, aux entreprises coloniales, Tunisie, Tonkin, etc. ; il s’est occupé aussi de découvertes qui concernent la fabrication des munitions de guerre et s’est constitué l’ange gardien, la Providence, de l’inventeur Plantain. Voilà des titres à la gratitude publique. Dire que je ne soupçonne point, à l’existence du cousin, des dessous plus ou moins avouables, serait exagérer ; j’en soupçonne, hélas ! partout. Cependant, pour être juste, je dois déclarer que les gens que M. Raubvogel reçoit à sa table m’apparaissent comme une garantie vivante de son honorabilité. Par exemple (à part M. Glabisot, mon père et moi, que vous avez déjà l’honneur de connaître), je vais vous présenter les convives de ce soir :

Mme Glabisot, l’artiste célèbre, élancée, brune, altière ; l’air d’une Diane chasseresse dans l’exercice de ses fonctions ; la bouche sans cesse entr’ouverte pour des questions rarement posées ; des yeux tabac, froids, mobiles, très en éveil. Affectant, pas trop bien, un ton dégagé, le sans-façon artistique, un sans-façon à façons ; et l’on devine un éternel calcul, accumulant ses termes, sous le chignon trop peu compliqué. — M. Ganivais, le directeur du Lutèce, le journal que commandite Raubvogel ; le décorum de la barbe sur le décorum du plastron, décoré, décoratif. — M. Pronc, le rédacteur en chef du même journal, siégeant au Sénat, ancien communard, communicatif, commun. — M. Dufour-Hagalon, président à la Cour, rougeaud, vieillot, maigriot, finaud, aux trois quarts fini, blanc des favoris, l’air d’un vieil ami des jeux et des ris. — Mme Dufour-Hagalon, femme du précédent, personne mûre, tellement mûre qu’elle en semble près d’éclater ; d’une énormité débordante, avec un visage fripé, à bajoues, sans doute acajou, mais truqué, maquillé à vous faire brailler ; bouche goulue aux dents fausses, incarcérant mal une langue triangulaire ; cheveux faux d’un noir de jais ; noir de jais des yeux frétillards ; une façade peinte et des derrières. — M. Issacar, jeune israélite silencieux, au nez énigmatique, fouinard, renifleur d’intérêts, intéressant. — M. Triboulé, brasseur d’affaires, à ce que je crois comprendre : peau noire, œil noir au regard noir, poil noir en barbiche et en moustache à crocs ; l’aspect d’un capitaine de déshabillement. — Mme Triboulé, femme du précédent ; rousse superbe, grassouillette et flexible, avec une gorge sûre d’elle-même, des dents magnifiques, du sang rapide sous la peau blanche ; la gloire simple d’une affirmation charnue, pas atténuée, même, par la grâce plus consciente et plus maniérée d’Estelle. — Enfin, M. Camille Dreikralle, député, rapporteur du budget de la guerre ; l’interprétation judaïque d’un traité des maladies de peau ; chauve, paupières cramoisies, lèvres moisies ; clous, boutons, furoncles ; tout un bourgeonnement à fleur de cuir ; des yeux de léporide, un nez qui tente un retour sur lui-même, une voix nasillarde et des doigts en saucisses. Ce parlementaire me paraît être ce soir le convive important.

Pourtant, il est possible que je me trompe. J’en suis réduit aux conjectures, et je ne possède pas le moindre document pour étayer mes suppositions. Les voies du monde me sont étrangères ; et, à part mon père dont je suspecte un peu l’impartialité, je ne connais personne qui puisse me servir de guide dans le labyrinthe de la civilisation. Je serais heureux cependant, pour commencer, d’être éclairé sur le caractère et les mœurs, sur la valeur fiduciaire et réelle des personnages ici présents. Et dans le salon où nous passâmes après le dîner, assis un peu à l’écart, je compatis à mon propre isolement spirituel tandis que la voix bourdonnante d’un domestique, de temps en temps, annonce les noms de gens qui me sont pour la plupart inconnus, mais qui néanmoins viennent me féliciter en vieux amis. Un nom que je viens d’entendre, et qui tout à coup réveille en moi des souvenirs, excite ma curiosité.

— Monsieur Schurke.

