Fasquelle (p. 151-170).
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X


Les informations données par le général Laffary d’Hondaine n’étaient pas tout à fait exactes ; il est bien vrai que je suis reçu à Saint-Cyr, mais avec le numéro 432 seulement. Le général avait cité d’une façon précise les chiffres qui composent le nombre ; mais il leur avait fait faire face en arrière, les avait amenés, pour ainsi dire, à battre en retraite ; simple affaire d’habitude. Mon succès n’est pas brillant. Pourtant, cela ne prouve rien. Ce ne sont pas les premiers partis qui arrivent le plus vite. Consultez l’Annuaire.

Pour moi, j’avoue que j’ai eu la faiblesse d’aller consulter une tireuse de cartes. Cette dame, dont la réputation est grande et qui a la clientèle de l’aristocratie, m’a prédit le plus brillant avenir. Nous n’avons plus qu’à attendre, pour voir si la prophétie se réalisera.

Je n’ai pas parlé des énormes difficultés du concours ; ni du monôme des candidats, généralement revêtus de la toge et coiffés de la toque de l’avocat, qui serpenta joyeusement le long du boulevard Saint-Michel ; ni du nombre de ces candidats. Nous étions 2.200. L’École ne devait recevoir que 450 élèves. Quel élan vers la carrière militaire ! Comme on voit bien que l’espoir de la revanche est resté populaire chez nous ! Qui donc a dit que la race française n’était plus une race guerrière ?

Nous sommes pleins d’enthousiasme, mes camarades et moi, lorsque nous pénétrons, au mois de novembre, dans la grande demeure. Nous avons hâte d’endosser l’uniforme et, melons que nous sommes, de répéter ces vers héroïques et traditionnels :

« À nous, cette mêlée ardente. — À nous, cette plaine sanglante, — À nous la gloire et le trépas, — À nous ces nuages de poudre, — À nous les éclairs de la foudre, — Et la volupté des combats. »



Mon enthousiasme a passé rapidement. De l’enthousiasme !… Je n’arrive même pas à comprendre pourquoi on nous oblige à demeurer deux ans à Saint-Cyr. Est-ce pour nous enseigner l’Art de la guerre ? Mais qu’est-ce donc que cet Art de la guerre qu’on dit aujourd’hui si savant et si complexe ? N’est-ce pas simplement l’Art de la Destruction ? Et est-il donc nécessaire à un homme, afin de devenir un bon destructeur, de consacrer deux ans de sa vie à l’étude théorique de la dévastation ? Je ne m’explique pas qu’on ne nous envoie point, plutôt, passer ces vingt-quatre mois parmi des tribus sauvages que nous pourrions massacrer à l’aise, ou parmi des populations laborieuses et d’esprit révolutionnaire que nous pourrions mettre à la raison. Ce serait là un excellent moyen, le seul, de nous permettre de nous faire la main.

S’il faut détruire, s’il faut maintenir, comme agents de l’existence sociale, la ruine et la mort, pourquoi ne pas simplifier l’art de la tuerie, au lieu de le compliquer ? Et c’est seulement à la complication que pousse le développement continuel de la soi-disant Science militaire. La guerre, par suite de l’intrusion de la Science dans le carnage, — intrusion dont les Intérêts ont vite appris à tirer parti — devient une farce, dont les peuples ont à payer les frais bien plus en espèces qu’en nature, et qui menace de se jouer éternellement.

Au fond, l’enseignement qu’on nous donne est surtout moral ; je devrais dire immoral. On ne se lasse point de nous faire entendre que nous sommes des êtres supérieurs, faits pour dominer et commander ; on nous démontre d’une façon fort claire que, sans nous, la société se dissoudrait dans le chaos ; que cette société en désarroi ne se maintient que grâce à l’existence de l’armée, qui a seule survécu au milieu de la désorganisation générale ; et que l’armée, c’est nous. La Patrie, c’est l’Armée ; et l’Armée, c’est l’Officier. Par conséquent, on nous apprend à figurer la Patrie… Rossel écrivait : « Le Prince doit savoir la guerre, disait Machiavel ; aujourd’hui, le Prince, c’est le Peuple. » Mais on a fusillé Rossel parce qu’il ne fallait pas que le peuple sût la guerre. C’est l’officier qui doit la savoir ; et il n’a pas beaucoup de mal à l’apprendre. Il n’a qu’à se persuader qu’il incarne, qu’il représente la Patrie.

