La Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917, 1917 (p. 141-144, 394-398).
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XIV


Il retourna plusieurs fois aux Glaïeuls. Ce furent des entrevues bizarres et fascinantes. Tous deux en partie revivaient et en partie refaisaient le passé. Philippe reconnaissait chacune des coquetteries, des réticences, des ambiguïtés de Thérèse : ce n’était pas un simple retour des choses, c’était une idylle inédite. Tout être change, mais ce changement n’est un renouveau que chez ceux avec qui nous commençons la vie. En somme, Thérèse avait un charme que jamais plus elle n’aurait pu avoir pour le Givreuse d’antan. Elle semblait rajeunie. Il y avait moins de cruauté instinctive en elle, une plus vive fraîcheur de sentiment.

Pour Thérèse, le renouvellement était d’autre nature. Elle aussi voyait fantasmagoriquement rajeunir le passé, mais avec la certitude que Philippe était un autre être que Pierre. Ce qu’elle retrouvait des gestes, de la voix, de la pensée de Givreuse, n’était une répétition qu’à la manière dont une floraison est la répétition d’une floraison antérieure. Elle reconnaissait dans un homme ce qui l’avait réduite dans un autre, et comme elle avait gardé la nostalgie de Givreuse, qui avait été son grand amour, elle connaissait une renaissance enivrante de son destin.

Pourtant, elle ne savait aucunement ce qu’elle allait faire. Veuve, elle n’avait succombé qu’une seule fois, après une longue résistance. De nature, elle était une régulière ; après sa rupture avec Pierre, elle s’était juré de ne plus accepter l’amour que dans le mariage. Mais éprouvait-elle de l’amour pour Philippe ? Elle n’eût su le dire. Elle se laissait aller à l’enchantement de l’heure, à une sorte de miracle psychique qui pouvait n’avoir pas de lendemain… Tout se passait en causeries entrecoupées de silences langoureux pendant lesquels elle songeait à la brièveté de l’existence et à son incertitude amère.

Un jour qu’il s’était attardé plus que de coutume, elle lui dit :

— Il est bien tard pour retourner à Carolles… Savez-vous quoi ?… nous dînerons ensemble.

Elle regretta tout de suite son invitation, puis songeant qu’avant trois semaines, elle sillerait sur l’Océan plein de pièges, elle haussa les épaules.

Ils dînèrent, sur la terrasse lumineuse, devant les grands hêtres rouges et les tilleuls de Hongrie séparés par une longue pelouse, au fond de laquelle poussaient hasardeusement les fleurs des jardins et les fleurs sauvages. C’était l’époque où les tilleuls commencent à répandre leur odeur féerique. Elle arrivait au gré des souffles, elle exprimait l’obscur désir de ce qui veut croître et multiplier.

Le soir venait avec une lenteur extraordinaire. Des chauves-souris, mélancoliques danseuses du crépuscule, tourbillonnaient sur les cimes et le long des murailles.

— J’ai longtemps détesté le crépuscule, — disait Thérèse en grignotant ces petites fraises longues, qui ne sont pas tout à fait des fraises de jardin et ne sont plus des fraises des bois…

— Il m’apparaissait comme l’heure de l’angoisse… de la mauvaise attente… J’imaginais que ces grands feux qui allumaient les nuages allaient incendier le ciel et la terre.

— J’ai toujours aimé le crépuscule, — répliqua Philippe.

— En êtes-vous sûr ? Les enfants ne l’aiment point… et la plupart des animaux. C’est tout naturel. Il annonce le grand deuil de la nature — la nuit.

Il contemplait la silhouette enchantée, sur qui l’occident répandait une lueur versicolore. Quelques grosses étoiles commençaient à paraître ; un grillon grinça dans l’herbe ; bientôt un autre lui répondit à l’extrémité de la pelouse ; des vers luisants allumèrent leurs petites lanternes vertes.