Schurke ! Gédéon Schurke ! Est-ce possible ? Est-ce lui ? Est-ce le même ? Est-ce l’unique, le seul Gédéon Schurke ?… Oui, c’est bien lui, il n’y a pas à en douter ; tel, ou peu s’en faut, qu’il m’apparut autrefois à Versailles, lorsqu’il offrit à mes juvéniles méditations ses opinions cyniques sur la société moderne. L’homme n’a point changé ; c’est à peine s’il a vieilli ; il vient à moi après un semblant d’hésitation, le sourire sur les lèvres ; sourire sardonique, bien entendu, mais engageant tout de même — et qui m’engagerait, en fait, à poser à Gédéon Schurke des questions aussi nombreuses sinon aussi naïves que celles que je lui posai jadis, si Schurke n’allait de lui-même au-devant de mes demandes. — Comment ? Pour le savoir, vous n’avez qu’à prêter l’oreille à notre conversation, tandis qu’un pianiste fameux commence à évoquer l’âme de Mozart en frappant de ses doigts agiles d’authentiques dépouilles d’éléphants. C’est Schurke qui parle d’abord, naturellement.

— Voilà déjà bien des années que je n’ai eu l’avantage de vous voir, monsieur Jean ; et j’ai plaisir à constater que vous n’avez point perdu votre temps ; permettez-moi de vous féliciter des résultats qu’ont obtenus vos efforts et votre application. Quant à moi, j’ai fait bien du chemin ; peut-être en arrière, si nous allons au fond des choses ; mais socialement, c’est-à-dire superficiellement, j’ai monté. J’étais une manière de valet ; je suis à présent secrétaire particulier de M. Raubvogel ; son bras droit, comme il dit : ce qui ne laisse pas d’être honorable, étant donné ce que doit faire la main gauche. Enfin, me voilà dans les huiles. Passez-moi cet argot militaire.

— De bon cœur. Auriez-vous des fréquentations dans les casernes ?

— Pas directement. Mes tendances n’ont rien de belliqueux.

— Je sais. Vous m’avez exposé autrefois vos sentiments à ce sujet ; et s’ils n’ont point changé…

— Ils sont inaltérables ; de même que ma conception de la société et des gens vertueux qui la composent.

— Je me souviens de cette conception. Je m’en suis souvenu souvent, et j’ai le regret de dire que je l’ai généralement trouvée correcte.

— Votre mémoire est excellente, dit Schurke en souriant ; vous n’avez sans doute pas oublié que ce ne fut pas gratuitement que je vous fis mes confidences… Voyons, rappelez-vous, je vous mis à contribution d’une pièce de cinq francs.

— En effet. Ce n’était pas cher. Mais à ce moment j’étais bien jeune…

— Et aujourd’hui, je commence à me faire vieux ; aussi, j’augmente mes prix ; pourtant ils restent abordables. Par exemple, si je vous proposais de vous faire profiter de mon expérience, de vous montrer sans voiles, au fur et à mesure de vos besoins, le monde dans lequel vous faites présentement vos débuts, ne consentiriez-vous pas à diminuer de 500 francs, à mon bénéfice, les 100.000 francs dont vous allez hériter ces jours-ci ?

— Je serai enchanté de vous être utile. Pouvez-vous, pour commencer, me donner quelques indications sur les personnages ici présents ?

— Facilement. Ils constituent, en raccourci, la France dirigeante ; quant à la France dirigée, elle ne se constitue pas, même en raccourci ; on ne la conçoit qu’en émincés, en rognures, en purée. Voici Mme Glabisot, pour commencer ; la femme artiste et patriote ; ni femme, ni artiste, ni patriote ; une femelle au tatouage tricolore ; l’âme française palpite devant les navets de cette gaupe. M. Glabisot, directeur des Défalcations au ministère des finances, et membre du Conseil des Transactions ; vous savez ce que c’est que ce Conseil ? Les tarifs prohibitifs français constituant une prime indirecte à la fraude, les fraudeurs sont très nombreux ; quand ils sont pincés, ils sont condamnés à l’amende, à la prison, au payement de sommes toujours considérables à l’administration des Douanes ; les fraudeurs ne peuvent pas payer, ou désirent ne pas payer ; c’est alors que le Conseil des Transactions entre en scène ; il transige avec les fraudeurs, je n’ai besoin de vous dire ni au détriment de qui, ni au bénéfice de qui. Voici, pour vous donner un exemple, comment les choses se passent. L’honorable M. Delanoix, qui est votre parent, et en même temps l’un de nos grands contrebandiers nationaux, j’oserai dire patentés, a connaissance d’une fraude qui se pratique quelque part et d’une certaine façon ; il en informe M. Raubvogel, qui est en même temps son gendre, votre cousin et mon patron. M. Raubvogel s’arrange de façon à faire poursuivre les fraudeurs, qui sont condamnés, grâce à des influences mystérieuses, à des remboursements ruineux, amendes, etc. Les fraudeurs, je suppose, doivent verser 500.000 francs au Trésor et payer une amende de 3.000 francs ; ils demandent à transiger ; le Conseil des Transactions, présidé par M. Glabisot, patriote, et composé d’autres patriotes, décide de se contenter de l’amende et de renoncer à exiger le remboursement des 500,000 fr. Faut-il vous dire que les fraudeurs, dans leur joie de se voir quittes à si bon compte, oublient une somme rondelette sur la table du Conseil ? M. Glabisot a sa part, mon patron a sa part, M. Delanoix a sa part, tous ces messieurs ont leur part. Les contribuables…

— Que disent-ils ?