Soit. Mais alors, je me demande pourquoi on ne nous distribue pas le seul livre qui nous serait de quelque utilité pour régler notre attitude : le Manuel du Parfait Vainqueur (traité de la Victoire morale). Une chose que je ne me demande plus, par exemple, c’est la cause de nos désastres de 1870. Elle m’apparaît. Je commence à percevoir en même temps que, pour que la guerre reprenne une signification et tende à disparaître, il faut que le Peuple fasse la guerre par lui-même et pour lui-même. Et je me rends compte de tout l’odieux et de tout le ridicule de cette comédie du Relèvement qui se déroule, depuis tant d’années déjà, sous la voûte d’acier formée par des épées trempées dans l’eau bénite.

Toute l’instruction technique qu’on nous donne, en dépit des apparences, se réduit à rien. Des tas de notions, généralement inutiles et inapplicables en elles-mêmes, se bousculant sur la base chancelante d’extravagantes hypothèses, et qui doivent être rendues plus inapplicables encore, en pratique, par suite de l’existence de ce fait certain : que la Politique est devenue la fatalité qui, de plus en plus, appuie sa patte crochue sur l’épaulette des chefs militaires. La guerre n’est plus un acte héroïque, ni même une œuvre nécessaire ; c’est une opération mercantile. C’est le Boutiquier, du fond de son échoppe, de son bureau, de sa banque, de cette succursale de la Bourse qu’on appelle le Parlement, qui la décrète, la déchaîne, la conduit, l’arrête. Et c’est pourquoi la plus grande puissance banquière de notre époque, l’Église, cherche aujourd’hui à prendre ouvertement la direction de l’Armée.

Le cléricalisme règne en maître à Saint-Cyr.

L’aumônier est le personnage important ; et le catholicisme des professeurs éclipse leur érudition. Toutes les faveurs sont réservées aux écoliers des collèges de Jésuites, qui sont en grand nombre. On dirait que les bons pères ont fait ce rêve de la reconstitution d’une caste guerrière, qui s’élèverait peu à peu au-dessus des autres classes de la nation, et les dominerait, pour la plus grande gloire de Rome. Quant aux élèves des établissements laïques, ils sont fort méprisés par la clique religieuse ; et, s’ils n’affectent pas quelque dévotion, traités en parias. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à une pareille situation.

Au cours d’un des nombreux voyages que fait mon père de Berlin à Paris, et pendant lesquels il oublie rarement de me rendre visite, je l’ai mis au courant des faits. Il a paru fort étonné. Il se doutait bien de quelque chose comme ça, m’a-t-il déclaré, mais il n’aurait jamais pensé…

— De mon temps, a-t-il dit, les différences d’origine d’écoles préparatoires n’avaient pas encore apporté leur note discordantes à Saint-Cyr. Deux seulement des jeunes gens de ma promotion sortaient d’institutions religieuses. Leur séjour à l’École ne fut pas enviable. Ils furent mis en quarantaine et eurent à subir des brimades cruelles. L’un se fit tuer en Crimée, presque volontairement, et l’autre donna sa démission peu de temps après sa sortie de l’École. Nous n’aimions pas les cagots, et les convictions religieuses nous semblaient des idées d’un autre âge, très peu respectables. À vrai dire, je me suis toujours douté de ce qui arrive ; et je prévois que l’esprit clérical se développera sans interruption. J’avais même pensé à te faire élever dans un établissement religieux ; mais j’y ai renoncé. C’est vraiment trop malpropre. Toute jeune fille élevée par les bonnes sœurs est une tribade ; tout jeune homme qui sort d’une jésuitière est un bardache. Voilà mon opinion ; et ça me dégoûte. La France est moins délicate que moi ; elle aime ça. La France, terre de liberté et de pensée libre, foyer du progrès, cuve de fermentation révolutionnaire !… La France est une cuve de fermentation, avec le derrière du prêtre en guise de couvercle ; et ça pèse lourd, un derrière de curé ! Enfin, qu’est-ce que tu veux ? Il faut, sinon hurler avec les loups, au moins ouvrir la gueule en même temps qu’eux. Sans approuver ouvertement, il ne faut point désapprouver. Déclarons-nous partagés entre le culte de la liberté de conscience et celui du drapeau. La liberté de conscience, a-t-il conclu en ricanant, en voilà une fameuse affaire pour nous tirer d’embarras, à notre époque de consciences en caoutchouc !



Vous voyez que mon père a des idées à lui sur bien des choses. Je ne vous exposerai pas toutes ses opinions sur Saint-Cyr. Je vous répéterai seulement ce qu’il m’a dit dernièrement, peu de jours après qu’il fut revenu à Paris après avoir été relevé de son poste à l’ambassade française en Allemagne ; c’est-à-dire dans les derniers jours de novembre 1881.

