L’Énéide (trad. Villenave, Amar)/Livre IV

Traduction par M. Villenave et M. Amar.
Garnier Frères (p. 334-368).
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Cependant la reine, déjà en proie aux tourments d’une passion violente, nourrit en secret la blessure de son cœur et brûle d’un feu caché qui la dévore. La valeur du héros, la splendeur de sa race reviennent sans cesse à sa pensée : les traits d’Énée, ainsi que ses paroles, demeurent profondément gravés dans son âme, et le trouble qui l’agite refuse à ses yeux les douceurs du sommeil.

Déjà l’Aurore, chassant les ombres humides de la nuit, éclairait la terre du flambeau de Phébus, lorsque Didon, égarée par l’amour, s’adresse en ces termes à sa sœur, confidente de ses pensées : « Anna, ma sœur, quelles images troublent mon repos, jettent dans mon âme incertaine une terreur inconnue ? Quel est ce nouvel hôte reçu dans nos demeures ? Quelle noblesse dans ses traits ! qu’il est grand par le cœur et par les armes ! Oui, je le crois, et ce n’est point une illusion, il est du sang des dieux : toujours la crainte décèle une âme dégénérée. Hélas ! par quels destins il fut traversé ! Dans les guerres qu’il racontait, quels périls n’a point affrontés son courage ! Si je ne gardais au fond du cœur la résolution bien prise et irrévocable de ne m’enchaîner à personne par le lien conjugal, depuis que la mort a déçu l’espoir de mes premiers feux ; si la couche et le flambeau de l’hymen ne m’étaient devenus odieux, c’est la seule faute peut-être où j’aurais pu succomber. Oui, ma sœur, je l’avoue, depuis le trépas cruel de Sychée, mon époux ; depuis que son sang, par le crime de mon frère, arrosa nos pénates, cet étranger est le seul qui ait fléchi ma rigueur, et fait chanceler ma constance : je reconnais les traces de mes premiers feux. Mais que la terre entr’ouvre sous mes pas ses abîmes, que le puissant maître des dieux me précipite avec sa foudre dans le séjour des Ombres, des pâles Ombres de l’Érèbe, et dans la nuit profonde, avant que je te viole, ô Pudeur ! et que je m’affranchisse de tes lois. Il emporta mes amours, celui qui, le premier, s’unit à mon destin : qu’il les ait avec lui, et qu’il les garde dans sa tombe ! » Elle dit, et les pleurs ont inondé son sein.

Anna répond : « Ô ma sœur, toi qui m’es plus chère que la vie, veux-tu donc consumer toute ta jeunesse dans la solitude et dans les ennuis ? renonces-tu à connaître la douceur d’être mère et les joies de l’amour ? crois-tu que des cendres et les mânes enfermés au tombeau s’inquiètent de cette fidélité ? que jusqu’ici nul époux, dans Tyr, ou dans la Libye, n’ait pu fléchir ta douleur ; que tu aies dédaigné et le fier Iarbas, et tant d’autres chefs que nourrit la belliqueuse Afrique ; je le veux ; mais dois-tu combattre aussi un penchant qui te plaît ? ne songes-tu point au pays où tu as fixé ta demeure ? Vois, autour de toi, d’un côté les villes des Gétules, peuple indomptable dans la guerre, les Numides sans frein, les Syrtes inhospitalières, et, de l’autre, les brûlants déserts, et les Barcéens qui étendent au loin leurs fureurs. Parlerai-je de la guerre qui se prépare dans la ville de Tyr, et des menaces de ton frère ? Oui, je le crois, c’est sous les auspices des dieux, c’est par la faveur de Junon que les vents ont conduit sur nos bords la flotte des Troyens. Ô ma sœur, combien tu verras ta ville et ton empire s’accroître par un tel hymen ! et par combien de hauts faits s’élèvera la gloire de Carthage associée aux armes troyennes ! Implore seulement la faveur des dieux ; et, après l’avoir obtenue par les sacrifices d’usage, prodigue les bienfaits de l’hospitalité, et allègue des causes de retard : la tempête déchaînée sur les ondes, l’orageux Orion, les vaisseaux brisés, et l’inclémence du ciel. »

Ce discours achève d’enflammer le cœur brûlant de Didon, fait entrer l’espérance dans son âme irrésolue, et rompt les derniers liens de la pudeur. D’abord elles vont dans les temples, pour y chercher d’heureux présages : elles immolent, suivant l’usage, des brebis choisies à Cérès Législatrice, à Apollon, à Bacchus, et, avant tout, à Junon, qui préside aux nœuds de l’hymen. Didon elle-même, la belle Didon, tenant une coupe dans la main droite, verse le vin entre les cornes d’une blanche génisse, ou, devant les images des dieux, s’avance religieusement vers les autels chargés d’offrandes. Sans cesse elle recommence les sacrifices ; et d’un regard avide, penchée sur le flanc ouvert des victimes, elle interroge leurs entrailles palpitantes. Hélas ! vaine science des augures ! que servent et les vœux et les temples contre les fureurs de l’amour ? Cependant une flamme subtile et dévorante circule dans les veines de Didon, et une blessure secrète vit au fond de son cœur. Elle brûle, l’infortunée, et, dans le transport qui l’égare, elle parcourt toute la ville : telle une biche imprudente, atteinte d’une flèche dont l’a percée de loin, dans les bois de la Crète, le berger qui la poursuivait, emporte, à l’insu du chasseur, le trait qui l’a blessée : dans sa fuite, elle parcourt les bois et les bocages du Dicté : le roseau mortel reste attaché à ses flancs. Tantôt la reine conduit Énée au milieu de ses remparts, lui montre et les richesses de Sidon et sa ville prête à le recevoir : elle commence à parler, et s’arrête au milieu de son discours. Tantôt, au déclin du jour, elle l’appelle à de nouveaux banquets, et, dans son délire, veut entendre encore une fois le récit des malheurs d’Ilion, et reste, encore une fois, suspendue aux lèvres du héros. Et quand la nuit les sépare, quand la lune obscurcie à son tour a voilé sa lumière, quand les astres à leur déclin invitent au sommeil, seule elle gémit dans son palais désert, et va s’asseoir sur le lit qu’Énée vient de quitter. Elle le voit, absent ; absent, elle l’écoute encore. Quelquefois, charmée par la ressemblance, elle presse sur son sein le jeune Ascagne, et cherche à tromper, s’il se peut, son fatal amour. Déjà, dans Carthage, les tours commencées ne s’élèvent plus ; les jeunes Tyriens ne s’exercent plus aux armes ; le port et les remparts destinés à défendre la ville restent abandonnés : tous les travaux demeurent suspendus, et les murs qui s’élevaient menaçants, et les machines qui allaient toucher le ciel.