— Est-il possible que nous ayons la guerre ! — fit-elle, le visage soudain assombri… et que tant des nôtres…

Elle n’acheva pas ; elle baissa la tête ; tous deux communièrent dans l’immense douleur répandue…

Le café répandit son arome qui promet et qui console. La nuit était venue. Des insectes bondirent sur la flamme des bougies ; à chaque instant, un petit corps rôti tombait sur la nappe ; il jetait un instant ses membres minuscules et s’endormait pour l’éternité.

— Que c’est étrange ! — dit-elle… — Pourquoi ces bestioles viennent-elles mourir ainsi ? La vie est pleine de stupidités impénétrables !

— Encore les insectes nous apparaissent-ils comme des espérances d’automates, mais ces milliers d’oiseaux qui se précipitent sur les phares et s’y fracassent ?… Oui, une stupidité invraisemblable se mêle à l’ingéniosité des créatures… Et nous sommes bien aussi bêtes que ces insectes !

— Plus, peut-être, car nous savons prévoir, et voyez à quoi sert notre prévoyance ! Je suppose que vous fumez…

— Pas beaucoup, seulement dans les moments où la tristesse est trop grande.

— Le mirage ?

— Le tabac ne me donne aucun mirage !… Il dissout… il disperse mes idées… Ce soir, je préfère l’odeur des tilleuls. Il contemplait dans la lumière dansante et indéterminée, cette compagne qui semblait jaillir d’une terre de fées.

— Comme c’est doux de vous regarder ! — murmura-t-il, d’un ton qu’elle reconnaissait.

Elle eut un léger sursaut ; elle plongea au fond du rêve :

— Vraiment, — fit-elle, avec une pointe de moquerie. — Êtes-vous seulement véridique ?

— Est-il possible que je ne le sois pas ?… Existe-t-il beaucoup de Français pour qui vous ne seriez pas un merveilleux spectacle ?

— Merveilleux ! C’est un bien gros mot…

— Depuis que les dieux sont morts, que reste-t-il de merveilleux pour les hommes, sinon la femme !

— Bon, si vous parlez pour toutes les femmes.

— Je parle pour celles dont le vieux Priam disait : « Il est juste que l’on meure pour elles !… »

— Ce Priam était un vieux fou !

Elle secoua la tête :

— Allons au-devant de la lune… Elle va monter derrière les hêtres rouges…

Elle s’était levée et, tête nue, elle descendit vers les pelouses. Il la suivit tout tremblant. Des lueurs confuses les guidaient. Il la connaissait trop pour ne pas savoir que c’était une provocation, mais il savait aussi qu’elle provoquait par caprice, par curiosité et par esprit de bravade.

— Au fond, je suis une campagnarde, — dit-elle, avec un petit mélange de sauvagesse… — Ce n’est point parce qu’elle est belle que j’aime la nature, c’est parce qu’elle est redoutable.

Ils marchèrent d’abord sur la pelouse, puis Thérèse obliqua vers une sente qui passait sous les hêtres. L’odeur fine de la jeune femme dominait l’odeur des végétaux ; il écoutait le frisson de la jupe quand il se tournait, il apercevait la blancheur du visage, dont la forme s’évaporait, et une masse sombre qui était la chevelure…

Le sang monta à la tête de Philippe ; il saisit la petite main et l’étreignit :

— Oh ! — fit-elle d’un ton de reproche…

Elle dégagea vivement sa main et son rire fusa, un rire argenté, un peu rauque…

— Vous ne m’attraperez pas !

Elle avait disparu. Il entendait le pas léger dans les pénombres. Un moment, une sorte de lueur brilla dans la futaie ; puis tout se perdit dans la nuit. Il palpitait ; tous les rêves antiques, toutes les fables amoureuses où se mêlent les forêts, les nymphes, les elfes, grisaient Philippe.