— Saint-Cyr n’est ni une école théorique, ni une école pratique. On a de la peine à faire, en cinq ans, de bons soldats au régiment. On prétend pouvoir créer, en deux ans, d’excellents officiers dans des dortoirs — auxquels, il est vrai, on a adjoint une chapelle, qu’on agrandit tous les jours. — Ce qu’on cherche à faire de l’élève de Saint-Cyr, de plus en plus, ce n’est pas un militaire ; c’est un apôtre. C’est un missionnaire inconscient de la routine ; un automate voué à l’apostolat, par la parole et par l’acte, de toutes les âneries qui constituent la saine doctrine sociale. Voilà l’évidence même. Si l’on désirait seulement avoir de bons officiers, pourquoi ne les prendrait-on pas parmi les jeunes soldats du contingent ayant un certain degré de culture intellectuelle ? Ces jeunes gens pourraient compléter leur instruction dans des établissements spéciaux ; ou, ce qui vaudrait mieux, par eux-mêmes. Pour être un bon officier subalterne, il est plus nécessaire de connaître la grammaire et des langues vivantes que d’avoir ingurgité péniblement les quintessences mal distillées de la grande et de la petite tactique. Mon avis est que notre système militaire ne peut pas être réformé efficacement. On devra, s’il doit durer, le démolir et le reconstruire complètement. Pour cela, il faut attendre une autre guerre ; peut-être une autre débâcle. C’est sous le feu que ces grands changements s’accompliront. En attendant, Saint-Cyr, comme institution, est une chose morte. C’est un vieux tambour crevé, sur lequel le Jésuite bat le rappel des vanités rapaces de la bourgeoisie et des ambitions creuses d’une impotente noblesse.

Mon père me parle de l’Allemagne, qui est un beau pays, mais qui a besoin de beaucoup d’argent pour se développer complètement ; les Allemands ont eu tort de nous prendre cinq milliards ; il leur en aurait fallu vingt-cinq. Il me parle de Berlin, qui est une ville sans caractère ; les monuments ne l’ont pas intéressé et la Siegessäule elle-même l’a laissé froid. Il me parle des fonctions qu’il a remplies : une vraie moquerie. Rien à voir ; on invite les attachés français à des manœuvres sans intérêt du côté de Breslau ou de Koenigsberg. Le prédécesseur de mon père, cependant, ayant pris l’habitude d’envoyer au ministère six ou sept kilogrammes de rapports chaque mois, mon père, pour ne pas demeurer en reste, n’en expédiait jamais moins de dix kilogrammes mensuellement. Le gouvernement n’avait donc pas lieu de se plaindre. Du reste, rien à apprendre. Ou du moins…

… Ici, mon père s’arrête un instant ; mais, après quelque hésitation, il se décide à me confier qu’il a fait, à Berlin, la connaissance d’une dame de l’aristocratie qui lui a souvent donné des renseignements curieux. Au fond, les informations qu’elle fournissait étaient peut-être plus sensationnelles qu’exactes ; mais la femme était charmante. Mon père me fait de cette dame — qui s’appelle la baronne de Haulka — une description enthousiaste ; comme elle est libre, étant veuve, il l’a fortement engagée à venir se fixer en France.

Mon père est en veine de confidences. Il me fait part, sous le sceau du secret, d’un bon tour qu’il a joué, avant de quitter l’ambassade, à son ennemi le général de Lahaye-Marmenteau. Le général faisait espionner mon père par un agent secret nommé Lügner. Ce Lügner était en relations avec le cousin Raubvogel ; ce dernier informa mon père. Mon père fit fournir au sieur Lügner, par l’intermédiaire d’un ami de la baronne de Haulka, des renseignements vraisemblables, mais complètement faux. Ces renseignements portaient sur de prétendus déplacements de troupes allemandes ; ils furent aussitôt transmis à Lahaye-Marmenteau. Celui-ci, sans se livrer à aucune vérification des avis qui lui étaient donnés, fit prendre des dispositions qui apportèrent une indescriptible confusion dans l’organisation de nos troupes et de nos approvisionnements le long de la frontière de l’Est.

— Sans perdre un moment, dit mon père, je communiquai avec le ministre de la guerre. Je fis voir que les renseignements reçus par Lahaye-Marmenteau étaient mensongers, et qu’il s’était laissé prendre dans le piège le plus grossier. Je déplorai amèrement que les bureaux n’eussent pas une plus grande confiance dans ma vigilance, et qu’ils se missent entre les mains de personnages équivoques. J’allai même jusqu’à envoyer un rapport spécial des faits à Gambetta qui vient, comme tu le sais, d’être nommé premier ministre, il y a quinze jours. Veux-tu connaître les résultats de ma diplomatie ? Je viens d’être rappelé en France afin d’être nommé général de brigade ; de plus, j’aurai pour mes étrennes la cravate de commandeur, en récompense de mes services à Berlin. Quant à Lahaye-Marmenteau, il a été censuré comme il convient. Il s’attendait à être placé à la tête de l’État-Major général ; il peut attendre. Sa sottise, m’a dit Gambetta dans un long entretien que j’ai eu avec lui avant-hier, a coûté plus de six millions au Trésor. Je t’avais bien dit que j’aurais ma revanche !…

Et mon père se frotte les mains.