Dès que l’épouse chérie de Jupiter voit la reine en proie au mal qui la dévore, sans que le soin de sa renommée mette un frein à son ardeur, elle aborde Vénus, et dit : « Eh bien ! vous l’emportez ! voilà, pour vous et votre fils, une noble victoire, un trophée glorieux ! C’est un grand et mémorable effet de votre puissance, qu’une femme seule soit vaincue par la trahison de deux divinités ! Non, je ne me trompe point, vous redoutez des remparts que je protége, et le séjour de la superbe Carthage éveille vos soupçons. Mais quel sera le terme de nos divisions ? où tendent maintenant ces grands débats ? que ne cimentons-nous plutôt par l’hymen une paix éternelle ? Tout ce que votre âme souhaitait, vous l’avez : Didon aime, elle brûle, et jusqu’à la moelle des os les feux de l’amour la consument. Régnons donc avec un pouvoir égal sur ces deux peuples réunis en un seul. Qu’il soit permis à Didon de se soumettre à un époux troyen, et de remettre entre vos mains les Tyriens pour la dot de leur reine. »

Vénus comprit que ce discours artificieux avait pour but de transporter à Carthage l’empire promis à l’Italie : « Qui serait assez insensé, dit-elle, pour refuser vos offres, et pour préférer avec vous la guerre, si toutefois votre projet peut s’accomplir, et si la fortune le seconde ? Mais les destins me laissent incertaine ; et j’ignore si Jupiter veut qu’une même cité réunisse les Tyriens et les Troyens ; s’il approuvera le mélange des deux nations et leur alliance. Vous êtes l’épouse de Jupiter : essayez, si vous voulez, de fléchir son âme par vos prières. Allez : je vous suivrai. — Ce soin me regarde, reprend la reine des dieux. Mais apprenez, en quelques mots, comment peut réussir cette grande entreprise. Votre fils, et, avec lui, Didon, que l’amour consume, se préparent à chasser demain dans les forêts, dès que Phébus, levant son front brillant, éclairera l’univers. Tandis que les chasseurs courront de tous côtés et entoureront les bois de leurs filets, j’assemblerai de sombres nuages qui verseront des torrents de pluie et de grêle, et j’ébranlerai tout le ciel des éclats du tonnerre. Enveloppés d’une nuit profonde et soudaine, tous les chasseurs fuiront dispersés dans la forêt. Énée et Didon trouveront, dans la même grotte, un refuge : je serai présente ; et, si je suis assurée de votre consentement, je les unirai par les liens durables du mariage. Hyménée sera présent. » Loin de s’opposer à ce dessein, Cythérée l’approuve, et sourit de la ruse inventée par Junon.

Cependant l’Aurore se lève et abandonne l’Océan. Aux premiers rayons du soleil, l’élite des jeunes Tyriens sort des portes de Carthage. Les cavaliers massyliens s’élancent, portant les filets, les toiles, les épieux au large fer, et suivis de la meute à l’odorat subtil. Les chefs tyriens attendent, au seuil du palais, la reine qui tarde encore à sortir de son appartement : brillant de pourpre et d’or, son coursier, dans son ardeur impatiente, mord le frein écumant. Enfin, Didon s’avance au milieu d’un cortége nombreux : sa chlamyde tyrienne est entourée d’une éclatante broderie ; son carquois est d’or ; des tresses d’or rassemblent ses cheveux, et une agrafe d’or retient sa robe de pourpre. Les Phrygiens et le joyeux Iule accompagnent la reine. Énée lui-même, qui les surpasse tous en beauté, se place à ses côtés, et réunit les deux cortéges. Tel Apollon quitte la froide Lycie et les rives du Xanthe, pour Délos, son île maternelle, où il renouvelle les pompes sacrées. Mêlés et confondus, les Crétois, les Dryopes et les Agathyrses peints de diverses couleurs, bondissent joyeusement autour de ses autels : le dieu s’avance sur le sommet du Cynthe ; le laurier presse mollement sa chevelure flottante, où s’entrelace un réseau d’or, et sur ses épaules les traits de son carquois retentissent. Telle, et non moins éclatante, est la marche du héros ; la même beauté, la même noblesse brillent sur son visage.

Dès qu’on est arrivé sur les hautes montagnes et dans les repaires inaccessibles, les chèvres sauvages, chassées de leurs roches escarpées, se précipitent du haut des monts ; les cerfs abandonnent les lieux élevés, s’élancent en troupes vers la plaine, et, de leur pied rapide, soulèvent la poussière. Le jeune Ascagne presse joyeusement son ardent coursier au milieu des vallons, devance à la course tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et souhaite de rencontrer parmi ces troupeaux sans défense un sanglier écumant ou un lion descendu de la montagne.

Cependant un grand bruit commence à gronder dans les airs, et bientôt la nue verse en abondance une pluie mêlée de grêle. Dispersés par l’effroi, les Tyriens, la jeunesse troyenne et le petit-fils de Vénus cherchent dans les champs divers abris contre l’orage. Des torrents se précipitent du haut des monts. Didon et le chef des Troyens arrivent à la même grotte : aussitôt la Terre et Junon, qui préside à l’hymen, donnent le signal. Des feux brillèrent au ciel, complice de cette union, et les nymphes, au sommet des montagnes, poussèrent des hurlements. Ce jour fut la première cause de la mort et des malheurs de Didon : ni la pudeur, ni le soin de sa renommée ne la touchent plus : ce n’est plus un feu clandestin qu’elle nourrit : elle l’appelle hymen, et couvre sa faute de ce nom.

