L’Énigme de Givreuse
La Revue de Paris24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917 (p. 114-124).


XI


Valentine avait passé une nuit tragique. Pourtant la soirée avait été presque calme. Lorsqu’elle se retira dans sa chambre, elle éprouva d’abord une détente assez douce. Il lui semblait qu’elle se retrouvait, que ses agitations avaient été un cauchemar à l’état de veille et qu’elle s’était étrangement exagéré la situation.

Elle n’avait pas sommeil ; elle prit un livre dans sa petite bibliothèque. C’était François le Champi. Il y avait déjà quelque temps qu’elle ne l’avait pas parcouru. Elle prit plaisir à ces vies naïves, perdues au fond des campagnes ; elle lut d’un trait, presque avidement, jusqu’au passage où Madeleine traverse le pont branlant, en portant le Champi dans ses bras…

Soudain, elle eut au cœur ce petit élancement qui nous rappelle à nos peines. Elle déposa le livre, elle regarda trois moucherons qui voletaient autour de l’ampoule électrique. Un grand malaise, sourd encore, se répandait du diaphragme à tout son être. Elle revit, avec une netteté douloureuse, la silhouette de Philippe ; elle entendit les quatre vers qu’il avait murmurés devant la fenêtre… Elle répéta ces vers sans pouvoir retrouver exactement les deux derniers, et s’obstina pendant quelques minutes à les reconstituer.

Ce qui était intolérable, c’est qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi elle avait tant de peine. Elle n’avait pas l’habitude d’analyser ses sensations et peut-être n’y était-elle pas très apte. Elle souffrait d’une sorte d’effroi mystique. Cet effroi avait brusquement grandi et continuait à croître : elle voyait malgré elle quelque chose de surnaturel dans la scène de l’après-midi… Tout cela tourbillonnait sans qu’elle entrevît un dénouement. Emprisonnée dans son intuition, elle n’avait aucune idée claire, et d’autant plus était-elle impressionnée… À plusieurs reprises, elle essaya de lire. Le livre lui retombait bientôt des mains, la rêverie noire recommençait, sans issue.

Cela dura pendant plusieurs heures. Elle était recrue de fatigue, mais redoutait de se mettre au lit. Vers le milieu de la nuit, elle s’assit dans un fauteuil, devant la fenêtre, afin de respirer l’air frais ; elle fut saisie d’une torpeur et s’endormit.


Quand elle s’éveilla, l’aube était proche ; deux grosses étoiles se couchaient sur l’Océan. Valentine grelottait ; elle avait de la fièvre ; ses tempes étaient rouges et ses mains glaciales. Elle regarda les choses avec étonnement. Une brume emplissait son cerveau, tout s’exagérait en elle et autour d’elle ; elle prit machinalement un manteau.

Elle traversa le jardin sauvage, elle sortit par une poterne et se trouva sur la route au moment où une lumière mélancolique se mêlait à la lueur de la lune… Il est certain qu’elle n’avait qu’une conscience restreinte de ses actes ; la fièvre augmentait ; son cœur et son pouls battaient désespérément.

Elle marcha quelque temps parmi les ajoncs et les herbages. L’aurore agrandissait les nuages et les remplissait de sa vie fugitive. Puis, une fournaise rouge monta parmi des pommiers. Mademoiselle de Varsennes continuait à marcher. Tout ensemble, la fièvre la lassait et la soutenait… À plusieurs reprises, elle s’arrêta, tournée dans la direction du château, mais une volonté indéfinissable la remettait en route…

Cela dura plusieurs heures. Quand elle atteignit Avranches, le soleil était déjà haut. Elle se dirigea vers l’église, y entra et pria obscurément. Ensuite, dans une rue étroite, elle s’arrêta devant une vieille maison granitique, au toit de bardeaux. Il y avait un marteau à la porte. Elle frappa ; une femme déjà vieille, au visage triangulaire et aux yeux roux, vint ouvrir et poussa un cri :

— C’est vous, mon cher petit !

— C’est moi, Madeleine.