Donc, mon père est l’ami de Gambetta. Il est son grand ami. Il est son grand admirateur. Il dit que c’est l’homme providentiel, l’homme qu’il fallait. Il dit que le Grand Ministère va accomplir les œuvres les plus étonnantes. Il chante la gloire de Gambetta partout, à droite, à gauche, et même chez le cousin Raubvogel. Mais le cousin Raubvogel, qui est devenu très riche, ne cherche plus à dissimuler sa pensée. Il a répondu à mon père :

— Laissez-moi donc tranquille. Votre grand homme est en baudruche. Je ne lui donne pas trois mois pour se dégonfler à tout jamais, et de piteuse façon.

Mais mon père ne se déconcerte pas ; il continue à se dire gambettiste, patriote et démocrate. L’autre dimanche, chez M. Curmont, qui nous avait invités à déjeuner, il s’est mis, après le café, à défendre avec chaleur les idées de Gambetta sur la colonisation. Il a exalté le projet d’un grand empire colonial, présenté par Gambetta en 1880 après que les Allemands eurent pris pied en Afrique, et qui assigne à la France tout le continent africain au nord du golfe de Guinée.

— Pour qu’une entreprise pareille puisse réussir, dit-il, entreprise libérale et démocratique au premier chef, il faut que toute opposition disparaisse. Il faut que les interpellations soient interdites à la Chambre…

— C’est bien peu démocratique, interrompt M. Curmont, surpris.

— Je veux dire, continue mon père, fort ennuyé, je veux dire ces réunions, ces choses, ces… ces… Enfin, il faut qu’on cloue le bec à la Presse. Voilà !

— Mais, demande M. Curmont, de plus en plus étonné, où démêlez-vous la démocratie, là-dedans ?

— Je ne la démêle pas ! crie mon père, exaspéré. Je l’emmêle — à pied et à cheval !



La Démocratie, cependant, s’affirme. La Démocratie consciente d’elle-même, qui n’a point oublié que des heures mauvaises sonnèrent pour la patrie, et qui se prépare à la revanche prochaine. Les discours, les sociétés de tir, de gymnastique, les orphéons, les bataillons scolaires, témoignent de l’imminence de cette revanche ; la Presse aussi. Elle a été unanime, cette Presse, dans les éloges qu’elle a décernés à mon père, le 1er janvier, à l’occasion de son élévation au grade de commandeur dans l’ordre de la Légion d’Honneur. Elle a rappelé ses hauts faits, a reproduit le récit historique du combat de Nourhas. Et elle a encore applaudi, quelques jours après, lorsqu’il a été désigné, comme brigadier, pour le commandement de la 312e brigade d’infanterie. Mon père est parti pour son nouveau poste au milieu d’un concert de louanges, patriotiquement accordées à « un général réellement républicain, comme nous en avons trop peu. »

On est républicain, et sérieusement. On fête le 14 Juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. (La Bastille. Il n’y en a qu’une). Et « le cléricalisme étant l’ennemi », la libre pensée a distribué son étiquette aux personnages du monde officiel.

À ce propos, il faut que je vous fasse part — d’une lettre de faire part, encadrée de noir. — Tous les enterrements auxquels je vous ai invités jusqu’ici vous ont fait passer par l’église. Je pense qu’il est grand temps de vous demander de m’accompagner à un enfouissement civil (style 16 Mai). Voilà qui est fait. Vous êtes priés d’assister aux obsèques, purement civiles, de Mme Curmont, décédée en sa quarante-cinquième année, en son domicile, etc., etc. Si vous vous étonnez des sentiments anti-religieux de cette dame, je vous dirai qu’elle était très pieuse, même dévote, et qu’elle avait instamment demandé un prêtre à ses derniers moments.