Soudain la Renommée vole dans les villes de la Libye : la Renommée, de tous les fléaux le plus rapide. Elle croît par sa vitesse et acquiert des forces en courant : d’abord petite et craintive, bientôt elle s’élève dans les airs ; son pied touche la terre, et sa tête se cache dans la nue. On dit qu’irritée de la vengeance des dieux, la Terre enfanta cette dernière sœur de Cée et d’Encelade, et lui donna des pieds légers et de rapides ailes : monstre horrible, énorme, qui, sous toutes les plumes de son corps, cache, ô prodige ! autant d’yeux toujours vigilants, autant de langues, autant de bouches bruyantes, autant d’oreilles attentives. La nuit, elle vole entre le ciel et la terre, faisant entendre un bruit perçant au milieu des ténèbres, et jamais le doux sommeil n’abaisse ses paupières : le jour, sentinelle infatigable, elle veille, assise sur le faîte des palais, ou sur le sommet des tours ; et, de là, elle sème l’épouvante dans les cités, opiniâtre messagère de l’erreur et du mensonge aussi bien que de la vérité.

Elle se plaisait alors à répandre parmi les peuples mille bruits confus, et proclamait également le vrai et le faux. Elle annonçait qu’Énée, issu du sang troyen, était arrivé à Carthage ; que la belle Didon daignait s’unir à lui ; que, pour eux, l’hiver entier s’écoulait mollement dans le luxe des fêtes, et qu’enchaînés par un honteux amour, ils oubliaient les soins de leur empire. Telles étaient les rumeurs que l’odieuse déesse semait de bouche en bouche.

À l’instant, elle dirige son vol vers le palais d’Iarbas, et, par ses discours, enflamme son cœur irrité. Fils de Jupiter Ammon, et d’une nymphe enlevée au pays des Garamantes, Iarbas avait consacré à son père cent temples immenses et cent autels dans ses vastes États. Là, le feu sacré brûlait sans jamais s’éteindre ; là, le sol s’engraissait du sang des victimes, et les portiques étaient ornés de guirlandes de fleurs. Hors de lui, indigné d’un bruit qui l’offense, on dit qu’au milieu des images des dieux ; Iarbas, adressant des vœux sans nombre à Jupiter, l’implora en ces termes : « Jupiter tout-puissant ! toi que maintenant, dans ses banquets, le Maure, assis sur des lits somptueux, honore par l’offrande des libations de Bacchus, tu vois mon affront ! Eh quoi ! les foudres que tu lances n’inspirent-ils qu’une vaine terreur ? et ces feux qui, cachés dans la nue, épouvantent nos âmes, ne font-ils entendre qu’un vain bruit ? Une femme, qui errait sur nos frontières, bâtit sur un sol acheté à prix d’argent une humble ville ; elle tient de moi le rivage aride qu’elle possède aux conditions que j’ai prescrites : et, repoussant mon alliance, elle reçoit Énée pour maître dans son royaume ! Et maintenant ce nouveau Pâris, avec sa suite efféminée, le front ceint de la mitre phrygienne, les cheveux inondés de parfums, jouit en paix de sa conquête ! Est-ce en vain que je porte mes offrandes dans tes temples, et que je me glorifie de ma naissance ? »

Ainsi parlait Iarbas, embrassant les autels. Le dieu entend sa prière, et arrête ses regards sur la ville de Carthage, où les deux amants oubliaient les soins de leur gloire. Alors il appelle Mercure, et lui donne ses ordres : « Va, cours, mon fils ! appelle les Zéphyrs, descends et vole vers la terre. Va trouver le prince troyen, qui, arrêté maintenant à Carthage, oublie l’empire que lui promettent les destins. Porte-lui, d’un vol rapide, mes paroles souveraines. Ce n’est point là ce héros que nous a promis la belle Vénus sa mère ; ce n’est point dans ce but qu’elle l’arracha deux fois de la fureur des Grecs : elle nous annonçait un guerrier digne de régner sur la belliqueuse Italie, grosse de puissants empires ; digne du sang illustre de Teucer, et dont la race devait ranger l’univers sous ses lois. Si la gloire d’un avenir si grand n’enflamme pas son courage, s’il refuse de la mériter par ses travaux, enviera-t-il à son fils Ascagne les remparts et la puissance de Rome ? Quel est son projet ? et quel espoir l’arrête chez un peuple ennemi ? Ne songe-t-il plus aux champs de Lavinium, et à la postérité qui l’attend dans l’Ausonie ? Qu’il reprenne sa course sur les mers ! telle est ma volonté souveraine. Toi, porte-lui ce message. »

Il dit, et, prompt aux ordres de son père, Mercure attache à ses pieds les brodequins d’or dont les ailes, aussi rapides que les vents, l’emportent sur la terre et sur les mers. Il prend le caducée : c’est par lui qu’il ramène des Enfers les pâles Ombres, ou qu’il les plonge dans le triste Tartare ; par lui qu’il donne ou ravit le sommeil, et rouvre les yeux fermés par la mort ; par lui qu’il modère les vents et traverse la nue orageuse. Il vole, et déjà il découvre le sommet sourcilleux et les flancs escarpés de l’infatigable Atlas, qui soutient le ciel sur sa tête ; d’Atlas dont le front chargé de ténébreuses vapeurs, et couronné de pins, est battu sans cesse des vents et des orages : ses épaules blanchissent sous la neige entassée ; de son menton se précipitent des fleuves écumants, et sa barbe raidie se hérisse de glaçons. C’est là que le dieu du Cyllène se balançant sur ses ailes, s’arrête ; puis s’élançant de tout le poids de son corps, il glisse vers la mer, semblable à l’oiseau qui vole autour des rivages et des rochers poissonneux, et, de son aile, rase la surface des flots. Tel, s’éloignant d’Atlas, son aïeul maternel, le dieu du Cyllène, planait entre le ciel et la terre, et fendait les vents, en effleurant les rivages sablonneux de la Libye.

À peine, de ses pieds ailés, a-t-il touché les cabanes voisines de Carthage, il aperçoit Énée fondant de nouveaux remparts et construisant de nouvelles demeures. Le jaspe rayonne en étoile sur son épée ; de ses épaules tombe un manteau, brillant de la pourpre de Tyr : c’était un présent de Didon, qui, de sa main, entrelaçant l’or flexible, en avait nuancé la trame. Le dieu l’aborde soudain : « Eh quoi ! tu jettes les fondements de l’altière Carthage ! esclave d’une femme, tu élèves pour elle une ville magnifique, oubliant les destinées promises et l’empire qui t’est réservé ! C’est le roi des dieux lui-même, moteur souverain des cieux et de la terre, qui, du brillant Olympe, m’envoie vers toi ; c’est lui qui m’a ordonné de fendre rapidement les airs, pour te porter ses ordres. Quels sont tes desseins ? et quel espoir t’enchaîne, oisif, au sol de la Libye ? Si la gloire d’un si grand avenir ne peut t’émouvoir, si tu fuis les travaux qu’exige le soin de ta propre renommée, vois Ascagne qui grandit, et ne laisse point échapper l’heureuse fortune promise à Iule, à qui sont dus le royaume de l’Italie et le sceptre de Rome. » Ainsi parla le dieu, et soudain, se dérobant aux yeux mortels, il disparut au loin comme une ombre légère.