Elles demeuraient là, surprises l’une et l’autre, puis l’hôtesse introduisit la jeune fille dans un petit salon, ou plutôt un parloir, meublé de chaises basses à très longs dossiers, pareilles à des chaises d’églises, d’une vieille table de chêne, d’un coffre à sculptures qui ressemblait pas mal à un sarcophage et d’une large commode à ferrures de cuivre.

Mademoiselle Madeleine Faubert avait été la gouvernante et la première institutrice de Valentine. Cette vieille fille décelait aussi peu de défauts que le comportait la structure humaine. Sincèrement modeste, mais point humble, constante et scrupuleuse, résignée et gaie, économe et généreuse, parfois opiniâtre, un peu trop secrète, presque irascible vis-à-vis des orgueilleux ou des égoïstes, son cœur était un inépuisable réservoir de compassion.

Elle aimait follement Valentine, d’une tendresse complexe où se concentraient ses vœux inassouvis, l’instinct maternel, je ne sais quel amour, d’une pureté infinie, et qui pourtant reflétait les passions dont la pauvreté, le hasard, les circonstances l’avaient privée. Quoique innocente de cœur comme un petit enfant, elle avait de la pénétration et de l’expérience, elle comprenait des sentiments étrangers à sa propre personne… C’était le seul être à qui Valentine osait tout dire.

Madeleine observait la jeune fille sans qu’il y parût. Elle vit ses yeux bleuis, ses pommettes ardentes et l’égarement répandu sur toute sa personne. Elle pressait les mains de la visiteuse avec des doigts qui étaient aussi petits et qui avaient été aussi délicats que les doigts de Valentine, mais que les rhumatismes commençaient à enfler un peu, aux jointures.

— D’où venez-vous, marquise chérie ?… On dirait bien que vous avez la fièvre.

Elle tâtait le pouls de la jeune fille : elle en constatait la course précipitée.

— Oui, je crois que j’ai la fièvre… et je suis si fatiguée, Madeleine !

Madeleine l’avait assise sur une de ses chaises d’église, au dossier roide et dur. Elle sentait qu’il ne fallait plus l’interroger. Elle attendait, patiente, avec ce doux sang-froid des femmes qui savent entendre et consoler.

— Oh ! Madeleine… — soupira l’adolescente… — pourquoi suis-je si malheureuse !… Et ce n’est rien… on peut bien être malheureux, quand il y a tant de douleurs en France… mais pas ainsi… pas ainsi !…

Elle avait les yeux pleins de larmes :

— Je ne sais pas du tout si vous pourrez comprendre… je ne comprends pas moi-même… peut-être suis-je folle… J’ai fui le château… par frayeur…

— Par frayeur ! — exclama Madeleine, saisie de cette combativité qui lui venait pour les autres. — Personne ne s’est permis ?…

— Ah ! personne, ma chérie. Nul n’a de torts envers moi… fût-ce par une parole…

Madeleine scrutait profondément le visage pâle ; la jeune fille parla plus bas :

— Peut-être as-tu deviné, Madeleine, ce que j’ai rêvé pendant son absence ?

— Je l’ai deviné, petite marquise… c’était bien… c’est ce que je souhaitais.

— Je crois bien que je l’aimais déjà avant son départ… Mais pas complètement… On eût dit que cette absence était nécessaire. Et je croyais que lui-même…

— Vous pouvez en être sûre !

— Quand ils sont revenus…

L’institutrice eut un sursaut :

L’autre ne revenait pas…

— Justement… Mais comment savoir ?… Il était impossible de faire entre eux la plus faible différence… Tu le sais bien…

— C’est vrai, la ressemblance est frappante.

— Elle est effrayante ! J’en ai été tout de suite saisie… du saisissement de ces réveils en plein rêve qui font si mal au cœur… Tu ne peux pas savoir, Madeleine… je l’attendais avec tant de ferveur… j’étais si impatiente et si heureuse… et tout à coup, c’est lui et ce n’est plus lui… un autre est là, qui est le même…

— Oui ! — fit pensivement la vieille fille… — je n’y avais pas pensé… pas pensé ainsi, oui, cela a dû être impressionnant.