XIV


Il courait au hasard, la tête perdue ; soudain, le rire éclata derrière lui et, se tournant, il vit la silhouette pâle, à trois pas :

— Vous voyez, — dit-elle… — je suis insaisissable. Et voici celle que nous cherchions…

Une phosphorescence s’insinuait parmi les arbres, puis une lueur de veilleuse ; on eut le sentiment d’une immense présence ; enfin, l’astre rouge et froid se dressa parmi les colonnades.

— Voici cette main que vous vouliez prendre, — dit-elle avec une douceur équivoque. — C’est une main amie.

Il prit la petite main avec crainte ; il s’agenouilla pour y mettre un baiser :

— Et vraiment, vous me faites la cour ?… Prenez garde…

— Qu’y faire, si je vous aime ?

— M’aimer ?… Croyez-vous ?

Elle lui prit le bras, elle le ramena sur la pelouse pareille à un grand étang verdâtre ; des noctuelles voletaient éperdument ; un crapaud chantait ses amours obscures :

— C’est effrayant ce que vous venez de me dire ! — murmura-t-elle. — Mais ce n’est pas vrai…

— Pas vrai ! — gémit-il. — Aussi vrai que ma vie même… — Ce serait plus effrayant encore. Il n’est pas permis d’aimer si vite… Et si vous m’aimez vraiment, malheureux garçon, songez que, bientôt, je serai partie… que vous ne me reverrez pas — si vous me revoyez — avant longtemps. On ne gaspille pas ainsi son amour.

— S’enquiert-il de notre volonté ? D’ailleurs, souffrir par vous, c’est encore une douceur, madame.

Elle tourna vers lui un visage ami, mais elle ne répondit point.


Pendant une semaine, leurs rencontres furent brèves. Elle se montra d’humeur inégale ; il y avait des moments où elle le traitait en étranger, d’autres où elle était presque câline. Ni l’un ni l’autre ne savait comment cela finirait. Thérèse avait les raisons innombrables qu’ont les femmes pour ne pas vouloir. Peut-être, même avec Pierre, s’en serait-elle tenue à un platonique rappel des souvenirs : elle l’ignorait…

Avec Philippe, l’aventure se révélait d’autant plus équivoque que c’était ensemble l’amour d’hier et l’amour d’aujourd’hui. Cependant, l’inclination qu’elle éprouvait pour le fantastique sosie de Givreuse croissait avec une rapidité imprévue. Née de la ressemblance des deux hommes, elle était très différente ; le nouvel amour avait, selon Thérèse, quelque chose de plus intime que l’autre…

Un jour qu’elle écoutait Philippe, il lui vint un soupçon aigu. À plusieurs reprises déjà, le même soupçon l’avait effleurée ; il avait paru si absurde qu’elle ne s’y était point arrêtée. Cette fois, il fut irrésistible.

Elle épia Philippe avec sournoiserie ; elle lui posa des questions insidieuses…

Il était sur ses gardes. La crise de mademoiselle de Varsennes lui avait appris à se méfier de ses souvenirs ; il ne parlait du passé qu’avec une extrême prudence. Thérèse ne le trouva pas en défaut, et cependant le soupçon demeurait. Il y eut même un instant où elle crut vraiment que Pierre de Givreuse était auprès d’elle et jouait le rôle de Philippe…

« C’est idiot ! pensait-elle. Pourquoi ferait-il cela ? »

Le soupçon persistait, équivoque et multiple.

« Et quand ce serait Pierre ? » Elle n’était pas femme à vivre dans le doute. Elle fit surveiller les deux hommes ; elle connut en gros leurs travaux et leurs démarches, elle eut sur mademoiselle de Varsennes des renseignements fragmentaires, mais décisifs pour un esprit comme le sien :

« Voilà pourquoi Pierre n’est pas venu ? se demanda-t-elle. Mais si mes soupçons sont justes, cela expliquerait pourquoi il joue auprès de moi le rôle de Philippe… Ce serait abominable, et habile. Il aurait sans risque l’ancien et le nouvel amour ! »

L’imagination de la femme se joue dans l’impossible, surtout quand l’impossible se mêle à l’antique duel des sexes… Elle riait d’elle-même : pourtant, elle alla épier le château de Givreuse et surprit mainte démarche de Pierre.