— Ils ne savent rien ; donc, ils ne disent rien. Il est vrai qu’ils pourraient savoir. Mais ils préfèrent crier : Vive la France ! Ils préfèrent lire le journal Lutèce, commandité par le gouvernement et M. Raubvogel, dirigé par M. Ganivais, voleur, fils de voleur, qui ignore l’orthographe, et rédigé par M. Pronc, dégoûtant raté qui met aux enchères son honnêteté douteuse et considère la République comme sa propriété particulière ; ils préfèrent lire le Petit Journal, jouer aux cartes, se faire cocus et se soûler. M. Dufour-Hagalon est magistrat ; est-il nécessaire de vous apprendre ce que c’est, à part de rares exceptions, qu’un magistrat français ?

— Non ! Non !

— Je suis heureux de voir que vous n’avez pas encore perdu toute foi en la Justice, puisque vous ne voulez pas entendre parler des gens qu’on paie pour la rendre. Ce Dufour-Hagalon, vous le voyez, n’est plus qu’une ruine, un débris ; simple particulier, il serait inoffensif, un gaga bénévole ; juge, il est simplement terrible. Ses vices honteux, qu’exaspère l’âge, l’ont placé sous la domination absolue de sa femme, qui pourvoit elle-même aux passions de son mari et lui procure les enfants qu’il aime comme les aimait Tibère. Ce vieillard infâme est donc devenu un instrument docile aux mains d’une femme avide d’argent qui lui fait faire la quête, au su de tout le monde, dans les plateaux de la balance de Thémis. Pourquoi Mme Dufour-Hagalon a-t-elle besoin d’argent ? Pour s’offrir des admirateurs. La réalisation de ses désirs ne pourrait pas s’opérer gratuitement ; regardez-la : c’est un monstre de graisse. Même pour de l’argent, tout le monde n’est pas disposé à l’adoration du phénomène. Telle qu’elle est à présent, la dame n’est guère alléchante ; mais, lorsqu’elle laisse tomber ses derniers voiles, c’est à terrifier les plus intrépides ; elle a, paraît-il, un harnais, poitrail, sous-ventrière, plate-longe et avaloire ; et c’est insuffisant. Mon patron, qui a grand besoin d’un jugement rendu dans un certain sens par le Président à la Cour, vient de découvrir un admirateur pour l’épouse d’icelui…

— Pas vous, j’espère ?

— Non. Il m’est arrivé autrefois…

— Et vous avez fait votre Joseph ?

— Permettez-moi de rééditer un mot fameux : j’ai fait mon Jonas. Mais c’est assez pour une existence. C’est ce jeune Israélite que vous apercevez là-bas, M. Issacar, qui va goûter du fruit défendu. Ma patronne, qui sans doute l’a mis à l’épreuve pour s’amuser, et qui en répond comme d’elle-même, l’a invité ce soir afin de le présenter à la présidente. Voyez comme le mastodonte le couve des yeux. Ce garçon-là, qui d’ailleurs n’a pas l’air bête, fait preuve d’un courage rare à son âge. Je ne crois pas me tromper en lui attribuant une grande ambition et en prédisant qu’il ira loin.

— Pourriez-vous en dire autant de ce monsieur noirâtre… ?

— M. Triboulé ? Non. Il n’ira pas jusqu’à Cayenne. Clairvaux lui suffira ; et encore, il n’y restera pas fort longtemps. C’est un des parasites de la défense nationale ; entremetteur, intermédiaire, agent ; traduisez : espion, escroc, traître ; une de ces mouches charbonneuses qui volent autour de ce char de Bellone qui n’est que le corbillard de la gloire. Cet être-là entre partout, surprend tout, vend tout. Sa femme, cette jolie femme qui cause justement avec Monsieur votre père, lui ouvre toutes les portes du ministère de la guerre. Qu’en dire de plus ? Qu’elle trafique de dispenses, d’exemptions, de congés militaires ? En régime démocratique, ce sont là péchés véniels… Puisque nous parlons de la démocratie, je dois vous dire deux mots de l’un de ses plus éminents serviteurs, M. Camille Dreikralle. Ce député n’est pas beau, comme vous pouvez le constater, mais il est assez habile pour s’être réservé depuis plusieurs années le rapport du budget de la guerre. Ce que cela lui vaut, je vous le laisse à deviner ; croyez, en tout cas, que c’est préférable à une ferme en Normandie.