Éperdu à cet aspect, Énée reste muet et interdit : ses cheveux se dressent d’horreur, et sa voix expire sur ses lèvres. Frappé de cet avis important et de l’ordre des dieux, il brûle de fuir, et d’abandonner ces douces contrées. Mais, hélas ! que faire ? En quels termes osera-t-il aborder la reine éperdue ? Que lui dire ? et par où commencer ? Son esprit, vivement agité de pensées contraires, se partage et s’égare en cent projets divers, sans pouvoir se fixer sur aucun : après avoir longtemps hésité, il se résout à prendre le parti qu’il croit le meilleur : il appelle Mnesthée, Sergeste et le valeureux Cloanthe : « Que la flotte, dit-il, soit équipée en secret, que les Troyens, rassemblés au rivage, s’arment en silence, et que la cause de ce mouvement imprévu reste ignorée. » Lui, cependant, tandis que la généreuse Didon ignore son dessein, et ne s’attend pas à voir rompre de tels nœuds, il tentera de l’aborder, cherchera, pour lui parler, le moment le plus favorable et le moyen le plus adroit. Tous, avec joie, obéissent à ses ordres, et se hâtent de les exécuter.

Mais la reine (qui pourrait tromper une amante ?) a pressenti la ruse et surpris la première les mouvements qui se préparent, disposée qu’elle est à tout craindre. C’est encore l’impitoyable Renommée qui apprend à Didon éperdue et l’armement de la flotte, et les apprêts du départ. Égarée, en proie aux fureurs de Vénus, elle court dans toute la ville. Telle au retour des orgies triennales, une Bacchante, émue à l’aspect des symboles sacrés, et, ivre du dieu qui l’agite, erre sur le Cythéron, qui l’appelle par ses nocturnes clameurs.

Enfin elle l’aborde la première, et lui parle en ces termes : « As-tu donc espéré, perfide, pouvoir me cacher un tel forfait, et quitter, sans rien dire, mon royaume ? Quoi ! ni notre amour, ni cette main que nous nous sommes mutuellement donnée, ni Didon prête à mourir d’un trépas cruel, n’ont pu te retenir ! Que dis-je ? sous des astres orageux, tu prépares ta flotte, et te hâtes de courir sur les mers où règnent les Aquilons ! Cruel ! si tu ne recherchais pas des terres étrangères et des demeures inconnues, et que Troie fût encore debout, irais-tu chercher Troie à travers une mer orageuse ? Est-ce donc moi que tu fuis ? Par mes larmes, par cette main que je presse (puisque dans mon malheur il ne me reste plus d’autre ressource), par les nœuds qui nous unissent, par cet hymen commencé, je t’en prie, si jamais j’ai mérité de toi quelque reconnaissance, si quelque chose de moi te fut doux, aie pitié d’une maison qui tombe, si tu pars ; et s’il est encore dans ton cœur quelque accès à mes prières, je t’en conjure, renonce à ce funeste projet. Pour toi, je me suis attiré la haine des peuples de Libye et de leurs rois nomades, et le courroux des Tyriens ; pour toi, ma pudeur s’est éteinte, en même temps que cette renommée qui, seule, m’élevait jusqu’aux astres ! À qui m’abandonnes-tu, mourante, cher hôte, puisque ce seul nom est tout ce qui me reste de mon époux ? Que dois-je désormais attendre ? que Pygmalion, mon frère, vienne renverser mes remparts, ou que le Gétule Iarbas m’entraîne captive ? Du moins, si, avant de fuir, tu me laissais un gage de notre amour ! si je voyais, jouant dans mon palais, auprès de moi, quelque petit Énée, qui me retraçât les traits de son père, je ne me croirais pas tout à fait trahie et délaissée ! »

Elle dit. Docile aux ordres de Jupiter, Énée tient les yeux baissés, et s’efforce de comprimer, dans son cœur, le trouble qui l’agite. Enfin il répond en peu de mots : « Reine, je ne nierai point les bienfaits dont vous m’avez comblé, et votre bouche peut les rappeler sans crainte : le souvenir d’Élise me sera cher, tant que je me souviendrai de moi-même, tant qu’un souffle de vie animera mon corps. Dans cette grave conjoncture, je me bornerai pourtant à peu de mots : je n’ai jamais compté, soyez-en sûre, partir furtivement et vous cacher ma fuite ; mais jamais, non plus, je n’ai promis d’allumer les flambeaux de l’hymen, et ce n’est pas pour former cette alliance que je suis venu. Si les destins m’eussent permis de régler ma vie à mon gré, et de mettre fin à mes soucis selon mes vœux, fidèle, avant tout, au culte d’Ilion et des précieux restes de ma patrie, je relèverais le palais de Priam, et j’aurais bâti pour les vaincus une Pergame nouvelle. Mais aujourd’hui c’est dans la grande Italie que m’appelle Apollon de Gryna ; c’est l’Italie que les oracles de la Lycie m’ordonnent d’occuper : là est mon amour, là est ma patrie. Si les murs de Carthage et si l’aspect d’une ville de Libye ont pu vous retenir, vous que Tyr a vue naître, pourquoi envier aux Troyens l’empire de l’Ausonie ? Nous aussi, il nous est permis de chercher des royaumes étrangers. Mon père Anchise, chaque fois que les ombres humides de la nuit enveloppent la terre, et que le feu des astres s’élève dans les cieux, m’apparaît en songe, terrible, menaçant, et m’ordonne de partir. Et la vue de mon fils Ascagne m’avertit sans cesse du tort que je fais à une tête si chère, en le privant du royaume de l’Hespérie et des champs promis par les destins. En ce moment encore l’interprète des dieux, envoyé par Jupiter (j’en atteste votre tête et la mienne), est venu, d’un vol rapide à travers les airs, m’apporter ses ordres. J’ai vu moi-même le dieu, resplendissant de lumière, entrer dans vos murs, et mon oreille a recueilli ses paroles. Cessez donc d’irriter, par vos plaintes, votre douleur et la mienne : ce n’est point ma volonté qui me porte en Italie. »