On eût dit qu’un brouillard se dissipait dans l’esprit de la jeune fille. Tant de sensations ténébreuses, tant d’intuitions jusqu’alors indéfinissables, semblaient éclairées par la fièvre.

— Ce n’était pas du tout comme une ressemblance connue… c’était une révélation… et foudroyante… la destruction d’une personnalité… J’ai passé plusieurs jours dans une véritable hébétude. Tout mourait en moi… du moins je le croyais. Puis, il y a eu un retour. Mon rêve voulait revivre. Il a revécu. J’ai fait un immense effort pour faire abstraction de l’autre… de Philippe… et pour isoler Pierre. Je croyais y être parvenue, malgré une angoisse persistante, un pressentiment noir… il y a eu un moment très beau, au bord de la mer… parmi des pierres sauvages où nous avions un souvenir commun… Là, j’ai cru que la menace était vaincue… nos yeux se sont retrouvés… Mais quand Philippe nous a rejoints… comment te dire… c’était tellement le même regard et, j’en suis affreusement sûre, le même amour !

— Le même amour ! — répéta pensivement Madeleine.

Elle comprenait. Un peu du trouble de Valentine se répandait dans son âme.

— Mon Dieu ! Ce n’est rien encore, — soupira la jeune fille… — je pensais que tôt ou tard, un de ces deux amours s’effacerait… et cela seul suffirait pour créer entre eux une différence profonde… mais dans mon esprit exalté — est-ce même dans mon esprit ? N’est-ce pas dans tout mon être ? une nouvelle misère naissait… Jusqu’alors, je faisais au moins entre Pierre et Philippe une différence dans le passé. L’un avait vécu auprès de moi avant la guerre, nos souvenirs se mêlèrent… Oh ! je le crois toujours, et comment pourrait-il en être autrement ?… Mais un sentiment plus fort que toute conviction raisonnée grandissait : c’est que, par je ne sais quel sortilège, les souvenirs de Philippe étaient les mêmes que ceux de Pierre… J’avais beau me révolter, ce sentiment ne cessait de grandir, il me semblait constamment en recevoir des preuves, par un mot, par un geste, par un des mille actes insignifiants de la vie. Étais-je folle ? Je me le demandais constamment…Hier, nous sommes allés tous trois avec madame de Givreuse, à la ferme de Jean Berleux… tu sais, cette ferme du vieux temps, tout au bout du village abandonné… Nous sommes restés seuls, Philippe et moi, pendant que madame de Givreuse et Pierre discutaient une affaire de réparations avec le fermier. J’avais gardé un souvenir très doux d’une heure passée dans la chambre où nous nous trouvions. C’était presque le même temps !… Tout à coup, comme l’autre fois, un oiseau s’est mis à chanter, et Philippe a récité quatre vers, les mêmes que Pierre avait récités devant la même fenêtre… J’ai été saisie d’une véritable épouvante… qui s’est aggravée la nuit…

Il y eut un silence. Madeleine subissait de plus en plus « l’atmosphère » de la jeune fille.

— Est-il possible, — chuchota celle-ci avec détresse, — que les souvenirs d’un homme se communiquent à un autre homme ?…

— La télépathie, – suggéra Madeleine… – D’ailleurs, chère petite enfant… pourquoi ces vers ne seraient-ils pas venus naturellement à la mémoire de Philippe ?

— Justement devant cette fenêtre ? Et dans des circonstances si semblables aux circonstances qui avaient amené Pierre à les réciter ? Ce serait prodigieux !

— Voulez-vous me redire ces vers ?

— Voici… je ne me rappelle pas exactement le troisième et le quatrième :

La branche au soleil se dore,
Et penche, pour l’abriter,
Ses bourgeons qui vont éclore
Vers l’oiseau qui va chanter

» Il y a bien peu de gens qui connaissent ces vers-là !