Mais voici ce qui s’est passé. On a su que le gouvernement avait résolu de créer sous-préfet M. Albert Curmont ; là-dessus certains journaux ont assuré qu’Albert n’était pas assez anti-clérical, et qu’il n’était point prudent de confier un pareil poste à un homme dont l’athéisme n’était pas sûr. Les funérailles religieuses de Mme Curmont, à un pareil moment, eussent compromis et sans doute ruiné l’avenir de son fils. Donc, afin de mettre un terme aux criailleries de la Presse et afin de lui prouver péremptoirement qu’elle avait tort, l’entrée de la maison a été interdite au prêtre que la mourante avait fait appeler. Adèle a bien essayé de s’interposer, cette pauvre petite Adèle qui est si jolie, aujourd’hui, dans ses vêtements de deuil. Mais les nécessités de la politique l’ont emporté.

Vous comprenez donc, et cela pourra vous servir à l’occasion, ce que c’est que la politique. Si le corps de sa mère avait été porté à l’église, Albert n’aurait pu être nommé fonctionnaire de la République française. Mais sa mère ayant été enterrée civilement, il obtient la situation qu’il ambitionne. Car, en effet, il l’obtient. On finit toujours par obtenir ce qu’on mérite.

C’est pourquoi, vers la fin du mois d’août 1883 — juste comme mon père est rappelé à Paris pour prendre la direction d’un service au ministère — je vois mon nom figurer, avec le numéro 222, dans le classement de fin de seconde année à Saint-Cyr. Je la tiens donc, mon épaulette !



Si vous croyez que je vous ai fait jusqu’ici un récit exact et complet de mon existence, vous vous trompez. Ces mémoires sont des mémoires. J’omets certains événements, je néglige de parler de certains personnages ; je décris le moins possible, surtout parce qu’il n’y a guère que de l’horreur à décrire. Des acteurs qui passent rapidement, haillons d’êtres sous les oripeaux qu’il leur faut, me suffisent donc. Je n’ai pas un mot pour les planches sur lesquelles ils évoluent, aujourd’hui estrade de théâtre, demain plate-forme d’échafaud.

Vilaine peinture, de bric et de broc, et pas de cadre. Et voici encore un bonhomme, un sale bonhomme, pas le plus sale, sale tout de même, qui s’échappe de la palette crottée, au bout du pinceau du souvenir, et qui se profile sur la toile, avec son nez crochu.

Un Juif. Lévy. Je ne vous l’ai pas présenté jusqu’ici parce que, bien qu’il ait été le facteur de beaucoup des joies et des ennuis qui rompirent la monotonie de ma seconde année à Saint-Cyr, il n’est intéressant ni par lui-même ni par les transactions dont il vit. C’est l’usurier qui, régulièrement, tient le jeune officier sur les fonts baptismaux de l’église militaire. C’est le parrain qui répond de l’avenir de son filleul à épaulettes devant des tailleurs, des bijoutières, des marchands d’objets divers, à conditions que le filleul s’engage sur l’honneur à payer quelques petits billets. Combien de carrières militaires brise cet honnête homme, je n’ai pas à le dire ici. Je vous apprendrai seulement qu’ayant reçu du personnage, durant les six derniers mois, une somme de 1.500 francs environ, je me trouve aujourd’hui lui devoir 4.000 francs, moins des centimes. Pourquoi je me suis endetté à pareil point, c’est mon affaire ; mon père ne me laissait pas manquer d’argent, et le cousin Raubvogel se montrait souvent généreux à mon égard ; mais il y avait du côté du Panthéon une certaine Noisette… on ne la cueillait pas pour des prunes…

Les billets arrivent à échéance demain matin ; et j’en suis fort ennuyé. Je n’ose rien dire à mon père ; je pourrais, il est vrai, lui tout avouer, et même en exiger de l’argent ; car enfin, il ne m’a pas encore rendu ses comptes de tutelle ; mais une fausse honte m’empêche de parler. Je prends donc le parti, ce matin, d’aller demander à l’usurier de reporter à trois mois la date d’échéance des effets. Mon uniforme d’officier est là, tout battant neuf ; mais je ne l’endosse pas, de peur d’éveiller l’attention de mon père qui m’a offert l’hospitalité dans son appartement, et qui ne doit pas se douter des motifs de ma sortie. Je quitte la maison sans avoir été remarqué, encore une fois vêtu en Saint-Cyrien, et je me dirige vers la rue de Rennes.

Il me faut d’abord attendre un bon quart d’heure dans l’antichambre de l’entresol luxueux qu’habite l’usurier ; le domestique me déclare que Monsieur est très occupé. Enfin, je suis introduit. J’expose à M. Lévy — un homme trapu, grassouillet, chauve, à la face jaune ponctuée d’une barbiche noire, aux yeux humides et ronds, — l’objet de ma visite. M. Lévy secoue la tête d’un air désenchanté. Il n’aurait jamais cru que je viendrais, moi, jeune homme de si bonne famille et fils d’un général, lui demander une chose pareille. Il en est vraiment stupéfait. Renouveler mes billets ! Mais, ai-je seulement réfléchi à tous les sacrifices qu’il s’est imposés pour m’avancer les sommes qu’il m’a prêtées ? Ne puis-je comprendre combien il a hâte de rentrer dans ses fonds ? La vie est si dure, les affaires si difficiles ! Non, non, tout renouvellement est impossible.