Tandis qu’il parlait, Didon le regardait d’un air furieux, et, roulant en silence des yeux égarés, elle le parcourt tout entier d’un regard indigné ; puis sa colère éclate en ces mots : « Non, tu n’es pas le fils d’une déesse ! non, Dardanus n’est pas l’auteur de ta race, perfide ! L’affreux Caucase t’engendra de ses durs rochers, et les tigresses de l’Hyrcanie t’ont nourri de leur lait. Car, enfin, qu’ai-je à dissimuler ? et quel plus grand outrage pourrait m’être réservé ? A-t-il seulement gémi de mes pleurs ? a-t-il tourné ses yeux vers moi ? Attendri, a-t-il versé une larme ? a-t-il eu pitié de son amante ? N’est-ce pas là le comble de la cruauté ? Ni la grande Junon, ni le fils tout-puissant de Saturne ne voient ces perfidies d’un œil équitable ! La bonne foi n’est plus nulle part ! Jeté par la tempête sur ce rivage, dénué de tout, je l’ai accueilli, insensée ! J’ai partagé mon empire avec lui ; j’ai sauvé sa flotte perdue ; j’ai soustrait ses compagnons à la mort. Ah ! dans la colère qui m’enflamme, je me sens transportée par les Furies ! Maintenant c’est Apollon, le dieu des augures, ce sont les oracles de Lycie, c’est l’interprète des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, qui, à travers les airs, lui apporte cet ordre affreux ! Et voilà de quels soins s’occupent les dieux ! Voilà le souci qui trouble leur quiétude ! Je ne te retiens plus, et je ne cherche plus à réfuter tes paroles. Va : poursuis l’Italie à la merci des vents, et cherche ton empire à travers les ondes. Si les dieux, vengeurs des crimes, ont quelque pouvoir, tu trouveras, je l’espère, ton supplice au milieu des écueils, et souvent tu invoqueras le nom de la malheureuse Didon. Absente, je te poursuivrai avec des torches funèbres, et quand la froide mort aura dégagé mon âme de mon corps, mon ombre t’assiégera en tous lieux. Misérable ! tu porteras la peine de ton crime : je l’apprendrai, et le bruit en viendra jusqu’à moi dans le séjour des mânes. »

À ces mots, elle rompt tout à coup l’entretien ; accablée, elle fuit le jour qui l’importune, et se dérobe aux yeux d’Énée, au moment où, tremblant et irrésolu, il s’apprêtait à répondre longuement. Les femmes de la reine la soutiennent et l’emportent défaillante sous ses riches lambris, et la déposent sur sa couche.

Cependant Énée voudrait calmer sa douleur, et consoler ses ennuis. Il gémit, et son âme est ébranlée par un très-vif amour ; mais il veut exécuter les ordres des dieux, et va rejoindre sa flotte. Alors les Troyens pressent avec plus d’ardeur les travaux : ils traînent à la mer les vaisseaux laissés à sec sur le rivage, et la carène, enduite de bitume, flotte sur les ondes. On apporte, des forêts voisines, des rames garnies encore de leurs feuillages et des mâts non façonnés : tant est grande l’ardeur du départ ! On voit, de tous les côtés de la ville, les Troyens accourir au port. Ainsi, quand prévoyant l’hiver, les fourmis ravagent un grand amas de blé, et le portent sous leur toit, le noir bataillon traverse la plaine, et, par un sentier étroit sous l’herbe, voiture son butin : les unes, le dos chargé d’un énorme grain, s’avancent avec effort ; les autres surveillent l’arrière-garde et gourmandent les retardataires : tout, dans l’étroit sentier, s’agite et se meut avec ardeur.

Quels furent alors tes pensers, ô Didon ? quels tes gémissements, quand, du haut de ton palais, tu voyais, au loin, le rivage s’agiter, et que, devant toi, toute la mer retentit de confuses clameurs ? Cruel amour ! À quoi ne forces-tu pas le cœur des mortels ! Elle est donc réduite à recourir encore aux larmes, à tenter encore la prière ! L’amour rend sa fierté suppliante : elle ne veut pas mourir sans avoir tout épuisé.

« Anna, dit-elle, tu vois que tout s’empresse sur le rivage : ils sont accourus de toutes parts. Déjà la voile appelle les vents, et les matelots joyeux ont couronné les poupes. Si j’ai pu attendre cette grande douleur pour récompense, ô ma sœur ! je pourrai la supporter. Cependant, rends encore un dernier office à l’infortunée Didon. Pour toi seule le perfide avait des égards : même il te confiait ses plus secrètes pensées ; seule tu savais choisir le moment favorable pour obtenir de lui un doux accueil. Va, ma sœur ; cours, aborde en suppliante ce superbe ennemi. Dis-lui que je n’ai pas, dans l’Aulide, juré avec les Grecs la ruine des Troyens ; que je n’ai pas envoyé mes vaisseaux contre Pergame : dis-lui que je n’ai point dispersé les cendres ni outragé les mânes d’Anchise, son père. Pourquoi donc, si cruel envers moi, ferme-t-il l’oreille à mes paroles ? où court-il ? Que du moins il accorde à sa malheureuse amante une faveur dernière ! qu’il attende une fuite plus facile et des vents plus favorables ! L’hymen qu’il a trahi, je ne le réclame plus ; je ne demande plus qu’il renonce, pour moi, à son beau Latium et à l’empire qui lui est promis : je ne demande qu’un vain délai, qu’une trêve et le temps de calmer ma folle passion ; dis-lui d’attendre que, vaincue par ma douleur, j’aie appris à la supporter. C’est la dernière grâce que j’implore (prends pitié de ta sœur !) ; et quand il me l’aura accordée, je t’en serai reconnaissante jusqu’à la mort. »

Telles étaient les prières, et tels les gémissements que sa malheureuse sœur porte et reporte à Énée. Mais ni les pleurs ne peuvent l’ébranler, ni toutes ces prières le fléchir. Les destins s’y opposent ; un dieu ferme à la pitié l’oreille du héros. Ainsi, quand, au sommet des Alpes, les aquilons conjurés luttent contre un chêne antique, durci par les ans, et, dans leur souffle impétueux, s’efforcent de le renverser, l’air mugit, le tronc s’ébranle et jonche au loin le sol de son feuillage : mais l’arbre s’attache aux rochers ; et, autant son front altier s’élève vers les astres, autant ses pieds descendent vers l’empire des morts. Tel le héros est assailli longtemps par les plaintes et par la prière. Sa grande âme est émue de douleur ; mais sa volonté demeure inflexible, et dans ses yeux roulent de vaines larmes.