— J’imagine en effet…

— N’imaginez rien. Attendez un peu, et vous verrez. Les terribles leçons de 1870 n’ont porté aucun fruit. On dit que l’expérience instruit les imbéciles ; mais les Français ne sont pas des imbéciles, car l’expérience ne les instruit pas. Tenez ! Voilà deux ou trois vieux généraux là-bas, papillonnant autour de Mme Raubvogel ; vous savez de quels désastres ils furent les artisans ; vous voyez de quel respect et de quelle adulation ils sont l’objet ; et pas seulement ici ; partout. Parler de leurs défaites, de leur incapacité, de leurs trahisons, serait vouloir se faire lapider. « Ce sont des choses, disait l’autre jour un journal, sur lesquelles il est de bon goût de faire le silence. » De bon goût !… Et tout ce monde-là, je n’ai pas besoin de vous le dire, va manifester devant la statue de Strasbourg, le 28 septembre, le 14 juillet, à d’autres dates encore. Ma patronne, en grand costume d’Alsacienne, mène la danse, escortée à gauche de son mari, volontaire de 1870 comme vous savez, et flanquée à droite de M. Glabisot, patriote qui passa l’année terrible en Belgique. La France est assez riche pour payer sa gloire ; elle l’est même assez pour payer sa honte, voire sa sottise. Une riche nature, la France ! Voilà encore des types français, au bout du salon ; bien français, et même bien parisiens ; un romancier, cochon triste ; un vaudevilliste, truie lugubre. Plus loin, le peintre Coquard, qui cuisine à l’huile la gloire des vaincus, concurrent souvent heureux de la femme Glabisot. Et puis, le Dr Kaulbach ; de celui-là, on ne sait positivement rien, sinon qu’il a le diabète. Ça, c’est certain. On dit que c’est Clemenceau qui le lui a donné. Ce n’est pas sûr. C’est plutôt sucré. J’aperçois même un socialiste, à côté du piano ; n’ayez pas peur ; c’est un socialiste qui a donné pour base à son socialisme la suprématie nécessaire de l’Armée et du Capital.

— Et patriote aussi, probablement ?

— À tout casser. Ce sont des patriotes à tous crins, les possédants, les arrivés, les nantis. Ils ont camouflé le salon de leur lupanar en salle d’attente ; prétendent attendre un train pour l’Allemagne, le train de la revanche, qui ne partira jamais, qu’ils savent ne point exister ; et ils ont un petit instrument qui fait grand bruit, qui souffle et qui crache, et qui siffle de temps en temps ; et le bon peuple, auquel l’entrée de la confortable salle d’attente est interdite, croit à l’existence d’un énorme engin, frémissant et sous pression ; et il paie joyeusement, le bon peuple, pour l’alimentation et l’entretien de la machine qu’il suppose — ou plutôt, car il faut dire tout, — qu’il fait semblant de supposer.

— Et l’Armée existe pour défendre tout ça ?

— Oui. Et surtout — écoutez-moi bien — pour être défendue par tout ça.



Je ne peux pas dire que j’étais positivement gai en regagnant la maison. Malgré des essais de flirtation assez bien accueillis par Mme Triboulé, malgré les amabilités que m’avaient prodiguées les hôtes de Raubvogel, la conversation que j’avais eue avec Gédéon Schurke ne cessait de répercuter en mon esprit ses phrases désabusées. L’entrée que je venais de faire dans l’existence me semblait une assez piètre entrée ; j’avais eu le temps de m’apercevoir qu’un sous-lieutenant n’est qu’un sous-lieutenant. Et la vie elle-même ne m’offrait aucune des illusions qu’elle doit présenter d’ordinaire aux jeunes gens de mon âge qui se sentent, pour la première fois, une épée au côté.

Elle m’apparaissait, cette vie, comme une sorte de jeu de hasard ou plutôt d’artifices. Chacun peut jouer qui s’arrange à s’approcher des tables ; la tricherie est permise, sinon encouragée ; l’argent roule sous le râteau des croupiers cyniques ; et de temps en temps une main rude, noire, calleuse, — la main d’un personnage malpropre qu’on ne voit jamais, heureusement, — vient jeter sur le tapis de l’or tout humide de sueur ; de l’or qui remplace incessamment celui qu’ont raflé les doigts des joueurs auxquels la chance a souri. C’est seulement le jour où je pourrai m’approcher des tables, avoir ma part, que j’entrerai réellement dans la vie ; et ce ne sera pas sans coudoiements, sans bousculades et sans promiscuités. Ou bien, alors, végéter…