J’insiste, plaidant ma cause avec éloquence. Le prêteur insiste aussi, avec une éloquence non moins grande. Pourtant, après vingt minutes de discussion, il finit par s’humaniser. Il me déclare qu’il consent à reporter l’échéance à trois mois, à condition que je signe de nouveaux billets qui porteront la somme due, intérêts compris, au chiffre de 5.000 francs. Je me récrie ; mais le préteur est inflexible. Il me signifie que c’est à prendre ou à laisser. Tout en parlant, il avance sur le bureau, derrière lequel il est assis, d’oblongs papiers timbrés. Quant à moi, je me décide à m’asseoir de l’autre côté du bureau et à prendre une plume. Mais, tout à coup, elle me tombe de la main, et je me lève. Un grand bruit vient de s’élever dans l’antichambre, et les éclats d’une voix, d’une voix que je connais bien, parviennent jusqu’à nous.

— Tonnerre de Dieu ! Laissez-moi entrer, mon garçon ou je vous passe sur le ventre !

La porte du cabinet, violemment tirée, s’ouvre ; et mon père apparaît. Mon père, vêtu d’habits civils, un jonc à pomme d’or à la main.

Il s’avance, prend une chaise, s’assied à côté du bureau et dit froidement :

— Que je ne vous dérange pas, messieurs ! Continuez vos manigances. Où en étiez-vous ?

— Je suppose, dit M. Lévy, très déconcerté tout d’abord mais qui a maintenant repris son aplomb, que c’est à M. le général Maubart que j’ai l’honneur de m’adresser ?

— À lui-même, répond mon père. J’ai pensé que les affaires que vous étiez en train de traiter avec mon fils m’intéressaient, au moins indirectement ; et vous ne trouverez pas mauvais, j’espère, que…

Brusquement, il s’interrompt, tourne le dos à l’usurier et s’adresse à moi.

— Qu’est-ce que tu dois à cet individu ? Combien as-tu reçu de lui ?

— Quinze cents francs, il y a trois mois.

— Ah !… Et ça, c’est du papier pour le renouvellement. Combien te préparais-tu à déclarer devoir, aujourd’hui ?

— Cinq mille francs, dis-je, après avoir hésité un instant.

Mon père éclate de rire, et se retourne vers l’usurier.

— Vous ne vous mouchez pas avec un manche de pelle, vous ! Cinq mille francs pour quinze cents, en trois mois !

— Mon général, dit Lévy résolument, je ne discute pas les chiffres que vient de citer monsieur votre fils. Je vous informe simplement que j’ai là des billets revêtus de sa signature, dont le montant s’élève à 4.000 francs, et qui arrivent à échéance demain. Ils seront donc présentés dans vingt-quatre heures à l’adresse qu’ils portent, la vôtre.

— Présentés est une chose ; payés, une autre.

— Monsieur votre fils, reprend Lévy, ne s’est pas borné à signer ces effets ; il a, de plus, mis sa signature au bas d’un papier par lequel il s’engage sur l’honneur à ne jamais s’opposer au payement de ce qu’il me doit.

— Sur l’honneur ! s’écrie mon père. Ah ! bah ! Il s’est engagé à ça sur l’honneur ! Eh ! bien, je vous déclare sur l’honneur, moi, que je m’oppose à ce que mon fils vous paye un sou de ce qu’il ne vous doit pas. Vous aurez quinze cents francs, plus les intérêts à six pour cent, et pas un fifrelin de plus. En outre, je vous déclare sur l’honneur, monsieur Lévy, je vous déclare que vous êtes une franche canaille. Vous inondez de vos prospectus les Écoles spéciales ; vous préparez consciemment la ruine de nombreux officiers. Vous brisez leur avenir ; après quoi, vous leur prenez l’honneur ou la vie. Dans la brigade que je commandais dernièrement, deux jeunes gens ont été obligés de donner leur démission ; les plaintes que vous adressiez à leur colonel les ont contraints à quitter l’armée ; l’un vient de se brûler la cervelle. Vous savez ça ? Vous êtes non seulement un voleur, vous êtes un assassin. Faites présenter demain vos billets, et nous verrons.

— C’est tout vu, ricane l’usurier, blême de rage sous sa peau jaune ; les effets seront payés, ou je poursuivrai à boulets rouges, conformément aux lois. De plus, dès que monsieur votre fils sera affecté à un régiment, je préviendrai le colonel de l’existence d’un engagement sur l’honneur qui porte le nom de Jean Maubart.