Alors la malheureuse Didon, accablée sous le poids de sa destinée, invoque la mort : l’aspect de la voûte des cieux la fatigue et l’ennuie ; de noirs présages l’affermissent dans son projet d’abandonner la vie. Elle a vu, tandis qu’elle chargeait d’offrandes les autels où fumait l’encens, elle a vu (chose horrible !) l’eau sacrée se noircir, et le vin du sacrifice se changer en un sang de mauvais présage. Elle seule a vu ce prodige : elle le tait à sa sœur. C’est peu : dans son palais, s’élevait un temple de marbre consacré à son premier époux ; elle l’honorait d’un culte particulier ; il était orné de toisons blanches comme la neige et de guirlandes de feuillage : là, quand la nuit couvre la terre de ses ténèbres, Didon croit entendre des cris, la voix de Sichée qui l’appelle, et, sur le toit du palais, le hibou solitaire répéter son chant de mort, et traîner son cri lugubre en gémissements. En outre, d’anciennes et nombreuses prédictions l’épouvantent par de terribles avertissements. Le cruel Énée lui-même vient troubler ses songes et irriter sa fureur. Elle se voit toujours seule et abandonnée, toujours errante, sans guide, en de longs chemins, et cherchant ses Tyriens en d’immenses déserts. Tel, dans son délire, Penthée voit les Euménides, un double soleil et deux Thèbes s’offrir à ses regards ; ou tel le fils d’Agamemnon, Oreste, se montre sur la scène, quand il fuit devant sa mère armée de torches et de noirs serpents, vers le temple où les Furies vengeresses l’attendent, assises sur le seuil.

Lorsque égarée par son désespoir, et vaincue par la douleur, Didon a résolu de mourir, elle médite en elle-même le moment et les apprêts de son trépas. Puis, abordant sa sœur affligée, elle cache, sous un air calme, son projet, et fait briller l’espérance sur son front serein : « Félicite-moi, ma sœur ! j’ai trouvé le moyen de le ramener, ou de m’affranchir de mon amour. Vers les bornes de l’Océan, aux lieux où le soleil descend dans les ondes, aux confins de l’Éthiopie, il est un lieu où le grand Atlas soutient, sur ses épaules, le ciel parsemé d’étoiles étincelantes. De là est venue dans nos murs une prêtresse massylienne, qui gardait le temple des Hespérides, veillait sur les rameaux de l’arbre sacré, et nourrissait le dragon en répandant un miel liquide et des pavots assoupissants. Elle peut, dit-elle, par ses enchantements, affranchir les cœurs de leurs peines, ou verser dans d’autres cœurs les soucis amers ; elle peut arrêter les fleuves dans leur cours, changer dans les cieux la marche des astres ; elle évoque les mânes pendant la nuit. Tu entendras, ma sœur, la terre mugir sous ses pieds ; tu verras descendre, à sa voix, les arbres des montagnes. J’en jure par les dieux, par toi-même, ô ma sœur ! et par ta tête qui m’est si chère, c’est malgré moi que j’ai recours à l’art des enchantements. Toi, dans la cour intérieure du palais, dresse secrètement un bûcher ; sur le faîte de ce bûcher, dépose, avec les armes que le perfide a laissées suspendues près de sa couche, tout ce qui me reste de lui, et ce lit d’hymen qui m’a perdue ; il faut anéantir tout ce qui rappelle le souvenir du parjure : c’est le conseil, c’est l’ordre de la prêtresse. » À ces mots, elle se tait, et la pâleur couvre son front. Anna, cependant, est loin de soupçonner que sa sœur cache, sous l’apparence d’un sacrifice, les apprêts de sa mort : son esprit ne peut concevoir de si grandes fureurs ; elle ne craint point un désespoir plus grand qu’à la mort de Sychée. Elle prépare donc ce que sa sœur a ordonné.

Cependant, vers le lieu le plus retiré du palais, où s’élève le bûcher formé de chênes et de pins résineux, la reine décore l’enceinte de feuillage et de rameaux funèbres ; elle place au faîte du bûcher, sur le lit nuptial, la dépouille d’Énée, le glaive laissé par lui, l’image du perfide ; car elle n’ignore pas le sort qui l’attend. À l’entour, les autels sont dressés ; la prêtresse, les cheveux épars et d’une voix tonnante, invoque les trois cents divinités du Ténare, et l’Érèbe, et le Chaos, et la triple Hécate, la vierge aux trois visages. Elle répand une onde qui simule les eaux de l’Averne ; elle exprime des sucs noirs et vénéneux d’herbes velues que des faulx d’airain moissonnèrent à la clarté de la lune. Elle y joint cette tumeur arrachée du front d’un coursier naissant, et soustraite à l’avidité de la cavale. Didon elle-même, à côté des autels, un pied nu, la robe dénouée, tenant dans ses pieuses mains la farine sacrée, atteste, avant de mourir, les dieux et les astres témoins de sa destinée ; et, s’il est quelque divinité qui s’intéresse aux amants trahis, elle implore sa justice et sa vengeance.