Ce matin encore, dans le train qui m’emmène à Versailles où j’ai rendez-vous avec le notaire, je suis perplexe et morose. Je ne me sens pas, naturellement, ambitieux ; et j’hésite à me convaincre de la nécessité de le devenir. Et d’abord, quelle ambition ? L’ambition du bonheur en gros. La petite ambition des hommes qui courent après les honneurs, les postes et les grades est seulement le résultat de leur vain désir d’être heureux. La vie est telle que peu de gens peuvent être heureux en eux-mêmes et par eux-mêmes. Généralement, on se crée un bonheur illusoire qui n’est que le froid reflet de la foi qu’ont les autres en votre félicité, de l’admiration qu’ils professent, plus ou moins sincèrement, pour le personnage social que vous figurez. Pouvoir, richesse, — mais quel pouvoir ! et quelle richesse ! — c’est-à-dire bonheur — mais quel bonheur ! — voilà le but, le fruit de l’ambition. Peuh !… Et puis, ce doit être si fatigant, l’ambition, surtout lorsqu’elle est voulue, non instinctive ! Ça doit vous user et vous ronger si impitoyablement ! Et la fortune ne vient-elle pas en dormant ? Pourquoi donc ne pas dormir, laissant au Destin le soin d’arranger les choses ? Du reste, ce n’est pas tout de faire le plongeon : faut savoir nager. Saurais-je nager ?…

Mais mes préoccupations disparaissent comme par enchantement devant l’accueil que me fait le notaire. J’ai rarement vu un homme plus aimable que ce tabellion. D’abord, avec force compliments, il m’apprend que le legs que m’a fait le regretté M. Freeman s’élève, toutes réalisations opérées, à plus de cent mille francs ; puis, il me propose de me faire immédiatement, sur cette somme, une avance de vingt mille francs ; ce que j’accepte avec plaisir ; ensuite, il me retient à déjeuner. Madame la tabellionne, qui frise la quarantaine, mais a tout l’attrait des fruits mûrs, se montre charmante pour moi ; le déjeuner est exquis ; les vins, de première marque. Aussi, lorsque je prends congé du notaire, vingt billets de mille francs dans mon portefeuille, et légèrement allumé, l’existence se présente à moi sous les plus riantes couleurs. Je me sens vivre. Du haut de mon importance, je réponds aux saluts des soldats, je toise dédaigneusement les pékins, je regarde les femmes dans le blanc des yeux. Je me sens décidément pétri d’une autre argile que le commun des mortels. Aujourd’hui, tout le monde est soldat ; mais tout le monde ne porte pas l’épaulette ; l’obligation du service militaire a rehaussé le prestige des officiers. Nous ne sommes plus simplement une classe à part ; nous sommes une classe supérieure. Un sentiment domine tous ceux qui m’agitent : Je porte l’épaulette ; tout le monde doit m’en savoir gré ; tout le monde doit m’en récompenser.

Je m’achemine, cependant, vers la demeure de M. Curmont, décidé à faire admirer au bonhomme, dans tout son lustre, le représentant par excellence de l’armée française que je me sens devenir de plus en plus à chaque pas. J’approche de la maison. J’entends le son du piano ; Adèle est là. Tiens ! Adèle… je l’avais presque oubliée.

C’est elle justement qui vient m’ouvrir et qui pousse un cri de joie en m’apercevant. Elle est seule à la maison. Son père est à Paris et regrettera bien de s’être absenté lorsqu’il sera informé de ma visite. Comme elle est heureuse de me voir en uniforme ! etc., etc… Je suis resté trois quarts d’heure chez M. Curmont.

Pendant le premier quart d’heure, Adèle me complimente sur ma bonne mine et mon allure martiale. Je lui dis mon plaisir de la revoir et je hasarde quelques mots discrets sur sa beauté, qui est réelle, et sur son charme plus réel encore. Nous nous rappelons réciproquement des souvenirs d’enfance ; et nous nous trouvons, tout d’un coup, assez embarrassés de continuer. Adèle, pour rompre le silence, s’extasie sur le magnifique avenir qui m’attend. Et son avenir à elle ? Elle secoue la tête. Pas brillant, son avenir. Moins que brillant. Elle est fatiguée, lasse de la musique, du monotone tran-tran des leçons et des concerts, dégoûtée de la vie qu’elle mène ; pas d’horizon, pas de futur, rien. Elle se sent seule, très seule, trop seule.