— C’est vrai… Toutefois, remarque qu’il y est question de l’oiseau qui va chanter. Or, les deux fois qu’on les a récités devant toi, un oiseau chantait… Deux esprits qui se ressemblent autant que ceux de Pierre et de Philippe ont pu subir la même évocation. C’est extraordinaire, ce n’est pas surnaturel…

— Si vous aviez raison !…

— J’ai raison, marquisette !… Il faut me croire et vous reposer… Mais que doit-on croire là-bas ?

— Mon Dieu ! — gémit la jeune fille… — Il est intolérable que j’aie donné de l’inquiétude à madame de Givreuse… que faire ?…

— Tout simplement envoyons une dépêche… Comme je ne puis vous laisser seule, madame de Givreuse viendra… Il me semble que je saurai lui faire comprendre…

— C’est si difficile… La moindre allusion peut jeter le trouble dans toutes les âmes…

— Je ne songe pas à dire la simple vérité… ni à la faire deviner…

La corne d’une automobile sonna dans la petite rue… Les deux femmes regardèrent la fenêtre. Une limousine s’arrêta :

— C’est Pierre, — exclama Valentine avec effroi… ou Philippe !

— Je vais le recevoir…

Madeleine ouvrit vivement une porte et conduisit Valentine dans une minuscule salle à manger.

Deux coups de marteau retentissaient dans le corridor.

Le visage du visiteur apparaissait presque rigide. Mais ses yeux dénonçaient une sombre inquiétude.

Mademoiselle Faubert l’introduisit dans le petit parloir. Il regardait autour de lui, fébrilement…

— Pardon, — dit-il, — n’avez-vous pas vu… mademoiselle de Varsennes ? Elle…

— Elle est ici, — répondit tranquillement Madeleine.

Un sourire nerveux entr’ouvrit les lèvres du jeune homme :

— Dieu soit béni ! — soupira-t-il. — Nous avons tout pu craindre… Cependant, en route, j’ai eu le pressentiment qu’elle devait être réfugiée auprès de sa plus sûre amie !

Les derniers mots firent préjuger à Madeleine qu’elle était en présence de Pierre :

— Je ne demande pas à voir mademoiselle de Varsennes, — reprit-il, timide.

— Elle est très fatiguée.

— Il n’y a pas d’endroit au monde où elle peut être mieux en sûreté qu’ici… Je vais télégraphier à ma mère.

Une courte pause. Tous deux s’épiaient avec une curiosité ardente et anxieuse :

— Il m’est impossible de la laisser seule, — fit enfin Madeleine à voix basse… — Sinon, je serais allée voir madame de Givreuse.

— Ma mère peut-elle venir ?

— Si elle le peut !… Je crois que ce serait très utile…

Pierre hésita, puis :

— Mademoiselle de Varsennes n’est pas malade ?

— Non…

Il comprit qu’il ne pouvait insister ; il murmura :

— Quand préférez-vous recevoir la visite de ma mère ?

— Le plus tôt possible.

— Alors, je crois que vous la verrez ce matin même…

Madeleine avait attentivement scruté la physionomie de Pierre. Elle y avait vu passer toutes les nuances de l’émotion, mais aucun étonnement :

« Il sait donc ? se demanda-t-elle… Ou du moins il devine ? »

Il parut vouloir encore demander quelque chose, mais il n’osa point et se retira.

Madeleine demeurait songeuse. Elle comprenait maintenant les soupçons indéfinissables de Valentine.


Dix heures venaient de sonner à l’église de Saint-Saturnin, lorsque madame de Givreuse arriva chez mademoiselle Faubert. La visiteuse trahissait plus vivement son agitation que Pierre : son visage avait cet aspect dur que l’émotion donne aux visages autoritaires. Elle ressentait un peu de rancune contre Valentine : elle ne concevait pas que la jeune fille fût partie si mystérieusement, mais cette rancune se fondait dans une tendresse chagrine. Peut-être aussi était-elle vaguement jalouse de mademoiselle Faubert. Elle estimait l’institutrice ; elle ne lui avait jamais témoigné de cordialité réelle.

— Excusez-moi, madame, — fit Madeleine… — Il n’était pas possible de laisser mademoiselle de Varsennes seule.