Mon père ne répond pas. La tête baissée, il semble considérer attentivement le tapis dont il suit les dessins, du bout de sa canne. Le juif l’examine attentivement ; et, enhardi par cette immobilité et ce silence, il pose ses deux courtes mains à plat sur le bureau, se penche un peu en avant et s’écrie :

— Ah ! vous croyez m’intimider ! Vous vous figurez que je vais me laisser effrayer par vos menaces. Vous vous trompez. Vous pensez, parce que vous portez une épaulette que vous pouvez venir impunément insulter d’honnêtes commerçants ? Mais je vous ferai payer vos insultes, tout général que vous êtes. Les lois sont pour nous ; les tribunaux sont pour vous. Quand on a signé, il faut payer ! Et si vous ne payez pas, je vous montrerai de quel bois je me chauffe…

— Du bois de ma canne ! s’écrie mon père.

Il s’est précipité sur l’usurier qui s’est aplati sur son bureau, et lui a asséné, entre les épaules, un formidable coup de jonc.

— Aïe ! Aïe ! Holà ! À moi ! glapit l’usurier, qui se met à geindre lamentablement.

— Avez-vous fini de hurler, animal ? demande mon père, qui saisit l’homme par le bras, le relève, le cale dans son fauteuil. Attendez donc qu’on vous écorche, pour vous plaindre. Ah ! vous croyez que vous insulterez impunément des officiers de l’armée française, un général, et que tout vous est permis, gredin !…

— Je vais déposer une plainte, gémit Lévy.

— Oui ! dit mon père ; mais pas pour rien. Je vais vous jeter par la fenêtre, d’abord, et je dirai pourquoi au procès ; et l’on verra s’il y a des juges pour me condamner. Vous êtes un filou et un perturbateur ; et nous, les militaires, nous sommes là pour rétablir l’ordre. Allez ! Oust !

Il empoigne le juif par le collet, le soulève, l’entraîne vers la fenêtre. Il est hors de lui, assurément, va faire un malheur si je n’interviens pas.

— Grâce ! gémit l’usurier. Ne me tuez pas !…

— Demandez pardon, alors ! répond mon père. Et vite !

— Pardon, pardon ; lâchez-moi, balbutie Lévy, blême de terreur, tandis que mon père continue à le secouer avec rage.

— À une condition, dit mon père, en repoussant sa victime vers le bureau. À la condition que vous allez faire ce que je vais vous dire. Vous vouliez avoir un billet de 5.000 francs, payable à trois mois ? Vous l’aurez. Mon fils va vous le signer. Et comme vous lui avez avancé 1.500 francs, vous allez lui verser, séance tenante, 3.000 francs. Vous aurez 500 francs pour l’intérêt, soit 10 p. 100 l’an, soit 20 p. 100 pour six mois. C’est coquet. Acceptez ou je vous fous par la fenêtre, comme j’ai dit. Allons ! Est-ce oui ? Non ?

Il fait un pas en avant. Un rictus épouvantable tord la face du juif qui, pourtant, ne prononce pas une parole. Il semble se décider tout d’un coup, et ouvre un tiroir. Pour y prendre une arme, peut-être ?… Non, un papier, timbré pour 5.000 francs et au-dessous, qu’il place sur le bureau, en face de moi. Sur un signe de mon père, debout, les bras croisés, à côté de l’usurier, je remplis et signe le billet que je tends à Lévy. Il l’examine attentivement sans un mot, le place dans un second tiroir qu’il vient d’ouvrir, et dont il sort un portefeuille. De ce portefeuille, lentement, il extrait trois billets de mille francs qu’il étale, du pouce, sur la table. Mon père les saisit, les fourre dans sa poche ; reprend sa canne, remet son chapeau sur sa tête, et me fait signe de le suivre. Le juif nous regarde sortir, appuyé au dossier de son fauteuil, les yeux brillants, muet.

En descendant l’escalier, mon père siffle un air de valse.

Nous marchons côte à côte, silencieusement, jusqu’au boulevard Saint-Germain ; lui, impassible en apparence, moi, encore très remué.

— Si nous prenions un apéritif ? me demande-t-il, comme nous passons devant la terrasse d’un café.

Nous nous asseyons. Il parle de choses indifférentes, très indifférentes. Il dit que le temps est beau pour la saison. Je prends le parti de l’interroger.

— Peux-tu me dire, père, comment il se fait… ?