Il était nuit, et les mortels fatigués goûtaient un doux sommeil : les bois et les mers orageuses faisaient silence, et les astres, au milieu de leur cours, roulaient sans bruit. C’était l’heure où tout se tait dans les champs, où les troupeaux, les oiseaux aux mille couleurs, et ceux qui habitent les lacs limpides et ceux qui s’abritent sous les buissons, oubliaient, dans l’ombre et le silence, sous le charme d’un doux sommeil, leurs peines et leurs fatigues. Mais plus de repos pour l’infortunée Didon ; pour elle plus de sommeil ; ni ses yeux, ni son cœur ne peuvent goûter le calme de la nuit. Ses maux redoublent, son amour se réveille furieux, et son âme flotte, en proie aux orages de la colère. C’est ainsi qu’elle s’attache de plus en plus à son projet, et telles sont les pensées qu’elle roule dans son cœur : « Eh bien ! que faire ? irai-je courir après un tel affront, m’exposer aux mépris de mes anciens prétendants ? irai-je, suppliante, implorer l’hymen de ces rois nomades que j’ai tant de fois dédaignés pour époux ? ou bien suivrai-je les vaisseaux d’Ilion, pour subir honteusement la loi des Troyens ? Sans doute, j’ai à me féliciter de les avoir secourus naguère, et le souvenir de mes bienfaits s’est longtemps conservé dans leurs cœurs reconnaissants ! Les suivre ! mais quand je pourrais le vouloir, qui me le permettrait ? qui recevrait dans ses vaisseaux superbes une femme odieuse ? Malheureuse ! eh ! ne connais-tu pas les parjures accoutumés de la race de Laomédon ? Que ferais-je d’ailleurs ? Irais-je seule, et fugitive, accompagner des matelots triomphants ? Et pourquoi ne pas les poursuivre moi-même avec tous mes vaisseaux, avec tous mes guerriers ?… Mais ceux qu’il me fallut, par tant d’efforts, arracher de la ville de Tyr, oserai-je les entraîner encore sur les mers, et leur ordonnerai-je de livrer les voiles aux vents ? Ah ! plutôt, meurs, comme tu l’as mérité, et que le fer termine tes douleurs ! C’est toi, ma sœur, qui, vaincue par mes larmes, et trop complaisante pour mon fol amour, c’est toi qui as été la première cause des maux qui m’accablent, et qui m’as livrée à mon ennemi. Que n’ai-je pu, comme les hôtes des forêts, mener une vie exempte d’hymen, et ignorer de pareils tourments ! Hélas ! elle ne fut point gardée, la foi promise aux mânes de Sychée ! »

Telles étaient les plaintes que laissait éclater sa douleur. Cependant Énée, résolu à partir, après avoir tout disposé pour se mettre en route, dormait sur la poupe élevée de son navire. L’image du dieu qui déjà s’était montrée à ses regards lui apparaît en songe, sous les mêmes traits, et lui renouvelle le même avis. Semblable en tout à Mercure, cette image a sa voix, son teint, sa blonde chevelure et son corps brillant de jeunesse : « Fils d’une déesse, peux-tu, en pareille circonstance, te livrer au sommeil ? Ne vois-tu pas quels dangers t’environnent ? Insensé ! tu n’entends pas le souffle heureux du Zéphyr ? Décidée à mourir, cette femme médite des artifices et de cruels forfaits, et flotte en proie aux transports d’une bouillante colère. Et tu ne hâtes pas ta fuite, quand tu peux fuir encore ! Bientôt tu verras la mer sillonnée par des vaisseaux ennemis, les torches menaçantes luire de tous côtés, et les flammes couvrir tout le rivage, si, demain, l’Aurore te retrouve attardé sur ces bords. Pars donc, sans différer : toujours la femme est un être variable et changeant. » Le dieu dit, et se mêle aux vapeurs de la nuit.

Effrayé de cette vision soudaine, Énée s’arrache au sommeil, et presse ses compagnons : « Éveillez-vous, hâtez-vous, guerriers ! Vite, saisissez les rames et déployez les voiles : un dieu, envoyé du haut de l’éther, vient, de nouveau, presser notre fuite, et nous ordonne de couper les câbles. Nous te suivons, dieu puissant, qui que tu sois ! nous sommes heureux d’obéir encore à tes ordres. Oh ! sois-nous propice, et fais briller au ciel des astres favorables. » Il dit, arrache du fourreau son glaive foudroyant, et frappe avec le fer le câble qui retient son navire. La même ardeur anime les Troyens : tout s’ébranle et se précipite. Soudain ils s’éloignent du rivage ; la mer disparaît sous leur flotte : ils battent de toutes leurs forces les flots écumants, et fendent l’onde azurée.

Déjà, quittant la couche dorée de Tithon, l’Aurore versait sur la terre ses premières clartés, quand la reine, du haut de son palais, voyant blanchir l’aube du jour, et la flotte s’éloigner sous des vents propices, reconnut que le rivage était désert et le port sans rameurs. Trois et quatre fois, de sa main, elle meurtrit son beau sein, et arrache ses blonds cheveux : « Ô Jupiter ! s’écrie-t-elle, il fuira donc ! cet étranger se sera joué de nous et de notre empire ! Et l’on ne courra point aux armes ! et les vaisseaux ne s’élanceront pas du port ! et Carthage tout entière ne se met pas à sa poursuite ! Allez, volez, la flamme à la main ! tendez les voiles, et fatiguez les rames !… Que dis-je ? où suis-je ? et quel transport m’égare ! Malheureuse Didon ! sa perfidie te touche enfin : c’est quand tu lui donnais ton sceptre, qu’elle eût dû te toucher ! Voilà donc cette foi si vantée ! voilà celui qui porta, dit-on, les pénates de Troie, et chargea sur ses épaules son père accablé par les ans ! Et je n’ai pu déchirer son corps en lambeaux, et le disperser dans les ondes ! Je n’ai pu égorger ses compagnons et son Ascagne lui-même, et lui en faire un horrible festin ! Mais, dans ce combat, la fortune pouvait être douteuse… N’importe ! qu’avais-je à craindre, résolue à mourir ? j’aurais porté la flamme dans son camp, embrasé ses vaisseaux, immolé et le fils et le père, et toute leur race, et moi-même après eux !

