L’Abîme (Rollinat)/L’Énigme

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 117-125).
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L’ÉNIGME


L’inconnu qui nous pousse à la Perversité
Le sphinx insidieux, Satan, comme on l’appelle,
Se justifie ainsi devant plus d’une belle
Lui reprochant la mort de sa virginité :

— Oui, maintenant je suis ton hôte,
Mais je ne l’étais pas encor,
Ce certain soir de pourpre et d’or
Où tu fis ta première faute.


Il ne faudrait point t’abuser :
Ce n’est pas moi qui t’ai perdue,
Et, ma confidence entendue,
Tu ne pourras plus m’accuser.

Donc, en ce temps-là, bien entière
Couvait ta chaste floraison ;
Et l’honneur mirait son blason
Dans l’acier de ta jarretière.

Ton petit crâne encor glacé
Restait la boîte à l’innocence
Où tes rêves d’adolescence
Continuaient ceux du passé.

Sur ta lèvre folle et naïve
Tous tes sentiments gazouillaient
Des rires blancs qui se mouillaient
À la fraîcheur de ta salive.


Ton cœur s’ignorait d’être pur
Et ton corps sans pudeur maligne
Germait comme une jeune vigne
Portant son raisin demi mûr.

Alors ton ventre et ta poitrine
Dormaient : ce n’était que l’ardeur
Et la santé de ta candeur
Qui frémissaient dans ta narine.

Allais-tu donc ainsi garder
Cette belle chair ingénue
Qui lorsqu’elle était toute nue
Se voyait sans se regarder ?…

Non pas ! je voulais te corrompre !
Et je me mis à te tenter :
Ton calme pourrait s’entêter,
Je finirais par l’interrompre.


Je ne songeais pas à prévoir
Que tu serais à mon épreuve,
Et que ta volonté si neuve
Résisterait à mon pouvoir.

Tôt ou tard tu boirais mon philtre.
Graduel, en toi, jour par jour,
Descendrait le funeste amour
Comme un poison lent qui s’infiltre.

Ta tendresse dans l’amitié
Deviendrait beaucoup ma complice ;
Et quel joli tour de malice
De te prendre par la pitié !

Pour commencer, ma flatterie
Fut le miroir de tes attraits :
Or, pendant que je t’ingérais
Le goût de la coquetterie,


Ta modeste apparition
Purifiait par sa rencontre :
Tu passais sans plus faire montre
De ta grâce en éclosion.

Doux séraphin qui se dérobe,
Tu marchais si célestement
Qu’on croyait voir à tel moment
Pendre deux ailes sur ta robe.

Et pourtant j’attendais ton cœur :
Le faucheux guette bien la mouche !
Mais moi, je t’épiais plus louche,
Avec plus d’ombre et de longueur.

J’activais mes métamorphoses ;
Et les sucs des mauvais désirs,
Mes essences, mes élixirs
Y passaient. J’en forçais les doses.


Et je retournais en tous sens
Les astuces de ma magie
Pour éveiller la léthargie
De tes pensers et de tes sens.

Maintenant, mes souffles moins vagues
Visaient tes objets familiers :
Je contaminais tes colliers,
Et je pervertissais tes bagues.

Les formes, les couleurs, les sons
Te renvoyaient mon chaud prestige
Et je t’enlaçais de vertige
Par les reflets et les frissons.

J’inventais avec les arômes
Des nuages délicieux
Où surgissait devant tes yeux
L’obscénité de mes fantômes.


Des soirs orageux et malsains
Je pompais les langueurs perfides
Que j’aggravais de mes fluides,
Et je les dardais sur tes seins ;

Et toujours, aux heures funèbres,
Vers ton lit, jusque sur ton drap,
Rampait mon baiser scélérat
Qui te cherchait dans les ténèbres.

Mais en vain naissaient sous tes pas
Mille embûches de circonstance,
Tu raidissais ta résistance
Et tu ne te défendais pas ;

Tu triomphais près de ma trame,
Comme un rosier près d’un crapaud ;
Sentais-tu même à fleur de peau
Ce qui devait brûler ton âme ?


Restait la Curiosité :
Elle eût beau siffler et se tordre ;
À quoi bon ? Elle ne put mordre
Sur ta plate sérénité.

À bout de ruse et de souplesse,
Ayant tout fait pour te damner,
J’avais fini d’imaginer
L’occasion de ta faiblesse.

Et honteux, confus, interdit,
Mes venins rentrés dans leur gaine
J’étais là, ruminant ma haine,
Lorsque la Nature m’a dit :

« Je revendique la conquête
De ce bel être triomphant
Qui tient à la fois de l’enfant,
Du végétal et de la bête…


Quand j’aurai mis mon ver tortu
Dans cette vierge au cœur de marbre,
Comme le fruit tombe de l’arbre,
Ainsi tombera sa vertu.

Moi, je te demande en partage
De commencer à la pourrir ;
Toi, jusqu’à son jour de mourir,
Tu la pourriras davantage… »

Ma foi ! fourbu, découragé,
Ployant sous ma déconfiture,
J’ai laissé faire la Nature
Et c’est Elle qui m’a vengé !

Cela laisse la fille anxieuse, et pour cause,
Car elle ose se dire : « Enfin ! qui sait ! pourtant !
Au fond, la Nature et Satan
C’est peut-être la même chose ! »