— Que je t’aie rencontré tout à l’heure ? Voyons, me crois-tu assez godiche pour ne pas avoir deviné que tu avais des dettes ? Tu ne m’avais jamais parlé de rien ; c’était assez pour exciter ma méfiance ; je n’ignore pas non plus que c’est au moment de la nomination que les créanciers des Saint-Cyriens exigent le payement de ce qui leur est dû. Quand j’ai su que tu sortais ce matin, je me suis donc douté de quelque chose ; je t’ai fait suivre par mon ordonnance, qui est revenu me donner l’adresse de la maison où tu étais entré. J’ai su à quoi m’en tenir. Tu connais le reste… À propos, continue-t-il, en tirant de sa poche les billets de banque de l’usurier, il faut que nous partagions ; voilà mille francs. Ça te suffira pendant quelque temps. J’en garde 2.000 pour moi. Je dois te dire que ça tombe à pic ; je n’avais plus le sou. Par la même occasion, il faut que je t’apprenne pourquoi, jusqu’à présent, je ne t’ai pas encore rendu mes comptes de tutelle. J’ai mangé ton argent. Tout : billets, or, argent, et même le cuivre. Je ne sais pas où ça passe. Ça ne fait rien ; je te rembourserai, à un sou près. Il te revenait 400.000 francs, environ. Est-ce que tu serais content de toucher ces jours-ci 100.000 francs là-dessus ?

— Ma foi, dis-je, un peu rasséréné par cette offre inespérée qui corrige l’amertume de l’aveu qu’on vient de me faire, ma foi, certainement ; mais si tu as…

— J’ai tout mangé, oui, mais j’ai gardé une poire pour la soif. Une bonne poire ; M. Freeman. Tu l’as bien négligé, ce pauvre vieux qui t’aimait tant ; tu l’as bien abandonné ; vous êtes comme ça, vous, les jeunes gens. Et si je ne m’étais pas trouvé là, moi, pour lui écrire, pour aller le voir, pour t’excuser auprès de lui et mettre ta négligence sur le compte de tes études, il t’aurait sans doute oublié dans son testament…

— Est-ce que M. Freeman est mort ? demandé-je d’une voix basse, étranglée par un gros regret.

— Oui, il y a quelques jours. Et son notaire vient de m’annoncer qu’il t’a laissé 100.000 francs. Tu comprends bien qu’au fond, ces 100.000 francs, c’est à moi que tu les dois. Si je n’avais pas été là, pour te rappeler sans cesse à la mémoire du vieux bonhomme, tu aurais pu te fouiller. Donc, mon garçon, c’est 100.000 francs que je compte à mon actif et que je déduis de ce que je te dois. Par conséquent, je me reconnais ton débiteur pour 300.000 francs, plus quelque petite chose que je viens de t’emprunter.

Je ne réponds pas. Ce que j’ai vu, ce que j’entends depuis ce matin, me bouleverse, me stupéfie. Je ne puis revenir de mon étonnement, étonnement mélangé de répulsion. Tout cet argent gaspillé, empoigné, happé, perdu ; cette façon de disposer de choses qui ne vous appartiennent pas ; l’usure, l’inconscience, la cupidité, le cynisme ; l’ignominie de tous ces dessous de l’existence qui m’apparaissent tout à coup dans leur nudité… Et le mensonge peut-être. Car est-il vrai que mon père ait engagé le pauvre vieux Freeman à me laisser une part de sa fortune ? Est-il vrai, même, qu’il lui ait rendu visite une seule fois ?…

Mon père me frappe sur l’épaule.

— Eh ! bien, à quoi penses-tu ? Tu n’as guère une mine d’héritier. À ton âge, si l’on m’avait apporté une nouvelle comme celle que je viens de t’annoncer, j’aurais fait une autre figure. À propos, tu ne m’as pas dit ce que tu as fait avec les quinze cents francs du Lévy. Des femmes ? Maintenant que tu as l’épaulette, j’espère bien… En tous cas, tu sais, pas de collage. À ton deuxième galon, il te faut un mariage, et un fameux. J’en ai fait deux bons ; par conséquent…

— Père, dis-je rapidement, afin de placer la conversation sur un autre terrain, comment t’es-tu laissé entraîner à menacer cet homme d’une pareille façon, tout à l’heure ? S’il avait refusé, pourtant ? Il y a tant de gens qui préfèrent la perte de leur vie à celle de leur argent !

— Leur argent, oui, répond mon père en ricanant ; mais pas celui des autres. Ce Lévy n’est qu’un homme de paille. L’argent qu’il prête ne lui appartient pas. Et tu connais son bailleur de fonds ?

— Je devine, dis-je. C’est Raubvogel !

— Non, murmure mon père. C’est le général de Lahaye-Marmenteau.