Pendant le second quart d’heure, je compatis sincèrement aux douleurs et aux soucis d’Adèle ; j’affirme ma sympathie, j’offre… je ne sais pas ce que j’offre… Je suis prêt à tout offrir, pourvu qu’on m’offre tout. N’avons-nous pas été, pour ainsi dire, frère et sœur ? Oui, oui ! Oh ! pourquoi ne le serions-nous pas encore, et encore davantage ?… Je me rapproche d’Adèle, tout en parlant. Je lui saisis la main. Elle se laisse prendre un baiser. J’essaie d’en dérober un autre. Elle résiste ; se lève. Je l’enlace ; elle se débat mollement, recule d’abord dans la direction du piano ; puis, plus loin, vers un coin où se trouve un canapé.

Pendant le troisième quart d’heure, Adèle me conjure de la respecter. Et c’est en vain.



Dans le train qui m’a ramené à Paris, j’ai sommeillé et j’ai rêvé, chose bizarre, d’Adèle se promenant au bras du rapporteur du budget de la guerre, Camille Dreikralle. Depuis j’ai encore rêvé d’elle plusieurs fois ; elle fait, du reste, tous ses efforts pour ne point se laisser oublier. Elle m’écrit lettre sur lettre, me sommant de faire mon devoir, de me conduire en galant homme, etc. Je ne réponds pas à ces lettres. Épouser Adèle est impossible. Son père ne lui accorderait sans doute pas la dot réglementaire ; et je ne pourrais lui reconnaître cette dot qu’en me prêtant à des manœuvres que réprouve mon honneur de soldat. Quant à vivre avec elle en dehors du mariage, je ne veux même pas y penser. L’autorité militaire frappe l’officier qui s’obstine dans une liaison irrégulière, incompatible avec le décorum qu’exige l’épaulette ; elle le met en non-activité. Pas de ça.

Pourtant, les objurgations d’Adèle, ses reproches de plus en plus violents, m’énervent. L’agacement, la crispation continuelle de tout mon être, me rendent féroce. Je rêve de guerre, de massacres, de boucheries. Évoqués par une rage impuissante contre les autres et surtout contre moi-même, toutes sortes de besoins cruels montent en moi, ou remontent en moi. « Donnez à l’humanité dix ans de carnage, a écrit un philosophe, et vous verrez reparaître le cannibalisme. » Je compte sur ces dix années-là. Et j’espère que, dans les bons hôtels du futur, les anthropophages seront admis à table d’hôtes. Heureusement, ainsi que le dit Herbert Spencer, la licence sexuelle exclut la férocité. Vous allez voir comme c’est vrai.



Et puis, à quoi bon ? À quoi bon étaler la banalité d’aventures douteuses qui valent à peine qu’on en chasse le blafard souvenir d’un haussement d’épaules ? Ces femmes… Leur vénalité bruyante ou leur sot enthousiasme me rappelaient de plus en plus vivement l’autre femme, l’amie dont ma brutalité vaniteuse avait fait une victime ; leurs caresses éveillaient ou ravivaient en mon cœur la honte de moi-même, m’emplissaient d’un grand désir d’expiation. Car je comparais, et je comparais sans cesse malgré moi, le semblant d’amour que j’avais aux réalités passionnelles qui auraient pu être miennes. C’est pour moi, pour moi surtout, pour moi seul, que j’aurais voulu réparer ; que j’aurais réparé, si j’avais pu…

Pouvoir ! Comment ? Adèle n’écrit plus. Voilà un mois qu’elle n’écrit plus. Que faire ? Comment entrer en communication avec elle ? Des moyens, je n’en trouve point ; peut-être pas exprès. Une fois, deux fois, je vais à Versailles ; je rôde autour de sa maison, espérant la voir ; espoir vain. Je rentre à Paris, persuadé qu’elle va m’écrire. Pas de lettre ; son silence, qui m’a d’abord attristé, m’irrite à présent. Je le ressens comme une insulte. C’est presque un commencement de vengeance, on dirait, ce silence ; c’est comme si elle s’était résolue à lutter contre moi. À lutter !… Ah ! Ah !…

L’exaspération m’empoigne. Une réparation ? Pour rire ! Des phrases cyniques, des images grossières me montent à la tête, se bousculent. Eh ! bien, j’en aurais une couche, comme on dit, d’être plus chevaleresque que tout le monde. D’abord, pourquoi ? Ma propre opinion ? Elle m’absout. Mon devoir vis-à-vis de moi-même est de ne pas briser mon avenir, de ne point placer d’obstacles dans ma vie. Adèle serait un boulet. Je suis un officier ; pas un galérien. L’opinion des autres ? Sans valeur. Les autres se conduisent comme moi ; encore plus mal ; et avec la connivence, l’approbation ou la tolérance générales. Ils ont même, pour les aider dans leurs trafics, des gens comme Schurke, le « bras droit » de Raubvogel, qui les traitent de coquins dans leurs propres maisons, au coin de leur cheminée. Quelle sécurité ont-ils donc, excepté la certitude de l’apathie ou de la lâcheté publiques — apathie voulue, lâcheté soldée ? — Et j’irais me gêner pour ces êtres-là ? Des nèfles… Ah ! Dieu de Dieu, que je m’ennuie !…