« Soleil, qui de tes feux éclaires toutes les choses de ce monde ; et toi, Junon, témoin et confidente de mes tourments ; Hécate, toi que, dans les carrefours des cités, on invoque par de nocturnes hurlements ; et vous Furies vengeresses, et vous, dieux d’Élise mourante, écoutez ma voix : frappez les criminels d’un châtiment mérité, et accueillez ma prière ! S’il faut que le scélérat arrive au port, et qu’il échappe à la fureur des ondes ; si c’est la volonté de Jupiter, si tel est le terme fixé par les destins à ses voyages, que du moins, assailli par les armes d’un peuple belliqueux, chassé de son asile, arraché aux embrassements d’Iule, il mendie un secours étranger, et qu’il voie les tristes funérailles des siens ! et qu’après avoir subi la loi d’une paix honteuse, il ne jouisse ni du sceptre, ni de la douce lumière ; mais qu’il meure avant le temps, et qu’il gise sur la terre, privé de sépulture ! Voilà mes derniers vœux ! voilà les dernières paroles qui s’échappent avec mon sang ! Et vous, ô Tyriens ! poursuivez d’une haine éternelle sa race et tous ses descendants ! tels sont les présents que mon ombre attend de vous. Jamais d’amitié, jamais de paix entre les deux peuples ! Qu’il sorte de mes cendres un vengeur, qui, le fer et la flamme à la main, poursuive les fils de Dardanus, et maintenant, et plus tard, et toujours, tant qu’il aura la force de combattre. Rivages contre rivages, flots contre flots, armes contre armes ; et puissent nos derniers neveux se combattre encore ! »

Elle dit, et roule dans son âme mille pensers, impatiente de briser la trame d’une vie odieuse. Elle s’adresse à Barcé, nourrice de Sichée (car la sienne avait laissé sa cendre dans le pays de ses pères) : « Chère nourrice, va chercher Anna ma sœur ! dis-lui qu’elle se hâte de répandre sur son corps l’eau lustrale ; qu’elle vienne, amenant avec elle les victimes et les offrandes prescrites pour l’expiation. Toi-même, ceins ta tête du bandeau sacré. Je veux achever le sacrifice que j’ai préparé au dieu des enfers ; je veux mettre un terme à mes peines, et livrer au feu du bûcher l’image du Troyen. » Elle dit, et la vieille s’efforce, autant que l’âge le lui permet, de hâter ses pas.

Alors frémissante, et, dans la fureur de son affreux projet, Didon, les yeux égarés et sanglants, les joues tremblantes et semées de tâches livides, et le front déjà tout pâle de la mort qui s’approche, s’élance dans l’intérieur du palais, monte, furieuse, au sommet du bûcher, dégage du fourreau l’épée du Troyen, présent qui ne fut point destiné à cet usage ; puis, regardant ces vêtements phrygiens, et ce lit si connu, elle donne un moment à ses larmes et à ses pensées, s’étend sur sa couche, et prononce ces derniers mots : « Dépouilles qui me fûtes si chères, tant que le destin et les dieux le permirent, recevez mon âme, et affranchissez-moi de mes tourments ! J’ai vécu : j’ai rempli la carrière que le sort m’avait tracée ; et maintenant mon ombre glorieuse va descendre chez les morts. J’ai fondé une ville puissante, et j’ai vu s’élever mes remparts. J’ai vengé mon époux, et puni le crime d’un frère inhumain. Heureuse, hélas ! trop heureuse, si jamais les vaisseaux phrygiens n’avaient touché mes rivages ! » Elle dit, et imprimant ses lèvres sur sa couche : « Quoi ! mourir sans vengeance !… Oui, mourons ! oui, même à ce prix, il m’est doux de descendre chez les ombres ! Que, fuyant sur les mers, le cruel Troyen repaisse ses yeux des flammes de ce bûcher, et qu’il emporte avec lui les présages de ma mort ! »

À peine elle avait dit, ses suivantes la voient tomber sous le coup mortel : elles voient le glaive fumant de sang et ses mains défaillantes. Des cris s’élèvent jusqu’aux voûtes du palais. La renommée sème la nouvelle de cette mort dans la ville épouvantée. Partout on n’entend que plaintes lamentables, que voix gémissantes, et hurlements de femmes éplorées. L’air retentit de clameurs funèbres : on dirait qu’un vainqueur terrible envahit et renverse Carthage ou l’antique Sidon, et que les flammes roulent en fureur sur les demeures des hommes et sur les temples des dieux.

À ce bruit, Anna, éperdue et pleine de terreur, hâte ses pas tremblants : déchirant son visage, et se meurtrissant le sein, elle accourt au milieu de la foule, et appelant par son nom sa sœur mourante : « C’était donc là ton dessein, ma sœur ! tu voulais me tromper ! et voilà donc ce que me préparaient ce bûcher, ces feux et ces autels ! De quoi me plaindrai-je d’abord dans cet abandon ? As-tu dédaigné ta sœur pour compagne de ta mort ? pourquoi ne m’as-tu pas appelée à partager ton destin ? le même fer, la même douleur, le même instant eût terminé notre vie ! Mes mains ont élevé ce bûcher ! et j’ai donc invoqué les dieux paternels, pour que tu pusses ainsi mourir seule, en mon absence ! Tu as anéanti d’un seul coup, et toi, ma sœur, et moi, et ton peuple, et le sénat de Sidon, et la ville fondée par toi ! Donnez cette eau limpide, que je lave sa blessure : et s’il erre encore un dernier souffle sur ses lèvres, que ma bouche puisse le recueillir ! » Elle dit, et déjà elle avait franchi les hautes marches du bûcher. Déjà elle serrait dans ses bras et réchauffait, en gémissant, contre son sein, sa sœur expirante, et avec ses vêtements elle étanchait les flots d’un sang noir. Didon essaie péniblement d’entr’ouvrir des yeux appesantis qui se referment soudain. Le sang s’échappe en bouillonnant de sa blessure. Trois fois, avec effort, en s’appuyant sur le coude, elle se soulève ; trois fois elle retombe sur sa couche : de ses yeux égarés elle cherche la lumière des cieux, et gémit de l’avoir trouvée.

Alors, la puissante Junon, ayant pitié de ses longues douleurs et de son pénible trépas, envoie Iris du haut de l’Olympe pour dégager cette âme qui luttait contre ses liens : car la mort de Didon n’était ni ordonnée par le destin, ni méritée, mais l’infortunée périssait, avant le temps, victime d’une fureur soudaine, et Proserpine n’avait pas encore enlevé à son front le blond cheveu, ni dévoué sa tête à l’empire du Styx. Déployant donc dans les airs ses ailes brillantes et humides de rosée, qui reflètent au soleil les nuances de mille couleurs, la messagère des cieux vole et descend au-dessus de la tête de Didon : « Je vais, suivant l’ordre qui m’est donné, porter à Pluton ce gage qui lui appartient, et je te délivre des liens du corps. » Elle dit, et sa main coupe le cheveu : soudain toute la chaleur se dissipe, et la vie de Didon s’échappe dans les airs.