— Je l’entends bien ainsi, — répondit froidement la visiteuse. — Nous avons été très inquiets !

Madeleine crut sentir un reproche dans l’intonation.

— J’allais envoyer un télégramme, lorsque monsieur de Givreuse est arrivé.

La comtesse eut un geste vague. Puis, avec colère :

— Pourquoi a-t-elle fait ça ? C’est tellement à l’encontre de sa nature !

— Les circonstances peuvent être plus fortes que le caractère.

— Quelles circonstances ? — exclama madame de Givreuse avec indignation. — Que pouvait-il arriver à Valentine, chez moi ? Je ne suppose pas que personne lui ait manqué de respect ?

— Oh ! Madame, c’est impossible. Mademoiselle de Varsennes n’a reçu de vous-même et de tout le monde que des témoignages d’affection.

— Alors, quoi ?… Elle n’est pas folle…

— Elle est seulement très troublée…

— Encore a-t-elle des raisons ?

— Sans doute, madame.

— Ne pouvait-elle me les confier ? Ne sait-elle pas que je l’aime comme si elle était ma fille !

— Elle le sait… elle vous aime comme une mère.

— Eh bien ?

Madame de Givreuse était généreuse, dévouée et tyrannique ; elle avait peu de pénétration. Cependant, elle pensait bien qu’il s’agissait d’une crise sentimentale, et elle s’attendait, depuis longtemps, à ce que Pierre et Valentine s’aimassent. Elle le désirait.

— Hélas ! — répondit Madeleine, — les personnes qui nous aiment le mieux sont parfois celles à qui nous ne pouvons pas faire certaines confidences.

Madame de Givreuse haussa les épaules :

— Soyons nets, mademoiselle… Pierre a-t-il dit quelque chose à Valentine… Non pas d’offensant… il en est incapable… mais qui ait pu l’effaroucher ?

— Je ne le crois pas.

— Donc, elle a obéi à un sentiment tout intime. Est-ce cela ?

— C’est cela.

— Vous connaissez ce sentiment ?

Madeleine ne répondit pas.

— Voyons, — reprit la comtesse avec véhémence, — il faut pourtant que je sache… Je désire ardemment le bonheur de Valentine. J’ai bien le droit de savoir pourquoi elle s’éloigne de nous ?

— Peut-être ne le sait-elle pas très bien elle-même. Et elle est si scrupuleuse !

— Je vous entends, il s’agit de Pierre ! Mais en quel sens ? Craint-elle d’aimer ? Craint-elle de l’être ?

— L’un et l’autre, sans doute.

— Je ne vois pas que ce soit une raison pour nous fuir.

— Pourtant… si elle désire échapper à toute influence… être libre…

— En quoi la contraignons-nous ?

— Oh ! madame… ce n’est pas ce que je veux dire… Je parle de l’influence qu’exerce l’affection même… des scrupules que peut avoir une jeune fille. Que savons-nous si Valentine ne redoute pas de vous contrarier.

Madame de Givreuse eut un sourire.

— Me contrarier, moi !… Je ne veux que son bonheur… Si elle et Pierre s’aimaient, j’en serais ravie. Si elle n’aime pas Pierre, ce n’est certes pas moi qui lui en voudrai. Elle est aussi libre que le vent sur la mer !

— Elle n’en doute sûrement pas…

— En somme, — reprit la comtesse un peu rassérénée, — aucun événement n’a décidé Valentine ?

— Rien que des événements intérieurs, si j’ose ainsi dire…

— Elle veut faire son examen de conscience ! C’est bien… Cela ne doit pas l’empêcher de me voir, je suppose ?

Madame de Givreuse avait élevé la voix. La porte intérieure s’ouvrit et Valentine se montra, le visage en larmes. Elle alla silencieusement s’agenouiller devant la comtesse. Sa grande chevelure était à moitié défaite, la fatigue, l’émotion, l’insomnie avaient meurtri ses paupières et ses jeunes yeux en paraissaient plus charmants. Attendrie, madame de Givreuse attira la jeune fille contre son cœur.