Mon père, heureusement, m’aide à secouer ma mélancolie. Il a toujours le mot pour rire ; la pièce pour rire, pas toujours. Il me fait de petits emprunts et de grandes confidences. Il m’assure que, l’argent, il n’y a que ça ; c’est une découverte qu’il a faite récemment : ah ! s’il s’était seulement douté de la chose plus tôt ! Et il me parle, avec une amertume sarcastique, de certains de ses collègues qui ont toujours accordé au vil métal, dans leurs préoccupations, la place qu’il mérite. Ainsi, Lahaye-Marmenteau ; en voilà un qui a toujours eu le flair, pour l’argent ! Tout lui est bon, pour s’en procurer. Et malin ! Il prête à intérêts, il fait l’usurier ! Oui ; mais c’est afin de prêter sans intérêts, et à fonds perdus. À qui ? À tous ceux qui peuvent l’aider — ou qui peuvent le gêner. — Il a son but ; il veut être mis à la tête de l’État-Major Général. Ah ! l’argent est tellement nécessaire, pour arriver !… Mon père, surtout lorsque ses fonds sont en baisse, a horreur de l’isolement ; il ne me quitte pas ; on nous voit partout ensemble. Nous avons l’air d’avoir résolu de réhabiliter la Famille.



Par exemple, nous voilà assis tous deux sur un large divan, dans le vaste atelier de Mme Glabisot. Aux murs, ce ne sont que trophées d’armes, casques, drapeaux, cuirasses, équipements de toute espèce et de toute époque ; dans les coins, des mannequins revêtus d’uniformes variés, un cheval empaillé ; on s’étonne de ne point voir des flaques de sang sur les tapis. La dame évolue devant nous, culottée de velours noir, car c’est vêtue d’un costume masculin qu’elle élabore ses chefs-d’œuvre.

— Voyons, général, demande Mme Glabisot en étendant sa main armée d’une brosse vers l’écran blanc d’une immense toile, comment concevez-vous la disposition des groupes ?

— Ma foi, madame, répond mon père en se levant, voici, à mon humble avis, la meilleure façon d’opérer : Nous avons dix mètres de longueur sur six de haut ; nous accorderons six mètres à l’attaque et quatre mètres à la défense. Les six premiers seront occupés par les troupes allemandes, à raison de trois mètres et demi pour les vivants et deux mètres et demi pour les cadavres. Les quatre autres mètres seront consacrés à la reproduction de la ferme de la Chevrette et de ses défenseurs ; ne me mettez pas au premier plan, je vous en prie ; au fond de la toile, on apercevra les maisons de Nourhas…

— Parfait ! s’écrie Mme Glabisot. Voilà bien l’exposé clair et précis d’un soldat. Et quelle compréhension des nécessités artistiques !… Mais, général, il faut que je vous le demande, car l’histoire est muette à ce sujet ; combien de temps pûtes-vous vous maintenir dans cette ferme contre les hordes teutonnes ?

Mon père rougit légèrement, hésite un peu.

— À peu près… À peu près… Une heure. Une bonne heure… Vous comprenez, c’est déjà si loin !…

— Oh ! ces héros ! glapit la femme-peintre. Quel courage, et quelle modestie ! Des âmes d’enfants dans des…

Elle s’arrête à temps.



Mon père, lui, n’a pas dû s’arrêter ; car je m’aperçois bientôt, à la prospérité soudaine de sa situation financière, qu’il est dans les meilleurs termes avec la femme-peintre. Je dois dire que moi aussi je suis devenu l’un des familiers de Mme Glabisot. Son mari m’a pris en grande amitié et a entrepris de parachever mon éducation patriotique. Bien que je méprise ce Gaulois et que je juge à leur juste valeur ses tirades revanchardes, il est parvenu, je ne sais comment, à me faire partager ses sentiments tricolores et à m’imprégner de son chauvinisme. La maladie n’a pas duré longtemps, mais elle a duré quelque temps. J’ai été parader avec les Glabisot, les Raubvogel et les gueulards des Ligues imbéciles à la statue de Strasbourg. La méditation m’a guéri ; la méditation forcée. Mme Glabisot, en effet, m’a demandé de vouloir bien poser pour un jeune officier qui figure dans son tableau de la Défense de Nourhas ; j’ai été forcé de m’exécuter. L’immobilité des poses m’a conduit à réfléchir. J’ai compris, définitivement, combien sont ridicules et couardes ces manifestations patriotardes qui masquent mal la décision irrévocable de la France d’accepter, coûte que coûte, les faits accomplis.