Un jour, surexcitée, elle l’attendit.

Il la vit brusquement devant lui, sur la route. Hypnotisé, son regard se fixait sur elle, avec une stupéfaction naïve qui ne pouvait être feinte :

— Thérèse ! — balbutia-t-il.

Elle l’examinait avec une curiosité dévorante. Très vite, elle vit qu’il avait les joues plus maigres que Philippe, le teint plus pâle, et, dans toute son allure, quelque chose de plus rêveur, de plus indécis.

« C’est lui Pierre ! se dit-elle… C’est lui que j’ai aimé…

Elle sentit, avec une joie sourde, que cet amour si profond et si terrible, la laissait presque indifférente. Il avait définitivement disparu dans le gouffre des choses mortes ; Philippe seul l’émouvait. Elle devina une indifférence pareille chez le jeune homme, et de cela seulement elle ressentit un léger dépit :

— Vous savez que j’ai vu votre sosie, — fit-elle avec un peu de sarcasme… — Sans doute, la ressemblance est prodigieuse… Pourtant, je ne m’y tromperais point…

Un instant, ils demeurèrent là, échangeant des paroles qui ne les intéressaient guère, puis elle lui tendit la main, sans rancune.


Il crut devoir télégraphier à Philippe, qui arriva au château, vers le soir. — J’ai rencontré Thérèse, — dit-il, dès qu’ils furent seuls.

Philippe devint pâle ; la jalousie passa en rafale :

— Où ? — demanda-t-il d’une voix rauque.

— Sur la route d’Avranches.

— Elle doit l’avoir voulu.

— Je ne crois pas… L’entrevue a été courte et si insignifiante !

Philippe marcha quelque temps le front bas ; une ride profonde rapprochait ses sourcils ; une sévérité chagrine contractait ses lèvres :

— Il ne faudrait pas que mes épreuves s’aggravent, — dit-il enfin. — Je me suis violemment conformé au sort ; j’ai voulu qu’il n’y eût aucune rivalité de fait entre nous… Thérèse t’est-elle complètement indifférente ?

— Complètement.

— Eh bien ! moi, je l’aime…

— Tu l’aimes ! — exclama Pierre.

L’évolution de sa vie ressemblait si peu à celle de Philippe, qu’il en demeura abasourdi. Il ne concevait pas que, ayant aimé Valentine, on pût se remettre à aimer madame de Lisanges.

— Oui, — reprit Philippe. — Et remarque que je ne l’aime pas par un retour du passé, le passé serait presque un obstacle ; je l’aime pour un renouvellement de ma personne et de la sienne, qui est aussi inexplicable que notre unité… Sans doute, je n’ai pas entièrement cessé d’aimer Valentine, mais désormais, l’abandon de cet amour n’est plus tragique. Thérèse, même si elle ne m’aime pas, m’a délivré… Souffrir pour elle, c’est une souffrance normale. Comprends-tu pourquoi il me faut l’entière certitude de ton indifférence ?

Pierre l’écoutait, ébloui. La jeunesse de l’univers rentrait en lui, toutes les grâces éparses que l’espérance rassemble dans le ciel et sur la terre. Il espérait comme on respire la jeune brise du matin.

— Est-ce vrai ! — bégaya-t-il. — Oh ! si tu savais comme Thérèse est lointaine… comme elle se perd dans les ténèbres…

— C’est plus que je n’en demandais. Sois libre… Entre Valentine et toi, il n’y a plus d’obstacle…

Ils étaient arrêtés dans un coin tout resplendissant de fleurs vagabondes ; ils se regardaient avec cette expression qui dépassait la tendresse mais ils n’eurent aucun des gestes qui marquent l’amitié des hommes.

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