Et comment ces faits s’accomplirent, je me sens pris de l’idée de le savoir. Grâce à ma connaissance de l’allemand, il m’est facile d’étudier, plus sérieusement qu’on ne le fait d’ordinaire, l’histoire vraie de 1870. Et je ne tarde pas à me convaincre que la première partie des défaites éprouvées par la France est due exclusivement à l’incapacité et à la félonie des chefs militaires ; et que la seconde partie de ces désastres est due, aussi, à la lâcheté nationale. La France a été conduite au feu par des ignorants ; elle a été trahie ; mais surtout, elle n’a pas voulu se défendre. Devant les faits, la légende doit disparaître. La France qui, après Wörth, place une seconde épée de commandement dans les mains d’un Mac-Mahon ; qui, après que Bazaine a trahi Frossart à Forbach, le garde à la tête de l’armée de Metz ; qui met au pouvoir, après Sedan, les fantoches des Principes républicains ; qui se plaint sans cesse d’être « écrasée sous le nombre » lorsque 500.000 hommes, à Paris, ne peuvent triompher des 200.000 Allemands qui investissent la capitale, et lorsque 100.000 hommes, le 19 janvier 71, sont battus en dépit de l’appui des canons des forts par les 25.000 soldats du 5e Corps d’armée prussien — cette France-là mérite son sort. — Je pense, de plus, qu’elle l’a désiré ; qu’elle a désiré la paix à n’importe quel prix.

Je me souviens d’avoir vu, autrefois, une chromolithographie qui représentait les soudards germaniques obligeant la France à signer la paix. La femme échevelée qui figure la France est entourée de Prussiens ivres, brandissant des coutelas et des torches, qui lui tiennent le poignet et la forcent à signer un papier. Ah ! ce n’est pas ça ! La paix honteuse, celle qui fut ratifiée à Francfort le 10 mai 1871, fut conclue volontairement, en toute connaissance d’infamie.

En fermant les livres qui m’ont appris ce qu’il faut croire, qui m’ont démontré l’inanité du mensonge tricolore, j’ai une crise de dégoût et d’indignation, moi qui vais entrer dans cette armée qui succède à celle de l’Année Terrible — oh ! l’horreur de cette expression — et qui en diffère si peu… Et puis, ça passe… On s’habitue à tout. On oublie tout… Le seul témoignage qui nous reste de la Commune, c’est la basilique du Sacré-Cœur, cette église du Vœu National, Vérité catholique enfin sortie de ses puits pour démontrer l’absurdité de ces grossières erreurs humaines qu’on appelle des appétits. Et combien de gens pensent à la création de l’Empire Allemand lorsqu’ils vont à Versailles afin, comme disait Louis Borne, « de voir couler en jets d’eau et en cascades les larmes de leurs ancêtres » ?

L’effort, l’énergie, à quoi bon ?… Je tente de réagir, pourtant. Me rappelant que je vais bientôt avoir à prendre ma place dans un régiment, j’essaye de travailler un peu ; je me sens trop classé, spécialisé dans mon arme ; trop fantassin. Mais tout effort me dégoûte vite. À quoi bon ? N’est-ce pas la règle que l’infanterie ignore tout de l’artillerie, et vice-versa ? Les galons viendront tout seuls. Il n’y a qu’à laisser pleurer le mérinos.

Sur ces entrefaites, je reçois avis que je suis affecté au régiment d’infanterie qui tient garnison à Nantes. Ce régiment vient de perdre, coup sur coup, un sous-lieutenant et un lieutenant. Le sous-lieutenant a été tué involontairement, à une revue, par le général Dufrocard ; le brave général, examinant le revolver de l’officier, a pressé la détente par mégarde ; le revolver, étant chargé, a envoyé deux balles dans la tête du malheureux jeune homme, qui s’est affaissé sur lui-même. On a beau être sous-lieutenant, on n’est pas de bois.

Quant au lieutenant, il n’a pas été tué ; il a tué, ce qui a motivé sa radiation des cadres ; il a tué sa femme, une femme riche qui ne lui donnait pas tout l’argent qu’il demandait, bien qu’il ne l’eût épousée, au su de tous, que pour sa fortune. Comme elle n’était pas morte sur le coup, il a demandé, en bon catholique, qu’on lui administrât les sacrements. Ce n’est pas tout, de tuer sa femme. Il y a la manière.